« Les commentateurs et les personnalités télévisuelles joignent le chœur belliqueux. Tout se passe comme si le monde se préparait à la guerre. (…) Débarrasser le monde de cette peur signifie rendre les gens plus libres. Cela devrait être un objectif commun. Beaucoup d’autres problèmes seraient alors plus faciles à résoudre. Il est maintenant temps de décider et d’agir. » (Mikhaïl Gorbatchev, le 26 janvier 2017, "Time" et "L’Express").
Qui a, en Russie, la même popularité que François Asselineau en France ? Réponse étonnante : pas un obscur rond-de-cuir au charisme d’huître et accusé d’agression sexuelle, mais un ancien chef de l’État. Mikhaïl Gorbatchev, qui fête le mardi 2 mars 2021 son 90e anniversaire, s’est exposé, comme Asselineau le 23 avril 2017, à une élection présidentielle au suffrage universel direct. François Asselineau a obtenu 332 547 voix soit 0,9% des suffrages exprimés. Le 16 juin 1996, lors d’une élection présidentielle beaucoup plus ouverte que prévue, Gorbatchev avait obtenu à peine mieux pour un pays beaucoup plus nombreux, 386 069 voix soit 0,5% des suffrages exprimés.
La grande popularité dont bénéficie Gorbatchev en Europe et aux États-Unis est proportionnelle à la grande impopularité qu’il a toujours essuyée, depuis la chute de l’URSS, dans son pays. C’est un peu normal : syndic de faillite, ce n’est jamais un métier populaire, pas plus qu’employé des pompes funèbres.
Avec Dmitri Medvedev, Gorbatchev est le seul ancien chef d’État encore en vie que la Russie de Vladimir Poutine compte encore. Aujourd’hui, les traits tellement vieillissants qu’il est à peine reconnaissable en dehors de sa tache de sang sur le crâne, il est passé d’un courant social-démocrate (qui fut aussi l’évolution du communisme italien qui a su prendre le virage de la modernité, au contraire de nos archéocaciques du communisme français), courant qui n’a pas beaucoup fleuri dans des élections plus ou moins verrouillées par le parti de Poutine, à un courant écologiste et pacifiste (comme ont évolué d’autres communistes, comme Pierre Juquin). Il voudrait la suppression de toutes les armes nucléaires et plus généralement, de toutes les armes de destruction massive dans le monde, il voudrait aussi la création d’un tribunal international qui jugerait tous les crimes écologiques, dont la définition resterait encore à trouver.
Ces activités politiques plus ou moins soutenues ont peu d’écho et d’influence, et si Gorbatchev compte aujourd’hui, c’est comme homme du passé, homme de l’histoire mondiale, qui lui a valu le Prix Nobel de la Paix en 1990 malgré la répression soviétique dans les pays baltes.
Parmi les cadres les plus dynamiques du parti mais aussi les plus lucides sur la situation de son pays, poulain de Youri Andropov, Mikhaïl Gorbatchev a succédé à Konstantin Tchernenko comme Secrétaire Général du comité central du Parti communiste d’Union Soviétique (PCUS), autrement dit, chef suprême de l’URSS, qu’il est resté du 11 mars 1985 au 24 août 1991, fonction qu’il a cumulée avec chef de l’État soviétique du 1er octobre 1988 au 25 décembre 1991, sous des appellations diverses, d’abord Président du Praesidium du Soviet Suprême de l’URSS, puis, le 25 mai 1989, Président du Soviet Suprême de l’URSS, enfin, le 15 mars 1990, plus simplement et avec plus de modernité, Président de l’URSS.
Arrivé assez jeune au pouvoir (54 ans) après une longue succession de gérontocrates finissant l’ère Brejnev, Gorbatchev voulait réformer l’URSS de l’intérieur pour la faire durer, la consolider, la pérenniser. Comme on aurait pu s’y attendre d’un point de vue théorique, il a fait la démonstration par l’absurde qu’un bon régime communiste était un régime communiste mort.
Il est arrivé pour ses réformes avec deux maîtres mots : perestroïka, qui signifie restructuration, et glasnost, le plus important à mon avis, qui signifie transparence. Sans doute séduit par la tradition démocratique de ce qu’on appelle "l’Occident", Gorbatchev aurait rêvé d’une URSS démocratique, assise sur un socle populaire mais restant aussi communiste qu’à ses débuts. Libéraliser sans décommuniser. Les Russes, finalement, ont voulu libéraliser la vie politique avant la vie économique, tandis que les Chinois font exactement l’inverse : ils libéralisent l’économie, mais pour libéraliser la politique, on attendra encore.
Évidemment, comme son rival jumeau Boris Eltsine, qui lui a penché du côté de l’après-URSS, Gorbatchev est très impopulaire dans l’esprit des citoyens russes car il est le symbole de l’effondrement de la dignité historique de la Russie, celle qui met sur le même piédestal Ivan IV, Pierre le Grand, Nicolas II, et même Staline, voire Poutine. En quelque sorte, l’incarnation de l’anti-Russie, un pays en désordre, dilapidé, ruiné économiquement, pillé économiquement, sans éclat international.
Pourtant, c’était bien Gorbatchev qui avait redoré le blason russe auprès de la "communauté internationale" au concept assez flou, en voulant renouer des relations internationales d’égal à égal et en tournant la page de la guerre froide.
Dans son ouvrage passionnant sur Gorbatchev, "Le roman vrai de Gorbatchev", qu’il a sorti aux éditions Flammarion en janvier 2019, Vladimir Fédorovski analyse justement ce "mystère" Gorbatchev. Écrivain et historien francophile et francophone (il est docteur d’État), Vladimir Fédérovski est très bien placé pour parler de la période Gorbatchev : diplomate soviétique (il a été la plume de Leonid Brejnev et Andreï Gromyko), il était conseiller diplomatique sous Gorbatchev et a noué des liens amicaux avec Alexandre Yakovlev, le théoricien des réformes gorbatchéviennes. En contact quasi-quotidiennement avec ce dernier, Vladimir Fédororvski a pu ainsi comprendre les différentes évolutions et difficultés de la perestroïka et de la glasnost.
Ce qui est intéressant dans ce livre, c’est que Fédorovski remet parfois les pendules à l’heure. Ainsi, aussi surprenant soit-il, il considère que Gorbatchev aurait pu être l’héritier de Beria, oui, de Lavrenti Beria, l’impitoyable Ministre de l’Intérieur de Staline, celui qui, par sa longévité, était le successeur évident, naturel, inéluctable du "petit père des peuples". Fédorovski consacre tout un chapitre sur Beria comme "précurseur de Gorbatchev".
Il écrit notamment : « Souhaitant libéraliser l’économie du pays, instaurer une économie de marché et une forme de multipartisme, Beria proposa de retirer le soutien soviétique à l’Allemagne de l’Est pour permettre sa réunification avec l’Allemagne fédérale. (…) Les décisions prises par Beria au printemps 1953 furent effectivement appliquées, et la terreur apocalyptique qui avait symbolisé les règnes de Lénine et de Staline ne reparut jamais. Pendant cent jours, Beria se comporta en dirigeant volontaire, d’une envergure exceptionnelle, multipliant de sa propre autorité les réformes et d’extraordinaires initiatives diplomatiques. Ces projets auraient pu annoncer la fin de la guerre froide et saboter la domination du parti communiste. C’est sur ce plan précis que Beria fut incontestablement le vrai précurseur de Gorbatchev ! Prouvant par là même qu’une partie des dirigeants du Kremlin sentait depuis longtemps la nécessité de sortir du communisme. (…) Dès 1953, quand Beria s’était emparé du pouvoir, tel était déjà son programme : décollectiviser l’agriculture et l’économie, amorcer la détente avec l’Occident. Mais il faut croire qu’il était trop tôt pour une telle lucidité. En un mois, son sort fut réglé. La vieille garde jeta son dévolu sur Khrouchtchev, qui incarnait à merveille la fameuse "sagesse du guépard" : tout modifier pour que rien ne change. ».
Pour Fédorovski, Yakovlev a eu une part décisive au moment de la succession de Tchernenko : il a négocié les ralliements déterminants à Gorbatchev de Viktor Grichine, secrétaire du parti à Moscou, et surtout, de Gromyko, promis à la Présidence du Soviet Suprême, dans la bataille de succession contre son rival "conservateur" Grigori Romanov. Vladimir Krioutchkov et Evgueni Primakov sont aussi intervenus pour favoriser la désignation de Gorbatchev. Krioutchov, futur chef du KGB, fut impliqué dans le coup d’État du 19 août 1991 contre Gorbatchev. Primakov fut par la suite un Ministre des Affaires étrangères et un Premier Ministre de Boris Eltsine.
Le programme politique de Gorbatchev était celui de son éminence grise, Yakovlev. Selon Fédorovski : « À ses yeux, la perestroïka est la dernière chance de réconcilier les socialistes de l’Est et de l’Ouest, de rassembler les communistes réformateurs et les sociaux-démocrates dans une sorte d’union de gauche à vocation internationale. Aux yeux de Yakovlev, il faut même assurer la convergence entre les deux systèmes, dans le nouveau contexte de la mondialisation et de l’interdépendance des nations. (…) C’est le moment que choisit Yakovlev pour faire passer à l’attention de Gorbatchev une analyse chiffrée de "l’étendue des crimes du régime totalitaire", laquelle avance le nombre effroyable de vingt-cinq millions de victimes sous Lénine, Trotski et Staline. ».
Mikhaïl Gorbatchev aurait été un héritier de Lavrenti Beria si celui-ci avait eu le temps de gouverner la Russie soviétique. Il est devenu un anecdotique François Asselineau du paysage politique russe. À moins de s’être transformé en une sorte Al Gore moscovite avec ses (nouvelles) aspirations écologistes…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (02 mars 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Mikhaïl Gorbatchev.
Evgueni Primakov.
Irina Slavina, le cauchemar par le feu.
Trotski.
Vladimir Poutine se prépare à un avenir confortable.
Anatoli Tchoubaïs.
Vladimir Poutine : comment rester au pouvoir après 2024 ?
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210302-gorbatchev.html
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