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21 juillet 2020 2 21 /07 /juillet /2020 03:31

« Mais j’observe que les rideaux sont tirés. Il semble flotter, soudain, dans le trop-plein de sa mémoire si vive. Cet immortel est-il en train de comprendre qu’il va, contre toute évidence, devoir finir par s’en aller ? » (Bernard-Henri Lévy, le 20 février 2020 dans "L’Obs").




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L’éditorialiste politique Jean Daniel, fondateur et long patron du "Nouvel Observateur" aurait eu 100 ans ce mardi 21 juillet 2020. Il aurait pu les avoir, il les a presque eus, car il s’est éteint il y a cinq mois, le 19 février 2020. Il n’a pas vécu l’un des événements mondiaux et nationaux les plus marquants du siècle, voire de plusieurs siècles, assurément, la pandémie de coronavirus, le confinement, l’extrême crise économique, celle d’une récession historique qui dépasse tous les records vers le bas : décroissance, chômage, déficit, endettement… et surmortalité due au covid-19 (612 000 décès à ce jour, loin encore d’être à sa fin). Une tragédie collective qui fait réfléchir, qui fait changer… ou pas. Personne n’aura le loisir de savoir ce que Jean Daniel en aurait pensé.

Une disparition est le moment où ceux qui ont admiré une personne en profitent pour mieux formuler leur admiration. C’est souvent dommage car la personne aurait sans doute mérité de les écouter. Mais le grand âge suffit parfois à ces formulations d’admiration, et alors, la personne admirée en profite, voire rectifie s’il y a lieu.

Ainsi, Jean Daniel a été "célébré" par ses amis pour ses 90 ans, cela s’est passé le 28 septembre 2010 (ils avaient un peu de retard) et étaient présents notamment Michel Rocard et Stéphane Hessel, qui ont quitté ce monde bien plus vite que le célébré.

Je prends l’occasion du centenaire de la naissance de Jean Daniel pour proposer quelques extraits de ces "formulations d’admiration", des admirateurs au nombre de cinq, très différents, Pierre Desproges, Bernard-Henri Lévy, Serge Raffy, Hubert Védrine et Emmanuel Macron. D’ailleurs, petite devinette : cherchez, parmi ces cinq noms, l’intrus.

Je donne immédiatement la réponse, il s’agit bien sûr de Pierre Desproges. Cet homme qui manque tant à l’humour français d’aujourd’hui était un homme tendre, ce qui peut étonner ses nouveaux lecteurs tant il a pu dire des vacheries au kilomètre, mais selon le vieil adage "qui aime bien châtie bien", l’homme tendre châtiait excellemment et avec virtuosité. Je commence donc par lui.


Pierre Desproges (19 décembre 1982 sur France Inter)

Les saltimbanques aiment bien reprendre quelques arrêts sur image sans approfondir, reformuler des premières impressions, juste pour que leurs lecteurs ou auditeurs puissent s’identifier à elles. C’était le cas de Pierre Desproges pour Jean Daniel. Cela s’est passé au fameux "Tribunal des flagrants délires" qui étaient diffusés en direct, sans filet, tous les jours de la semaine, le matin, sur France Inter.

Lors du "procès" du 19 décembre 1982, le prévenu était une prévenue, l’auteure de bandes dessinées Claire Bretécher. Le réquisitoire de Pierre Desproges servait à mitrailler à vue sur tout ce qui pouvait ressembler au PAF (paysage audiovisuel français), et s’adressant à Claire Bretécher, il ne pouvait qu’évoquer l’un de ses plus grands amis, Jean Daniel. Pourquoi l’aurait-il épargné ?

Il l’a décrit comme un homme à la gravité dans le regard : « Vous avez prostitué votre feutre et trahi notre noble cause bourgeoise en allant dessiner dans "Le Nouvel Observateur", le journal de machin… comment s’appelle-t-il déjà, le faire-part pensant ? Jean Daniel ! Mon Dieu, comme cet homme est peu primesautier ! ».

Puis Desproges a évoqué la victoire de la gauche, en se trompant faussement sur l’année : « Le soir du 10 mai 80 et quelques, quand la populace a cru que c’était la Révolution, il a essayé de chanter "on a gagné" avec les autres : on aurait dit un moine anémié psalmodiant un chant grégorien aux obsèques de Léon Blum. ». Gravité et exigence qui ne semblent pas synonymes, aux yeux de l’humoriste, de légèreté et franche rigolade.

Et, sombrant dans la loufoquerie totale, il a terminé sur Jean Daniel ainsi : « La dernière fois que je l’ai vu (il me semble, si ma mémoire est bonne, que c’était dans une partouze à Neuilly), il s’est approché de moi, et bien qu’il fût alors tout nu avec un caleçon sur la tête et un confetti sur le nez, j’ai vraiment cru lire sur son visage qu’il allait m’annoncer que l’ensemble de ma famille venait d’être décimée dans un accident d’automobile. ».

Puisqu’on est dans "la dernière fois que je l’ai vu", reprenons du sérieux et allons voir…


Bernard-Henri Lévy (20 février 2020 dans "L’Obs")

Le "nouveau" philosophe a vu pour la première fois le "vieux" journaliste (pas si vieux à l’époque) en 1969. Une relation très particulière s’est tissée au fil des décennies entre les deux hommes : BHL considérait Jean Daniel comme le jumeau …de son père, né au même moment quasiment au même lieu, même exigence, même démarche intellectuelle. Et, en juillet 1961, hospitalisé au même moment dans des chambres mitoyennes : « À force de l’épier et d’observer le défilé incessant de ses visiteurs, j’arrivai à la conclusion qu’un journaliste est un monsieur au chevet de qui se pressent des ministres, des aventuriers, un futur Président de la République, des Prix Nobel de Littérature, des actrices, et des acteurs, ainsi que, last but not least, un ballet de jolies femmes soucieuses. ».

La dernière fois que BHL a vu Jean Daniel faire une apparition publique : « Je me souviens de lui aux obsèques de notre amie Florence Malraux. C’est l’une de ses dernières apparitions. Il est très pâle. Très fragile. Il a un plaid sur les épaules. Son pas est incertain. Mais il est là. Extraordinairement concentré. Il n’aurait manqué pour rien au monde ce rendez-vous de la mort et de la vie. ».

La dernière fois que BLH a vu Jean Daniel (tout court) : « Je me souviens de notre dernier rendez-vous, cet après-midi d’hiver, il y a quelques semaines, chez lui : il se tient droit dans son fauteuil et a retrouvé sa carrure de lutteur ; la pensée est claire ; il a des projets d’édito ; (…) il est moqueur ; fait des reproches ; revient sur des malentendus anciens qu’il feint de dénouer ; (…) murmure que le pire, dans la mort, serait de ne plus être là pour veiller sur Michèle [la femme de Jean Daniel]. ».

Bernard-Henri Lévy a décrit « cet homme si souverain et qui allait devenir l’un de mes professeurs d’énergie et de vie » à coups de témoignages personnels.

L’homme en 1969 : « Je me souviens qu’il était très glorieux. Très prestigieux. Le seul de son espèce à inspirer pareil désir à la promotion la plus intransigeante, la plus sectaire, jamais entrée rue d’Ulm. Et déjà, malgré sa jeunesse, la même voix de gorge, sourde, un peu cendrée, qui semblait s’arracher à l’on ne sait quelle douleur secrète. ».

Son journal, l’histoire de sa vie : « Je me souviens d’un Jean Daniel qui (…) nourrissait le beau projet de faire aussi l’Histoire qu’il commentait. Et je me souviens d’une Histoire qui, bonne fille, lui renvoyait parfois la balle. (…) Je me souviens que tous ses éditos ont toujours été écrits comme s’il avait vu passer, chaque semaine, l’esprit du monde. Mais on avait tort d’ironiser. Car l’esprit de sérieux qui l’animait, la mise en scène de ses doutes et de ses déchirements, sa façon de dire "Nous, l’Observateur", comme s’il parlait d’un parti ou d’un pays, n’ont-ils pas prémuni l’exception française qu’était, en effet, son journal contre ce mal du siècle qu’est l’esprit de dérision ricaneur ? ».

Deux vies, journaliste et écrivain : « Je me souviens de l’art avec lequel lui qui fut, dans sa première vie, ce modèle de journaliste, ce professionnel exemplaire, ce patron, s’inventa une deuxième vie d’intellectuel à part entière, auteur de livres exigeants sur la laïcité et la nation, et puis, en parallèle, une œuvre autobiographique où l’intime le dispute à l’extime, la confidence à l’Histoire. ».


Serge Raffy (20 février 2020 dans "L’Obs")

Probablement la biographie la plus complète parue par "L’Obs" lors de la mort du fondateur de l’hebdo, Serge Raffy aussi voyait l’ambivalence hésitante de Jean Daniel : « D’où vient cette lueur mélancolique dans le regard ? Est-ce parce qu’il fut toute sa vie un écrivain égaré en journalisme et qu’il porte ce regret comme une blessure ? Enseveli sous les honneurs, les prix, les médailles, Jean Daniel (…) a traversé le XXe siècle en côtoyant les plus grands, Kennedy, Castro, De Gaulle, Ben Bella, Mendès France, Mitterrand, Rocard, et tant d’autres. Il murmurait à l’oreille des Présidents, dans la cavalcade effrénée de l’Histoire, mais il n’est jamais vraiment sorti de cette ambiguïté originelle. Celle de l’impossible choix. Écrivain ou journaliste ? Combien de fois a-t-il répété autour de lui qu’il n’avait jamais tranché la question ? Et si ce doute était sa principale force ? Et aussi l’explication du succès d’un titre déjà quinquagénaire. Si le fameux ADN, la singularité, du journal qu’il a fondé, en 1964, "Le Nouvel Observateur du monde", prenait sa source dans l’histoire même de son inventeur et inspirateur ? ».

Dans son article, Serge Raffy a cité Pierre Bénichou, qui fut directeur adjoint puis directeur délégué du "Nouvel Observateur" de 1985 à 2005, qui a survécu à Jean Daniel seulement de quelques semaines (il est mort le 31 mars 2020), pour confirmer cette hésitation existentielle : « C’est sans doute une des clefs de la vie de Jean Daniel. Il aurait pu devenir une jolie plume, auteur de romans bien ficelés, pour ne pas dire plus, mais la politique lui est tombée dessus sans crier gare. Le tourbillon de l’Histoire l’a, si je puis dire, pris par surprise. Il l’a déniaisé, et pas n’importe quand : le 7 octobre 1940. ».

Cette date, c’est celle de l’abrogation du décret Crémieux par le régime de Pétain (statut des Juifs en France depuis 1870) : sous prétexte d’être supposé Juif, Jean Daniel n’était alors plus Français et n’était pas non plus Algérien (il faisait alors ses études à Alger et l’université l’expulsa). Le début d’un engagement politique qui l’a amené dans la Résistance.

Serge Raffy a reproduit le manifeste que le futur journaliste avait rédigé et signé : « Nous, jeunes étudiants juifs, nous nous sommes donnés tout entiers à la vie française, notre langue est la langue française, nos maîtres, les maîtres de l’université française. Que l’on songe au désarroi qui serait le nôtre, le jour où l’on voudrait nous interdire la seule culture qui nous soit accessible. Nous ne pourrions même pas nous replier sur un passé juif, sur des traditions juives que nous avons perdues de notre propre mouvement et parce que le gouvernement de la France nous y invitait. Nous serions comme dépouillés de biens et richesses, qu’on nous avait implicitement promis. ». Le débat sur l’identité nationale de 2010, il l’avait initié dès 1940 !

Après la guerre et une expérience peu heureuse au sommet du pouvoir, comme conseiller du Président du Gouvernement provisoire Félix Gouin rapidement emporté par un scandale financier, à la tête d’un petit journal ("Caliban"), Jean Daniel a voulu réunir de prestigieuses signatures, ce qui en a fait un grand ami du grand Albert Camus : « [Le nouveau patron de presse] cherche à s’entourer de tous les intellectuels de la place de Paris. Son argumentaire pour les attirer dans ses filets : esprit critique, attention, réflexion, lucidité. Et ils viennent tous, conquis par le charme provincial et la délicatesse de ce débutant en journalisme : Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Emmanuel Mounier, Jean-Marie Domenach, Claude Bourdet, et bien d’autres. Cet aréopage d’intellectuels, sous l’impulsion de Camus, cherche à sortir des griffes idéologiques du PCF, tout-puissant dans le monde de l’université et des belles lettres. ». Malgré l’aide financière de Louis Joxe et René Pleven, "Caliban" a finalement fait faillite.

Serge Raffy a raconté ensuite le passage à vide dans la carrière de Jean Daniel, le chômage, et son emploi dans une agence de presse : « Il en profite pour tenter d’écrire des romans, mais l’isolement l’épouvante. Il n’a pas l’âme d’un moine cistercien. Il a besoin d’être au cœur de l’Histoire en mouvement. Au cœur de l’Histoire ou en lisière ? ». Après son premier roman ("L’Erreur", sorti en 1953 chez Gallimard) : « La critique annonce la naissance d’un écrivain. À tort, car la politique, ce diable souriant, va encore le rattraper. ».

Après Albert Camus, une autre personnalité déterminante que Jean Daniel a beaucoup admirée, Pierre Mendès France, rencontré à "L’Express" où il travailla avant "Le Nouvel Observateur". Une communauté de vue sur la guerre d’Algérie : Pierre Mendès France voulait négocier, Guy Mollet, alors Président du Conseil, était pour la répression. Un autre aussi était pour la répression, François Mitterrand : « Partisan d’une ligne dure, très répressive, le futur patron du PS d’Épinay refuse de nombreuses demandes de grâce d’insurgés condamnés à mort. Quarante-cinq Algériens seront guillotinés sous son mandat [de Ministre de la Justice]. Cette tache sur le parcours de celui qui accédera au pouvoir vingt-cinq ans plus tard ne s’est jamais effacée dans la mémoire du journaliste de "L’Express". ».

Serge Raffy a évoqué un autre aspect de la vie très riche de Jean Daniel, en novembre 1963 : « Surprise : à la Maison-Blanche, John Kennedy lui propose de jouer les messagers de paix auprès du leader cubain. JFK, après la crise des missiles, ne veut plus revivre un conflit qui a failli tourner au cauchemar nucléaire. JFK cherche un émissaire qui n’implique pas directement son administration. Le journaliste français est tout indiqué pour cette mission. Jean Daniel part donc à Cuba rencontrer le Lider Maximo. Le 22 novembre 1963, il déjeune sur la plage de Varadero en compagnie du Commandante. Alors que les deux hommes dégustent une langouste grillée, ils apprennent l’attentat de Dallas. Jean Daniel se retrouve brutalement acteur de l’Histoire. La presse américaine lui consacre de longs articles. ». Son propre journal est resté indifférent.

Après la réorientation plus centriste et moins mendésiste de "L’Express" par son directeur JJSS, Jean Daniel le quitta et s’engagea dans l’aventure du "Nouvel Observateur" avec des parrains financier (l’industriel Claude Perdriel), littéraire (Jean-Paul Sartre), et politiques (Pierre Mendès France et François de Grossouvre, homme à tout faire de François Mitterrand). Le premier numéro est sorti le 19 novembre 1964 (« Il nous faut réapprendre le monde ! »), un an avant l’élection présidentielle de 1965, la première au suffrage universel direct.

Serge Raffy a cité l’auteure d’une "remarquable" biographie, Corinne Renou-Nativel (éditions du Rocher) pour expliquer le cocktail gagnant du journal naissant : « En fait, on retrouve ses intuitions dans les grands principes de l’hebdomadaire. Mêler littérature et journalisme. Introduire la subjectivité de l’individu au service de la compréhension du monde. Les faits, oui, mais avec l’élégance et l’analyse. Pour réussir ce tour de force, Perdriel et Daniel savaient qu’il leur fallait recruter les meilleurs journalistes, des stylistes qui aiment l’info, des oiseaux rares. En fait, ce duo a traqué les talents pendant cinquante ans, au seul profit de cet objet de presse curieux qu’est "Le Nouvel Observateur". ».

Les soutiens aux élections présidentielles étaient souvent assez flous : mendésiste, Jean Daniel a soutenu de mauvaise grâce François Mitterrand en 1965 : « Il le fait du bout des lèvres. Mitterrand n’oubliera jamais cette réticence à son égard. ». Après 1974 (Claude Perdriel s’était beaucoup engagé aux côtés de François Mitterrand) : « De son côté, Jean Daniel se rapproche de l’étoile montante de la "deuxième gauche", le fils spirituel de Mendès France, Michel Rocard. ». Après la victoire socialiste de 1981 : « Jean Daniel fait partie des visiteurs du soir de l’Élysée, mais il n’aura jamais la confiance de son hôte. Le contentieux est trop ancien et trop à vif. ».

Loin des honneurs : « Le Président [Mitterrand], après son élection, lui aurait proposé un poste d’ambassadeur en Tunisie, puis au Burkina Faso, puis la direction du Centre Georges-Pompidou. Il aurait pu intriguer pour obtenir le Ministère de la Culture ou entrer à l’Académie française, sans doute la plus belle des consécrations pour l’amoureux de la langue française qu’il est. Mais aucune sirène n’a pu l’éloigner de sa famille, de son enfant de papier, ce "Nouvel Observateur". ».

Trop proche du pouvoir dans les années 1980, les ventes de l’hebdomadaire ont chuté, ce qui a fait réagir le propriétaire, Claude Perdriel : « Un conflit larvé s’engage, à fleurets mouchetés. Entre Claude, l’homme des chiffres, et Jean, celui des lettres, la partie, au fil des années, va se durcir. Elle va épuiser de nombreux directeurs de rédaction , Franz-Olivier Giesbert, Laurent Joffrin, Bernard Guetta, Guillaume Malaurie, tous tombés au champ d’honneur, tous tiraillés entre deux loyautés irréconciliables. ».


Hubert Védrine (2011)

Ancien Secrétaire Général de l’Élysée et ancien (long) Ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine fait figure d’exception dans la classe politique : aux confins des ambitions éditoriales et des occasions politiques, l’homme avait même envisagé sa propre candidature à l’élection présidentielle il y a quelque temps (il avait même réservé des noms de domaine au cas où). Son dernier livre porte sur l’écologie et il faisait ainsi partie des hommes cités pour occuper le Ministère de la Transition écologique lors de la nomination du gouvernement de Jean Castex.

En 2011, on avait demandé à Hubert Védrine d’écrire sur Jean Daniel. Pressé notamment par Jean Lacouture, il s’est exécuté : « Je pense que les idées de Jean Daniel, sa philosophie de vie et de son métier, son sens de l’amitié choisie, sa façon d’être à la fois un intellectuel, un grand journaliste et un véritable écrivain, me paraissent d’autant plus précieux que la société dans laquelle nous vivons leur tourne le dos, cesse de les comprendre et de s’en inspirer, s’en détache. Il est arrivé à Jean Daniel d’écrire qu’il se sentait "lentement expulsé du siècle, et donc de l’Histoire en train de se faire". (…) En cet automne 2010, Jean Daniel me dit : "(…) Le rêve intellectuel selon Foucault était de marier le prophète juif, le législateur romain, le sage grec". Il ajoute : "Ce rêve n’est plus possible". ».

Toujours l’ambivalence entre l’écrivain et le journaliste : « [Jean Lacouture] rappelle la définition de Jean Daniel par Régis Debray : "un Benjamin Constant revu par Albert Londres". Réaction de l’intéressé : "On ne peut pas faire un compliment plus élevé". Et d’ailleurs, la seule épitaphe qu’il accepte : "journaliste et écrivain français". La formule définit parfaitement cet homme à la curiosité intacte, toujours en éveil, comme son amour des mots. ».

Hubert Védrine a cité encore Jean Daniel sur Mendès France, en mars 2011 : « Quant à l’art de communiquer, Mendès France se comporte comme un homme acharné à convaincre, là où De Gaulle entend exalter, et là où Mitterrand ne pense qu’à séduire (…). Cet homme [Mendès France] me fascinait, je désirais le servir, écrire et même militer pour lui. ».

L’ancien ministre a rappelé la position toujours constante de Jean Daniel sur le conflit israélo-palestinien : « [En 2008], Jean Daniel rappelle que sa ligne est celle que Pierre Mendès France avait énoncée dès 1970, et dont "il a fait en sorte de ne jamais s’écarter" : "ce que je demande est très simple ; je souhaite de toutes mes forces convaincre les Israéliens que les Palestiniens ont le droit de réclamer pour eux ce qu’Israël a obtenu pour lui". (…) Jean Daniel ne sera pas en paix tant que ce scandale, l’absence d’un État palestinien viable, qui est aussi un abcès de fixation dans la relation Islam-Occident, et, pour les Occidentaux, une absurdité stratégique. Le problème du Proche-Orient est en ce moment insoluble. Il ne faut pas pour autant abandonner le camp de la paix en Israël. ».

La notion de nation, au même titre que la laïcité, travaillait beaucoup Jean Daniel : « Nation, identité et même identité nationale, ce sont pour lui de vrais problèmes qu’il ne faut pas éluder même s’ils sont posés, à l’été 2010, par "des gens antipathiques" avec "de mauvaises arrière-pensées", et que le débat officiel à ce sujet est un "gâchis" alors même qu’il avait jugé "sain" depuis longtemps le principe d’un tel débat. Il faut être "compréhensif" avec les vraies questions, estime-t-il, même mal posées. Irait-il jusqu’à dire avec Jean-Pierre Chevènement que l’identité est ce qui reste quand on a abandonné la souveraineté ? ».

Hubert Védrine a rappelé que Jean Daniel a regretté le "non" au référendum du 29 mai 2005 : « Il va encore plus loin en renversant l’explication communément donnée à la désaffection des peuples pour l’Europe : "C’est cette utopie brandie des États-Unis d’Europe qui maintient les souverainetés dans leurs réflexes les plus tribaux, les plus chauvins et les moins responsables". Et puis, il y a le facteur temps. Jean Daniel rappelle que, selon Péguy, les peuples ne peuvent pas digérer trop vite les changements. "Plus en trente ans qu’en trois cents ans !", se plaignait l’écrivain. C’était en 1910… ».


Emmanuel Macron (discours le 28 février 2020 aux Invalides)

Jean Daniel a reçu les honneurs militaires de la République française par un hommage national du Président de la République Emmanuel Macron dans la cour d‘honneur des Invalides le 28 février 2020.

L’hommage militaire se justifiait pleinement : « Lui à qui le régime de Vichy venait d’enlever la nationalité française, il intégra comme sergent-chef la deuxième division blindée du général Leclerc, participe aux combats de la Libération de Paris. La Croix de guerre qu’il portait parfois à la poitrine tout près du cœur accompagne aujourd’hui son cercueil drapé de bleu, de blanc, de rouge. ».

Le doute et le style : « "Croyez ceux qui cherchent la vérité, doutez de ceux qui la trouvent". Ces mots d’André Gide, que Jean Daniel considérait comme son professeur de doute, fait la boussole intellectuelle et morale de son existence et de ses engagements. (…) L’éthique et le travail. La foi dans la vérité, la religion du juste, mais par la plume. (…) Avec son style resserré et au fond si stendhalien, sa plume fut un passeport pour entrer dans ce cercle de penseurs, de poètes. Surtout la haute idée qu’il se faisait de la littérature en fit d’emblée l’un des leurs. (…) Lui qui disait de Julien Sorel, le héros du "Rouge et le Noir", qu’il lui avait appris l’orgueil, la vérité et la volonté, n’a jamais cessé de placer la littérature au-dessus de tout. Considérant l’art du récit comme la voie la plus sûre vers la compréhension du monde, le plus court chemin vers l’universel. (…) Le style, une manière d’être au monde, une hygiène de vie même. ».

Journaliste exemplaire : « Ce qui faisait de Jean Daniel un monument, un exemple pour toute une profession, c’était avant tout sa pratique quotidienne du métier, cette façon unique de croiser le métier de journaliste, l’amour des lettres et celui des idées. Jean Daniel journaliste, c’était un engagement total de l’information, un bourreau de travail capable d’assimiler des heures durant une documentation exhaustive sur les sujets qu’il traitait et devenir ainsi plus expert que les spécialistes (…). Il cherchait toujours à faire dialoguer les contraires, à donner droit d’encre et de papier aux points de vue qui n’étaient pas les siens. (…) Jean Daniel journaliste, c’était une exigence. Ne jamais céder aux premiers élans, restituer le contexte autant que le complexe, rendre compte toujours des multiples facettes des faits et des temps. Cette exigence de chaque instant, tout à la fois morale et professionnelle, fit que Jean Daniel se trompa rarement. Et passer en revue ses milliers d’éditoriaux et ses dizaines d’ouvrages est un redoutable exercice d’humilité tant perce la justesse visionnaire des analyses. L’indépendance algérienne, le totalitarisme, la crise écologique, la nation que, contre beaucoup de ses amis, il reconnaissait comme une aspiration légitime des peuples. Jean Daniel sut voir clair dans le brouillard des faits, distinguer l’essentiel dans le flot du superficiel. ».

Enfin, son centenaire : « Jean Daniel, ces dernières semaines, vous évoquiez souvent l’éditorial que vous rêviez d’écrire pour vos 100 ans. Le destin, hélas, ne vous en a pas laissé le temps (…). C’est à nous qu’il revient d’écrire l’éditorial ému de votre adieu. "Vous vivrez", tel pourrait être son titre. (…) Ce pouvoir de porter la plume dans la plaie, les talents que vous avez décelés lui feront franchir ce centenaire que la vie terrestre ne vous a pas offert. Vous vivrez parce que tous ces intellectuels qui, passant fébrilement la porte de votre bureau, ont été un jour bénis par votre murmure tout épiscopal, porteront votre souvenir avec passion et respect. ».


La vie exceptionnelle de Jean Daniel

Ces extraits étaient cinq témoignages de la vie exaltante de Jean Daniel, qui permettent ainsi, par petites touches, de comprendre sa vie intellectuelle et d’engagement. Féru d’André Gide, ami d’Albert Camus, Jean Daniel a côtoyé de très nombreux intellectuels de son siècle, et il serait vain de les citer, certains l’ont déjà été ci-dessous, faut-il en rajouter d’autres, comme Edgar Morin, Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Maurice Clavel, Gilles Deleuze, Louis Aragon, Edmond Maire, Mario Soares, François Furet, Mona Ozouf, Françoise Giroud, Michel Tournier, François Nourissier, George Steiner, Milan Kundera, Paul Ricœur, Pierre Nora, Pierre Soulages, Michel Bouquet, etc. ? Sans doute, au risque d’être excessivement réducteur et d’être archi non exhaustif, d’en oublier beaucoup trop.

Pour terminer ce portrait par témoignages, une touche provisoirement finale, je reprendrai trois citations intéressantes proposées Eva Salevid, (ancienne) étudiante de l’Université de Linköping (Suède), dans son mémoire de maîtrise de langue et culture françaises, daté de novembre 2006 et consacré à Jean Daniel et à ses idées européennes.

Première citation de Jean Daniel, lui-même fils d’ouvrier et devenu bourgeois, en 1984 (interviewé par Louis Pinto pour son livre "L’Intelligence en action : Le Nouvel Observateur") : « Pourquoi refuser d’être ce que nous étions : des bourgeois ? Pourquoi ne pas regarder en face le rôle qui nous était imparti : celui de faire évoluer la bourgeoisie et les élites ? ».

Deuxième citation de l’historien Théodore Zeldin en 1983 ("Les Français" chez Fayard) : « Chez lui, l’autorité de l’écriture dissimule le doute. Et c’est parce que les profanes ne discernent pas les incertitudes qui se dissimulent derrière les convictions, sous une prose vigoureuse et brillante, qu’il leur arrive d’être intimidés par les intellectuels français, clé de voûte de l’opiniâtreté. Mais il serait faux de croire qu’ils constituent une classe à part. ».

Troisième citation de Jean Daniel le 23 septembre 2004 dans "Le Nouvel Observateur" : « Dominique de Villepin, dans "Le Requiem et la Mouette" [chez Plon] ne recule devant rien (…). Notre poète diplomate est passé de l’exaltation de la grandeur par la France à une célébration de l’universalité grâce à la Révolution française. "Je crois à l’éternité de l’homme né un soir de 1789". Ni Michelet ni Jaurès ne sont allés jusque-là. ».


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (19 juillet 2020)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le Siècle de Jean Daniel selon Desproges, BHL, Raffy, Védrine et Macron.
Claire Bretécher.
Laurent Joffrin.
Pessimiste émerveillé.
Michel Droit.
Olivier Mazerolle.
Alain Duhamel.

_yartiDanielJean03



http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200721-jean-daniel.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-siecle-de-jean-daniel-selon-225866

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/07/20/38439252.html




 

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