« Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » (Henri Bergson, 1937).
Ce message très clair fut du plus grand philosophe français du XXe siècle. Il a été le fil rouge du Général De Gaulle et l’on peut imaginer qu’il a suivi quelques conférences au Collège de France dans sa jeunesse. La pensée et la réflexion ne pouvaient s’autosuffire, il faut aussi prendre pied dans le réel et dans l’action.
D’une congestion pulmonaire, sans souffrance, Henri Bergson est mort à Paris il y a quatre-vingts ans, le 4 janvier 1941, en pleine guerre et sous l’Occupation, à l’âge de 81 ans (il est né le 18 octobre 1859 à Paris). Membre de l’Académie française élu le 12 février 1914 (au fauteuil d’Émile Ollivier et de Lamartine, futur fauteuil de Jacqueline de Romilly et de Jules Hoffmann) et Prix Nobel de Littérature en 1927 (ses écrits étaient clairs, au style net, compréhensible, voir plus loin), il fut enterré très discrètement deux jours plus tard en présence de seulement une trentaine de personnes : son épouse, sa fille Jeanne (une grande artiste), Paul Valéry au nom des académiciens, Édouard Le Roy (son successeur au Collège de France et à l’Académie française) et deux représentants de l’État.
Paul Valéry, le 9 janvier 1941, rappelant que 1940 a été une année très dure (peut-on faire un parallèle avec 2020 ?), précisait : « Le corps de cet homme illustre a été transporté (…) dans les conditions nécessairement les plus simples et les plus nécessairement émouvantes. Point de funérailles ; point de paroles ; mais sans doute, d’autant plus de pensée recueillie et de sentiment d’une perte extraordinaire chez tous ceux qui se trouvaient là. (…) On est venu prendre le cercueil, et sur le seuil de la maison, nous avons salué une dernière fois le plus grand philosophe de notre temps. (…) Très haute, très pure, très supérieure figure de l’homme pensant, et peut-être l’un des derniers hommes qui auront exclusivement, profondément et supérieurement pensé (…), Bergson semble déjà appartenir à un âge révolu, et son nom, le dernier grand nom de l’histoire de l’intelligence européenne. ».
Pour Paul Valéry, il était "l’orgueil" de l’Académie française : « Que sa métaphysique nous eût ou non séduits, que nous l’ayons suivi dans la profonde recherche à laquelle il a consacré toute sa vie, et dans l’évolution véritablement créatrice de sa pensée, toujours plus hardie et plus libre, nous avions en lui l’exemplaire le plus authentique des vertus intellectuelles les plus élevées. Une sorte d’autorité morale dans les choses de l’esprit s’attachait à son nom, qui était universel. La France sut faire appel à ce nom et à cette autorité dans des circonstances dont je m’assure qu’il vous souvient. Il eut quantité de disciples d’une ferveur, et presque d’une dévotion que personne après lui, dans le monde des idées, ne peut à présent se flatter d’exciter. ».
Peu avant sa mort, Bergson, d’origine juive et polonaise par son père, et irlandaise par sa mère, a confié dans son testament, le 8 février 1937, avoir voulu se convertir au catholicisme dont il se sentait moralement proche mais n’a pas voulu, dans le contexte de l’époque, par grande lucidité et par solidarité avec les victimes de l’antisémitisme : « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme, où je vois l’achèvement complet du judaïsme. Je me serais converti, si je n’avais vu se préparer depuis des années (en grande partie, hélas ! par la faute d’un certain nombre de Juifs entièrement dépourvus de sens moral) la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde. J’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain persécutés. Mais j’espère qu’un prêtre catholique voudra bien, si le cardinal-archevêque de Paris l’y autorise, venir dire des prières à mes obsèques. Au cas où cette autorisation ne serait pas accordée, il faudrait s’adresser à un rabbin, mais sans lui cacher et sans cacher à personne mon adhésion morale au catholicisme, ainsi que le désir exprimé par moi d’abord d’avoir les prières d’un prêtre catholique. ».
Le Prix Nobel de Littérature tout comme, auparavant, son élection sous la Coupole, ont récompensé le bel écrivain, celui qui s’exprimait clairement : « La vraie valeur de la philosophie n’est que de ramener la pensée à elle-même. Cet effort exige de celui qui veut le décrire, et communiquer ce qui lui apparaît de sa vie intérieure, une application particulière et même l’invention d’une manière de s’exprimer convenable à ce dessein, car le langage expire à sa propre source. C’est ici que se manifesta toute la ressource du génie de M. Bergson. Il osa emprunter à la poésie ses armes enchantées, dont il combina le pouvoir avec la précision dont un esprit nourri aux sciences exactes ne peut souffrir de s’écarter. Les images, les métaphores les plus heureuses et les plus neuves obéirent à son désir de reconstituer dans la conscience d’autrui les découvertes qu’il faisait dans la sienne, et les résultats de ses expériences interpellent. Il en naquit un style, qui pour être philosophique, négligea d’être pédantesque, ce qui confondit, négligea et même scandalisa quelques-uns, cependant que bien d’autres se réjouissaient de reconnaître dans la souplesse et la richesse gracieuse de ce langage, des libertés et des nuances toutes françaises, dont la génération précédente avait été convaincue qu’une spéculation sérieuse doit soigneusement se garder. » (Paul Valéry).
La pensée de Bergson est trop importante et trop imposante pour la résumer en quelques phrases, évidemment. Il a influencé beaucoup de monde, pas seulement dans le domaine de la pensée (comme Jacques Maritain, Vladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Levinas, Jean-Paul Sartre, Gilles Deleuze, Carl Jung, etc.), ou dans le domaine de la littérature (comme Charles Péguy), mais, comme je l’ai indiqué plus haut, dans le domaine de l’action (comme De Gaulle). Henri Bergson fut d’abord un très brillant élève qui fut reçu aux deux concours de Normale Sup. à l’âge de 19 ans, celui littéraire et celui scientifique. Sa connaissance des sciences fut inestimable dans le développement de sa pensée. Il fut agrégé de philosophie et enseigna au Collège de France, avec de très nombreuses distinctions et reconnaissances universitaires et académiques. Sa notoriété et sa réputation étaient déjà très fortes vers 1905-1910.
Le Dictionnaire d’histoire culturelle de Michel Fragonard chez Bordas résume rapidement le contexte de la pensée de Bergson : « [La pensée de Bergson] participe, comme la phénoménologie de son contemporain Husserl, du courant de réaction au néo-kantisme qui dominait la philosophie universitaire européenne et surtout allemande dans les années 1880. Plus largement, elle s’inscrit dans le vaste mouvement de remise en cause des conceptions intellectuelles de l’époque fortement marquées par l’influence d’Auguste Comte, positivisme, scientisme et matérialisme, que Bergson connaît bien par sa formation à la fois scientifique et littéraire. ».
Bergson a réfléchi en parallèle avec d’autres penseurs de son temps. On peut citer notamment Freud, alors que Bergson a porté une attention soutenue à l’inconscient, et Einstein, alors qu’il a aussi beaucoup étudié l’effet du temps et la durée. Les deux thèmes (inconscient et temps) furent traités dans l’étude de la mémoire, que Bergson distingua : la mémoire volontaire et utilitaire, pour l’apprentissage, différente de la mémoire involontaire, inconsciente, que sont les souvenirs, le passé. À ce titre, Bergson était très intéressé par les rêves, et aussi par l’intuition qui était en quelque sorte la composante insaisissable de la raison. Dans son "Essai sur les données immédiates de la conscience" (1889), Bergson pensait que nous n’oubliions jamais rien de tout ce que nous avions eu conscience : « Notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres détails. ». Si seulement, pourrais-je soupirer ! L’inconscient, pour Bergson, serait le manque de mémoire, les souvenirs qui ont été écartés de la conscience.
À l’avenir, j’aurai peut-être l’occasion d’évoquer un point précis ou un autre de la pensée bergsonienne qui est très riche et très dense, mais, pour ce jour, je souhaite m’arrêter sur un sujet intéressant en pleine période de pandémie de covid-19. Ce sujet a été traité par la professeure de philosophie Aïda N’diaye, normalienne et agrégée de philosophie, invitée de France Inter le 31 mars 2020. Rappelez-vous la date : nous étions au début du premier confinement, l’avenir n’était pas gai (il l’est un peu plus aujourd’hui grâce à la perspective du vaccin) et ce confinement, annoncé (à mon avis par erreur) initialement seulement pour deux semaines a été prolongé pour encore un mois et demi.
Ce coronavirus est la démonstration d’un des thèmes importants de la pensée de Bergson, "l’imprévisibilité fondamentale du réel". Aïda N’diaye a évoqué « ce que Bergson appelle l’illusion rétrospective : celle qui consiste à identifier après coup dans le passé, ce qui a rendu le présent possible. Et donc cette illusion qui produit une impression de prévisibilité. ».
Elle a ainsi parlé de l’impréparation des stocks de masques, sujet à l’époque très d’actualité : « Nous avons tendance à en conclure que les responsables de l’époque auraient pu ou dû prévoir ce qui allait arriver. Nous le faisons donc depuis notre présent. Or, ce qu’on voit aujourd’hui, c’est que l’incapacité dans laquelle nous sommes individuellement, mais surtout collectivement, à nous projeter, nous révèle bien ce que tout cela a d’illusoire. En fait, déshabillée de nos habitudes face à une situation inédite, la réalité nous apparaît soudain pour ce qu’elle est : imprévisible. ».
Cela crée de l’angoisse, évidemment, et certaines personnes sont durement touchées par la crise sanitaire et les confinements, mais, dit Aïda N’diaye : « Pour Bergson, il faut aussi voir la révélation de ce qu’est notre liberté, justement, face à cette imprévisibilité, c’est-à-dire une capacité à agir de manière parfaitement neuve et originale que Bergson appelle la liberté créative. ». Ce serait le "monde d’après" : « On peut quand même redécouvrir ce que pourrait être notre liberté, c’est-à-dire une capacité à inventer et créer, à faire quelque chose de totalement inédit. ».
En somme, c’est « une occasion de ne pas reprendre nos vieilles habitudes, mais d’agir, d’être authentiquement libre et donc, de recréer, au sortir de cette crise, un monde radicalement neuf, puisque nous savons désormais que le réel peut toujours nous surprendre. ».
C’est probablement cet aspect-là de la crise sanitaire que la classe politique en France, notamment, n’a pas appréhendé, et pas seulement celle qui agit, dans la majorité et au gouvernement, aussi celle qui pérore, dans l’opposition et le dénigrement…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 janvier 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Philosophe de De Gaulle.
Friedrich Dürrenmatt.
Henri Bergson.
Patrice Duhamel.
André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Claude Weill.
Anna Gavalda.
Alfred Sauvy.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210104-bergson.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-liberte-creatrice-de-bergson-229939
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2020/12/19/38714841.html
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