« Pour diriger l’État, sans ambition personnelle ni arrière-pensée partisane. Pour défendre les valeurs fondamentales, la famille et la dignité dans tous les âges de la vie. (…) Pour renforcer la solidarité, notamment à l’égard des plus défavorisés. Pour maintenir l’unité nationale dans le respect de la diversité des régions et des traditions spirituelles de la France. (…) Pour assurer l’indépendance économique, militaire et diplomatique de la France. Pour offrir à la jeunesse une France saine, généreuse et rayonnante. (…) Votez Michel Debré ! » (Profession de foi de Michel Debré, avril 1981).
L’ancien Premier Ministre Michel Debré est mort il y a maintenant vingt-cinq ans, le 2 août 1996. Il avait 84 ans (né le 15 janvier 1912). Fils du grand médecin Robert Debré (père de la pédiatrie moderne), frère du peintre Olivier Debré, père de deux ministres et députés, Jean-Louis Debré et son frère jumeau Bernard Debré (ils furent tous les trois députés entre 1986 et 1988), père (aussi) de la Constitution de la Cinquième République, Michel Debré était le gardien du temple gaulliste.
Haut fonctionnaire, ancien résistant, ancien homme politique sous la Quatrième République, il fut le "concierge" de la Cinquième, avec ce titre de gloire qui rendait ses déclarations plus importantes que celles des autres : le premier Premier Ministre de De Gaulle. Mais aussi le Premier Ministre qui a dû s’incliner, devant manger la couleuvre de l’indépendance de l’Algérie par loyauté au Général, limogé par lui pour ouvrir une nouvelle page de l’histoire, en 1962.
On s’étonnera que la mémoire de Michel Debré ne fût pas plus récupérée par les "nationalistes" et les "souverainistes" d’aujourd’hui, mais il est sûr qu’à son sommet dans la vie politique, c’est-à-dire, lorsqu’il a exercé à Matignon (entre 1959 et 1962), il combattait plutôt ceux qui aujourd’hui ont eu pour héritiers ces nationalistes.
Michel Debré a gardé, même âgé, la fougue passionnée de sa jeunesse, prêt à parler comme au théâtre, avec trémolo dans la voix pour assurer la gravité de ses propos. Pendant des décennies, il avait peur du déclassement de la France, de la perte de son indépendance, de la baisse de la natalité (c’était son dada : faites des enfants !), etc. mais l’un de ses thèmes récurrents, c’était aussi de conserver les institutions de la Cinquième République telles qu’elles ont été définies en 1958 complétées en 1962, en particulier en s’opposant au quinquennat (en 1973).
Michel Debré aurait-il pu succéder à Valéry Giscard d’Estaing ? La question a peut-être peu d’intérêt, si ce n’est que chaque Président de la République imprime durablement l’histoire de la France de sa personnalité et de ses convictions.
Pour répondre à la question, on pourrait d’abord ôter le conditionnel : Michel Debré a effectivement succédé à Valéry Giscard d’Estaing. C’était le 10 janvier 1966 au Louvre, rue de Rivoli. De Gaulle avait "limogé" l’incontournable Ministre de l’Économie et des Finances, chef des républicains indépendants (VGE) pour nommer à sa place un "revenant" de 1962, à savoir Michel Debré (50 ans). Il fut ensuite Ministre des Affaires Étrangères du 31 mai 1968 au 20 juin 1969, et Ministre d’État, Ministre de la Défense du 22 juin 1969 au 28 mars 1973. Le Président Georges Pompidou le préférait à l’intérieur du gouvernement plutôt qu’à l’extérieur où sa capacité de nuisance verbale pouvait faire des ravages.
L’arrivée à l’Élysée d’un jeune Président non-gaulliste et proeuropéen a renforcé la conviction que lui seul, Michel Debré, pouvait rendre à la France sa gaulliatitude d’origine. Opposé à l’élection des députés européens (car opposé à toute structure supranationale), il avait été quand même étonné par la violence de l’appel de Cochin signé par Jacques Chirac, manipulé par le conseiller Pierre Juillet. Car si Michel Debré était passionné et vindicatif, il y mettait les formes, ce qui lui avait donné une respectabilité à toutes épreuves, y compris celles de tous ses collègues barons gaullistes. Il n’était pas un indépendant qui se fourvoyait dans une aventure solitaire et sans espoir, mais comme l’un des premiers ténors du gaullisme qui proclamait urbi et orbi sa foi au gaullisme. Il se préparait pour 1981.
C’était sans compter avec Jacques Chirac et avec Marie-France Garaud, chacun, à sa manière, revendiquant l’héritage gaulliste. Jacques Chirac avait à l’évidence l’ambition de gagner un jour l’élection présidentielle, lancé dès 1967 dans cette trajectoire indépassable. Mais il était assez évident qu’il ne pourrait pas être élu dès 1981 (certains sondages lui donnaient des intentions de vote avec un seul chiffre). Son objectif était surtout de prendre date, de reprendre le leadership de la droite parlementaire.
Ainsi, dans ses "Cahiers secrets", Michèle Cotta a révélé une conversation qu’elle a eue le 17 juillet 1980 avec Antoine Rufenacht, député RPR, ancien membre du gouvernement de Raymond Barre, futur maire du Havre et futur mentor du futur Premier Ministre Édouard Philippe, qui allait annoncer son soutien à la candidature de Michel Debré à l’élection présidentielle de 1981.
Antoine Rufenacht s’est alors rendu à la mairie de Paris pour en informer Jacques Chirac par simple courtoisie : « Chirac, très chaleureux, l’accueille et lui fait son analyse : "Mon intérêt, lui dit-il, serait de ne pas me présenter et d’attendre paisiblement 1988". Mais… Mais quoi ? "Mais l’intérêt du mouvement gaulliste, poursuit-il, est de réunir le plus grand nombre de voix possible, car, sans une démonstration de force gaulliste, Valéry Giscard d’Estaing procédera, dans la foulée, à des élections législatives anticipées, et nous serons tous laminés". ». Analyse erronée car VGE ne voulait justement pas faire de dissolution pour convenance personnelle et ne souhaitait surtout pas modifier le calendrier électoral.
Michèle Cotta continue son récit : « Antoine Rufenacht l’interrompt en lui disant non sans aplomb : "Mon analyse est exactement celle-là : il faut que tu te réserves pour 1988. Et le meilleur candidat, dans ce cas, serait Michel Debré ; d’ailleurs, c’est ce que je m’apprête à dire". Chirac pâlit, il entre dans une colère froide, menace d’exclure Rufenacht. "Que vas-tu faire ?, lui demande celui-ci. Tu vas exclure aussi Michel Debré du RPR ?". Chirac continue à s’emporter. Il raccompagne Antoine Rufenacht à la porte de son immense bureau de l’Hôtel de Ville et lui glisse : "Tu avais un avenir au RPR, j’ai le regret de te dire que ton avenir est derrière toi". ». Pour l’élection présidentielle de 2002, Antoine Rufenacht fut quand même le directeur de campagne de Jacques Chirac !
Michel Debré a pris effectivement la décision d’être candidat à l’élection présidentielle le 29 juin 1980. "Petit candidat", il savait qu’il n’avait aucune chance, et il voulait absolument être un candidat pour l’histoire, prendre date, témoigner de son engagement personnel, de son gaullisme intégral, pur. Sans illusion, il a fait campagne pour l’honneur, son honneur, celui du dernier héritage du gaullisme.
Voici le compte-rendu d’une conversation qu’il a eue avec Michèle Cotta le 29 septembre 1979 : « D’autres tourments assaillent Michel Debré : sera-t-il ou non, pour l’histoire, justement, candidat en 1981 ? Comme cela le tente, et comme il en a envie ! Je lui dis, puisqu’il m’en parle, qu’il ne peut pas se permettre, à 70 ans, de finir sa vie politique sur un score à la Defferre ! Il ne répond rien. Témoigner, c’est, dans son cas, je le comprends bien, donner un sens à sa vie. ».
Franchement homme au marketing politique dépassé, très ennuyeux, les intentions de voix en sa faveur, malgré tout le respect qu’il inspirait aux Français, ont fait de la chute libre au fil de la campagne. Il fut cependant soutenu par vingt et un députés et quatre sénateurs, et par de grands barons du gaullisme, comme Jacques Chaban-Delmas, Yves Guéna, Olivier Guichard, Jean Foyer, Maurice Druon dont la plupart étaient antichiraquiens et favorables à la réélection de Valéry Giscard d’Estaing (la candidature dissidente de Michel Debré favorisait le Président sortant en créant la division au sein du parti gaulliste et donc, en dispersant les voix gaullistes).
Très sensible au service de l’État, Michel Debré (« pour rassembler les énergies et les espoirs des Français au-delà des combinaisons politiques ») voulait former un gouvernement de salut public qui pourrait intégrer des personnalités de gauche très respectables comme Jean-Pierre Chevènement et Michel Rocard (c’est, à mon sens, la grande différence avec les "souverainistes" d’aujourd’hui qui se complaisent dans la division et la défense de leur petite niche électorale, bien loin d’être prêts à rassembler la gauche, la droite et le centre).
Au premier tour du 26 avril 1981, grande déception de Michel Debré qui n’a réuni que 481 821 voix, soit seulement 1,7%, ce qui était très faible pour un ancien Premier Ministre, placé huitième sur les dix candidats, ne devançant que Marie-France Garaud et Huguette Bouchardeau. Il apporta son soutien à Valéry Giscard d’Estaing au second tour. Pendant le premier septennat de François Mitterrand, Michel Debré a continué la "politique active", bataillant sur les sujets qui le tenaient à cœur, et après la réélection de François Mitterrand, en 1988, il s’est désengagé petit à petit de ses mandats électifs (ou on l’y aida, battu aux municipales à Amboise en 1989).
Michel Debré était l’un des interlocuteurs les plus réguliers de la journaliste Michèle Cotta, et un jour, Michel Debré lui a confié que Georges Pompidou lui avait proposé, en février 1974, de le nommer au Conseil Constitutionnel, ce qui était pertinent pour le rédacteur en chef du texte fondamental. Le 29 septembre 1979, Michèle Cotte a écrit : « [Michel Debré] a écarté sèchement la proposition. Il avait cru, sans doute à juste titre, que Pompidou voulait se débarrasser de lui en lui offrant un hochet. Il avait refusé pour continuer le combat pour ses idées. Ce n’est pas aujourd’hui, devant Chirac, qu’il va s’arrêter. ».
Un peu plus tard, pris dans une sorte de déprime devant l’impuissance de son action politique, Michel Debré s’est demandé devant Michèle Cotta s’il n’aurait pas dû, finalement, accepter ce fauteuil au Conseil Constitutionnel et quitter les combats politiques. Toujours est-il que s’il avait été encore vivant, il aurait sans aucun doute été extrêmement fier que son fils Jean-Louis Debré fût nommé lui-même Président du Conseil Constitutionnel de février 2007 à février 2016, par le Président Jacques Chirac. La boucle était bouclée.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (31 juillet 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le centenaire de Michel Debré.
Bernard Debré.
Jean-Louis Debré.
Pierre Mazeaud.
Michel Debré.
Bernard Pons.
Pierre Juillet.
Philippe Mestre.
Henry Chabert.
Olivier Dassault.
Éric Raoult.
Yvon Bourges.
Christian Poncelet.
René Capitant.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20210802-michel-debre.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/michel-debre-aurait-il-pu-succeder-234618
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