« Des milliers et des milliers de penseurs et d’artistes isolés, dont la voix est couverte par le tumulte odieux des falsificateurs enrégimentés, sont actuellement dispersés dans le monde. De nombreuses petites revues locales tentent de grouper autour d’elles des forces jeunes, qui cherchent des voies nouvelles, et non des subventions. Toute tendance progressive en art est flétrie par le fascisme comme une dégénérescence. Toute création libre est déclarée fasciste par les stalinistes. L’art révolutionnaire indépendant doit se rassembler pour la lutte contre les persécutions réactionnaires et proclamer hautement son droit à l’existence. » ("Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant", juillet 1938).
Il y a quatre-vingts ans, le 21 août 1940, est mort le révolutionnaire russe Léon Trotski (Lev Bronstein), à l’âge de 60 ans (né le 7 novembre 1879). Trotski a été assassiné par un agent de Staline à Mexico où il s’était exilé. Un coup de piolet la veille qui l’a blessé mortellement. L'assassin fut condamné au Mexique mais récompensé en URSS.
Trotski, créateur sanguinaire de l’Armée rouge, fut éliminé par Staline après la mort de Lénine : exclu du parti communiste d’Union Soviétique le 12 novembre 1927, déporté au Kazakhstan en 1928, expulsé d’URSS en février 1929, Trotski séjourna en Turquie de février 1929 à juillet 1933, puis en France de juillet 1933 à juin 1935, puis, de nouveau expulsé, il s’exila en Norvège de juin 1935 à décembre 1936 et fut ensuite accueilli par le Mexique qui lui proposa l’asile politique le 9 janvier 1937.
Dans un premier temps, il logea à Mexico chez le couple de peintres Diego Rivera et Frida Kahlo (avec qui il a eu une liaison). Diego Rivera, à l’époque très célèbre, fut un grand disciple de Trotski mais se brouilla avec lui en 1939. Le 3 septembre 1938, Trotski créa la IVe Internationale qui a donné naissance, par la suite, à toute une série de groupuscules crypto-révolutionnaires dans le monde, notamment en France (PCI, OCI, LCR, MPPT, PT, NPA, etc.).
Je propose ici d’évoquer la rencontre très surréaliste de Trotski avec …le roi du surréalisme, l’écrivain André Breton (1896-1966), venu le visiter à Mexico en juin et été 1938. André Breton était fasciné par Trotski depuis la publication du livre de ce dernier sur Lénine ("Lénine") en 1925. André Breton prôna en 1935 l’indépendance politique des artistes : « Les communistes ne pensent qu’à la littérature de propagande. Or, l’activité poétique, telle que la conçoit le surréalisme, ne peut subir un contrôle de ce genre ; Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire ont créé une sorte de déterminisme de la poésie qui rend impossible le souci de propagande. ». Une telle vision intellectuelle lui a valu quelques difficultés par la direction du PCF dont il était adhérent depuis 1927.
Au-delà de leur rencontre (qu’ils ont faite aux côtés et chez Diego Rivera et Frida Kahlo), André Breton et Trotski ont rédigé le "Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant" que Trotski refusa de signer car il pensait que seuls les artistes devaient signer ce genre de manifeste. Au départ, il ne comprenait d’ailleurs pas bien le mouvement surréaliste d’André Breton mais le courant entre les deux hommes a semblé être bien passé sur un double point commun, la révolution et l’internationalisme. L’idée du manifeste est venue de Trotski et sa rédaction a été l’objet de nombreuses et âpres discussions entre les deux hommes.
Ce manifeste a débouché sur la création de la Fédération internationale pour l’art révolutionnaire indépendant (FIARI) qui regroupa un grand nombre de personnalités parfois très différentes. On peut citer Trotski, André Breton, Diego Rivera, Gaston Bachelard, Jean Giono, Roger Martin du Gard, Maurice Nadeau, Michel Leiris, Léo Malet, Yves Allégret, Benjamin Péret, etc. (ce qui a entraîné la rupture d’André Breton avec Paul Éluard), un mouvement "marxiste libertaire", selon les mots du sociologue franco-brésilien Michael Löwy, proche du mouvement marxiste révolutionnaire et du surréalisme. Cette fédération n’a cependant pas duré très longtemps puisqu’elle a sombré avec le début de la Seconde Guerre mondiale. La victoire militaire de l’URSS empêcha sa recréation après la guerre.
Qu’y avait-il dans ce manifeste rendu public en juillet 1938 ?
C’était un manifeste peut-être plus anarchiste que communiste. Il contenait seize points de "révolution surréaliste", certains très organisationnels et sans intérêt intellectuel. Il traduisait l’inquiétude tant du stalinisme, qui pourrait être vu comme une captation d’héritage du léninisme, que du nazisme dans une Europe proche de la guerre : « Jamais la civilisation n’a été menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les vandales, à l’aide de leurs moyens barbares, c’est-à-dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale, dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réactionnaires armées de toute la technique moderne. ».
Le manifeste proposait une tentative de définition de l’art, forcément révolutionnaire : « L’art véritable, c’est-à-dire celui qui ne se contente pas de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne pas être révolutionnaire, c’est-à-dire ne pas aspirer à une reconstruction complète et radicale de la société, ne serait-ce que pour affranchir la création intellectuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. ». L’ambition des surréalistes trotskistes était donc gigantesque.
Même si le texte précisait bien : « Nous ne nous solidarisons pas un instant, quelle que soit sa fortune actuelle, avec le mot d’ordre "Ni fascisme, ni communisme". », l’équivalence entre nazisme et stalinisme était quand même acté : « Le fascisme hitlérien, après avoir éliminé d’Allemagne tous les artistes chez qui s’était exprimé à quelque degré l’amour de la liberté, ne fût-ce que formelle, a astreint ceux qui pouvaient encore consentir à tenir une plume ou un pinceau à se faire les valets du régime et à le célébrer par ordre, dans les limites extérieures de la pire convention. À la publicité près, il en a été de même en URSS au cours de la période de furieuse réaction que voici parvenue à son apogée. ».
Le stalinisme était évidemment considéré comme une perversion du communisme : « Si (…) nous rejetons toute solidarité avec la caste actuellement dirigeante en URSS, c’est précisément parce qu’à nos yeux, elle ne représente pas le communisme mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dangereux. ».
Dans le raisonnement, il semblait clair que les attaques allaient beaucoup plus contre Staline que contre Hitler : « Sous l’influence du régime totalitaire de l’URSS et par l’intermédiaire des organismes dits "culturels" qu’elle contrôle dans les autres pays, s’est étendu sur le monde entier un profond crépuscule hostile à l’émergence de toute espèce de valeur spirituelle. Crépuscule de boue et de sang dans lequel, déguisés en intellectuels et en artistes, trempent des hommes qui se sont fait de la servilité un ressort, du reniement de leurs propres principes un jeu pervers, du faux témoignage vénal une habitude et de l’apologie du crime une jouissance. L’art officiel de l’époque stalinienne reflète avec une cruauté sans exemple dans l’histoire leurs efforts dérisoires pour donner le change et masquer leur véritable rôle mercenaire. ». Les mots sont durs et tranchants, sans équivoque.
Le manifeste était cependant compréhensif : « Dans la période présente, caractérisée par l’agonie du capitalisme, tant démocratique que fasciste, l’artiste, sans même qu’il ait besoin de donner à sa dissidence sociale une forme manifeste, se voit menacé de la privation du droit de vivre et de continuer son œuvre par le retrait devant celle-ci de tous les moyens de diffusion. Il est naturel qu’il se tourne alors vers les organisations stalinistes qui lui offrent la possibilité d’échapper à son isolement. ». "L’agonie du capitalisme démocratique" resterait encore à prouver quatre-vingt-deux ans après…
Comme avec les précédents passages, le style est succulent et je ne sais pas si Trotski a beaucoup contribué à ce style qui paraît surtout celui d’André Breton, ou s’il a principalement apporté idées et raisonnements au manifeste : « L’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune directive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un commencement de résolution (virtuel) des contradictions les plus graves de son époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de l’établissement d’un ordre nouveau. ».
Probablement que l’influence de Trotski était plus importante que celle d’André Breton dans le passage suivant, qui montrait l’apparente contradiction entre dictature et anarchisme : « Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle, elle doit dès le début établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. Aucune autorité, aucune contrainte, pas la moindre trace de commandement ! ».
Quelques-uns des raisonnements de ce manifeste concernant l’art sont encore aujourd’hui tout à fait admissibles, mais je reste toujours très étonné d’imaginer que des auteurs particulièrement doués, indépendants et subtils aient pu sombrer aveuglément dans le totalitarisme économique que leur proposait Trotski dès lors qu’il leur proposait parallèlement …l’indépendance et la liberté artistiques, qui étaient probablement les seuls points d’intérêt des surréalistes dans cette démarche (André Breton se souciait peu de l’économie politique).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (18 août 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
André Breton.
Rencontre surréaliste avec Trotski.
Trotski.
Vladimir Poutine se prépare à un avenir confortable.
Anatoli Tchoubaïs.
Vladimir Poutine : comment rester au pouvoir après 2024 ?
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20200821-trotski.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/rencontre-surrealiste-avec-trotski-226560
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