« Quel homme vécut jamais une réussite achevée ? » (De Gaulle, 1954).
L’ancien garde des sceaux Albin Chalandon est mort ce mercredi 29 juillet 2020 à l’âge de 100 ans. Il avait franchi le centenaire le 11 juin dernier et ce fut pour moi l’occasion de présenter sa trajectoire politique. Alban Chalandon faisait partie de ces personnages dont le Général De Gaulle aimait s’entourer, de hauts fonctionnaires, hauts techniciens issus de grandes écoles, compétents, opérationnels et, caractéristique indispensable aussi, qui avaient participé d’une manière ou d’une autre à la libération du territoire pendant la guerre.
Croix de guerre 1939-1945, ancien résistant, promu par le Président Nicolas Sarkozy au grade de grand-officier de la Légion d’honneur le 14 juillet 2009, Albin Chalandon fut de toute l’aventure gaullienne, et même gaulliste, du RPF au RPR, auprès de De Gaulle, de Georges Pompidou et de Jacques Chirac avec qui il a "terminé" sa carrière politique Place Vendôme entre 1986 et 1988 avec, pour une fois, une communauté de vues sur les choses de la sécurité et de la justice avec le Ministre de l’Intérieur (Charles Pasqua).
En 1959, Albin Chalandon a été le secrétaire général de l’UNR, donc, le chef du parti gaulliste juste au retour de De Gaulle au pouvoir, avec une majorité gaulliste à l’Assemblée Nationale. Il n’est resté que quelques mois car il n’était qu’un simple syndic de copropriété ; le véritable chef était De Gaulle lui-même. Le problème a d’ailleurs été pour tous les responsables du parti gaulliste quand un gaulliste était à l’Élysée, y compris lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy où Philippe Devedjian, puis Xavier Bertrand et Jean-François Copé n’ont jamais été que des animateurs de la politique présidentielle, mais il faut néanmoins y ajouter une grosse exception sous le dernier mandat de Jacques Chirac, quand Nicolas Sarkozy avait conquis la présidence de l’UMP en 2004.
Albin Chalandon n’a quitté la vie professionnelle pour se consacrer (à titre temporaire) à la vie politique qu’au milieu des années 1960 où il fut élu député et nommé ministre sous De Gaulle et Pompidou, j’avais d’ailleurs fait remarquer en juin qu’il faisait partie des douze anciens ministres des deux premiers Présidents de la Cinquième République encore en vie, et des trois derniers ministres de De Gaulle encore en vie (dont fait partie aussi Valéry Giscard d’Estaing).
C’est dans les mémoires et les notes d’un autre ministre de De Gaulle, Alain Peyrefitte ("C’était De Gaulle") qu’on peut connaître quelques idées d’Albin Chalandon qui avait écrit en 1963 un article dans le premier bulletin du "Comité national pour la préparation de l’élection présidentielle", probablement mis en place par l’UNR après le référendum de 1962 sur l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.
Dans ce bulletin de ce mystérieux comité (De Gaulle n’y était pour rien), Albin Chalandon a proposé une évolution constitutionnelle qu’il considérait poursuivre dans la logique de l’élection directe du Président, à savoir lier l’élection présidentielle et les élections législatives. C’est intéressant aujourd’hui de s’y intéresser, puisque depuis 2002, nous vivons avec cette respiration électorale d’une concomitance de ces deux scrutins nationaux qui a révélé plus d’inconvénients que d’avantages (aujourd’hui, la situation n’est pas statique et peut changer sans modifier la Constitution, il suffit d’une dissolution de l’Assemblée ou d’une démission du Président pour casser cette concomitance).
Cela voulait dire clairement américaniser les institutions françaises (ce que veut faire aujourd’hui François Hollande, lui qui n’avait eu aucune autorité à l’Élysée). En particulier, recourir au quinquennat au lieu du septennat, une mesure voulue par Georges Pompidou (pour qui la relégitimation plus fréquente du Président de la République lui apporterait plus de pouvoir et d’autorité, mais cette idée pouvait aussi être une conséquence très circonstancielle, sa maladie, comme l’âge a convaincu Jacques Chirac de le proposer en 2000).
Alain Peyrefitte, très soucieux de connaître l’avis de De Gaulle sur ce sujet crucial, l’a donc interrogé le 20 novembre 1963, après le conseil des ministres. À la question "qu’en pensez-vous ?", De Gaulle y est allé franco en parlant d’Albin Chalandon : « C’est une absurdité. C’est lui qui l’a écrit. Je ne lui ai jamais rien dit dans ce sens. Je ne sais pas d’où il a pu tirer ça. Je me demande d’ailleurs ce que c’est que ce Comité et de quoi il se mêle. ».
De Gaulle excluait "totalement" le recours au quinquennat : « Dans l’esprit de ceux qui le proposent, cette coïncidence des mandats ne pourrait avoir lieu qu’à la condition qu’on supprime et la censure et la dissolution. Ou alors, si l’on voulait que les deux mandats coïncident définitivement, il faudrait, soit que la dissolution entraîne le départ du Président, soit que la censure entraîne non seulement le départ du gouvernement, mais celui du Président et de l’Assemblée. Tout ça ne tient pas debout ! Ceux qui avancent ça ne se sont pas donné la peine de réfléchir. Ils ressassent des slogans. Le Président est là pour assurer la continuité de l’État. C’est sa mission essentielle. Il est la clef de voûte de l’État. Si vous lui ôtez ce rôle, le peuple souverain ne pourra plus jouer le sien, celui d’arbitre et de recours. Or, il faut que le Président puisse lui faire jouer ce rôle chaque fois qu’il en éprouve la nécessité, soit par référendum, soit par des élections. ».
Dans les soixante dernières années, Albin Chalandon n’a pas été le seul à proposer le régime américain (présidentiel pur), Édouard Balladur, notamment, y était favorable, ainsi que de nombreux autres responsables politiques, comme Jacques Barrot (qui a terminé sa longue carrière au Conseil Constitutionnel), Alain Madelin, etc.
De Gaulle était absolument contre toute américanisation des institutions : « Vouloir faire ce qu’on appelle quelquefois un régime présidentiel à l’américaine, ce serait organiser l’anarchie ! (…) Le conflit s’installerait entre [le Président et le Parlement] d’une façon endémique. (…) En France, ce serait affreux ! On s’enfermerait dans une situation sans issue ! ».
Et le Général a ajouté, justifiant le référendum de 1962 et montrant que cela n’a rien à voir avec la Constitution de 1848 (la Deuxième République) : « Dans un pays comme le nôtre, étant donné ce que nous sommes, le seul moyen d’en sortir, ce serait un coup d’État. C’est exactement ce qui s’est passé pour la Constitution de 1848, qui établissait un équilibre du même ordre. Cela s’est terminé par un coup d’État. C’est cela que vous voudriez voir revenir ? Ou bien alors, vous voudriez que ce soit le Parlement qui fasse partir le Président par un coup d’État parlementaire, ou par une pression qui lui rendrait la vie impossible ? [Comme ce fut le cas en 1877 et en 1924, note de moi-même, SR]. Ce serait une façon de retomber dans le désordre de la Troisième ou de la Quatrième République. Nous avons la chance d’en être sortis. Il ne faut rien faire pour y revenir. ».
Précisons que le "quinquennat sec" comme l’a voulu Jacques Chirac en 2000 sous la pression de Valéry Giscard d’Estaing et de Lionel Jospin (alors Premier Ministre), n’a pas placé la France dans le régime présidentiel ainsi décrit, puisqu’il reste toujours le droit de dissolution et celui de la censure. En revanche, la concomitance de fait de l’élection présidentielle et des élections législatives a renforcé l’autorité présidentielle sur les députés de la majorité élus grâce à l’élection du Président (c’était clair en juin 2017, mais aussi en juin 1981, en juin 2002, en juin 2007 et en juin 2012). Cela en fait des députés supergodillots (ils étaient déjà godillots entre 1958 et 2002, sauf entre 2014 et 2017 avec les "frondeurs", illustrant l’absence d’autorité de François Hollande).
Le commentaire personnel d’Alain Peyrefitte sur la réflexion de De Gaulle fut le suivant : « Il est clair qu’à ses yeux, la Constitution est bonne, parce qu’elle est à la fois solide et souple. Son texte laisse assez de jeu pour s’adapter aux circonstances. Mas la pratique le façonne, justement à cause de ce jeu. (…) Il a pu imposer aux partis une Constitution convenable ; il voudrait que l’usage la rendît excellente. ».
Quant à Albin Chalandon, probablement en serviteur trop zélé du Royaume de Gaulle, il a extrapolé trop loin la pensée du Général. Cela ne l’a pas empêché de devenir plus d’une vingtaine d’années plus tard Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, et à ce titre, le gardien vigilant et scrupuleux de la Constitution de la Cinquième République.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 juillet 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Albin Chalandon.
Comment devenir centenaire ?
Jacques Soustelle.
Valéry Giscard d’Estaing.
Raymond Barre.
Simone Veil.
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
René Capitant.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200729-albin-chalandon.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/quand-albin-chalandon-se-faisait-226102
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