« Parle comme s’il n’y avait pas de lendemain pour rattraper ce que tu as dit la veille. » (Henri Verneuil, "Mayrig", éd. Robert Laffont, 1985).
Le jeudi 15 octobre 2020, les cinéphiles français célèbrent le centenaire de la naissance du réalisateur Henri Verneuil, né le 15 octobre 1920 dans une ville portuaire, au bord de la mer de Marmara, en Thrace (à Rodosto, Tekirdag en Turquie). Il est mort à Bagnolet le 11 janvier 2002 à l’âge de 81 ans. Sans jamais avoir renié ses origines arméniennes (il est né Achod Malakian), il s’est senti Français et fut même l’un des ambassadeurs du rayonnement culturel de la France par ses œuvres cinématographiques dites "populaires". Selon sa fille Sophie, il disait souvent (lire ci-dessous) : « Arménien je suis, mais plus Français que moi, tu meurs ! ». Et sa fille de préciser le 18 janvier 2002 : « Mon père était un homme de principe, de rigueur et d’honneur. ».
Être né quelques années après le génocide arménien, pourchassé par le gouvernement turc, Henri Verneuil n’a pas dû son nom vraiment au hasard. Le réalisateur Régis Wargnier a expliqué la genèse du nom le 1er février 2012 : « Un homme monte à vive allure les marches d‘un grand escalier rococo. Il est brun, grand, on sent dans son attitude de l’énergie, et en même temps, de la décontraction. Depuis le palier supérieur, deux hommes le regardent approcher. Ils se postent devant lui. "Vous êtes Henri Verneuil ? ". "Ah non, pas du tout", répond l’homme. Il poursuit son chemin et entre dans les bureaux du quotidien "La Marseillaise". Le rédacteur en chef l’entraîne à l’écart : "Achod, il faut que je t’explique. Quand j’ai reçu ton papier hier sur la commémoration du génocide arménien, j’ai pensé que tu ne pouvais pas le signer sous ton vrai nom…". Il se tourne vers son bureau, où trône un calendrier, avec une photo de "Verneuil-sur-Avre", et il ajoute : "pour le prénom, un roi de France, Louis ou Henri, ça fait vrai…". À ce moment, les deux hommes du palier entrent dans les locaux. Achod se dirige vers eux : "Excusez-moi, messieurs, j’étais distrait, mais je suis bien Henri Verneuil…". (…) Quelques mois plus tard, Achod s’en souviendra, le jour où il désirera se trouver un nom pour entrer dans le monde du cinéma. Et il a fait preuve, lors de cette confrontation, de quelques qualités indispensables à un réalisateur : la capacité d’adaptation, le sens de la volte-face, l’art de se contredire. ».
Marqué plus tard par "Lawrence d’Arabie" de David Lean, Henri Verneuil a commencé grâce à Fernandel en adaptant un livre de Marcel Aymé : « Le premier mérite d’Henri Verneuil avec "La table aux crevés", c’est d’avoir fait le film dont il rêvait, sans se laisser dévorer par l’appétit, généreux mais insatiable, de Fernandel, et de donner ainsi une existence et une présence à tous les personnages. » (Régis Wargnier). Beaucoup de films avec Fernandel ont suivi. Henri Verneuil, aidé de très grands (comme Henri Troyat, Joseph Kessel, Robert Merle, Henri Jeanson, etc.) a su raconter de belles histoires à la France des années 1950. Avec un sommet pour "La vache et le prisonnier". Cela lui a apporté la réputation d’un cinéaste "populaire" (boudé par la critique et le milieu intellectuel français) et des contrats avec des producteurs américains. S’est mis en place rapidement le "triumvirat" : Henri Verneuil (réalisation), Michel Audiard (scénario) et Jean Gabin (acteur). On peut aussi rajouter dans certains films Ennio Morricone pour la musique (aussi Maurice Jarre).
Régis Wergnier a raconté les premiers moments, très tendus, de la collaboration entre Henri Verneuil et Jean Gabin (dans "Des gens sans importance") : « Premier jour de tournage : Jean Gabin arrive sur le plateau, où Henri a fait installer vingt-cinq mètres de rail d’un travelling. Jean, sceptique, s’approche : "Je savais pas que j’allais faire un film avec un chef de gare…". Henri Verneuil, froissé, quitte le plateau et monte dans sa loge. Quand il en ressort, manteau sur l’épaule, Gabin l’attend. "Bon, ben je savais pas non plus qu’on pouvait pas plaisanter…". Chacun a pris ses marques : elles leur seront bien utiles pour la suite. ».
Et l’académicien des beaux-arts de rappeler que Jean Gabin était très excellemment dirigé par Henri Verneuil dans trois films devenus des "classiques" : "Le Président" (d’après Georges Simenon), "Un singe en hiver" (d’après Antoine Blondin) et "Mélodie en sous-sol" (d’après John Trinian) : « On dit et redit, écrit aussi, que Jean Gabin faisait du Gabin. Alors, revoyez ces trois films, où l’acteur interprète des personnages très différents, contrastés même. (…) [Des trois personnages de ces trois films], il n’y a aucun point commun, sinon l’acteur Jean Gabin qui les incarne. D’un film à l’autre, il est méconnaissable. Les costumes, les coiffures, les maquillages, les langages créent la différence, mais c’est de l’intérieur e l’acteur que naît la transformation. Ce travail, qui s’accomplit avec le metteur en scène, est indéfinissable, la seule chose que je sais, c’est qu’il y a un lien de rencontre, un territoire, qui est le personnage. Il faut lui donner de la chair, et faire surgir la vie, avec ses palpitations, ses tremblements, ses parfums, sa beauté, sa crudité, sa cruauté aussi. ».
Dans les deux derniers films cités, il y avait aussi Jean-Paul Belmondo et Alain Delon, autres nouvelles stars. Le 6 juillet 1981, voici comment Henri Verneuil voyait ces acteurs : « D’un côté, un pachyderme. Lent. Lourd. Les yeux enfoncés sous des paupières ridées et, dans l’attitude, la force tranquille que confère le poids. Celui du corps. De l’âge. De l’expérience (…) : Gabin. De l’autre, un félin. Un jeune fauve, toutes griffes rentrés, pas un rugissement mais des dents longues et, dans le regard bleu acier, la détermination de ceux qui seront un jour au sommet : Delon. ». Et Bebel : « Mon regret, c’est de ne pas avoir dirigé John Wayne, Clark Gable ou Spencer Tracy, mais j’ai eu la chance de travailler avec Jean-Paul Belmondo, qui, à lui seul, les résume tous. Ce qu’on admet chez Gary Cooper, on ne le reconnaît pas chez Jean-Paul Belmondo. Quand il descend le long d’un filin suspendu à un hélicoptère, il peut jouer Néron lorsqu’il arrive en bas. ».
Beaucoup de films réalisés par Henri Verneuil sont donc très connus du grand public, devenus des "classiques", certains mettant en scène des stars du cinéma français comme (donc) Fernandel, Jean Gabin, Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Bernard Blier, Lino Ventura, Yves Montand, Daniel Gélin, Jean-Pierre Marielle, Omar Sharif, François Périer, Pierre Mondy, Charles Denner, Rosy Varte, Jean-François Balmer, etc. et même des stars américaines, notamment Anthony Quinn et Charles Bronson. Ses trente-sept longs-métrages sortis entre 1951 et 1992 (en quarante ans de carrière) ont totalisé, rien qu’en France, plus de 92 millions d’entrées !
Parmi les films que j’ai adorés et qui restent des références, si je voulais n’en citer que cinq, je citerais volontiers en premier "Le Président" bien sûr, en Jean Gabin l’équivalent de Clemenceau, ensuite "I comme Icare", film très politique aussi, reprenant l’assassinat de John Kennedy et intégrant la fameuse expérience de Stanley Milgram, "Peur sur la ville" avec la description du nouveau quartier parisien de Beaugrenelle (et les acrobaties de Belmondo), "La vache et le prisonnier", avec Fernandel (et Marguerite), et "Week-end à Zuydcoote" qui évoque un épisode de la Seconde Guerre mondiale (l’auteur du roman qui l’a inspiré, Robert Merle, avait été fait prisonnier par les Allemands à Dunkerque en juin 1940).
Lorsqu’en 1982, il a présenté "Mille milliards de dollars" (qui ne fut pas un énorme succès commercial), Henri Verneuil a montré ses talents de précurseur et de visionnaire, en dénonçant « les dangers de la mondialisation, propice à l’apparition de sociétés aussi tentaculaires qu’inhumaines, dans lesquelles chacun n’est qu’un pion jetable à volonté, obligé de faire sans cesse du profit pour espérer survivre, au gré, et malgré, des gouvernements qui se succèdent ici et là ».
Consécration pour des cinéastes de cette dimension, Henri Verneuil a reçu en 1996 un César d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, mais il faut noter qu’il n’en a jamais reçu pour un film en particulier malgré quelques pépites et chefs-d’œuvre (il fut juste nommé en 1980 pour le César du meilleur scénario pour "I comme Icare", ainsi qu’en 1956, pour l’Oscar du meilleur scénario pour "Le Mouton à cinq pattes").
Il a par ailleurs reçu en 1992 le Prix Jean Leduc de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre (furent aussi récompensés par l’Académie française Jean-Paul Rappeneau en 1993, Yves Robert en 1991, Bertrand Tavernier en 1990, Jean-Jacques Annaud en 1989, Alain Resnais en 1986, Éric Rohmer en 1984, Jean-Loup Dabadie en 1983, Pierre Schöndörffer en 1982, Michel Audiard en 1981, Claude Miller en 1981, François Truffaut en 1980, Joseph Losey en 1979, Pierre Dumayet en 1978, Claude Goretta en 1977, Nicole de Buron en 1976, Claude Lelouch en 1975, Claude Pinoteau en 1974, Claude Sautet en 1973, Jean-Claude Brialy en 1972, etc.).
Consécration ultime, Henri Verneuil fut élu le 29 mars 2000 membre de l’Académie des Beaux-arts, reçu le 6 décembre 2000 : « Je vous remercie sincèrement de ce plaisir supérieur que vous m’offrez : siéger dans votre illustre Compagnie et flâner grâce à vous dans tous ces beaux-arts où vous excellez. Monsieur le secrétaire perpétuel, ai-je besoin de vous dire combien je suis sensible au grand honneur que vous me faites en m’installant personnellement sous cette illustre Coupole. Votre discours de réception sera la dernière page d’une modeste histoire d’intégration. Une intégration à la française. Celle qui permet de garder intacts tous les éléments de sa première culture, la seconde devient alors un enrichissement exceptionnel. Ainsi donc, permettez-moi de vous dire respectueusement, Monsieur le secrétaire perpétuel : Arménien je suis, plus Français que moi, tu meurs ! ».
À l’acte de création, Henri Verneuil a opposé l’intellectualisme dont il a été souvent victime en France : « Tout au long de ces cinquante ans, j’ai assisté aussi à la naissance d’un cinéma qui sacrifie souvent son instinct, son lyrisme et ses jaillissements à quelques satisfactions narcissiques et cérébrales. Applaudis, encouragés par quelques fantoches de l’art, je les ai vus lentement rongés par cette bactérie qu’est l’intellectualisme systématique. En l’absence de talent, on se croyait obligé d’être intelligent. (…) Tous les grands créateurs l’ont dit : l’intelligence en art ne crée pas. Elle se traîne de raisonnements en analyses, de jugements en destructions, elle tableronde, elle colloque, elle séminarise mais elle n’avance pas, elle reste monotone et pédante parce qu’il lui manque le souffle de vie, ce jaillissement de l’inconscient qui va devenir beauté. On réfléchira… après ! ».
Sur le cinéma, Henri Verneuil n’hésitait pas à encenser André Malraux : « Depuis cinquante ans, nous sommes très nombreux avec cette certitude que le cinéma sera populaire ou ne sera pas. L’art cinématographique ne peut attendre que la communication s’établisse entre l’œuvre et le public. La communication immédiate est la première condition de son existence même. La postérité cinéphilique se limite à un tout petit cercle de sympathiques phraséologues qui en perdent leurs râteliers en expliquant aux metteurs en scène ce qu’ils avaient voulu dire il y a trente ans. André Malraux fut peut-être l’intellectuel qui a le mieux compris le cinéma en le définissant par deux mots antinomiques : "Le cinéma est un art et une industrie". Tout est dit ! ».
Dans la conclusion de son hommage à Henri Verneuil, Régis Wargnier, qui lui a succédé à son fauteuil d’académicien, a relevé : « Je me tourne vers vous, chers académiciens, et je vous remercie d’abord d’avoir accueilli Henri Verneuil parmi vous. Cette reconnaissance, c’est vous qui la lui avez apportée. Il en a été très fier, et très bouleversé, je l’ai entendu de ses proches. Vous avez su voir quel homme, et quel créateur il était. Je pense à ces femmes, et à ces hommes, dont la beauté ou le charme sont si évidents, si présents, qu’ils nous subjuguent, et il nous faut alors un peu de temps pour nous rendre compte qu’ils ont aussi de l’esprit. Pour Henri Verneuil, c’est pareil : le succès a caché son talent. Son nom évoque l’action, la comédie, l’aventure, ou encore l’épopée. Mais il a aussi (…) embrassé le vingtième siècle avec ses monstruosités. ».
En terminant sur le film "La vingt-cinquième heure" : « Un monde dans lequel l’homme ne peut plus exercer sa liberté en face d’une société déshumanisée. Il partageait certainement cette vision assombrie de notre condition humaine, c’était la marque indélébile de son enfance, arrachée à sa terre. La suprême élégance d’Henri Verneuil aura été de nous le cacher, en nous offrant des films, et une œuvre, qui clame le contraire : sa foi dans l’amitié, dans l’amour, dans notre humanité. Dans la vie tout simplement. ». Un homme qui cachait bien son jeu …pour le plus grand bonheur des cinéphiles.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (11 octobre 2020)
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Pour aller plus loin :
Henri Verneuil.
Wladimir Yordanoff.
Jean-Luc Bideau.
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Michael Lonsdale.
Claude Chabrol.
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Annie Cordy.
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Maureen O'Hara.
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