« Les supplétifs débarqués en métropole, en dehors du plan général, seront en principe renvoyés en Algérie (…). Je n’ignore pas ce que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes de la sédition, comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles. Il conviendra donc d‘éviter de donner la moindre publicité à cette mesure (…). » (Louis Joxe, le 16 mai 1962).
L’ancien ministre Louis Joxe est mort à Paris il y a trente ans, le 6 avril 1991, peu avant ses 90 ans (il est né à Bourg-la-Reine le 16 septembre 1901). Gaulliste de gauche, Louis Joxe fut un compagnon du Général De Gaulle exemplaire, ancien résistant, haut fonctionnaire assurant la transition administrative à la Libération et ministre au long cours (pendant près de dix ans). Parfois, le scandale rattrape la postérité. C’est le cas de Louis Joxe à qui de nombreux historiens ont reproché d’avoir abandonné à leur triste sort les Harkis (ces "supplétifs de l’armée française").
Ce qui met en cause en particulier Louis Joxe, alors Ministre d’État chargé des Affaires algériennes, l’un des négociateurs des Accords d’Évian (signés le 18 mars 1962) qui ont abouti au référendum d’autodétermination en Algérie le 1er juillet 1962 puis à son indépendance le 3 juillet 1962, c’est le télégramme du 16 mai 1962 envoyé au Haut commissaire de la République en Algérie sous le sceau du secret ("très secret, priorité absolue"). Il confirme que le gouvernement français a lâchement oublié les Harkis, ces combattants algériens dévoués à la cause française qui, après le refus d’être protégés par la France, ont été considérés comme des traîtres par les Algériens et, pour beaucoup, ont été massacrés.
En fait, dès le 12 mai 1962, le Ministre des Armées Pierre Messmer a donné des instructions claires pour empêcher l’arrivée des Harkis en métropole. Et dans le télégramme ci-dessus du 16 mai 1962, Louis Joxe est allé plus loin puisqu’il a demandé des sanctions contre ceux qui aidaient les Harkis à rejoindre la métropole pour éviter ainsi de devoir les renvoyer sur le sol algérien. Environ 42 500 Harkis (et leurs familles) ont été autorisés à s’installer en métropole (avec le statut de réfugiés et pas de rapatriés comme pour les Pieds-noirs), sur environ 200 000 à 250 000 Harkis au total. Entre 50 000 et 60 000 Harkis auraient été massacrés en Algérie pendant la première année d’indépendance, et des dizaines de milliers restèrent en prison parfois jusqu’à la fin des années 1960.
On pourrait comprendre la position du gouvernement français qui ne voulait pas un afflux massif de migrants (en plus de l’arrivée des Pieds-noirs), dont l’accueil et l’insertion dans la société auraient pu présenter des sources préoccupations politiques importantes. Mais on aurait plus de mal de comprendre la naïveté du même gouvernement français à croire au respect des engagements d’amnistie, de non représailles et de réconciliation de la part du gouvernement algérien dès lors que les troupes françaises (présentes sur le territoire algérien encore jusqu’en juin 1964) ne pouvaient plus intervenir sans l’accord du gouvernement algérien.
Il n’y a pas seulement des historiens (souvent "classés de gauche") qui ont dénoncé cette lâcheté française (rappelons cependant que ce n’est pas le gouvernement français qui a massacré les Harkis mais bien des militaires algériens). Il y a aussi la sociologue Dominique Schnapper (fille de Raymond Aron), le Prix Nobel Maurice Allais, et même un autre gaulliste, devenu Président de la République, Jacques Chirac, qui, le 23 septembre 2001, a reconnu : « La France n’a pas su sauver ses enfants de la barbarie. ».
Le 5 décembre 2002, Jacques Chirac a affirmé également : « Notre premier devoir, c’est la vérité. Les anciens des forces supplétives, les Harkis et leurs familles, ont été les victimes d’une terrible tragédie. Les massacres commis en 1962, frappant les militaires comme les civils, les femmes comme les enfants, laisseront pour toujours l’empreinte irréparable de la barbarie. Ils doivent être reconnus. La France, en quittant le sol algérien, n’a pas su les empêcher. Elle n’a pas su sauver ses enfants. Les Harkis ne sauraient demeurer les oubliés d’une histoire enfouie. Ils doivent désormais prendre toute leur place dans notre mémoire. La mission des historiens doit se poursuivre. Elle doit être menée avec conscience et impartialité. La connaissance du passé, parce qu’elle permet de rendre justice aux victimes de l’histoire, ne peut que servir l’approfondissement de notre concorde nationale. Ce devoir de vérité trouve son prolongement naturel dans un devoir de reconnaissance. ».
Plus tard, le Président Nicolas Sarkozy a déclaré le 12 avril 2012 à Rivesaltes (où se trouvait un ancien camp de réfugiés harkis), près de Perpignan : « La France se devait de protéger les Harkis de l’Histoire, elle ne l’a pas fait. La France porte cette responsabilité devant l’Histoire. ». Le Président François Hollande est allé encore plus loin dans la reconnaissance de la responsabilité française, le 25 septembre 2016 aux Invalides à Paris : « Je reconnais les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des Harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférer en France. (…) La reconnaissance de la responsabilité de la France est un acte symbolique qui fait avancer la paix des mémoires, de toutes les mémoires de la guerre d’Algérie, de ses mémoires blessées. ».
Les Harkis n’ont été reconnus dans leur statut d’anciens combattants qu’à partir du 9 décembre 1974 s’ils habitaient en France et à partir du 23 juillet 20210 s’ils habitaient en Algérie. C’est une des taches peu glorieuses de l’histoire de la France.
Revenons à Louis Joxe, qui était-il ? Agrégé d’histoire géographie en 1925 (il fut devancé par le major, Georges Bidault), après un bref temps d’enseignement à Metz puis du journalisme, Louis Joxe a été en 1932 le collaborateur du ministre Pierre Cot sous la Troisième République, ce qui lui a permis de visiter l’URSS en septembre 1933. Après cette incursion ministérielle, il intégra en 1935 la plus grande agence de presse française (l’agence Havas, future AFP) et se spécialisa dans les relations internationales.
Après un engagement militaire dans l’armée de l’air puis à l’information au début de la Seconde Guerre mondiale, Louis Joxe fut renvoyé de son emploi par le régime de Pétain, mais a réussi à réintégrer l’Éducation nationale avec un poste d’enseignant à Alger. Ce fut à partir de là qu’il est devenu résistant et qu’il a travaillé avec De Gaulle, qui a fait de lui le secrétaire général du futur gouvernement provisoire de la République française d’octobre 1943 à janvier 1946, d’abord à Alger puis à Paris. Il a réalisé ainsi la transition administrative après l’Occupation.
Louis Joxe a continué ensuite comme diplomate dans diverses instances (dont l’UNESCO) puis fut nommé ambassadeur de France en URSS en 1952 et en Allemagne de l’Ouest en 1955, secrétaire général du Quai d’Orsay en 1956. Après le retour au pouvoir de De Gaulle, Louis Joxe fut parmi les grands commis de l’État qui constituèrent l’ossature de ses gouvernements.
Ainsi, Louis Joxe a été ministre sans discontinuer dans les gouvernements de Michel Debré et de Georges Pompidou : Secrétaire d’État chargé de la Fonction publique le 24 juillet 1959, puis Ministre de l’Éducation nationale le 15 janvier 1960, puis Ministre d’État chargé des Affaires algériennes le 22 novembre 1960, puis Ministre d’État chargé de la Réforme administrative le 7 décembre 1962, enfin Ministre de la Justice le 7 avril 1967 jusqu’au 31 mai 1968. Il fut aussi une seconde fois Ministre de l’Éducation du 15 octobre 1962 au 7 décembre 1962. Arrivé aux Affaires algériennes peu avant le "putsch des généraux" du 21 avril 1961, il a décrété l’état d’urgence avec les décrets n°61-395 et n°61-398 du 22 avril 1961. À la Réforme administrative, il a notamment travaillé sur l’intercommunalité en faisant adopter la loi du 31 décembre 1966 qui a amorcé la coopération intercommunale.
Le 28 avril 1969, après la démission de De Gaulle et la candidature de Georges Pompidou pour lui succéder, Louis Joxe a fait partie d’un petit groupe de députés gaullistes (avec Jean Charbonnel, Paul Granet, etc.) à vouloir soutenir Georges Pompidou à la condition qu’il nommât Edgar Faure Premier Ministre (cette démarche n’a eu aucune suite).
Ministre "technicien", Louis Joxe se fit consacrer par l’onction du suffrage universel aux élections législatives de mars 1967 : il fut élu et réélu député de Lyon de mars 1967 à novembre 1977, date à laquelle qui démissionna du Palais-Bourbon car nommé membre du Conseil Constitutionnel du 4 novembre 1977 au 28 février 1989, d’abord par Edgar Faure, Président de l’Assemblée Nationale, le 22 octobre 1977 pour terminer le mandat d’un membre décédé (Henri Rey), puis confirmé par Jacques Chaban-Delmas, Président de l’Assemblée Nationale, le 12 février 1980 pour un mandat complet (unique). Louis Joxe fut ainsi l’un des rares membres du Conseil Constitutionnel à y avoir été présent plus de neuf ans (en dehors des anciens Présidents de la République).
Père notamment d’un autre ministre important de la Cinquième République, Pierre Joxe (Intérieur, puis Défense), Louis Joxe est mort le 6 avril 1991 et repose désormais à Jouy-en-Josas où résidait un certain Léon Blum.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (05 avril 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Louis Joxe.
Jacques Chirac.
Valéry Giscard d'Estaing.
Pourquoi De Gaulle a-t-il ménagé François Mitterrand ?
Philippe De Gaulle.
Deux ou trois choses encore sur De Gaulle.
La France, 50 ans après De Gaulle : 5 idées fausses.
Daniel Cordier.
Jacques Chaban-Delmas.
Hubert Germain.
Edmond Michelet.
Alexandre Sanguinetti.
Bernard Debré.
Christian Poncelet.
Albin Chalandon.
Jacques Soustelle.
Raymond Barre.
Simone Veil.
La Cinquième République.
Olivier Guichard.
18 juin 1940 : De Gaulle et l’esprit de Résistance.
Philippe Séguin.
Michel Droit.
René Capitant.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210406-louis-joxe.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/louis-joxe-et-les-harkis-232042
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