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5 juin 2021 6 05 /06 /juin /2021 03:23

« La mort, cependant, finit par s’imposer, l’armure moléculaire se fendille, le processus de désagrégation reprend son cours. » (Michel Houellebecq, "Sérotonine", 4 janvier 2019).




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Cela faisait des mois, et même, des années que j’imaginais la conclusion. La triste conclusion. Que cette conclusion m’obsédait. Me triturait le cerveau. Me malaxait l’âme. Parfois m’empêchait de dormir et j’ai pourtant un excellent sommeil (va savoir pourquoi). C'était comme si j'attendais l'inattendu.

Dans l’absolu, en théorie, on vit toujours avec cette idée, on vit toujours avec la connaissance intime de sa mortalité et de celle de ses proches. On peut même dire qu’elle est dans les gènes humains, dans la gêne humaine. On peut même être soulagé de cette mortalité. Comment imaginer un monde d’immortels ? Imaginer de voir ces milliards d’êtres humains, il me semble, je ne sais plus où je l’ai lu, qu’il y a eu en tout quelques dizaines de milliards de vies humaines apparues, nées sur Terre depuis le début de l’humanité (à définir). De toute façon, c’est assez simple, nous n’étions pas trop nombreux jusqu’à il y a un ou deux siècles, quelques centaines de millions. Ce décompte sans prendre en compte les éventuels cas de réincarnation (auquel cas, faudrait-il compter double ou triple une âme qui a plusieurs vies ?).

Après cette constatation que l’enfant arrive souvent à atteindre de lui-même, par l’observation du monde ambiant, ou un deuil dans le cercle restreint, certains peuvent croire ou ne pas croire, et quand on croit, on croit un peu à sa religion personnelle, architecturée ou pas par une "grande religion", mais finalement, on voit bien, à l’instar d’un François Mitterrand, athée mais "une messe est possible" (à son enterrement), chacun, aujourd’hui, dans le prêt-à-penser, peut prendre une religion avec ou sans quelques options, et il y en a même qui prennent seulement les options sans la religion elle-même. Tout est possible.

Cette connaissance intime de sa finitude, je viens de l’écrire, peut soulager. Les égalitaristes sont ravis de savoir que la mort tombe sur tout le monde, sans distinction de classe sociale, sexe, ethnie, etc. Un dicton célèbre dit que la chemise d’un mort n’a pas de poche. Ma grand-tante disait régulièrement, dans sa sagesse tellement émouvante, qu’on n’emporte rien dans la tombe. À quoi bon être riche ? Certes, il faut pouvoir vivre, mais il y a un seuil à partir duquel cela n’a plus de sens, sinon dans la redistribution personnelle (quoi qu'en disent les complotistes de canapé, que Bill Gates décide de dépenser sa fortune dans une fondation pour sauver des vies humaines en aidant massivement dans la lutte contre certaines maladies, là où les États ont failli, non seulement cela me convient mais apporte une certaine moralité à l’argent que certains pensent sale par essence).

L’autre égalité, c’est que la mort affecte tout le monde, touche tout le monde, les autres, soi. C’est une chose certaine, absolument certaine, je mourrai. Vous mourrez. J’ai toujours de l’émotion quand je regarde un vieux film, un film des années 1930 par exemple, avec une foule. Je sais, sauf s’il y avait un bébé, que tous ces figurants, tous ces acteurs, toute cette animation, cette joie, cette colère, etc. tout cela est passé, tout le monde est mort, repose dans un cimetière ou ailleurs… Carnage. Naturel. La seule chose qui compte, finalement, c’est la chronologie, ou plutôt, c’est l’ordre de passage. Il y a un ordre naturel (les plus âgés partent avant les plus jeunes, les parents avant les enfants, etc.) mais il n’est pas toujours bien suivi. Il y a la maladie, l’accident, le crime…

Mourir tard, c’est nécessairement connaître plus de deuils que ceux qui meurent tôt. On peut bien sûr prendre l’option de la misanthropie : on n’aime plus personne et l’on n’est plus affecté par les départs intempestifs de cette Terre. C’est une option mais elle n’est pas plus vivable que ceux qui aiment et sont ensuite désespérés.

On le dit souvent avec les animaux domestiques, les chats ou les chiens. On est affecté par le départ d’un chat (c’est d’autant plus éprouvant qu’on n’est pas bien sûr que c’est politiquement correct d’évoquer son chagrin pour la perte d’un chat quand il y a autant de détresse humaine autour de soi), et puis on se dit, je n’en reprends plus, c’est trop triste. Mais avec cette logique, il ne faut pas faire d’enfants, il ne faut pas avoir de conjoint, il ne faut même pas connaître ses parents… Et puis, les amoureux des chats replongeront, nécessairement. Et seront encore tristes car les espérances de vie ne sont pas les mêmes, et d’ailleurs, c’est souvent encore plus triste quand le propriétaire du chat meurt avant lui.

Je m’égare. Il ne faut pas me laisser divaguer, je divague rapidement, loin, parfois avec un point de non retour. Ce point de non retour, c’est ce que Jankélévitch appelait l’irréversible. L’impossibilité de faire marche arrière. Et je dois dire que cela m’effraie encore plus que la mort elle-même. Par exemple, cette évolution inéluctable vers la mort. Oui, chaque seconde qui passe m’y conduit aussi, évidemment, comme le veut la formule omnes vulnerant ultima necat, mais il est des marches temporelles qui ne sont pas linéaires mais exponentielles. On ne le dit pas, les médecins ne le disent pas, mais on peut le sentir, le pressentir, tout le monde, l’entourage, soi-même.

On peut le savoir et faire comme si on ne le savait pas. D’ailleurs, c’est ce que tout le monde fait, ou pratiquement, à moins d’en devenir névrosé voire psychopathe : la connaissance intime de sa mortalité est un petit morceau d’humanité qu’on tente de bien cacher dans son placard des affaires non traitées. On sait bien qu’il y a les affaires importantes à traiter et les affaires urgentes à traiter. Et comble de la stupidité, on préfère traiter des affaires urgentes sans importance à traiter des affaires importantes moins urgentes. La mort, c’est une affaire pas urgente (on n’est pas pressé, on croit que ce n’est pas urgent). Sauf quand il y a quelques signes avant-coureurs, bien sûr. Cela peut donner de la sérénité, comme le montre avec une dignité incroyable le professeur Axel Kahn. Ou un certain détachement, que l’on peut, je pense, je l’espère, gagner avec l’âge ou l’évolution d’une maladie.

L’humain est souvent un dur à cuire. J’ai vu aussi que le chat était un dur à cuire, et plus généralement, la vie est une dure à cuire. On ne s’extrait pas du monde des vivants innocemment, impunément, sans lutte, sans combat. Même au dernier quart d’heure. Même avec détachement et sérénité.

J’habitais loin. Environ quatre cents kilomètres. Une demi-journée pour y aller. C’est beaucoup maintenant. Avant, ce n’était rien, je prenais sur mes nuits. Mais maintenant, il faut bien dormir un peu. Chaque fois que je venais le voir, j’étais inquiet. C’était très étrange. Serait-ce de la grâce ? Je ne sais pas, je ne pense pas. Mais la réalité, c’était que chaque fois que je repartais, j’étais comme regonflé, comme rassuré. Oui, il était vivant et bien vivant. En mauvais état, oui, incontestablement, et un état pas stationnaire, évolutif, c’était pire, mais il était là.

Une maladie particulièrement merdique. Désolé pour le mot, je m’aperçois que depuis la pandémie de covid-19, j’emploie des mots que mon éducation et ma culture m’interdisaient jusque-là d’employer …du moins, publiquement, dirons-nous ! Saloperie pour le coronavirus, une vraie merde pour la maladie associée, le covid-19 (que je persiste à mettre au masculin, on ne va pas vouloir défendre un féminisme sémantique par ailleurs stupide et mettre au féminin le premier fléau mondial venu ! les ouragans ont déjà donné et heureusement, maintenant, on alterne les genres).

Oui, une maladie merdique. Une maladie qui ne s’annonce même pas. Ce n’est pas comme : un problème, on fait des analyses, on fait des analyses complémentaires, on fait le diagnostic, ou plutôt, on donne le verdict comme un couperet et l’on se démerde (bigre, je me lâche dans mon vocabulaire). C’est plus sournois, c’est plus diffus. Elle ne s’annonce pas, elle ne dit pas son nom et d’ailleurs, a-t-elle vraiment un nom, y en a-t-il plusieurs ? elle a plutôt un ou des syndromes, c’est plus vague.

C’est une maladie neurodégénérative. C’est infect comme maladie. Elle surprend, elle apparaît là où on ne l’attend pas. On a mis bien longtemps à comprendre que c’était une maladie. C’est peut-être le mal de ce nouveau siècle, parce que l’espérance de vie et les progrès de la médecine font apparaître des maladies que les humains n’avaient pas le temps d’appréhender avant. Ce n’est ni Parkinson ni Alzheimer. Deux mots, deux gros mots qui font peur et qui ont raison de faire peur. Mais non, ce n’étaient pas elles. Il y en a des milliers d’autres.

La raison ? L’hérédité ? Peut-être. L’alcool ? Peut-être. Le tabac ? Les médecins l’ont dit mais serait-ce pour donner un argument pour arrêter de fumer, car quand il y a une maladie, autant éviter qu’il y en ait d’autres (oui, je sais, autant que je meurs de quelque chose, et là où j’en suis, qu’est-ce que je risque ? ai-je entendu des dizaines de fois dans des circonstances diverses). Toujours est-il qu’en remontant dans la mémoire, oui, cela a donné la motivation pour arrêter. Et quand on est hospitalisé plusieurs mois, de toute façon, on n’a pas le choix et l’on est sevré (il paraît que ce sont les premiers mois qui sont les plus difficiles, je dis cela, mais je n’ai jamais arrêté de fumer, je ne suis pas fumeur, je ne fais que compatir).

Le premier vrai signal, c’était sept ans trois quarts auparavant. Un mal au ventre qui s’est terminé à l’hôpital avec septicémie. Entré en août (il se trouvait alors momentanément seul), il en est ressorti en novembre. Seulement après sa sortie, les médecins ont avoué qu’ils avaient failli le perdre (c’est moi qui formule). Je savais que c’était plutôt grave, mais pas que le boulet était passé si près. On parlait de nécrose de l’intestin, ou un truc comme cela. Là encore, c’est moi qui formule et je m’étais interdit de rechercher plus sur Internet.

Et puis, cela a continué. En fait, on ne savait pas très bien que c’était une continuité. C’était juste des "fonctions", ou plutôt, parlons smartphone, des "applications" qui s’effilochaient. Et c’était très voyant, très impressionnant. Par exemple, la main gauche. Tremblante, puis incapable de la commander. Mais le plus impressionnant, évidemment, c’était la parole. Plus aucune capacité à parler. Oui, le langage est une barrière. Pouvoir s’exprimer. Alors, heureusement, il lui restait la main droite (il était droitier), il pouvait écrire de sa délicate et sensible écriture de prof, mais il n’avait pas toujours à disposition une feuille de papier et un crayon… si en fait, à la longue, si.

C’était à ce moment-là que je me disais qu’un très léger TOC, un petit mouvement de la bouche, qu’il avait depuis des dizaines d’années, n’était peut-être pas si anodin que cela. Ce n’était pas le même, mais celui que Jacques Chirac avait à la fin de sa vie était du même genre. L’air de rien mais qui disait en fait déjà tout. D’ailleurs, je ne suis pas dans le secret des dieux et je n’ai pas eu connaissance du dossier médical de Jacques Chirac, je ne veux du reste pas en avoir connaissance car cela ne me regarde pas, mais je subodore que le problème de Jacques Chirac était similaire. De ce que j’en ai vu, uniquement.

Maladie évolutive. Alors, inévitablement, cela s’est propagé à la main droite. Il ne pouvait plus écrire. Il pouvait encore montrer du doigt. Alors son épouse lui a confectionné un petit carton avec un alphabet, des lettres, des chiffres, quelques mots entiers (genre merci) et il pouvait ainsi montrer les mots, les phrases qu’il voulait dire. Parfois, je ne le comprenais pas et il renonçait, c’était trop fatigant alors qu’il ne voulait dire qu’une boutade sans importance. C’est ainsi qu’il s’est enfermé dans un silence où ce qui n’était pas indispensable à dire n’était plus dit (du reste, il n’était pas très bavard avant cela). Trop fatigant. Trop insignifiant. Alors, naturellement, les seules communications se basaient sur ses besoins.

On avait tenté l’ordinateur, avec des logiciels spécifiques, mais c’était trop tard. Il n’a écrit que deux ou trois phrases, mais c’était déjà trop compliqué pour lui. C’est émouvant de les relire, de les revoir, car c’était enregistré dans un logiciel. Il pouvait ainsi l’envoyer à distance. Cela n’a pas duré très longtemps, à peine quelques semaines. La maladie allait plus vite que l’imagination pour la contourner. Pas facile de refaire le monde soi-même. Aucune aide alors. Connue du moins.

Ne plus parler était une chose, ne plus pouvoir manger était une autre qui a apparu assez vite. Il fallait lui donner à manger. Comme un retour à l’enfance. Rien à mâcher. Tout en purée. Il avait le goût. Il a toujours gardé le goût et malgré son état de plus en plus affaibli, de plus en plus dépendant, il gardait des petits moments de bonheur, comme manger ces fraises un peu hachées pour qu’elles pussent passer.

C’est très difficile d’en parler comme cela, froidement. Petit à petit, il ne pouvait plus marcher. Il fallait l’aider pour se déplacer, pour se laver, pour plein d’autres choses que la nature nécessite de faire. Son épouse était à ses côtés. S’est mise à arrêter de travailler (elle avait l’âge de la retraite mais elle voulait faire un peu de rab et finalement, elle a anticipé sa fin d’activité d’un an car c’était trop difficile à assurer).

Il lui a fallu longtemps, plusieurs années, avant de comprendre qu’elle était une conjointe aidante d’une personne dépendante. Elle ne le savait pas car ce n’était pas comme un accident où je perds par exemple l’usage de mes jambes et ma conjointe doit alors m’aider du jour au lendemain à me passer de mes jambes : c’est ponctuel, c’est singulier, une discontinuité et on peut, ne serait-ce que psychologiquement, acter que c’est un handicap, qu’il va falloir de l’aide, de la solidarité nationale aussi. Mais là, c’est différent, c’est une maladie qui chauffe lentement la marmite où la grenouille est plongée, elle ne se rend pas compte qu’elle va être ébouillantée.

Au bout de quelque temps, son épouse découvre qu’il existe toute une série d’aides, dont elle a droit ou pas droit. Dédale des aides sociales. C’est très compliqué, il y a plein de "guichets", mais généralement, c’est auprès du conseil général (maintenant conseil départemental) que la plupart des dossiers sont montées. Cela varie beaucoup d’une ville à l’autre, d’un département à l’autre et quand j’ai entendu Nicolas Sarkozy imaginer ce fameux cinquième pilier de la sécurité sociale, l’aide à la dépendance, évidemment que j’ai applaudi. François Hollande l’a poliment laissé dans le placard des choses non urgentes (mais les gens meurent vite, le savait-ils ?) et je me réjouis que c’est dans les intention de son successeur Emmanuel Macron, même si la crise sanitaire a, encore une fois, comme après la crise de 2008, retardé sa mise en œuvre.

Ainsi avait-elle droit à une infirmière qui puisse le toiletter et à une aide ménagère qui lui fasse les repas et l’aide à manger : « Il y a des moments où la pudeur cède, parce qu’on n’a simplement plus les moyens de la maintenir. » (Houellebecq). Pour son épouse, c’était aussi l’obligation de se conformer aux horaires des aides à domicile, être prête le matin, être là pour les accueillir, etc. En fait, elle a cherché ses aides quand elle ne pouvait plus le porter. Il faut insister, répéter, il existe des aides pour accompagner les personnes dépendantes, même si elles sont très insuffisantes, elles sont encore très peu connues des personnes qui ne sont pas encore confrontées à ce problème majeur.

Dans les statistiques, c’est d’ailleurs terrible : dans 50% des cas, c’est le proche aidant (souvent le conjoint) qui meurt avant la personne dépendante ! Parce que c’est une charge bien trop lourde. Il faut des professionnels. Il en manque. Gisement d’emplois. Mais solidarité nationale. Financements publics. Déficit. Dette. Blablabla.

Petit à petit, son épouse a trouvé une maison médicalisée qui pouvait le prendre en charge temporairement, deux semaines par exemple. C’était très cher, mais cela permettait d’avoir un peu de répit, des "vacances" (psychologiques : réduire la charge mentale) ou de réelles vacances, des déplacements, se changer les idées, continuer ses activités antérieures, etc. Je me souviens d’ailleurs être allé le voir à une époque d’alerte à la gastro ! Il n’y avait pas de masque (ce n’est pas un virus respiratoire), en revanche, il était obligatoire de se laver les mains au gel hydroalcoolique avant et après avoir tourné la poignée d’une porte, appuyé sur un bouton d’ascenseur, etc.

J’étais rassuré de ces précautions et je n’ose imaginer ce qu’il en aurait été en période covid, comme cela aurait été source supplémentaire de stress constant à double titre, éviter les contaminations mais aussi impossibilité de lui rendre visite.

Et puis, lorsqu’il n’était plus capable de marcher, malgré l’installation d’un lit médicalisé (loué il me semble), malgré l’acquisition d’un fauteuil très sophistiqué lui permettant de se déplacer à l’intérieur de son domicile, avec difficulté, il a bien fallu imaginer l’étape suivante, celle d’habiter en permanence dans une maison médicalisée.

Je suis allé le voir une fois à cette maison (parce qu’il n’y est pas resté longtemps), en plein centre-ville, un quartier que j’aimais bien (qui a été complètement transformé depuis quelques années), tenue par des bonnes sœurs charmantes et même aimantes, chaque fois que je les croisais, les rencontrais, je ressentais cet amour de Dieu qui devait les guider toute leur existence. Comme écrivait Michel Houellebecq dans son roman "Sérotonine" : « [Elles] appartiennent au contingent faible et courageux de ces "petites personnes admirables" qui permettent le fonctionnement de la société dans une période globalement inhumaine et merdique. ».

J’en étais très impressionné, moi, le méchant saint Thomas, qui attend plus des preuves concrètes que la grâce. Indubitablement, il était dans de bonnes mains, et c’était rassurant. La priorité à l’humain, l’humain d’abord, ce n’était pas un vulgaire slogan électoral, aussi insipide que les autres, c’était une réalité quotidienne rassurante. J’ai même visité seul dans les couloirs, j’ai ouvert des portes, j’ai un peu fouiné pour voir le genre d’établissement. À l’évidence, ce n’était pas un mouroir. Et comme c’était une institution catholique, ce n’était pas non plus une entreprise qui avait besoin de rentabilité. Ou plutôt, qui était obsédée par la rentabilité.

Ce qui était frappant, c’était son sourire. Quand je le voyais, il ne parlait plus. Mais son silence n’était pas silencieux. Il souriait. Comme si lui avait accepté, mieux que ses proches, les choses. J’ai su plus tard qu’il avait marqué le personnel soignant par ce sourire, une sorte de bonté, celle de vouloir aider ceux qui l’aidaient, un peu une anti-Tatie Danielle du film. Si bien qu’il était très apprécié dans cette maison.

Comme je suis d’un naturel bavard, son silence n’empêchait pas la conversation. Je me souviens de cette dernière fois que je l’ai rencontré. Je me suis retrouvé quelques minutes seul avec lui. Il était dans son fauteuil, moi assis sur le bord de son lit. On devait l’aider pour aller du lit au fauteuil et du fauteuil au lit. La télévision était branchée sur France 3. Il en avait eu marre de devoir demander chaque fois à changer de chaîne. C’était trop compliqué. Communiquer avec le carton alphabet était possible pour ses proches, pas les soignants qui avaient quand même moins de patience et moins de temps, et lui, il ne voulait surtout pas déranger, gêner. Il avait donc choisi une chaîne et je crois qu’il était encore capable d’allumer ou d’éteindre le téléviseur. Le programme de France 3 passait sans le son cette après-midi-là pendant que je lui expliquais ce que j’allais faire. C’était le pont du 8 mai et j’allais aussi profiter d’un autre pont, celui de l’Ascension.

J’irais à l’île de Ré. Je rencontrerais des enfants ânes tellement bidonnants que je trouverais qu’ils sont aussi mignons que des chatons lorsqu’ils sont excités. Je regretterais de ne pas lui avoir envoyé une carte postale directement à sa maison médicalisée mais à son ancien domicile. Le courrier a été évidemment retransmis mais je n’avais pas eu l’idée qu’il la reçût directement à sa nouvelle maison.

Je reviens sur sa maladie. C’est très compliqué à imaginer. Il n’avait pas de problème musculaire. Pas de problème d’os, de rhumatisme. Donc, une canne ne servait à rien, la canne sert à porter ce que les membres ne sont plus capables de porter, mais là n’était pas le problème. Le problème était neurologique. Le nerf moteur ne fonctionnait plus, ou mal, selon les endroits. C’est-à-dire que mécaniquement, il pouvait peut-être encore marcher, encore parler, mais il ne pouvait plus commander le nerf pour le faire. Peut-être, j’espère, qu’on pourra trouver des solutions à ce problème, des solutions technologiques, électriques peut-être.

Chaque fois que je le revoyais, je me rassurais. Il était bien en vie, avec toute sa lucidité, tout son esprit, et même toute sa finesse que je n’avais pas encore vraiment perçue auparavant. J’écris avec émotion, je m’étais dit que je n’écrirais jamais et finalement, même lointain, il le fallait peut-être.

Toujours est-il que les nerfs, progressivement, dégénéraient, ce qui ne pouvait que provoquer de sérieuses inquiétudes. Par exemple, il ne pouvait plus tousser. Cela a l’air ballot, mais quand vous ne toussez plus, que se passe-t-il ? Vous ne pouvez plus rejeter une saleté qui est entrée dans la gorge voire dans le poumon. Un problème très simple et pourtant, qui peut être fatal. Qui a été fatal.

Je pressentais l’horreur à proximité. Mes nuits étaient torturées par cette hypothèse inconcevable : être appelé en pleine nuit pour apprendre la nouvelle. Je n’imaginais pas que ce fût autrement qu’en pleine nuit. Plus je m’écartais de la dernière visite, plus cette angoisse reprenait corps et meublait le cerveau. Jusqu’à la visite suivante où tout se réinitialisait et revenait à zéro. Pour quelques jours.

Après l’île de Ré, un dimanche, je me suis couché très tardivement. Je traînais des pieds pour me coucher. J’ai dormi à peine une heure. Il était deux heures du matin, la sonnerie du téléphone a fouetté le cœur. Palpitations. Je ressentais la terreur du condamné à mort qu’on réveillait à l’aube pour l’exécuter. Je comprenais la suite. À l’appareil, Maman : Papa est mort.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 juin 2021)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Au revoir les enfants.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?
Dis seulement une parole et je serai guéri.
Maurice Bellet, cruauté et tendresse.
L’abbé Bernard Remy.
Marie-Jeanne Bleuzet-Julbin.
Miss Corny.
Sœurs de Saint-Charles.
La chemise du mort n’a pas de poche.
Joyeux drilles.
Aide aux aidants.
Dépendance et science.
Prince sans rire.
Un arrière-goût d'inachevé.
Omnes vulnerant, ultima necat.
Fin de vie, nouvelle donne.
Proust au coin du miroir.
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210606-au-revoir.html

https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/au-revoir-les-enfants-233484

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