« Au fond, de l’Empire, nous avons renoncé au pire, et de l’empereur, nous avons embelli nos meilleurs. Commémorer ce bicentenaire, c’est dire cela. Simplement. Sereinement. Sans céder jamais à la tentation du procès anachronique qui consisterait à juger le passé avec les lois du présent. Mais en retraçant ce que nous sommes, nous, Français. » (Emmanuel Macron, le 5 mai 2021).
On pourra dire ce qu’on veut, on pourra apprécier ou ne pas apprécier le Président de la République, Emmanuel Macron a eu raison de commémorer ce mercredi 5 mai 2021 à l’Institut de France, devant des lycéens, le bicentenaire de la mort de Napoléon Ier. Il n’y a pas d’incompatibilité ni de contradiction à ce que la République commémore l’empereur, d’autant plus que le Premier Empire était une sorte d’aboutissement transcendantale de la République de la Révolution, sa conclusion et son "osmose" dans la nation française. C’était un exercice délicat, périlleux, notamment à cause des polémiques que l’annonce de ce discours a suscitées, et le Président de la République s’en est très bien tiré, sur la forme comme sur le fond.
On dit qu’Emmanuel Macron aime bien les commémorations. Mais c’est justement le rôle du chef de l’État, "père de la Nation", de revenir sur des moments essentiels qui ont façonné notre histoire de France. La République française n’est pleinement française que lorsqu’elle est la France dans sa totalité, et donc, dans son époque prérépublicaine, époque que je placerais avant la Troisième République, étant donné que les deux premières républiques n’étaient que des parenthèses courtes de l’histoire. On peut d’ailleurs comprendre à quel point les pères fondateurs de la Troisième République avaient peur que cette dernière se terminât en eau de boudin, euh, en eau d’empire, vu l’issue des deux précédentes républiques (d’où le régime d’assemblée pour éviter tout culte de la personnalité).
Emmanuel Macron aime bien l’histoire de France et en cette période, il est servi. En 2020, ce fut l’année De Gaulle, et ce mois-ci, après Napoléon, comme chaque année, le 8 mai 2021 à 18 heures, il commémorera le 76e anniversaire de la Victoire sur les forces nazies, le 9 mai 2021 dans l’après-midi, Strasbourg, la fête de l’Europe qui rappelle le fameux discours de Robert Schuman. Enfin, même si son agenda ne le dit pas encore, on pourra imaginer qu’il pensera au 40e anniversaire de la victoire de François Mitterrand, histoire de rappeler son origine socialiste, ce Président qui a si souvent célébré, dont le Bicentenaire de la Révolution.
On se souvient aussi que son premier acte de campagne politique fut pour honorer sainte Jeanne d’Arc le 8 mai 2016 à Orléans, refusant de laisser le FN (devenu RN) préempter ce personnage important de la culture française (du reste, Jeanne d’Arc est l’exemple de la réconciliation de l’Église et de la République après la loi de séparation). Et on se souvient aussi de ses multiples célébrations de la figure historique de Clemenceau, notamment le 11 novembre 2017.
Comme l’explique Thierry Sarmant, conservateur en chef du patrimoine au Service historique de la Défense, dans l’ambitieuse "Histoire mondiale de la France" (sous la direction de Patrick Boucheron, éd. Seuil), Napoléon était mégalomaniaque : « Napoléon ne met pas de bornes à ses ambitions : il s’imagine aussi bien maître de l’Europe ou du monde que souverain de la France. "Je suis Charlemagne", écrit l’empereur à son oncle Fesch le 7 janvier 1806. Dans le "système fédératif" imaginé par lui, le "Grand Empire" embrasse la France proprement dite et les États vassaux à la tête desquels sont placés des princes de sa famille ou à lui alliés (…). Avec le temps, Napoléon succombe à la démesure, en vint à croire à sa quasi-légitimité de droit divin, à imaginer sa dynastie comme une quatrième "race royale", après les Mérovingiens, les Carolingiens et les Capétiens. Les années passent, le rappel des origines révolutionnaires et nationales de son pouvoir lui devenait de plus en plus désagréable. Le 11 novembre 1812, en pleine retraite de Russie, il annonçait à Cambacérès depuis Smolensk son projet d’organiser dans l’église des Invalides [où il allait être enterré] une cérémonie "solennelle et religieuse" où serait prononcé un discours "ayant pour objet de rétablir dans toute sa pureté cette maxime fondamentale de la monarchie : ‘Le roi ne meurt point en France’. "… Le magicien s’était laissé prendre à sa propre mystification. ».
D’ailleurs, en quelque sorte, aujourd’hui, vouloir être Président de la République, c’est se comporter comme Napoléon, se croire indispensable et providentiel à la France.
Thierry Sarmant souligne aussi la dualité des sentiments et ressentiments sur Napoléon, déjà au jour du sacre, le 2 décembre 1804 : « Les uns dépeignent un Napoléon pâle, ému et grave, les autres un despote qui craint d’être taché par les saintes huiles et qui réprime des bâillements pendant la messe. ». Aucune gloire n’a été consensuelle de son vivant.
C’est cette dualité qu’Emmanuel Macron a choisi de décrire dans son discours (qu’on peut lire dans son intégralité ici) devant des lycéens, mais aussi son épouse Brigitte et le prince Jean-Christophe Napoléon Bonaparte, prétendant au trône impérial (34 ans, HEC, Harvard et gestionnaire de capitaux privés à Londres), accompagné de l’épouse de celui-ci, Olympia von Arco-Zinneberg.
Rappelant le discours de Napoléon lorsqu’il fut élu à l’Institut de France, le 25 décembre 1797 : « Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles que l’on fait sur l’ignorance. », Emmanuel Macron a commenté : « La lutte contre l’ignorance. L’amour du savoir et de l’histoire. La volonté de ne rien céder à ceux qui entendent effacer le passé au motif qu’il ne correspond pas à l’idée qu’ils se font du présent. Non. Napoléon Bonaparte est une part de nous. Il l’est parce que dire son nom continue de faire vibrer partout mille cordes d’imaginaire (…). Bien peu de destins, il faut le dire, ont façonné autant de vies au-delà de la leur. C’est ce qui fait que nous sommes rassemblés ce jour. ».
Au passif de Napoléon, "évidemment" : « Napoléon, dans ses conquêtes, ne s’est jamais véritablement préoccupé des pertes humaines. (…) Nous avons ensuite, et depuis lors, placé la valeur de la vie humaine plus haut que tout, que ce soit dans les guerres ou dans les pandémies. ». L’esclavage aussi : « Napoléon (…) a rétabli l’esclavage que la Convention de 1794 avait aboli. ».
À son actif : « Napoléon, ainsi fidèle à l’esprit de 1789, a gravé dans le marbre l’égalité civile entre les hommes dans le Code civil, la protection de la loi pour tous avec le Code pénal. ». Et Emmanuel Macron d’évoquer les améliorations à ces actions, l’égalité entre les femmes et les hommes et l’abolition de la peine de mort.
Toujours à son actif, les arts (dont militaire), les sciences (les grandes écoles, etc.), l’éducation (le baccalauréat) : « La vie de Napoléon est (…) un chant de la raison. Sans doute est-ce en effet l’un de ceux qui poussa le plus loin en pratique l’héritage des Lumières, la confiance en la science, l’art de l’organisation et tout cet héritage du XVIIIe siècle. ».
Mais la raison de commémorer Napoléon arrive vite dans le discours du Président de la République. Lui qui croit à la méritocratie, à l’absence de fatalité dans les vies humaines, l’exemple de Napoléon comme "premier de cordée" fait par lui-même, est absolument essentiel : « La vie de Napoléon est (…) une ode à la volonté politique. À ceux qui jugent les destins figés, les existences écrites à l’avance, le parcours de l’enfant d’Ajaccio devenu maître de l’Europe démontre qu’un homme peut changer le cours de l’histoire. (…) On aime Napoléon parce que sa vie a le goût du possible. Parce qu’elle est une invitation à prendre son risque, à faire confiance à l’imaginaire, à être pleinement soi. (…) À chaque instant et en tous aspects, il réinventa son existence et fut infiniment libre. Une force qui va. ».
Il faudrait être naïf pour ne pas interpréter une telle phrase comme une allusion à peine voilée d’une potentielle analogie entre l’empereur et lui, qui a l’habitude de dire qu’il "prend son risque" et tous les deux se sont d’ailleurs illustrés par une grande jeunesse.
Et paradoxalement pour un "preneur de risque", Emmanuel Macron a refusé de prendre parti sur les conditions historiques de Napoléon : « Nulle volonté de juger les conditions d’accès au pouvoir (…). Nulle volonté non plus de dire si Napoléon a concrétisé ou au contraire dévoyé les valeurs révolutionnaires. ».
Emmanuel Macron a donné aussi un autre élément positif dans le bonapartisme, la souveraineté nationale : « Le fait est qu’après des mois de tâtonnements et d’hésitations, il sut donner une forme durable à la géniale intuition révolutionnaire de la souveraineté nationale. (…) Napoléon compris très vite la nécessité de répondre au vertige de la fin du droit divin, en la substituant par une autre légitimité, une autre transcendance. Ce fut pour lui, le peuple français. Tout ce qui est fait sans le peuple est illégitime. Mais derrière le peuple français ainsi déclaré, ainsi installé comme nouveau foyer d’une souveraineté nationale, d’une transcendance ainsi trouvée, il n’y avait évidemment pas les libertés démocratiques. Il y avait tout de suite encore la forme de l’État. (…) Son ultime intuition fut de vouloir combler le vide laissé par la figure du roi le 21 janvier. ». En ce sens, De Gaulle fut aussi un continuateur de Napoléon.
Mais Emmanuel Macron finit en reconnaissant que sur les libertés, Napoléon a été "mauvais" : « Il ne pouvait (…) tout à la fois ancrer la Révolution et interdire aux Français le goût de la liberté dont elle était porteuse. En cela, 1789 fut plus fort que Napoléon. ».
En somme, cette dernière phrase résume toute la prudence élyséenne qui consiste à prendre le bon tout en relativisant le mauvais de Napoléon, la relativisation se fait en fait comme en considérant des lacunes qui sont comblées par la suite de l’histoire (l’esclavage est un sujet assez éloquent de ce point de vue, en 1848, il est définitivement aboli), plaçant l’œuvre de Napoléon dans un ensemble de progrès dont il fut à la fois un accélérateur (organisation de l’État) et un freineur (libertés publiques).
C’est pour cette raison qu’Emmanuel Macron a réussi son discours du 5 mai 2021, un exercice tellement difficile qu’il ne pouvait pas ne pas s’y soumettre. Il l’a fait sans passion débordante et avec un réel respect de toutes les opinions d‘aujourd’hui. C’était son rôle de Président de la République, dont l’une des missions est de fédérer le sentiment national.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (06 mai 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Napoléon Bonaparte selon Emmanuel Macron.
Discours du Président Emmanuel Macron sur Napoéon Ier le 5 mai 2021 à l’Institut de France à Paris (texte intégral et vidéo).
Du haut de ce Président, quatre ans vous contemplent.
Napoléon, De Gaulle et Macron.
Emmanuel Macron, deux ans après.
Emmanuel Macron et les 5 ans d’En Marche.
Le "chemin d’espoir" d’Emmanuel Macron.
Allocution télévisée du Président Emmanuel Macron, le 31 mars 2021 à Paris (texte intégral et vidéo).
Emmanuel Macron sera-t-il un Président réformateur ?
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210505-macron-napoleon.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/napoleon-bonaparte-selon-emmanuel-232897
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