« Dans un monde toujours plus complexe, les scientifiques ont besoin de deux outils : des images aussi bien que des nombres, de la vision géométrique aussi bien que de la vision analytique. » (Benoît Mandelbrot et Richard L. Hudson, "Une approche fractale des marchés", éd. Odile Jacob, 2005).
Le grand mathématicien Benoît Mandelbrot est mort il y a dix ans, le 14 octobre 2010, à Cambridge dans le Massachusetts (États-Unis), terrassé par la maladie à presque 86 ans (né le 20 novembre 1924 à Varsovie). Couvert de distinctions et de récompenses internationales prestigieuses, il est l’un des scientifiques français les plus importants dans la seconde moitié du Vingtième siècle, mais il est allé faire ses recherches …principalement aux États-Unis, pays plus facile pour aller le plus loin possible dans la science, comme, du reste, la nouvelle Prix Nobel de Chimie française (2020).
Le 24 septembre 2010 sur Arte, était diffusé un documentaire fort intéressant sur la géométrie intitulé "Fractales, à la recherche de la dimension perdue" (réalisé par Bill Jersey et Michael Schwarz). Et dans ce film, on y parlait d’un des objets mathématiques les plus intéressants récemment inventés : les fractales. Parmi les plus jolies figures, il y avait l’ensemble de Mandelbrot, qui a pour particularité de se reproduire toujours avec la même figure quand on la zoome en permanence (c'est l'effet d'autosimilarité). Un peu à l’instar de l’ADN qui reproduit l’un et le tout dans chaque organe.
Cette figure a été obtenue pour la première fois le 1er mars 1980 dans un laboratoire d’IBM à New York. La figure est d’autant plus connue qu’elle a été adoptée par beaucoup de monde, des chanteurs, des publicitaires, etc.
La figure :
Un point de zoom de cette figure :
Des zooms de zooms :
(Ces trois figures proviennent de Wikipédia).
L’animation sur Wikipédia résume assez bien ce concept homothétique : cliquer ici.
L’équation de la figure est assez simple et représente l’ensemble des nombres complexes c tels que la suite de nombres complexes définie ainsi :
z(0) = 0
z(n+1) = z(n)2 + c, c étant un nombre complexe constant.
Le 2 après z(n) correspond au carré, je le précise dans le cas où sa mise en forme comme exposant n’aurait pas été prise en compte.
…tels que cette suite, donc, présente un module borné, c’est-à-dire tels que si l’on fait tendre n vers l’infini, le module de la suite z(n) ne s’enflamme pas vers l’infini.
On peut aussi définir d’autres ensembles en considérant non pas au carré mais à la puissance p le terme z(n) ou encore en considérant c non pas comme un nombre complexe mais un nombre plus large (de dimension quatre, par exemple, un quaternion).
Ces ensembles de Mandelbrot sont le développement particulier d’autres fractales inventées en 1918 par le mathématicien français Gaston Julia (1893-1978) appelées ensembles de Julia.
L’ensemble de Julia est l’ensemble des complexes z(0) (qui peuvent être non nuls) pour lesquels le module de la suite z(n) est borné. L’ensemble de Mandelbrot donne tous les paramètres c de la famille des ensembles de Julia qui sont connexes (c’est-à-dire, qui sont des figures "d’un seul morceau").
On peut voir la relation entre les deux familles d’ensembles (Mandelbrot et Julia) en téléchargeant cette publication de Lei Tan : "Similarity between the Mandelbrot set and Julia sets" (1990).
À quoi cela sert-il ? Cela sert surtout à mettre une représentation mathématique sur les fluctuations. Et là, il y a beaucoup d’applications, de la forme des poumons aux prévisions financières en passant par l’hydrologie, le contour du littoral et même la structure des récits. Certains les ont utilisées aussi la communication sans fil, la miniaturisation des antennes de télécommunications, la cartographie, la lutte contre le cancer, la lutte contre le réchauffement climatique, etc. L’informaticien Loren Carpenter s’en est aussi inspiré pour la première séquence de cinéma en images de synthèse (dans "Star Trek II" sorti aux États-Unis le 4 juin 1982).
L’inventeur de ces ensembles, c’est justement ce mathématicien Benoît Mandelbrot. D’origine polonaise et basé à la fois aux États-Unis et en France, il a été l’un de grands mathématiciens de notre époque malgré la faible reconnaissance qu’il a eue. Neveu d’un professeur au Collège de France, il fut polytechnicien (après une préparation dans le prestigieux lycée du Parc à Lyon), et quitta la France pour les États-Unis afin d’avoir plus de liberté de réflexion. Il fut professeur à Yale et au CNAM, alternant des périodes américaines et françaises.
Son idée créatrice, c’était de se focaliser sur les fluctuations aléatoires des phénomènes, rarement prises en compte par les scientifiques. René Thom (qui a développé la théorie du chaos) travailla également sur ce sujet (ainsi que le physicien quantique Léon Brillouin qui s’est intéressé à la théorie de l’information et a fait, à la suite d’une livre en 1964, une grande publicité à Mandelbrot qui devint célèbre aux États-Unis ; Brillouin, lui aussi, fut d’ailleurs un Français peu reconnu qui préféra émigrer aux États-Unis).
C’est Benoît Mandelbrot qui a inventé le mot même de fractale en 1974 pour désigner une figure géométrique qui se répète par homothétie interne (du latin "fractus" qui signifie "irrégulier", "brisé").
Dans une interview au journal "Le Monde" du 18 octobre 2009, de passage à Paris pour l’excellent film documentaire "Fractales, à la recherche de la dimension cachée" (cité plus haut), Benoît Mandelbrot insistait lourdement sur l’absence de démarche scientifique des milieux financiers (il avait déjà alerté dès 1964 et encore en 2005 avec son livre "Une approche fractale des marchés", éd. Odile Jacob, cité plus haut aussi).
Pour lui, tout est parti d’une théorie mathématique trop simpliste et vieille de 1900 : « Cette théorie ne prend pas en compte les changements de prix instantanés qui sont pourtant la règle en économie. Elle met des informations sous le tapis. Ce qui fausse les moyennes. Cette théorie affirme donc qu’elle ne fait prendre que des risques infimes, ce qui est faux. Il était inévitable que des choses très graves se produisent. Les catastrophes financières sont souvent dues à des phénomènes très visibles, mais que les experts n’ont pas voulu voir. Sous le tapis, on met l’explosif ! ».
Avec les nombreux nouveaux produits financiers, très sophistiqués, les financiers n’ont pas su prendre la mesure exacte du risque à long terme qu’il faisait prendre à leur banque ou à leurs clients. Pendant de nombreuses années, Benoît Mandelbrot demandait aux patrons des banques qu’il rencontrait régulièrement de recruter des chercheurs pour faire des mathématiques fondamentales. Non seulement il n’a pas été écouté mais les docteurs qu’il avait formés le reniaient également pour réussir leur carrière dans la finance !
Benoît Mandelbrot était en train de rédiger son autobiographie, pour raconter une existence finalement pas si éloignée de celle d’un Georges Charpak, quand la grande faucheuse est venue lui couper l’herbe sous les pieds… à grands coups de fractales.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 octobre 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Publication : Tan, Lei. "Similarity between the Mandelbrot set and Julia sets". Comm. Math. Phys. 134 (1990), no 3, 587-617.
Benoît Mandelbrot.
Le syndrome de Hiroshima.
Au cœur de la tragédie einsteinienne.
Pierre Teilhard de Chardin.
Jacques Testart.
L’émotion primordiale du premier pas sur la Lune.
Peter Higgs.
Léonard de Vinci.
Stephen Hawking, Dieu et les quarks.
Les 60 ans de la NASA.
Max Planck.
Georg Cantor.
Jean d’Alembert.
David Bohm.
Marie Curie.
Jacques Friedel.
Albert Einstein.
La relativité générale.
Bernard d’Espagnat.
Niels Bohr.
Paul Dirac.
Olivier Costa de Beauregard.
Alain Aspect.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20201014-benoit-mandelbrot.html
https://www.agoravox.fr/actualites/technologies/article/les-fractales-explosives-de-benoit-227779
https://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/10/12/38586972.html
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