« Je vous demande d’imputer ma mort à la Fédération de Russie. » (Irina Slavina, sur Facebook le 2 octobre 2020).
C’est la consternation en Russie et chez les journalistes, russes et internationaux. Horrible drame. Tragique conclusion d’une démarche au service de ses compatriotes russes. La journaliste russe indépendante Irina Slavina s’est immolée par le feu le vendredi 2 octobre 2020 devant le quartier général de la police de Nijniy Novgorod. Elle avait 47 ans (née le 8 janvier 1973 dans la même ville, précédemment appelée Gorki pendant l’ère soviétique ; de son vrai nom Irina Viatcheslovovna Mourakhtaïeva née Kolebanova).
Évoquons rapidement le lieu avant les faits. Nijniy Novgorod est une ville russe qui m’est très chère et c’est une raison supplémentaire d’être très ému par cet acte si terrible. À mi-chemin entre Moscou et Kazan, la capitale du Tatarstan (peuple turc), elle est située entre l’Ouest et l’Est russes, entre l’Église orthodoxe et l’islam. J’ai souvenir d’avoir visité la belle mosquée où j’avais été accueilli par un responsable musulman d’origine turque qui m’avait expliqué toute l’histoire de l’islam dans cette partie de la Russie. Il y a évidemment aussi beaucoup d’églises orthodoxes. Une ville très grande (1,3 million d’habitants, la cinquième agglomération de la Fédération de Russie, après Moscou, Saint-Pétersbourg, Novossibirsk et Iekaterinbourg) et très étendue, mais avec encore l’esprit de village, à une nuit de la capitale russe par le train très poussif à couchettes, où j’ai rencontré d’ailleurs un très sympathique Azéri, physicien des matériaux reconverti dans le négoce de gaz et de pétrole (c’était plus rentable pour sa famille).
Une ville industrielle (longtemps très fermée, réputée pour ses usines d’automobiles et d’armement) à la confluence de la Volga et de l’Oka. J’ai souvenir d’avoir fait du jogging le long de l’Oka dans un parc très agréable, d’avoir fêté le 8 mai au feu d’artifice dans un bateau sur la Volga, fleuve qu’il faut traverser pour aller de la gare au centre de la ville. J’ai souvenir de ce grand marché couvert, de ce sentiment de liberté postsoviétique. Une ville très culturelle, très cultivée, des musées où les gardiens (et gardiennes) en surnombre éteignent les lampes après le passage des visiteurs, salle après salle, une université très importante où de nombreux étudiants d’origine africaine étudient, selon une vieille tradition issue de l’emprise soviétique en Afrique. Enfin une ville qui va fêter son 800e anniversaire dans quelques mois…
Comme je l’ai indiqué plus haut, Irina Slavina était une journaliste indépendante. Elle était la rédactrice en chef de Koza Press, journal en ligne qu’elle a créé en 2015 et dont la devise est : "Pas de censure. Pas d’ordre d’en haut". Opposante au pouvoir central en Russie, elle a sans arrêt été "harcelée" par les autorités qui auraient voulu fermer son site en ligne. Pourtant, la rédaction ne compte que quelques journalistes, mais il était lu avec appréhension par les autorités locales qui, parfois, doivent communiquer sur les sujets abordés, souvent fâcheux pour elles.
Elle ne manquait pas de courage car son idée était aussi de montrer que la flamme d’une certaine "résistance" était toujours présente. Ainsi, elle a organisé une marche en mémoire de Boris Nemtsov, premier gouverneur de l’oblast (région) de Nijniy Novgorod entre 1991 et 1997 et ancien Vice-Premier Ministre de Boris Eltsine en 1997-1998, qui a été assassiné le 27 février 2015 à Moscou, et comme la manifestation était interdite, elle a été condamnée à une lourde amende. Ce qui était matériellement catastrophique pour sa famille modeste.
Elle a aussi été condamnée à des lourdes amendes pour avoir manqué de respect aux autorités sur Facebook, après avoir été scandalisée par l’apposition d’une plaque à Chakhounia, une petite ville à 200 kilomètres au nord-est de Nijniy Novgorod, à la mémoire de Staline à l’occasion du 140e anniversaire de la naissance du dictateur communiste. Ou encore pour avoir donné des informations sur un foyer de contamination au covid-19 provoqué par des scientifiques qui, contaminés, se baladaient allègrement dans les rues sans s’être isolés, sans s’être mis en quatorzaine. On a aussi reproché à Irina Slavina d’avoir assisté au forum Free people alors qu’elle y était présente comme simple journaliste et pas membre.
Probablement que la dernière action de harcèlement judiciaire a été celle de trop. Le 1er octobre 2020 à l’aube, en effet, la police a perquisitionné à son domicile, emportant les cahiers de notes, les ordinateurs et les smartphones, les siens et ceux de son mari et de sa fille, dans le cadre d’une enquête sur des opposants à Vladimir Poutine dans laquelle elle avait le statut de témoin. La journaliste indépendante a dénoncé cette perquisition sur Facebook en insistant sur : « Je suis [maintenant] sans moyens de production. ».
Le message complet du 1er octobre 2020 était le suivant : « Aujourd’hui, à 6 heures du matin, douze personnes sont entrées dans mon appartement à l’aide d’un chalumeau et d’un pied-de-biche : des agents du comité d’enquête russe, des policiers, des agents des unités d’élite, des témoins officiels. Mon mari a ouvert la porte. Moi, étant nue, je me suis habillée sous la surveillance d’une femme que je ne connaissais pas. Une fouille a été faite. Nous n’avons pas été autorisés à appeler un avocat. Ils cherchaient des brochures, des dépliants, des comptes "Russie ouverte", peut-être une icône avec le visage de Mikhaïl Khodorkovski. Je n’ai aucune de ces choses. Mais ils ont pris ce qu’ils ont trouvé : toutes les clefs USB, mon ordinateur portable, celui de ma fille, l’ordinateur, les téléphones (pas seulement le mien, mais aussi celui de mon mari), un tas de cahiers sur lesquels j’avais griffonné lors de conférences de presse. Je suis sans moyens de production. Je vais tout à fait bien. Mais May [un chien ?] a beaucoup souffert. Ils ne l’ont pas laissé sortir avant 10 heures 30. ». Pour elle, c’était une humiliation de trop.
Pour protester contre ce énième harcèlement, à bout, la journaliste s’est suicidée le lendemain en mettant le feu à ses vêtements, torche vivante, sur un banc à la sortie de la station de métro Gorgovskaïa. Un homme a tenté en vain d’éteindre le feu avec son manteau avant qu’elle ne tombât au sol. Une vidéo de son calvaire a été prise et diffusée dans les réseaux sociaux. Pour elle, c’était le seul moyen de faire entendre sa petite voix dans le concert de la pensée "officielle" en Russie et d’attirer l’attention de la "communauté internationale". Le site Internet de la journaliste a été bloqué après son suicide. Un rassemblement pour honorer sa mémoire s’est organisé spontanément le soir même à l’emplacement de son atroce disparition et beaucoup de gens sont venus apporter des fleurs. Sa fille est venue sur place le lendemain en mettant cette affiche : "Pendant que ma mère brûlait vive, tu restais silencieuse".
Irina Slavina n’était pas la seule journaliste à avoir payé de sa vie son indépendance éditoriale. Je pense en particulier à l’assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, il y a juste quatorze ans, le 7 octobre 2006. L’opposant Alexei Navalny, on soupçonne qu’il a été empoisonné par les services secrets russes, a protesté le jour même depuis Berlin contre cette "affaire montée de toutes pièces" dont a été victime Irina Slavina : « Son domicile a été perquisitionné, les portes ont été fracturées et les ordinateurs confisqués (…). Ils l’ont poussée au suicide. ». Opposant politique, Dmitri Gudkov a déclaré sur Instagram : « Au cours des dernières années, les responsables de la sécurité l’ont soumise à des persécutions sans fin en raison des ses activités d’opposition. ». Un autre opposant politique, Ilya Iachine sur Twitter : « Tous ces cas de policiers s’amusant, ces spectacles d’hommes cagoulés, ce n’est pas un jeu. Le gouvernement brise vraiment les gens psychologiquement. ».
Les proches d’Irina Slavina comptent déposer plainte contre la police pour pression conduisant au suicide. Ses collègues à Nijniy Novgorod ont décrit sa brillante personnalité, son courage exceptionnel, elle posait toujours les questions les plus embarrassantes aux autorités locales, si bien qu’elle s’est retrouvée sans emploi et a dû créer son propre journal : « Nijniy Novgorod a besoin de telles personnes, sinon nous nous enliserons dans le bourbier. ».
Dirigeant d’Agora, le groupe d’avocats russes qui défendaient Irina Slavina, Pavel Tchikov a expliqué : « Elle était poursuivie pour avoir publié et relayé une information considérée comme fausse par les autorités sur le coronavirus. Elle a également dû payer une amende pour avoir lancé un appel à une manifestation contre le pouvoir local. Et elle est accusée d’être membre de l’organisation "Russie ouverte", considérée comme une menace à l’ordre public. C’est un crime ici en Russie. (…) Elle pensait depuis quelque temps commettre une forme de suicide politique de protestation. L’été dernier, elle en avait déjà parlé sur son compte Facebook (…). Mais c’est l’aggravation de la situation, les pressions de plus en plus fortes sur elle depuis plus d’un an qui l’ont poussée à mettre fin à ses jours. Je n’ai aucun doute sur le fait que le gouvernement et les autorités sont responsables de son suicide. » (cité par France Culture le 3 octobre 2020). Une perquisition qui a été contestée aussi par Natalia Gryaznevitch, porte-parole du mouvement pro-démocratie "Russie ouverte" (fondé par Mikhaïl Khodorkovski), le 3 octobre 2020 sur BBC Moscou.
L’enquête pénale en question portait aussi contre Mikhaïl Iosilevitch, dont l’appartement à Nijniy Novgorod a été perquisitionné le même jour que celui d’Irina Slavina. Proche d’Alexei Navalny, Mikhaïl Iosilevitch avait implanté en 2016 la version russe de la parodie de religion honorant le "Monstre en spaghetti volant" avec ses fidèles appelés "pastafariens". Une organisation supposée faire des réunions pour s’opposer aux autorités. Certains proches du pouvoir (dont un journaliste à forte audience) ont même lié stupidement le suicide de la journaliste à son appartenance supposée à cette "secte", alors que ce n’est pas une secte mais une parodie rationaliste dont le dogme est justement de ne pas avoir de dogme. En fait, il n’y aurait aucun point commun entre l’organisation parodique et le mouvement de Mikhaïl Khodorkovski si ce n’est une même salle de réunion occupée par l’une puis par l’autre.
N’oublions pas qu’en décembre 2010, le Printemps arabe a commencé par une personne qui s’est immolée par le feu…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 octobre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Irina Slavina, le cauchemar par le feu.
Trotski.
Vladimir Poutine se prépare à un avenir confortable.
Anatoli Tchoubaïs.
Vladimir Poutine : comment rester au pouvoir après 2024 ?
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201002-irina-slavina.html
https://www.agoravox.fr/actualites/international/article/irina-slavina-le-cauchemar-par-le-227626
https://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/10/06/38574571.html