« C’est bien la mise en cause des idées reçues qui m’a constamment stimulé et amené à procéder à cette contre-histoire tantôt à l’aide d’une confrontation plurielle des perspectives, tantôt à l’aide d’une contre-analyse par l’image, tantôt par l’approche d’objets méprisés ou cassés, les faits divers et les tabous, ou que la vulgate n’avait pas pris en considération : le ressentiment, la passion d’obéir, etc. » (Marc Ferro, cité par Sébastien Vincent le 5 novembre 2011 dans "Le Devoir").
Le grand historien Marc Ferro, spécialiste de la période contemporaine, et en particulier de la Russie, de l’Union Soviétique, de la colonisation, du cinéma dans ses rapports avec l’histoire, et des deux guerres mondiales, fête ses 95 ans ce mardi 24 décembre 2019.
La marque de fabrique de Marc Ferro, c’est d’essayer de revisiter de nombreux faits historiques, de confronter les points de vue (ceux des parties impliquées), aussi, d’essayer d’analyser les mouvements populaires (pas seulement ceux de l’élite), de regarder les images d’archives qui peuvent parfois contredire certaines interprétations admises, enfin d’essayer de comprendre comment ou pourquoi la plupart des grands événements historiques n’ont jamais été prévus.
Né d’un père lui-même né en Grèce (mort quand il avait 5 ans) et d’une mère née en Ukraine (qui fut tuée à Auschwitz en 1943), Marc Ferro a eu 20 ans en 1944 à Grenoble où il a commencé ses études supérieures. Résistant dans le maquis du Vercors (mais il ne s’en est jamais vanté pour sa carrière), il fut après la guerre un enseignant puis un universitaire, d’abord à Oran en Algérie de 1948 à 1956, puis à Trinidad, la Martinique, au Canada, en Australie, en Guinée, Tunisie, Maroc, Sibérie orientale, Turkestan, etc. et finalement à Paris. Il est devenu très connu par ses travaux sur la Révolution russe de 1962 à 1976 (thème de sa thèse de doctorat). Il a enseigné entre autres à Polytechnique, à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et dirigea la revue "Les Annales" aux côtés de Fernand Braudel, son maître avec Pierre Renouvin.
Sur la Révolution russe, un siècle plus tard, l’ancien candidat anticapitaliste à l’élection présidentielle Olivier Besancenot a sorti un livre en octobre 2017 où il comptait proposer des enseignements pour le présent. Il fut particulièrement honoré du commentaire de Marc Ferro venu parler avec lui dans une émission de radio dont voici un extrait.
Les médias, Marc Ferro en est très friand, probablement parce qu’il a toujours été très friand des images. Il a participé à de nombreuses émissions de radio et de télévision, notamment sur Arte où il a présenté du 20 mai 1989 à juin 2001 les 630 numéros de l’émission "Histoire parallèle", les actualités en images, dans un recul de cinquante années, avec plus d’une centaine d’invités (comme Philippe De Gaulle, Mikhaïl Gorbatchev, Christian Pineau, Robert Badinter, Gerhard Schröder, Pierre Messmer, Daniel Mayer, Henri Rol-Tanguy, Robert Paxton, Claude Cheysson, Lucie Aubrac, Henri Amouroux, Frédéric Pottecher, etc.).
L’une de ses dernières interventions fut pour l’excellente émission de Patrick Cohen "Rembob’INA" sur LCP, dont le but est de ressortir, redécouvrir, de vieilles émissions télévisées d’il y a plusieurs décennies. Et en particulier celle qui rediffusa quelques larges extraits du débat des "Dossiers de l’écran" du 25 mai 1976 sur Pétain, à l’occasion du 25e anniversaire de sa disparition.
Le pouvoir en place, à savoir Valéry Giscard d’Estaing, avait déconseillé de produire une telle émission car il voulait se concentrer sur la réconciliation franco-allemande. L’émission télévisée a quand même eu lieu (preuve d’une certaine indépendance) et probablement qu’un tel débat, encore passionné par l’affrontement entre pétainistes et résistants (dont l’extraordinaire Pierre-Henri Teitgen), ne pourrait jamais plus avoir lieu aujourd’hui, en particulier quand on entend le point de vue de l’avocat de Pétain, Jacques Isorni.
À l’occasion de cette émission sur LCP (qui a été diffusée notamment le dimanche 22 septembre 2019), Marc Ferro racontait ses souvenirs de jeune résistant pour dire que Pétain n’était pas le plus haï : « Je me souviens qu’au maquis (…), on jugeait en gros que Pétain, on n’en parlait pas dans le maquis, on parlait de Laval, on parlait de Darnand, on parlait de qui vous voulez, mais de lui, tabou. Pourquoi ? Parce que ça nous aurait divisés, parce qu’il y en avait qui étaient plus anti-vichystes qu’anti-Pétain, et d’autres plus anti-allemands qu’anti-vichystes, et puis, il y a eu une sorte d’escalade des haines, pour nous, l’ennemi, c’était d’abord l’Allemand, et puis, je jugeais comme tous mes camarades que Pétain était trop vieux, que ce n’était pas sa faut, ce sont les travaux d’historiens qui ont fait le point sur la culpabilité quasi-intégrale de Pétain. ».
Très souvent présent dans les médias, Marc Ferro a livré son expertise d’historien sur de nombreux faits d’actualités. Par exemple, quand le Président Nicolas Sarkozy est allé en Algérie pour reconnaître l’injustice du système colonial, Marc Ferro a salué cette nouveauté dans un entretien avec Philippe Leymarie sur RFI le 4 décembre 2007 : « Ce qui est nouveau, c’est de l’avoir dit en tête, tout de suite, sans hésitation. Et deuxièmement, de l’avoir dit en Algérie, alors qu cela aurait pu être tenu de façon plus flou et anonyme. Par conséquent, c’est effectivement une nouveauté. ». Mais, nuancé, s’il a évoqué le ressentiment algérien qui ne s’effacerait pas rapidement (il a parlé de « problème de survivance de rancœur »), il a noté aussi : « Rappelez-vous, il y a deux ou trois ans, quand Chirac a été en Algérie, cela a été l’enthousiasme. Ce qui prouve qu’une grande partie des populations algériennes n’a pas une vision seulement noire e la présence française. ».
Dans un entretien publié le 19 décembre 2017 par le blog des informations du 6e DOM, celui des personnes originaires d’outremer et vivant en métropole (fxgpariscaraib.com, blog issu du journal "France-Antilles"), Marc Ferro a complété son analyse sur le lien entre colonisation et attentats islamistes en France : « D’abord, vous observez que les neuf dixièmes des attentats viennent du Maghreb. Qu’il y ait un lien avec notre colonisation, si on veut le nier, c’est qu’on ne veut rien voir. Mais on ne voit pas du même coup qu’il n’y a jamais eu d’attentat commis par des Vietnamiens, ni par des gens de l’Océan Indien, ni par des Caribéens, ou exceptionnellement… Cela veut dire que, vu mon passé, je juge que les attentats, forcément, sont l’héritage de la colonisation en Afrique du Nord, mais dans la mesure où des colonisations n’ont pas secrété d’attentats, même s’il y a eu des guerres, ça veut dire que les attentats ont un autre foyer. Il y a deux foyers, celui qui émane de notre présence et celui qui émane de la régénération de l’islamisme parti d’Iran, d’Arabie, d’Afghanistan… Il y a les deux, tantôt, c’est l’un, tantôt, c’est l’autre, et ils se nourrissent l’un l’autre. ».
Les islamistes intégristes, Marc Ferro les a analysés ainsi : « Les intégristes nous accusaient d’abord d’avoir été aveugles, puis d’avoir voulu désislamiser comme on a décatholicisé en France, et surtout, ils nous reprochent d’avoir voulu faire adopter aux musulmans nos principes sur les droits de l’Homme alors que nous-mêmes ne les appliquions pas. (…) Khomeiny voulait islamiser la modernité et faire la révolution mondiale en épurant l’occidentalisme pourri par l’argent… (…) Ce (…) terrorisme a une perspective qu’on pourrait qualifier de nazi. Un des membres des Frères musulmans, du Caire, donne des instructions sur la façon d’éduquer les enfants pour que ce soit une race pure (…). C’est-à-dire une chimie appliquée à l’homme pour le redresser, pour que le musulman soit pur de tout élément venu de l’extérieur. ».
Marc Ferro a trouvé dans l’islamisme le remplaçant de l’idéologie des mouvements révolutionnaires mondialistes, trotskistes et maoïstes : « Tout ce champ révolutionnaire est apparu comme sans issue, au point que Foucault a commencé à saluer Khomeiny ou que le communiste Roger Garaudy s’est converti à l’islam… ».
Revenant sur le colonialisme, il a aussi commenté les propos du Président Emmanuel Macron quelques mois plus tôt, en février 2017 : « Quand Macron a dit que la colonisation était un crime contre l’humanité, je pense qu’il a commis une erreur qui n’est pas à la hauteur de son intelligence, de ses connaissances. Il aurait dû dire que les conquêtes coloniales étaient un crime contre l’humanité, parce que ça, c’est vrai. Mais la colonisation n’a jamais été vraiment un crime contre l’humanité. La guerre d’Algérie, oui, mais pas avant. ».
Et de rappeler aussi quelques faits qui ne font peut-être pas plaisir à tout le monde : « Quand Pétré-Grenouillot a écrit son livre sur l’esclavage, il a montré ce qu’on savait mais qu’on n’avait jamais écrit, non seulement qu’il y avait eu des esclavagistes noirs avant les Portugais, mais qu’il y avait surtout eu des esclavagistes musulmans et des révoltes de Noirs en Arabie. ».
Comme on le voit, Marc Ferro n’a pas peur de choquer et de sortir du "politiquement correct" quand ses thèses sont étayées par de très solides arguments.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (20 décembre 2019)
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Pour aller plus loin :
Marc Ferro.
Alfred Grosser.
Raymond Aron.
René Rémond.
Jean d’Ormesson.
Pierre Miza.
Jean-Baptiste Duroselle.
Georges Duby.
Hannah Arendt et la doxa.
Max Gallo.
François de Closets.
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Philippe Alexandre.
Elie Wiesel.
Henri Amouroux.
Jean Lacouture.
Édouard Bonnefous.
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André Glucksmann.
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Maurice Duverger.
Bernard Pivot.
Michel Polac.
Georges Suffert.
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