« Il fallut donc songer à établir un chef suprême qui fût l’enfant de la Révolution, un chef en qui la loi corrompue dans la source, protégeât la corruption, et fît alliance avec elle. (…) On désespéra de trouver parmi les Français un front qui osât porter la couronne de Louis XVI. Un étranger se présenta : il fut choisi. » (Chateaubriand, le 30 mars 1814).
La polémique sur la célébration du 200e anniversaire de la mort de Napoléon Ier, le 5 mai 1821, est assez curieuse et typiquement dans l’ornière des polémiques stériles franco-françaises. Et pourtant, aucune polémique n’avait eu lieu il y a à peine deux ans, en pleine torpeur estivale, le 15 août 2019, au 250e anniversaire de la naissance de l’empereur. Pourquoi préférer célébrer cet anniversaire à l’autre ? Est-ce la décision du Président Emmanuel Macron d’honorer un des hommes qui ont fait la France qui a provoqué une telle polémique ?
Alors, oui, bien sûr, j’ai hésité à rajouter dans le titre "et Macron", car évidemment, tous ces personnages sont très différents dans des contextes très différents (j’aurais pu rajouter Thiers, Gambetta, Clemenceau, Poincaré), mais vouloir célébrer une personnalité marquante, ce n’est pas forcément vouloir s’identifier à elle, c’est juste dépassionner l’histoire, la digérer, la rendre consensuelle alors qu’elle a été passionnée, passionnelle. Après tout, les gens ont la mémoire courte. La haine contre De Gaulle que l’on pouvait entendre chez les étudiants de mai 1968 a-t-elle été oubliée alors que les protagonistes sont, pour la plupart, encore vivants ? Même chose pour les défenseurs de l’Algérie française qui se sont sentis trahis par celui qui a initié l’indépendance. En fait, pas un personnage historique qui fait consensus de son vivant dans le sentiment patriotique, au contraire, c’est parce qu’il avait de la détermination, du courage, de la volonté et une vision qu’il a transcendé le conformisme ambiant pour agir et changer le cours des choses.
Tiens, imagine-t-on Napoléon à l’époque de la pandémie de covid-19 ? Nul doute que son grand talent d’organisateur aurait su imposer à la fois la manufacture des équipements de protection, la multiplicité des tests de dépistage, l’imposition du protocole dépister, tracer, isoler, la mise en place d’une stratégie de vaccination massive et sans doute l’obligation très contraignante de se faire vacciner, de s’isoler…
C’est ici évidemment de l’uchronie, ou plutôt, de l’imagination historique (c’est un peu différent de l’uchronie, il s’agit d’imaginer un personnage historique dans un autre contexte), mais ce qui est certain, c’est que Napoléon a su insuffler l’excellence scientifique française puisque le système des écoles scientifiques d’excellence vient de son organisation de l’État, tout autant que l’excellence administrative avec la création de grands corps de l’État.
Comparer Emmanuel Macron à Napoléon serait absurde et sans intérêt, probablement plus contreproductif que laudatif, mais il y a une dizaine d’années, j’entendais une ministre déléguée comparer Nicolas Sarkozy à De Gaulle et Napoléon, ce qui signifie que tout reste permis. Emmanuel Macron n’est pas Napoléon puisqu’il est d’abord Zeus (pour moi, Jupiter est une planète et le dieu, il est grec avant d’être romain), ce qui est à peine différent du Sphinx qui se faisait appeler Dieu, alias François Mitterrand.
Mais revenons à Napoléon. En analyse rationnelle, il suffirait d’inscrire deux colonnes, une qui est positive et une qui est négative, faire le bilan de l’actif et du passif. Comme je le suggérais précédemment, Napoléon est comme la Révolution, c’est un bloc (selon l’expression de Clemenceau), on prend tout ou on ne prend rien, mais on ne peut pas faire son marché sur ce qui est bien ou mauvais.
On peut se douter des motivations personnelles, besoin de reconnaissance, mégalomanie et autres formes de caricatures psychologiques, mais bon, franchement, y a-t-il au moins un candidat normal à une élection nationale qui croit pouvoir gagner ou qui veut gagner (j’exclus toutes les candidatures de témoignage) ? Retrouver sa figure sur une affiche trois fois quatre, est-ce vraiment dans l’ordre normal d’une psychologie équilibrée ? Évidemment, non.
Alors, il y a les passifs, jusqu’aux lâches qui préfèrent laisser les autres agir et même décider, au point de n’être jamais écoutés, et puis il y a les mégalos qui veulent le pouvoir, qui veulent agir, qui veulent se mettre au service du collectif, parfois au prix de la famille, de nuits, de vies complètement bouffées par la politique, et qui se font entendre un peu trop. Et puis, toutes les nuances entre ces deux caricatures.
Napoléon est une sorte de condensé de la France directive. Chateaubriand renâclait à considérer un Corse comme un Français, et ses écrits contre Napoléon sont particulièrement xénophobes. Au-delà du début de l’article, je peux citer d’autres phrases de la même veine : « Absurde en administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les Français, cet étranger ? » (toujours le 30 mars 1814). Ou encore : « Par quel honteux caprice avons-nous donné au fils d’un huissier d’Ajaccio l’héritage de Robert-le-Fort ? ».
Dans ce pamphlet contre Napoléon, Chateaubriand lui a fait surtout un procès en usurpation et en imposture : « On se demande de quel droit un Corse venait de verser le plus beau comme le plus pur sang de la France [par l’exécution du duc d’Enghien]. Croyait-il pouvoir remplacer par sa famille demi-africaine la famille française qu’il venait d’éteindre ? ». Autre extrait : « Sous le masque de César et de l’Alexandre, on aperçoit l’homme de peu, et l’enfant de petite famille. ». Ou encore : « Aussitôt que l’adversité qui fait éclater les vertus a touché le faux grand homme, le prodige s’est évanoui ; dans le monarque, on n’a plus aperçu qu’un aventurier, et dans le héros, qu’un parvenu à la gloire. ».
Disons-le clairement, Chateaubriand, monarchiste, a eu tout faux, tout faux dans le sens où l’histoire n’a pas tourné comme il aurait voulu. Donc, cette haine écrite en 1814 a un côté un peu dépassé (il n’imaginait pas l’effondrement du Premier empire aussi rapidement), mais il ne disait pas que des choses fausses.
Le côté usurpateur était réel. Napoléon était un provocateur. Il s’est moqué des monarques en voulant faire le monarque encore mieux, ou pire, plutôt, que les monarques européens de l’époque. Il a tout fait, jusqu’à créer une nouvelle noblesse, de multiples décorations, ainsi qu’en se nourrissant d’un népotisme absolument ahurissant : toute sa famille avait des postes partout dans l’Europe conquise.
Oui, c’était un va-t-en-guerre, mais comment influencer sans imposer à l’époque ? Il a conquis toute l’Europe aux idées révolutionnaires, car c’était bien de cela qu’il s’agissait : la République n’était pas absente de l’Empire, c’était juste le titre, l’Empire était typiquement la République à la tête de laquelle on plaçait un nouveau monarque.
Napoléon, en ce sens, a donné l’écho des idées de liberté et d’égalité, et même de fraternité, même si, de ce point de vue, elle est difficile à dénicher dans les guerres napoléoniennes. La liberté à tout point de vue, et notamment la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, ce qui a nourri les nations, puis les nationalismes, plaies du XXe siècle. Certains pourraient poursuivre en disant que la mondialisation est la plaie du XXIe siècle, mais c’est plus compliqué que cela, la mondialisation a toujours existé en tout temps : Pushu-Ken, commerçant paléo-assyrien réputé de Kanesh, avait déjà étendu son activité de l’Inde à la Mésopotamie et sa copieuse correspondance pourrait étonner par sa modernité commerciale.
Sans le ressort psychologique de Napoléon, il n’y aurait eu aucune conquête, aucune victoire des idées révolutionnaires. La France d’aujourd’hui doit évidemment beaucoup à l’organisation administrative de Napoléon. En quelque sorte, sans Napoléon, la Révolution aurait été intellectuellement balayée.
Et la création de l’empire a montré une chose intéressante : un républicain, issu du peuple, couronné par le mérite, peut s’autoproclamer chef suprême. Et se poser lui-même la couronne de lauriers. L’empire ne pouvait toutefois pas être durable. Il a fallu trois quarts de siècle pour solder définitivement la monarchie (c’était trop tôt en 1804, il fallait attendre 1875), mais il nous a fallu encore attendre trois quarts de siècle et deux guerres désastreuses pour comprendre qu’on avait besoin quand même d’un monarque.
C’est Napoléon qui a révélé cette caractéristique du peuple français : ce besoin d’un monarque républicain, républicain car le peuple est révolutionnaire, mais monarque car il a besoin d’être dirigé. Alors, quand les institutions ne le permettaient pas, il fallait des personnalités particulièrement fortes : Thiers, Gambetta, Clemenceau, Poincaré, De Gaulle l’ont été. Mais à la différence des quatre premiers, De Gaulle a réussi à intégrer dans la Constitution, pas en 1958 mais en 1962, cette idée de chef suprême légitime, or, la seule légitimité, la seule consécration, la seule onction divine possible en République, c’est le suffrage universel direct. L’Étre suprême, c’est le peuple, donc les électeurs (pas le peuple dans la rue qui n’a quasiment jamais représenté le peuple tout court).
On peut critiquer l’autocratisme, on peut critiquer Napoléon, ses guerres sanglantes, les sondages montrent bien que le peuple français est ingouvernable, puisqu’il peut critiquer aussi bien la trop forte présence de l’autorité que son absence et sa mollesse, et cela quels que soient les hommes (et les femmes) portés au pouvoir.
Paradoxalement, Emmanuel Macron a bien compris cela en 2017. Son point faible, dans la campagne présidentielle de 2017, était sa capacité à incarner le régalien, à incarner l’autorité, même s’il assumait déjà largement la "verticalité". Il a déjà bien réfléchi à la question. Dans "Le 1 hebdo" du 8 juillet 2015, il déclarait ceci : « La démocratie comporte toujours une forme d’incomplétude, car elle ne se suffit pas à elle-même. Il y a dans le processus démocratique et dans son fonctionnement un absent. Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! ».
Et il a poursuivi ainsi : « On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du Général De Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du Président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. (…) Si l’on veut stabiliser la vie politique et la sortir de la situation névrotique actuelle, il faut, tout en gardant l’équilibre délibératif, accepter un peu plus de verticalité. ».
C’est clair donc qu’Emmanuel Macron a bien compris le mythe de l’homme providentiel en France : ce mythe, détesté, il est "en même temps" recherché par les Français. Emmanuel Macron cherche donc à occuper la fonction, et dans l’offre politique actuelle, il es celui qui peut le mieux occuper. En ce sens, non seulement Emmanuel Macron est un digne successeur de De Gaulle, mais également de toutes les figures du roi dont la République a été privée depuis plus de deux siècles.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (29 avril 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Napoléon, De Gaulle et Macron.
Napoléon Ier.
Le 18 juin de Napoléon.
Le Congrès de Vienne (1815).
Napoléon III.
Henri VI, comte de Paris, ou l’impossible retour du roi.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210429-napoleon.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/napoleon-de-gaulle-et-232681
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