« Tout cela m’emmène en terrain inconnu, là où sont, je crois, mes plus grandes faiblesses romanesques : il aurait fallu accéder à la psychologie du personnage, au code source de ma page Wikipédia, et expliquer pourquoi, malgré son enfantin désir de faire corps avec l’histoire, d’en être une puissance océanique, on assiste plutôt, chez ce rêveur incorrigible qui crut voir passer Bonaparte là où il n’y avait que Dupont-Aignan, à la répétition d’une structure mentale : mon personnage se représenterait le monde comme un échiquier et quand il verrait un coup à jouer, une case vide, il foncerait en se disant que s’il tient sa position, il n’est plus qu’à deux ou trois coups du pouvoir absolu. Mais à chaque fois, il oublie de vérifier qu’il n’est pas sur la trajectoire d’un fou plus rectiligne que lui, et qui viendrait immanquablement lui manger le pion. » (Aurélien Bellanger, le 27 janvier 2020 sur France Culture).
Ce mardi 16 février 2021, l’éditorialiste politique inclassable Dominique Jamet fête ses 85 ans (il est né à Poitiers). Cet âge très avancé ne semble pas l’empêcher de poursuivre ses activités de commentateur passionné de la vie politique. On peut encore le "rencontrer" sur certains plateaux de télévision (notamment sur LCI) et probablement qu’il a encore en préparation quelques ouvrages bien troussés sur des faits historiques ou des idées politiques.
Contrairement à Aurélien Bellanger, producteur radio et écrivain, qui est "un peu" plus jeune que moi, j’ai "connu" Dominique Jamet (pas personnellement) il y a déjà très longtemps. Au début des années 1980, il était dans mon "triumvirat" d’éditorialistes politiques du matin (en semaine) sur les trois grandes radios : Dominique Jamet faisait sa chronique politique sur France Inter vers 7 heures 10, ensuite, Alain Duhamel sur Europe 1 vers 7 heures 25 (on en entendait le sourire), enfin, pour bien être en retard le matin, l’incommode Philippe Alexandre sur RTL vers 7 heures 45. Je l’ai connu donc surtout par la voix, une voix très reconnaissable, un peu cassée, sérieuse, plutôt peu "autoritaire".
Il n’est pas resté très longtemps sur France Inter. Quand j’écris "au début des années 1980", c’était bien sûr juste après la victoire de François Mitterrand et l’arrivée de la gauche socialo-communiste au pouvoir. À l’époque, j’étais persuadé que Dominique Jamet était "socialiste", du moins, soutenait François Mitterrand, ce qui, il faut bien me l’avouer, coïncidait mal avec ce qu’on pouvait connaître de Dominique Jamet plus récemment, à partir des années 2000, une pensée souverainiste, eurosceptique, certes intelligente et cultivée, car ces deux caractéristiques ne lui ont jamais fait défaut et au contraire d’Éric Zemmour, lui aussi intelligent et cultivé, Dominique Jamet n’a jamais été (à ma connaissance) de mauvaise foi, il n’a jamais été un provocateur pour simplement augmenter les ventes de ses bouquins, et d’ailleurs, à cet égard, on peut même dire que la passion de Dominique Jamet a fait un peu oublié ses intérêts propres, quand on regarde sa carrière de journaliste.
Et effectivement, Dominique Jamet a soutenu et voté François Mitterrand tant en 1981 qu’en 1988. Cela lui a valu d’ailleurs d’être renvoyé du "Quotidien de Paris" après son appel à la candidature de François Mitterrand en décembre 1987 (à l’époque, François Mitterrand semblait encore hésiter à solliciter le renouvellement de son premier septennat).
Cela ne coïncidait pas trop car par la suite, il s’est quand même retrouvé vice-président de Debout La République puis Debout la France (DLF) du 16 novembre 2013 au 28 avril 2017, candidat tête de liste DLF en Île-de-France aux élections européennes de mai 2014 (3,8% des voix). Il a quitté Debout la France le 28 avril 2017 pour s’opposer fermement au soutien de Nicolas Dupont-Aignan, président de DLF, à la candidature de Marine Le Pen entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2017.
Comme le disait Aurélien Bellanger : « (…) Avec une boussole morale encore en état de marche : s’il a joué, incontestablement, beaucoup de positions simultanées sur l’échiquier politique, il semble avoir placé sur les extrêmes de celui-ci des rebords insurmontables. ». La morale a primé en effet sur le calcul politicien chez Dominique Jamet, c’est probablement la raison pour laquelle il n’a jamais réussi à devenir ministre, comme il en aurait eu (peut-être) envie, lui qui a été collaborateur (secrétaire) d’un Secrétaire d’État à la Défens nationale du 20 juin 1969 au 5 juillet 1972, André Fanton, l’un des rares anciens ministres de Georges Pompidou encore vivant aujourd’hui.
La passion de la politique, à l’évidence, Dominique Jamet l’a et il suffit de l’écouter commenter l’actualité à la télévision. Un exemple parmi d’autres, le 15 novembre 2016 sur LCI, peu avant le premier tour de la primaire LR de 2016, Dominique Jamet restait ainsi très sceptique sur la victoire du maire de Bordeaux Alain Juppé, soulignant une remontée exceptionnelle dans les sondages de François Fillon.
Dans sa chronique du 27 janvier 2020 sur France Culture (intitulée un peu facilement : "Il ne faut jamais dire Jamet : l’improbable itinéraire politique d’un personnage romanesque", Aurélien Bellanger s’étonnait surtout des positions politiques très divergentes que Dominique Jamet, qualifié pour l’occasion d’un "intriguant caméléon de la politique", a eu l’occasion de prendre au cours de sa vie : « C’est le type de personnalité dont les engagements successifs, en couvrant la quasi-totalité du spectre politique, ressemble à des transits complets sur le zodiaque, remplis de chimères et de monstres de la vie politique française. ».
Le soutien qu’il a apporté à François Mitterrand ne l’a pas empêché de s’engager dans la bataille électorale aux élections municipales de Châtellerault en mars 1983 : candidat apolitique au premier tour, il a fusionné avec la liste du maire sortant centriste Jean-Pierre Abelin qui a finalement été battue par la ministre socialiste Édith Cresson au second tour (Dominique Jamet fut alors conseiller municipal d’opposition pendant six ans).
Dominique Jamet a toutefois soutenu la liste PS de Laurent Fabius aux élections européennes de juin 1989. Il a soutenu aussi le "oui" au Traité de Maastricht au référendum de septembre 1992. En revanche, il s’est opposé à la guerre du Golfe en 1991 ainsi qu’à l’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie en 1999. Il a soutenu ensuite Jean-Pierre Chevènement à l’élection présidentielle de 2002 puis a rejoint Nicolas Dupont-Aignan en juillet 2012. C’est un parcours assez peu lisible.
Est-ce le milieu familial que voulait cette valse des étiquettes ? Sa mère est morte d’un cancer quand il avait 5 ans. Son père Claude Jamet, romancier et essayiste de renom, avait prôné la collaboration par pacifisme sous l’Occupation et fut membre de la SFIO avant la guerre (proche de Léon Blum). Son grand frère Alain Jamet, ancien conseiller régional FN et ami de jeunesse de Jean-Marie Le Pen, fut le premier vice-président du FN entre 2011 et 2014. Son fils Marc-Antoine Jamet, actuellement conseiller régional et maire PS, secrétaire général du groupe LVMH depuis 2001, président du Jardin d’acclimatation à Paris-Boulogne depuis 2004, président du CNED depuis 2011, fut le directeur cabinet d’Henri Emmanuelli premier secrétaire du PS entre 1994 et 1995 et directeur de cabinet de Laurent Fabius président du groupe PS à l’Assemblée Nationale entre 1995 et 1997. Enfin, sa nièce France Jamet, ancienne élue de Montpellier, conseillère régionale FN et amie d’enfance de Marine Le Pen, est députée européenne FN depuis 2017.
Dominique Jamet, soucieux de son indépendance intellectuelle, a toujours refusé de quémander des postes de la République, notamment à l’époque de la Mitterrandie triomphante. La seule fonction réellement officielle qu’a occupée Dominique Jamet, ce fut celle de président de l’établissement public de la Bibliothèque de France, du 24 novembre 1989 au 21 janvier 1994, nommé par décret du Président de la République François Mitterrand et du Premier Ministre Michel Rocard.
On peut d’ailleurs écouter une (longue) interview passionnante de 1997 dans laquelle Dominique Jamet racontait son aventure personnelle de la Très Grande Bibliothèque à Tolbiac.
Ancien élève du lycée Louis-le-Grand à Paris, Dominique Jamet a collaboré avec beaucoup de journaux et revues de la presse écrite, notamment "Combat", "Journal des arts", "France-Soir", "Le Figaro", "L’Aurore", "Le Quotidien de Paris", "L’Esprit libre", "Marianne", "Le Bien public", également "Backchich Hebdo" et il a contribué à fonder le site Boulevard Voltaire dont il fut le directeur de publication et qu’il a rapidement quitté en raison de la ligne éditoriale.
Écrivain, il a publié une vingtaine d’ouvrages, souvent des essais politiques et des essais historiques (sur Jean Jaurès par exemple), également une autobiographie. Ces livres (dont certains furent récompensés par un prix par l’Académie française et par France Télévisions notamment) montrent son goût pour l’histoire de France (la passion pour la politique n’est que la conséquence de la passion pour l’histoire) et un style assez plaisant à lire avec le sens de la formule.
Le message est souvent clair dans son récit, comme ceci : « À l’usage, il m’apparut que cet intarissable bavard, faussement jovial, ne parlait jamais au hasard, et ne disait que ce qu’il voulait bien dire, qu’il distillât au compte-gouttes de rares confidences ou qu’il se lançât au contraire dans d’interminables récits à mi-voix, alléchant, appâtant, provoquant, prêchant le faux pour savoir le vrai. » ("Passage du témoin", éd. Flammarion, 1993). Il a aussi la formule heureuse : « S’il suffisait pour être Victor Hugo de courir après tout ce qui porte jupon, le Panthéon aurait affiché complet bien avant 1885. » ("Notre après-guerre : Comment notre père nous a tués, 1945-1954", éd. Flammarion, 2003).
Son excellent livre sur "La Chute du Président Caillaux", chez Pygmalion (2013), est très intéressant à lire pour tous ceux qui veulent bien comprendre le début du Vingtième siècle.
Sur l’impréparation à la guerre : « La crise franco-allemande de 1911, heureusement dénouée par Caillaux, avait ouvert les yeux aux responsables civils et militaires sur l’exceptionnel état d’impréparation de notre armée. Bien que le monde entier fût censé nous envier notre incomparable corps d’officiers et nos prodigieux sous-officiers à nuls autres pareils, les dernières manœuvres, en 1912, avaient confirmé et mis en lumière, en présence des observateurs professionnels délégués par tous les pays intéressés, outre les lacunes de notre armement et les insuffisances de notre entraînement, la médiocrité, pour ne pas dire plus, de notre encadrement, du haut en bas de l’échelle de commandement. Notre ceinture de forteresses, notre artillerie lourde, notre marine, tout était à moderniser, à renforcer, à revoir. ».
Sur la "supposée instabilité" de la Troisième République : « L’incohérence, le désordre, la discontinuité sont plus apparents que réels. Ne pas confondre la IIIe République en son âge d’or avec la IIIe agonisante des années trente, et moins encore avec la IVe, congénitalement sujette à la danse de saint Guy. Entre 1900 et 1914, les gouvernements se suivent, mais les gouvernants demeurent. C’est la continuité dans le changement, la stabilité dans l’instabilité. Sur la période considérée, quinze ministères se sont succédé, ce qui donnerait un peu moins d’un an par gouvernement. Mais si l’on tient compte que Briand a quatre fois formé et dirigé un gouvernement, on tombe à douze Présidents du Conseil. Si l’on considère que Clemenceau était le véritable chef du gouvernement Sarrien, que Monis puis Doumergue n’ont été que les prête-noms de Caillaux, que Poincaré a été lee marionnettiste, Barthou et Viviani ses marionnettes, on ne trouve plus que six Premiers Ministres effectifs en quatorze ans, sois Waldeck-Rousseau pendant trois ans, Combes trois ans, Clemenceau plus de trois ans (dont six mois de Présidence nominale pour Sarrien), Poincaré deux ans (dont Barthou neuf mois et Viviani trois mois), Briand vingt et un mois, et Caillaux dix-huit mois (dont Monis trois mois et Doumergue sept mois), ce qui aboutit à relativiser sérieusement la supposée instabilité du régime. ».
Sur la tentative de putsch à l’enterrement de Félix Faure : « Au lendemain de la mort accidentelle de Félix Faure, disparu en action, comme disent les Américains, le désordre est dans les esprits et dans la rue. Au nez et à la barbe d’un gouvernement tétanisé, sous l’œil paterne de la police et le regard bienveillant de la caste militaire, nationalistes, plébiscitaires, ligueurs, arrogants et impunis, tiennent le haut du pavé. Déroulède, dangereux farfelu, et d’autant plus dangereux qu’il est sincère, saisit l’occasion des obsèques solennelles du Président défunt pour prendre par la bride le cheval du général commandant les troupes mobilisées par la pompe funèbre, enjoint à ce général de marcher sur l’Élysée, et ce général hésite un moment avant de résister à l’ordre donné par le poète factieux ! Trois mois plus tard, le 4 juin 1899, sur l’hippodrome de Longchamp, un énergumène en jaquette et haut-de-forme, suivi d’une petite bande de voyous élégants et titrés, tous membres du Jockey Club ou du Cercle de l’Union, force l’entrée de la tribune officielle et abat sa canne sur le chapeau du nouveau chef de l’État, le Président Émile Loubet, avant que le service d’ordre se décide à intervenir. ».
Je termine par ce passage du "Passage du témoin" déjà cité : « Non seulement la justice et l’opinion nous condamneraient, mais nous nous sentirions coupables. Nous nous autocensurons, nous cherchons des compensations, des satisfactions, des victoires au lit, au jeu, dans la vie professionnelle. Et puis, de temps à autre, l’un d’entre nous se laisse aller, et il a toute la société sur le dos. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 février 2021)
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Pour aller plus loin :
Dominique Jamet.
Olivier Duhamel.
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André Bercoff.
Jean-Louis Servan-Schreiber.
Alfred Sauvy.
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Irina Slavina.
Anna Politkovskaïa.
Le Siècle de Jean Daniel selon Desproges, BHL, Raffy, Védrine et Macron.
Claire Bretécher.
Laurent Joffrin.
Pessimiste émerveillé.
Michel Droit.
Olivier Mazerolle.
Alain Duhamel.
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