« Ah les c@ns ! S’ils savaient ! » (Édouard Daladier, 30 septembre 1938 au Bourget).
Un jour après Edmond Michelet, l’ancien chef du gouvernement français Édouard Daladier est mort il y a cinquante ans, le 10 octobre 1970, à Paris, à l’âge de 86 ans (il est né le 18 juin 1884 à Carpentras). Cela faisait une douzaine d’années qu’il avait quitté la vie politique et il était en fait déjà en quasi-retrait de la scène nationale depuis la fin de la guerre.
Nul doute que l’histoire ne retiendra, n’a retenu d’Édouard Daladier que l’homme des Accords de Munich. Pourtant, il était loin d’être un médiocre et il fut même un homme politique important d’entre les deux guerres, en particulier dans les années 1930.
Réputé pour son intempérance mais aussi pour sa prudence, il a reçu de nombreux surnoms, en particulier le principal : "le taureau du Vaucluse". Ce qui faisait dire à Joseph Caillaux : « Ce taureau sent l’étable ! ». Pertinax : « Il n’est pas un personnage convexe à la Clemenceau, il est concave. Du taureau, il a, si l’on veut, la forte encolure mais certainement pas le goût de foncer sur l’obstacle. [Il est] faible et flottant. (…) Il n’a pas de volonté. Il ne parvient pas à une décision que par le processus le plus laborieux et le plus lent. Il a de l’esprit de finesse et (…) de l’intuition. (…) Justement parce qu’il n’est pas à même de prendre des résolutions brusques et brutales, il laisse agir sur lui ce que Leibniz appelait les "petites perceptions". Il ne les étouffe pas comme font les impétueux. Il n’est pas intellectuellement agile. Il attend que, par un travail sourd et incessant, elles l’inclinent et le précipitent vers l’acte. » (1943).
D’autres polémistes ont gardé aussi l’image du taureau. André Figueras dans sa zoologie parlementaire de 1956 : « Flaubert a dit : "L’aigle de Meaux était une oie". On peut écrire de même que "le taureau du Vaucluse" est un veau vieux. Il n’a plus ni cornes, ni dents, ni sabots, ni le reste. On le mènerait au pâturage avec une vieille ficelle. On ne peut rien de plus mou, de plus tombé, de plus laid que ce bonhomme. ». Le Premier Ministre britannique Neville Chamberlain aussi y a mis son grain de sel en le surnommant "le taureau avec des cornes d’escargot".
Daladier fut un chef très influent du parti radical qui était hégémonique pendant cette période dans années 1920-1930. Les prémices de la guerre et la guerre elle-même ont fait basculer le destin de cet homme lucide dans une postérité qui pourrait être injuste pour cet homme né un 18 juin !
Né d’un milieu modeste, Édouard Daladier fut le résultat de la méritocratie républicaine, classes préparatoires à Lyon (au lycée Ampère, il fut l’élève d’un certain Édouard Herriot, huit ans plus âgé que lui), major en agrégation d’histoire-géographie et ainsi, professeur d’histoire-géographie dans plusieurs lycées, d’abord à Nîmes, puis Marseille. À 27 ans, en 1912, avant la guerre, Édouard Daladier fut élu maire de Carpentras et commença ainsi une très haute carrière politique au sein du parti radical qu’il présida de 1927 à 1931, de 1936 à 1939 et de 1957 à 1958.
Il a raté sa première élection législative en 1914, mais les tentatives suivantes furent meilleures puisqu’il fut élu député du Vaucluse de 1919 à 1940 puis de juin 1946 à novembre 1958. Il fut également élu maire de Carpentras de 1912 à 1919, puis maire d’Avignon de 1953 à 1958.
Après la Première Guerre mondiale (où il a combattu et gagné quelques médailles), Édouard Daladier, dans le sillage d’Édouard Herriot, est devenu rapidement un homme indispensable à la politique. Il participa à de très nombreux gouvernements à partir du Cartel des gauches, dans des coalitions soit à gauche soit au centre droit, selon les configurations parlementaires du moment, le parti radical étant la formation centrale de l’échiquier politique de l’époque.
Dans le détail, Édouard Daladier a été Ministre des Colonies du 14 juin 1924 au 17 avril 1925, Ministre de la Défense nationale et de la Guerre du 29 octobre 1925 au 28 novembre 1925, du 31 janvier 1933 au 30 janvier 1934, du 4 juin 1936 au 18 mai 1940, Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts du 28 novembre 1925 au 9 mars 1926 et du 19 juillet 1926 au 23 juillet 1926, Ministre des Travaux publics du 21 février 1930 au 2 mars 1930, du 13 décembre 1930 au 27 janvier 1931, et du 3 juin 1932 au 18 décembre 1932, Ministre des Affaires étrangères du 30 janvier 1934 au 9 février 1934 et du 18 mai 1940 au 5 juin 1940. La complexité de sa carrière ministérielle est très symptomatique de la succession de crises gouvernementales d’un régime d’assemblée qui faisait renverser un gouvernement pour un oui ou pour un non.
L’important à retenir reste surtout qu’Édouard Daladier a été investi Président du Conseil (chef du gouvernement) à cinq reprises, du 31 janvier 1933 au 24 octobre 1933, c’est-à-dire, juste au moment de la conquête du pouvoir de Hitler en Allemagne, puis du 30 janvier 1934 au 9 février 1934 (la crise du 6 février 1934 a emporté son gouvernement très bref), enfin du 10 avril 1938 au 21 mars 1940, presque deux ans avant et au début de la Seconde Guerre mondiale.
Emporté par la crise du 6 février 1934, ce qui faisait dire, par le député Xavier Vallat le 6 juin 1936 : « [Un de ces hommes qui ont] fait la démonstration de leur impuissance gouvernementale par l’absurdité et l’incohérence de leurs décisions préliminaires, par l’insuffisance des mesures de police prises, par leur incapacité à prendre les mesures que dictait l’évolution de la situation. ». On voit que la démagogie en matière d’insécurité n’est pas associée à une seule époque dans l’histoire politique mais est récurrente à chaque époque.
Daladier fut le chef du parti radical lors du Front populaire. Rappelons que le Front populaire était une coalition de gauche rassemblement les radicaux, les socialistes (SFIO) et les communistes (PCF), ces derniers ayant refusé de participer au gouvernement de Léon Blum (qui dirigeait le Front populaire) mais le soutenant. Sans les radicaux, le Front populaire n’aurait jamais existé, si bien qu’il est important de comprendre qu’Édouard Daladier a "insufflé" une dose de "conservatisme" dans la politique du Front populaire. Ce fut le cas en particulier du refus de l’aide française aux républicains espagnols, du refus du droit de vote aux femmes (et, mais je crois que la question n’a même pas été formellement abordée dans le débat politique de l’époque, du refus de l’abolition de la peine de mort dont la dernière tentative remontait à avant la Première Guerre mondiale). Pourquoi Léon Blum a-t-il déclaré forfait sur ces sujets ? Simplement parce que sans Édouard Daladier, ses gouvernements auraient été renversés (ce qui fut le cas d’ailleurs sur d’autres questions).
Le réel apport historique d’Édouard Daladier fut donc le fait d’avoir été le chef de l’exécutif français de 1938 à 1940 et le ministre de la défense pendant quatre ans cruciaux, de 1936 à 1940. Son objectif, évidemment, était d’éviter la guerre et il comptait, depuis 1933 (autre période où il était chef du gouvernement), insérer l’Allemagne nazie dans le "concert des nations" (SDN) dans le cadre d’un accord entre les quatre puissances européennes : la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Italie (ce qui a conduit, d’ailleurs, l’URSS à signer le futur Pacte germano-soviétique, puisque ses anciens alliés préféraient tenter maladroitement de séduire les puissances de l’Axe).
Lors des Accords de Munich en septembre 1938, Édouard Daladier était complètement lucide de la situation réelle au point qu’il avait bien compris que c’était un "traquenard". Il savait que l’armée française, en particulier son aviation, n’était pas en état de soutenir une guerre longue et massive. Il a signé ces accords surtout par lâcheté et encouragé par Chamberlain (contre lequel Churchill avait martelé le 21 novembre 1938 : « Ils devaient choisir entre le déshonneur et la guerre. Ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre. »).
La fameuse scène du retour en France (de Munich) est très connue : en atterrissant au Bourget, Daladier imaginait qu’il allait être hué par la foule et les journalistes venus l’attendre, et en fait, ce fut le contraire, il fut acclamé, comme le sauveur de la paix. Un incroyable aveuglement collectif (probablement qui a entraîné ce qui s’est passé par la suite). D’où la fameuse formule de Daladier : « Ah les c@ns ! S’ils savaient ! Ils croient que je leur amène la paix. ». Ce qui donnait dans ses mémoires, plus élégamment : « Je m’attendais à recevoir des tomates, et j’ai reçu des fleurs. ». Jean Daladier, fils d’Édouard Daladier, a témoigné dans un livre publié en décembre 1990 que le soir même du retour de Munich, alors qu’il voulait la guerre, son père a voulu ainsi le rassurer, prouvant son entière lucidité : « La guerre, sois tranquille, tu la feras et elle durera bien plus longtemps que tu ne le voudras. ».
À la tête du gouvernement et également ministre de la défense, ce fut Édouard Daladier qui déclara la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939 après l’invasion de la Pologne par les nazis (et par les Soviétiques quelques jours plus tard). Ce fut lui aussi qui pourchassa les communistes du Parlement et de la vie politique, les considérant comme des traîtres à cause du Pacte germano-soviétique. Le 20 mars 1940, le dernier gouvernement Daladier fut renversé en raison de la non-intervention française lors de l’invasion soviétique de la Finlande. Son successeur Paul Reynaud le garda néanmoins dans son gouvernement, d’abord à la Défense nationale et à la Guerre, ensuite aux Affaires étrangères lors de la Débâcle. Paul Reynaud voulait limoger le général Maurice Gamelin, à la tête des armées françaises, soutenu par Édouard Daladier.
Après la prise de pouvoir par Pétain, Édouard Daladier a embarqué (avec ses deux fils) dans le tristement célèbre "Massilia" à Bordeaux le 21 juin 1940 pour atteindre l’Afrique du Nord et poursuivre les combats. Comme Pierre Mendès France, Georges Mandel, Yvon Delbos, André Le Troquer, Edgard Pisani, Jean Zay, Jean Perrin (le physicien), etc., Édouard Daladier fut "cueilli" à Casablanca le 24 juin 1940 par le régime de Vichy et fut ramené en France le 18 juillet 1940 et jugé au procès de Riom en 1942 (certains à l’époque voulaient sa condamnation à mort).
Interné depuis 1940, livré aux nazis le 4 avril 1943 près du camp de Buchenwald, transféré le 2 mai 1943 au château d’Itter, en même temps que Paul Reynaud, Michel Clemenceau (fils de Georges Clemenceau et parlementaire), le Colonel de La Rocque, les généraux Gamelin et Weygand, Léon Jouhaux, Jean Borotra, etc., il fut libéré par les troupes américaines le 5 mai 1945.
Les intentions de Daladier au gouvernement de Paul Reynaud en mai 1940 étaient claires, encourager la Belgique à résister contre l’avance allemande, et Daladier était prêt évidemment à ce que la France l’aidât. Mais tout s’est passé trop vite et l’embarquement au "Massilia" aurait pu être le moyen de rejoindre De Gaulle dont il n’a jamais apprécié la personnalité.
Après la guerre, insubmersible, Édouard Daladier a tenté un retour : après un premier échec aux législatives d’octobre 1945, il fut finalement élu député en juin 1946 et réélu jusqu’en novembre 1958 où il fut battu dès le premier tour. Ayant encore une influence politique chez les radicaux et localement dans le Vaucluse (il fut élu maire d’Avignon), Daladier présida quelques années le parti radical, ainsi que le Rassemblement des gauches républicaines (RGR), groupe parlementaire formé autour des radicaux, à l’audience électorale réduite après la guerre (considérés comme responsables de l’impréparation de la France à la guerre). Daladier a soutenu Pierre Mendès France dans sa tentative de moderniser le parti radical.
Son opposition au retour de De Gaulle au pouvoir le 1er juin 1958 mit fin, à la fin de l’année, à sa carrière politique. Battu aux législatives en novembre, il démissionna de ses responsabilités de maire d’Avignon en décembre 1958, et prit sa retraite politique à l’âge de 74 ans.
Édouard Daladier n’avait pas manqué de clairvoyance ni de lucidité sur la situation de la France avant le désastre de 1940. Pourquoi, alors qu’il était au pouvoir pendant quatre ans, n’a-t-il pas su préparer la France à cette épreuve ? Probablement à cause du management militaire qu’il aurait dû remplacer. Daladier n’était pas un partisan de l’armistice. L’idéal historique, cela aurait dû être de partir à Londres en même temps que De Gaulle depuis Bordeaux au lieu d’embarquer dans le "Massilia" qui a perdu plusieurs jours avant de partir au Maroc et tomber dans un piège. Probablement aussi que De Gaulle avait attendu de lui qu’il représentât la France face à Churchill : lui au moins avait l’expérience et les titres pour une telle représentation. Son absence, involontaire, de Londres a fait que Daladier fut considéré comme justement l’archétype de l’homme politique qui a manqué à ses devoirs de Résistance. Je pense que le jugement de l’histoire sur Daladier mériterait de s’affiner encore au fil du temps…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (10 octobre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau.
150 ans de traditions républicaines françaises.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201010-daladier.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/daladier-aurait-il-ete-un-227684
https://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/09/20/38544242.html