« Je ne pense pas être un poète (…). Un poète, ça vole quand même un peu plus haut que moi (…). Je ne suis pas un poète. J’aurais aimé l’être, comme Verlaine ou Tristan Corbière. » (Georges Brassens, 1967).
Et pourtant, comme je l'indiquais il y a cinq ans, l’Académie française l’a reconnu comme tel, comme un grand poète, au point de lui attribuer son Grand-Prix de la poésie le 8 juin 1967, à l’égal d’Yves Bonnefoy, de Pierre Emmanuel, de Philippe Soupault, de Francis Ponge… Heureusement que sa postérité n’a pas écouté sa modestie. Le choix des mots, le rythme, les rimes. Tiens, dans "Les Copains d’abord" : « Au moindre coup de Trafalgar, c’est l’amitié qui prenait l’quart. C’est elle qui leur montrait le nord. Leur montrait le nord. » avec ce jeu de mot de la gare du Nord. Deux ans plus tard, il était déjà moins affirmatif, plus hésitant : « Moi, je fais des chansons, je ne sais pas si je suis poète. Il est possible que je le sois un petit peu, enfin, je mélange des paroles et de la musique et puis je les chante, ce n’est pas tout à fait pareil quand même… ».
En ce moment, beaucoup de médias (radio, télévision, etc.) célèbrent la mémoire de Georges Brassens, parce que c’est le centenaire de sa naissance (il est né le 22 octobre 1921, quelques jours après Yves Montand) et les quarante ans de sa disparition (il est mort le 29 octobre 1981) par une mort rapide, trop rapide pour lui et pour ceux qui l’appréciaient beaucoup.
Une saleté de maladie qui l’a laissé sur le carreau à un entre-deux-âges (« moi qui balance entre deux âges » dans "Le temps ne fait rien à l’affaire"). C’est vrai, Brassens n’était ni jeune, ni vieux, il n’était pas entre-deux-âges, il était sans âge et c’est peut-être une petite raison aussi de son intemporalité (malgré quelques photos de lui jeune, la moustache quoique pas encore blanche et la pipe ne lui rendent pas sa jeunesse).
La mélodie de la composition a un pouvoir plus important que le texte lui-même, souvent, sinon, comment aimer des œuvres vocales dans des langues qu’on ne connaît pas ? J’ai déjà assisté à une émouvante représentation de "La flûte enchantée" en tchèque, et malgré mon ignorance de la langue, ce fut majestueux. L’émotion n’a jamais de frontières, ni de langue. Elle n’a pas besoin d’être cérébrale. Elle ne l’est jamais, même.
Nul doute que Brassens a marqué son temps en France, sa chanson "Les Copains d’abord" est plus un hymne à la culture française qu’un hymne à l’amitié, à une certaine manière de vivre, peut-être celle qui fut la cible des attentats du 13 novembre 2015 (souvenez-vous : il y a eu floraison de drapeaux français dans les hypermarchés juste après ces attentats).
Plus modestement, il a marqué mon enfance. Impossible de l’entendre sans faire un voyage spatio-temporel, dans un lointain révolu (vers lequel le polémiste Éric Zemmour imagine encore pouvoir revenir, avec la naïveté d’un enfant intelligent). À la maison, nous étions plutôt "musique classique" avec beaucoup de raisons… mais il y avait deux chanteurs "moins classiques" qui venaient parfois enchanter les oreilles : Georges Brassens et Jacques Brel. Alors que pour les bandes sons, je mettais difficilement des visages, avec ces deux poètes, pas de problème, le visage s’imposait aux yeux avant même de les écouter. Marques caractéristiques.
Je ne saurais pas dire si les textes "licencieux", c’est-à-dire, "pour les adultes" (dirais-je par euphémisme), étaient passés aussi bien que les autres, mais il me semble que oui. Par exemple, j’adorais écouter cette histoire érotico-féline où le mauvais goût restait toujours sur la ligne de crête entre la décence et l’humour : « Quand Margot dégrafait son corsage pour donner la gougoutte à son chat… ». Il faut dire qu’un tel amoureux des chats ne pouvait qu’émerveiller les enfants félinophiles.
Toutefois, après cette période lointaine, un membre de la famille en est même venu à détester Brassens car il chantait, c’est vrai, mais il chantait un peu trop souvent à la maison. J’ai eu droit à une seconde chance. La seconde chance, c’est de repasser des plats de l’enfance avec la maturité de l’adulte. J’ai eu le coup avec Jacques Prévert grâce à Claude Piéplu qui était venu "me" voir (en tout cas, qui était venu près de chez moi) pour me montrer toute la richesse de Jacques Prévert qui était resté injustement au rayon des livres pour enfant. Étrangement, "Le Petit Prince" n’avait jamais eu cette place dans mon panthéon personnel, il était pour moi dès sa première lecture, un livre comme la Bible, universel, pour tout âge, pour tout humain. D’une richesse jamais complètement exploitée. Brassens, ce sont des amis qui me l’ont refait écouter avec des titres un peu "osés". Pas la Margot mais "Le Pornographe" par exemple, que je ne connaissais pas enfant. Rien de choquant pour cette époque pourtant plus pudique mais plus violente aussi.
Alors, c’est sûr que Brassens s’est inséré dans ma vie de manière beaucoup trop intime et personnelle pour que je sois neutre, impartial, pour que je le déteste ou que je l’adore. Il est juste une partie de ce que je suis devenu, il m’a construit comme tant d’autres, proches ou lointains, par affection ou par défaut, consciemment ou inconsciemment. Artistes ou parents, auteurs ou amis.
Oui, bien sûr, les artistes ont un pouvoir énorme sur les individus, car ils sont des fabricants d’émotions, et au risque de faire dans le pléonasme, d’émotions sincères. Cela ne fait pas appel à la raison, et s’il y a émotion, c’est parce que les mots, les paroles, les dessins, les peintures, etc. font sens, sens à la mémoire, aux impressions, à des choses qu’on n'a peut-être pas su qualifier, décrire, raconter. Si j’aime une partie de l’art contemporain (pas tout !!), c’est justement parce que l’artiste a appuyé sur une corde sensible, peut-être pas celle qu’il croyait, mais oui, être sensible à une œuvre, c’est avoir une sorte de complicité, d’avoir vu ou compris la même chose, avec des référents très différents : Boltanski, Pierre Henry, etc.
C’est sans doute pour cette raison que Brassens, être solitaire, anarchiste, timide mais talentueux, a su faire le consensus autour de lui. Certainement que peu de personnes l’aimaient pour ses idées (dont, finalement, on ne connaît pas grand-chose), et s’en moqueraient même. Ce n’était pas à la raison qu’il s’adressait mais, comme tout artiste, à l’émotion. Et tant qu’à être un anarchiste, ce que je ne suis pas du tout (euphémisme !), je préfère que l’anarchiste s’exprime avec une guitare (ou un pinceau) plutôt qu’avec le fusil d’un communard ! Je le préfère semant l’émotion et l’amour à semant la haine et la mort. Brassens parlait d’ailleurs autant de l’amour que de la mort, il avait une notion très réfléchie de la vie qui passe et c’est ce qui en faisait autant un philosophe qu’un poète, toute modestie bue.
C’est un peu ce ressort du talent et de l’émotion qui m’ont fait aimer des artistes aux engagements foireux, Jean-Paul Sartre (aux engagements déconcertants), Salvador Dali (au monarchisme cynique sinon mystique), Louis Aragon (à la fidélité étonnante au communisme), et même, c’est d’ailleurs un peu nouveau pour moi, dans une lente maturité, Céline (aux "engagements" que-l’on-sait !). Je m’arrête d’ailleurs deux instants sur Céline dont les pamphlets antisémites m’avaient paru un obstacle infranchissable pour goûter, apprécier son œuvre littéraire dont je n’ai jamais contesté la richesse. Mais un amoureux des animaux, des chats, et même des hérissons, des oiseaux… ? la passion des bêtes, un peu comme Brassens inséparable des chats (d’où la brave Margot).
Certes, on pourra vite atteindre le fameux point Godwin si je m’égare sur ce terrain-là, qu’un amoureux des animaux ne pourrait pas faire de mal à des humains (hélas, l’exemple avec Hitler paraît complètement invalider l’idée), mais au moins, et ce sera d’ailleurs un enjeu, nouvel enjeu pour une élection présidentielle, le bien-être des animaux est devenu une préoccupation de plus en plus importante des gens. Ce sera un thème de campagne que les candidats ne devront pas négliger (le parti animaliste, inconnu de tout le monde, avait réussi à percer, en recueillant 2,2% rien que sur son nom aux élections européennes de mai 2019, devant la liste d’une ancienne ministre socialiste !). Après tout, Gandhi a dit : « On reconnaît le niveau d’évolution d’un peuple à la manière dont il traite ses animaux. ». Nous avons encore du chemin à parcourir et Georges Brassens aurait certainement été horrifié de l'évolution de l'industrie alimentaire à cet égard.
Ce qui est probablement le plus instructif est le grand nombre de reprises des chansons de Brassens. J’avoue ne préférer que l’original, mais son influence culturelle chez les francophones (et même au-delà, avec d’autres langues) est réelle et plutôt rassurante. L’esprit français, c’est l’esprit un peu râleur mais aussi la convivialité, la légèreté, l’humour parfois un peu grivois qui pourrait d’ailleurs tomber sous le coup des professeures de morale, de vertu et d’antisexisme de notre époque.
Chacun des artistes, à sa façon, invite à réfléchir sur le monde ambiant. Pour Brassens, pas besoin d’imaginer ce qu’il dirait aujourd’hui, c’est comme avec De Gaulle, on ne doit JAMAIS faire parler les morts si on veut les respecter. Sinon ce serait assurément les trahir, ce serait bassement les récupérer. Et pas besoin de le faire parler car la plupart de ses chansons sont intemporelles et donc, n’ont pris aucune ride. Brassens est à tout le monde, à tous les amoureux de la langue française (c’était un grand joueur des mots), et personne ne saurait s’ériger en gardien du temple de la Brassensie pour donner des brevets de brassensophilie. C'est le comble de l'artiste aimé après sa mort : il est un boulevard public, pas un petit sentier intime qu'on peut s'approprier.
Chez Brassens, tout est légèreté, même cette supplique pour être enterré sur la plage de Sète. Il avouait bien volontiers le 6 janvier 1969 qu’en fait, il s’en moquait complètement de là où il serait enterré et qu’il avait écrit cette chanson seulement pour se marrer ! Alors, pour se marrer, il aurait pu, sans renier ses convictions qui devaient être solides comme le roc, dire tout et rien sur certains sujets d’actualité, il suffisait sans doute d’une belle rime pour aller d’un côté ou de l’autre. Ou d’une idée à tirer.
En revanche, il ne se marrait pas toujours pour les Copains.
Nous non plus.
« Quand l’un d’entre eux manquait à bord
C’est qu’il était mort.
Oui, mais jamais, au grand jamais
Son trou dans l’eau n’se refermait
Cent ans après, coquin de sort
Il manquait encore. »
1. "Brave Margot" (1953)
2. "Le temps ne fait rien à l'affaire" (novembre 1961)
3. "Les Copains d'abord" (novembre 1964)
4. "Supplique pour être enterré à la plage de Sète" (1966)
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (19 octobre 2021)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Brassens est né il y a 100 ans.
Georges Brassens.
Yves Montand.
Nicole Croisille.
Philippe Léotard.
Jean-Jacques Goldman.
Marthe Mercadier.
Mylène Farmer.
Louis Armstrong.
Jim Morrison.
Jimmy Somerville.
Ella Fitzgerald.
Serge Gainsbourg.
Fernandel.
Eddie Barclay.
Daniel Balavoine.
Jean Ferrat.
John Lennon.
Kim Wilde.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20211029-brassens.html
https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/georges-brassens-les-braves-gens-n-236634
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