« Pardonnez à ceux qui vous maltraitent ! »
Le ministre Edmond Michelet est mort il y a cinquante ans, le 9 octobre 1970, quelques semaines après François Mauriac et quelques semaines avant De Gaulle. Un jour après son 71e anniversaire. Il est mort les "bottes aux pieds", en ce sens qu’il était alors Ministre d’État, chargé des Affaires culturelles, le successeur de l’impossible succession d’André Malraux. L’éloge funèbre qu’il avait prononcé très laborieusement pour François Mauriac laissait peu de doute sur sa fin prochaine. Il fut enterré dans sa tenue de bagnard de Dachau. Edmond Michelet est l’exemple exceptionnel d’un responsable politique "moral". Il est la preuve qu’on peut à la fois exercer le pouvoir, et pas des moindres, et tenter d’agir toujours dans la charité chrétienne.
Peu d’études, du "militantisme" catholique pendant sa jeunesse, une fascination pour Charles Péguy (très apprécié aussi par De Gaulle, et même François Bayrou), un chemin vers l’Action française qu’il a quittée en 1928 et surtout le catholicisme social et la démocratie chrétienne. Dès le 17 juin 1940, cela ne faisait aucun doute pour lui, il fallait résister. Il s’en est expliqué dans un livre d’entretiens avec le chroniqueur politique Alain Duhamel en 1971 ("La Querelle de la fidélité", éd. Fayard) : « Mon état d’esprit, c’était de ne pas accepter la défaite ; je n’étais pas le seul ; ma position était, en quelque sorte, plus religieuse que politique : je me refusais à l’instauration d’une civilisation, disons aujourd’hui, pire que l’Islam ; nous étions en présence d’un nouveau Mahomet qui, à mes yeux, indiscutablement, voulait réduire à néant tout l’apport de la civilisation chrétienne. ».
Gaulliste et chrétien, c’était un courant politique très fréquent parmi les résistants, certains ont traduit leur engagement par cet aspect politique du christianisme, d’autres par fidélité à De Gaulle. Edmond Michelet, comme Maurice Schumann, furent parmi les fondateurs du MRP (le mouvement chrétien issu de la Résistance) puis, par fidélité, ont rejoint le mouvement gaulliste en 1947 (RPF) et en 1958 (UNR). Rappelons que le 19 novembre 1947, il fut exclu du MRP à cause de son appartenance au RPF. Par la suite, Edmond Michelet a exprimé quelques amertumes contre notamment Édouard Herriot, Henri Queuille puis Jacques Soustelle, Louis Vallon, Georges Bidault et Alain Poher.
Il y a l’esprit chrétien, et il y a la pratique, le comportement. Après deux ans et demi de résistance dans le Limousin, Edmond Michelet fut arrêté par la gestapo le 25 février 1943, d’abord enfermé à Fresnes, il fut déporté d’abord à Sarrebruck puis à Dachau en septembre 1943. L’enfer sur terre. Il y resta jusqu’en juin 1945 (le camp fut libéré quelques mois auparavant, le 29 avril 1945, par les troupes américaines). Résister deux hivers dans un camp d’extermination nazi fut un véritable exploit. Atteint du typhus durant l’hiver 1944-1945 (qui tuait 200 personnes par jour dans ce camp), il était laissé pour mort et il n’a survécu que par l’aide de ses compagnons d’infortune. Malgré le froid, la faim et les souffrances, Edmond Michelet n’a cessé d’aider les autres déportés, prêt à partager ses maigres rations.
Sa petite-fille Agnès Brot a témoigné dans Actu Lot le 23 juillet 2017 : « Dans le camp, il y avait des médecins et étudiants en médecine qui ont pu lui administrer une transfusion sanguine. C’est un miracle, mais il en a gardé des séquelles. Jeune fille, je me souviens qu’il toussait sans arrêt. (…) En cachette, il apportait la communion aux prisonniers, essayant toujours de leur rendre la dignité humaine. (…) À Dachau, était-ce si facile que cela de risquer sa vie pour l’eucharistie, de tout partager quand on meurt de faim et de froid, d’aimer et de pardonner à ses bourreaux ? Edmond Michelet nous invite tous à discerner où est l’essentiel et à en vivre. » (propos recueillis par Jean-Claude Bonnemère et André Décup). Un autre petit-fils (il en a eu quarante-quatre !), Mgr Benoît Rivière, est évêque d’Autun, de Chalon-sur-Saône et de Mâcon depuis le 8 avril 2006 et abbé de Cluny depuis le 30 avril 2006.
Le 25 mai 2017, l’historienne Nicole Lemaître, professeur émérite à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne, a expliqué : « Son expérience des camps le fera évoluer sur le plan politique : du patriotisme étroit vers l’européisme, sens du dialogue, humanisme et clémence. ». Elle a précisé le 5 mars 2015 : « Son engagement d’après-guerre, religieux, moral et politique, dans la suite du Général De Gaulle, et d’une certaine idée de la démocratie et de la France, n’a eu de cesse que de construire la paix en Europe et dans le monde. Très tôt, il est de ceux qui ont estimé que tout homme avait droit à une patrie, en Europe mais aussi en Afrique et ailleurs. Il a voulu la paix en Indochine, la paix en Algérie… avant ses amis politiques. (…) Il a tenté de concilier, non sans difficulté, sa foi au Christ et en l’homme et sa foi en l’action pour changer le monde, éradiquer la haine et l’injustice. Homme de réseaux, d‘amitiés au-delà des frontières, il est ainsi l’un des constructeurs de l’Europe, et l’un des chantres de l’amitié franco-algérienne… Il est resté (…) homme d’amitiés d’ouverture vers ceux qui ne lui ressemblaient pas mais en qui il reconnaissait des êtres humains infiniment respectables. Amis des papes Jean XXIII et Paul VI, il a suivi avec passion les transformations de l’Église catholique au concile Vatican II. ». Dès 1957, il imaginait l’Algérie algériennee.
À la Libération, revenu « ni sain ni sauf » à Brive le 12 juillet 1945, Edmond Michelet a commencé une vie politique assez "classique", immédiatement désigné par De Gaulle (le 18 juillet 1945) comme délégué à l’Assemblée consultative provisoire, au titre des prisonniers et déportés. Il tenta alors de modérer les ardeurs de l’épuration contre les collaborateurs. Élu député de la Corrèze d’octobre 1945 à juin 1951 (où il fut battu), puis sénateur de Paris de mai 1952 à mai 1959, il fut réélu ensuite deux fois député du Finistère en mars 1967 et juin 1968. Impressionné par lui, De Gaulle le nomma au gouvernement et les deux hommes se lièrent d’amitié.
Edmond Michelet occupa des postes très importants au gouvernement, avec une autorité morale sans égal : Ministre des Armées du 21 novembre 1945 au 16 décembre 1946, Ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre du 9 juin 1958 au 8 janvier 1959, puis Ministre de la Justice du 8 janvier 1959 au 24 août 1961, plus tard Ministre d’État, chargé de la Fonction publique du 7 avril 1967 au 31 mai 1968, Ministre d’État sans portefeuille du 31 mai 1968 au 10 juillet 1968, enfin, Ministre d’État, chargé des Affaires culturelles du 22 juin 1969 au 9 octobre 1970, jusqu’à sa mort. Il fut aussi nommé au Conseil Constitutionnel du 5 mars 1962 au 12 mars 1967.
Inutile de dire qu’il fallait une imposante force de caractère pour être garde des sceaux en pleine guerre d’Algérie. En opposition constante avec son Premier Ministre Michel Debré, partisan de la fermeté, qui a finalement obtenu de De Gaulle qu’il fût remplacé en août 1961. Lors d’une veillée à la cathédrale Notre-Dame de Paris pour la paix en Algérie le 16 décembre 1960, en présence de François Mauriac et Georges Bidault, Edmond Michelet a dit cette prière : « Nous vous prions, Seigneur, pour nos ennemis, pour nos adversaires, ceux qui se croient ou se disent tels. Et cela parce que vous nous l’avez demandé ; parce que nous ne voulons pas porter en nous le poids de la haine ; parce que nous croyons que la recherche persévérante de la réconciliation entre les hommes est le signe auquel doivent se reconnaître vos enfants. ».
S’il a effectivement cosigné l’ordonnance n°60-529 du 4 juin 1960 qui rétablissait la peine de mort pour raison politique, en raison des crimes commis pendant la guerre d’Algérie, il est faux de dire qu’Edmond Michelet avait voulu faire pression sur le procureur général Antonin Besson pour demander la peine de mort aux généraux putschistes d’Alger (Maurice Challe et André Zeller, auteurs du putsch du 22 avril 1961).
Dans sa lettre du 30 mai 1961 au procureur général, comme l’a souligné Nicole Lemaître, Edmond Michelet lui rappelait les nouvelles dispositions de l’ordonnance du 4 juin 1960 : « Les articles 90 et 91 combinés, l’article 99 du code pénal semblent avoir été exactement conçus pour des situations de cette sorte (…). Pour de telles actions, aggravées dans les conditions que j’ai dites, le code est formel : il prévoit la peine de mort. On n’aperçoit pas quelles circonstances atténuantes peuvent être découvertes. ». Et d’ajouter : « Si la peine de mort n’est pas réclamée cette fois, il est à escompter, pour tenir compte de la hiérarchie des responsabilités, que les sanctions, à envisager ultérieurement, devront descendre fort bas dans l’échelle des peines et gêner, par conséquent, d’une façon considérable, l’ensemble de la répression. ».
Le procureur, pressé le 28 mai 1961 par Roger Frey (Ministre de l’Intérieur), Pierre Messmer (Ministre des Armées) et Edmond Michelet (Ministre de la Justice), a reçu cette lettre du Ministre de la Justice du 30 mai 1961, qui, comme le voulait ses responsabilités, devait indiquer par écrit la peine à requérir au nom du gouvernement. Cette lettre aurait été retouchée par Michel Debré et De Gaulle lui-même pour renforcer la sévérité (en requérant la peine de mort). Le procureur lui-même a raconté dans ses mémoires, en 1973 : « Quant à la lettre du 30 mai, elle était signée de M. Michelet, homme de grand cœur, aux qualités humaines proverbiales, qui m’avait encouragé à résister aux pressions dont j’avais été l’objet. » [pressions pour requérir la peine de mort, ce qu’il ne fit pas puisqu’il a requis et obtenu la réclusion à perpétuité]. Toujours dans ses mémoires, Antonin Besson s’est interrogé : « Et que penser des sentiments réels de M. Michelet qui, après m’avoir déclaré le dimanche soir [28 mai 1961], en m’accompagnant à la sortie, loin de ses collègues, qu’il était de cœur avec moi, et qui accepta cependant de signer, le mardi suivant, la lettre qui me sera adressée, au nom du gouvernement, pour m’amener à requérir la peine de mort ? ».
À la Culture, Edmond Michelet marqua ses derniers mois par quelques initiatives : le plan de développement musical proposé par Marcel Landowski (juillet 1969), le lancement du Centre d’art contemporain futur Centre Pompidou à Beaubourg (décembre 1969) et la nomination du poète Pierre Emmanuel à la présidence de la Commission des affaires culturelles du VIe plan dont les propositions furent soutenues par son successeur Jacques Duhamel.
Le 14 février 2015, l’évêque de Tulle Mgr Francis Bestion, en présence de son prédécesseur Mgr Bernard Charrier qui avait initié la démarche en 2006, de l’évêque de Rodez Mgr Jean-Louis Cavaillon et de l’évêque de Cahors Mgr Michel Cambon, a clos le procès local de béatification et a ordonné l’envoi des documents (11 500 pages !) au Vatican, à la Congrégation pour la cause des Saints en avril 2015. Il a annoncé publiquement cette clôture le lendemain au cours d’une messe à Brive-la-Gaillarde.
Dans "L’Église en Corrèze", Nicole Lemaître s’est posée la question : « Fut-il un saint ? Beaucoup de doutes légitimes subsistent chez ceux qui ont connu le drame algérien et ces interrogations seront examinés à l’aide de la documentation écrite originale disponible. Désormais, le procès romain décidera de leur interprétation. (…) Les procès en béatification pour les laïcs sont fort rares ans l’Église : ce sera l’originalité de l’Église de Tulle pour les dix à quinze années à venir. ».
Toujours Nicole Lemaître, lors d’une conférence à l’Académie catholique de France, le 7 décembre 2015 (diffusée sur la chaîne KTO), elle a complété : « Sa conscience de la solidarité mondiale devient responsabilité des pays développés à l’égard du Tiers-monde au début des années 1960 quand il prend contact avec Frère Roger à Taizé pour former des cadres du développement pour le Brésil. Ainsi ce politique, catholique affirmé, mort à la tâche par esprit de service, persuadé que tout homme peut s’amender, a cultivé le refus de la vengeance. Il a lutté pour désarmer la haine. Chrétien cohérent, il a eu conscience d‘une solidarité mondiale au-delà des blocs, d’un monde à aimer et à protéger. Autant de tâches qui marquent l’essence de l’action politique au service de tous et non d’une carrière. ».
Et je termine par ces mots d’Agnès Brot, dans son témoignage déjà cité plus haut : « Pendant longtemps, Edmond Michelet n’a rien raconté de ses années de guerre à sa famille. (…) Il nous rappelait souvent ces mots de Victor Hugo : "La haine est l’hiver du cœur". Ajoutant : "Aucun des prisonniers à qui j’ai fermé les yeux ne m’a chargé de le venger". ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (04 octobre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le résistant gaulliste de l’avant-première heure.
Edmond Michelet.
Alexandre Sanguinetti.
Bernard Debré.
Christian Poncelet.
Albin Chalandon.
Jacques Soustelle.
Valéry Giscard d’Estaing.
Raymond Barre.
Simone Veil.
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
René Capitant.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201009-edmond-michelet.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/edmond-michelet-bientot-beatifie-227657
https://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/09/20/38544230.html