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16 février 2022 3 16 /02 /février /2022 03:52

« Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour ces motifs et dans ce sens que nous avons dit aux catholiques français : Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-la ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu. » (Léon XIII, le 3 mai 1892).




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Le pape Léon XIII, l’un des papes les plus longs et l’un des plus "progressistes", dans le sens "moderne", aussi l’un des plus intellectuels (on en a connu d’autres aussi intellectuels plus tard), a rédigé beaucoup d’encycliques en plus de vingt-cinq ans de pontificat, quatre-vingt-six ! De plus, il les rédigeait lui-même, avec son style logique, déductif, alerte, alors que d’habitude, la rédaction d’un tel texte est souvent un travail collectif. Il a en particulier publié il y a exactement cent trente ans, le 16 février 1892, l’encyclique "Au milieu des sollicitudes". Le titre des encycliques reprend les premiers mots de l’encyclique. Et contrairement à d’habitude, le pape l’a rédigé en français et pas en latin, parce qu’il s’adressait spécifiquement aux catholiques français.

Vingt ans après Thiers, Léon XIII avait compris l’intérêt de la République dans une Europe principalement monarchique. Dès lors que la République était dirigée par des gouvernements modérés, il valait mieux accepter ce régime et jouer le jeu de la démocratie car ce jeu serait gagnant : en effet, la France a connu un renouveau catholique au XIXe siècle au point que la France, Fille aînée de l’Église, rayonnait de sa présence dans le monde avec les nombreuses missions catholiques. La France rurale, la majeure partie de la population, était profondément catholique et le jeu démocratique ne pouvait qu’apporter des majorités "raisonnables" qui pouvaient faire contrepoids à l’anticléricalisme très courant dans la classe politique (chez les radicaux en particulier).

C’était une intuition très profonde de Léon XIII qui pouvait d’ailleurs faire évoluer l’Église vers la laïcité, même si le pape refusait encore de renoncer au pouvoir temporel et contestait toute séparation de l’État et de l’Église (voir plus loin). Et c’était révolutionnaire car la plupart des "leaders d’opinion catholiques" étaient légitimistes donc antirépublicains. Le pape se mêlait d’institutions et de politique, ce qui était assez éloigné de la foi et de la morale, et sur le plan politique, il a été peu servi puisque l’anticléricalisme a au contraire redoublé après sa mort, dans les vingt premières années du XXe siècle, allant jusqu’à l’adoption de la loi du 9 décembre 1905 de séparation de l’Église et de l’État, et à l’application très restrictive et anticatholique de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association par le gouvernement anticlérical du radical Émile Combes.

Avant de rédiger et de publier l’une de ses plus grandes encycliques ("Au milieu des sollicitudes"), Léon XIII a cherché d’abord à sonder et à introduire cette idée dans l’épiscopat français, très antirépublicain. Ainsi, le 12 novembre 1890, le cardinal Charles Lavigerie, ancien évêque de Nancy-Toul et archevêque d’Alger et de Carthage (primat d’Afrique), a invité chez lui tous les officiers supérieurs de la flotte française en Méditerranée et a levé un toast devant leur commandant en déclarant sa foi en la République « quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée, que la forme d’un gouvernement n’a rien de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées (…) ». Cette déclaration fut appelée le "toast d’Alger" et l’épiscopat français fut partagé par cette vision du pape qui a ensuite "enfoncé le clou".

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Fort de ces premiers pas, Léon XIII a sorti son encyclique un an plus tard, qui s’adressait « à nos vénérables frères les archevêques, évêques, au clergé et à tous les catholiques de France ».

Dans son introduction, le pape évoquait le "complot" de l’anticléricalisme : « En pénétrant à fond (…) la portée du vaste complot que certains hommes ont formé d’anéantir en France le christianisme, et l’animosité qu’ils mettent à poursuivre la réalisation de leur dessein, foulant aux pieds les plus élémentaires notions de liberté et de justice pour le sentiment de la majorité de la nation, et de respect pour les droits aliénables de l’Église catholique, comment ne serions-nous pas saisi d’une vive douleur ? ». Il est remarquable que le dernier roman de Michel Houellebecq reprît ce verbe "anéantir" pour titre.

Parallèlement à ce "complot", le pape constatait un réel renouveau catholique : « À plusieurs reprises, mus par un profond sentiment de religion et de vrai patriotisme, les représentants de toutes les classes sociales sont accourus, de France jusqu’à nous, heureux de subvenir aux nécessités incessantes de l’Église, désireux de nous demander lumière et conseil (…). ». Ce qui marquait la grande importance du Vatican et son influence sur le comportement électoral des catholiques français.

D’où le sens de l’encyclique : « Nous croyons opportun, nécessaire même, d’élever de nouveau la voix, pour exhorter plus instamment, nous ne dirons pas seulement les catholiques, mais tous les Français honnêtes et sensés, à repousser loin d’eux tout germe de dissentiments politiques, afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie. ». Après un court raisonnement, le pape en arrivait à ceci : « Tous les citoyens sont tenus de s’allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux vrai, et pour le défendre au besoin, si jamais une école athée (…) s’efforçait de chasser Dieu de la société, sûre par là d’anéantir le sens moral au fond même de la conscience humaine. ».

Le pape rappelait une calomnie : « Il nous faut signaler une calomnie astucieusement répandue, pour accréditer contre les catholiques et contre le Saint-Siège lui-même des imputations odieuses. On prétend que l’entente et la vigueur d’action inculquées aux catholiques pour la défense de leur foi ont, comme secret mobile, bien moins la sauvegarde des intérêts religieux que l’ambition de ménager à l’Église une domination politique sur l’État. Vraiment, c’est ressusciter une calomnie bien ancienne, puisque son invention appartient aux premiers ennemis du christianisme. (…) Ce furent ces calomnies menaçantes qui arrachèrent à Pilate la sentence de mort contre celui qu’à plusieurs reprises il avait déclaré innocent. ».

Revenant sur les institutions, l’auteur ne précisait aucune préférence particulière : « Chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques (…) ; on peut affirmer (…), en toute vérité, que chacune d’elles est bonne, pourvu qu’elle sache marcher droit à sa fin, c’est-à-dire le bien commun, pour lequel l’autorité sociale est constituée (…). Dans cet ordre d’idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l’autre, précisément en vertu de ce qu’aucune de ces formes sociales ne s’oppose, par elle-même, aux données de la saine raison, ni aux maximes de la doctrine chrétienne. ».

Une fois cette base écrite, le pape énumérait un certain nombre de principes, comme l’évident légalisme (on voit aujourd’hui à quel point cette phrase est importante dans un contexte très différent, elle a cent trente ans) : « Inutile de rappeler que tous les individus sont tenus d’accepter ces gouvernements et de rien tenter pour les renverser ou pour en changer la forme. ». En revanche, ces formes de gouvernement peuvent varier au cours du temps : « Quant aux sociétés purement humaines, c’est un fait gravé cent fois dans l’histoire, que le temps, ce grand transformateur de tout ici-bas, opère dans leurs institutions politiques de profonds changements. (…) Ils succèdent parfois à des crises violentes, trop souvent sanglantes (…). Dès lors, une nécessité sociale s’impose à la nation ; elle doit sans retard pourvoir à elle-même. ».

Par cette "nécessité sociale", le pape en arrivait ainsi à cette déduction : « Par là s’explique d’elle-même la sagesse de l’Église dans le maintien de ses relations avec les nombreux gouvernements qui se sont succédé en France, en moins d’un siècle, et jamais sans produire des secousses violentes et profondes. Une telle attitude est la plus sûre et la plus salutaire ligne de conduite pour tous les Français, dans leurs relations civiles avec la république, qui est le gouvernement actuel de leur nation. ».

À ceux qui considéraient que la république (la Troisième) était animée de sentiments trop antichrétiens pour l’accepter, Léon XIII leur affirmait la différence entre le cadre institutionnel et la législation en vigueur (du reste, on retrouve souvent cette confusion dans les institutions européennes) : « La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme, que, sous le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable ; tandis qu’à l’opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation. (…) En pratique, la qualité des lois dépend plus de la qualité des hommes que de la forme du pouvoir. Ces lois seront donc bonnes ou mauvaises, selon que les législateurs auront l’esprit imbu de bons ou de mauvais principes et se laisseront diriger, pour par la prudence politique, ou par la passion. ». Le pape se transformait en analyste chevronnée de la vie politique française, et cette analyse est toujours d’actualité : il ne sert à rien de changer les institutions, ce sont les acteurs politiques qu’il faut changer lorsque le pays est en crise.

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L’encyclique se termine sur le Concordat (à l’époque, il était encore en vigueur) qui serait affaire du Vatican plus que des catholiques français, et sur la séparation : « Vouloir que l’État se sépare de l’Église, ce serait vouloir, par une conséquence logique, que l’Église fût réduite à la liberté de vivre selon le droit commun à tous les citoyens. (…) Les catholiques peuvent d’autant moins préconiser la séparation qu’ils connaissent mieux les intentions des ennemis qui la désirent. (…) Pour tout dire, en un mot, l’idéal de ces hommes serait le retour au paganisme : l’État ne reconnaît l’Église qu’au jour où il lui plaît de la persécuter. ». Cette phrase est même un brin polémiste !

En d’autres termes, le pape Léon XIII a concédé par réalisme politique la république aux catholiques français, à charge pour eux de voter "en honnêtes gens", c’est-à-dire en protégeant l’Église catholique face à ceux qui font de leur programme politique un anticléricalisme viscéral. Cet appel au ralliement a été conforté, dans sa préparation, par les élections législatives du 6 octobre 1889 qui a permis l’émergence d’une majorité conservatrice républicaine, ainsi que par la vague boulangiste, le général Georges Boulanger a même prononcé un discours qui encourageait les catholiques à rallier la république, le 14 mars 1889 à Tours.

L’appel du pape a été accueilli favorablement par plusieurs députés catholiques, le plus connu est Albert de Mun, qui créèrent un mouvement qui a vu les prémices de la démocratie chrétienne (dont le MRP fut l’héritier de la Résistance, puis Jean Lecanuet, Pierre Méhaignerie et François Bayrou).

Dans sa lettre aux six cardinaux français publiée le 3 mai 1892 sous le titre "Notre consolation", le pape Léon XIII est revenu sur son encyclique en ces termes : « Cette idée-mère qui domine toute notre encyclique n’a pas échappé aux ennemis de la religion catholique. Nous pourrions dire qu’ils ont été les plus clairvoyants à en saisir le sens, à en mesurer la portée pratique. Aussi, depuis ladite encyclique, vraie messagère de paix pour tout homme de bonne volonté, qu’on en considère le fond ou la forme, ces hommes de partis ont redoublé d’acharnement impie. (…) On a vu clairement où veulent aboutir les organisateurs de ce vaste complot, comme nous l’appelions dans notre encyclique, formé pour anéantir en France le christianisme. ».

Après avoir appelé sans ambiguïté les catholiques à accepter la république, Léon XIII a laissé entendre que Dieu laissait une certaine liberté aux hommes (ce qu’on appellerait le principe de subsidiarité chez les Européens) : « Si le pouvoir politique est toujours de Dieu, il ne s’ensuit pas que la désignation divine affecte toujours et immédiatement les modes de transmission de ce pouvoir, ni les formes contingentes qu’il revêt, ni les personnes qui en sont le sujet. La variété même de ces modes dans les diverses nations montre à l’évidence le caractère humain de leur origine. (…) Le critérium suprême du bien commun et de la tranquillité publique impose l’acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait (…). L’honneur et la conscience réclament, en tout état de choses, une subordination sincère aux gouvernement constitués ; il la faut au nom de ce droit souverain, indiscutable, inaliénable, qui s’appelle la raison du bien social. ».

Le mouvement n’a pas été unanime et les courants politiques catholiques ont divergé entre un monarchisme catholique à la Charles Maurras (qui s’est complètement disqualifié à la dernière guerre et qui peut-être essaie de se reconstituer avec Sens commun) et une démocratie chrétienne qui n’a jamais osé dire son nom, préférant adopter la valeur républicaine de la laïcité, combattue par les parlementaires catholiques à l’époque de la discussion de la loi de 1905 mais largement soutenue par eux depuis une cinquantaine d’années.

Léon XIII, comme on l’a vu, rédigeait dans un style direct, précis, incisive et très politique. Et ce qu’il demandait, c’était d’accepter l’idée que le pouvoir procédât du peuple et pas de Dieu, les deux étant finalement l’un et l’autre, le peuple étant le bras de Dieu (vox populi, vox dei, dit le dicton). En ce sens, ce pape intellectuel était un grand révolutionnaire qui a profondément modifié la structure politique de la France du XXe siècle. Bien plus révolutionnaire que Marx, Nietzsche et Freud


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 février 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le ralliement des catholiques français à la République.
La lettre de Léon XIII : "Notre consolation" du 3 mai 1892.
L’encyclique "Au milieu des sollicitudes" du 16 février 1892.
Marc Sangnier.
Charles Péguy.
Étienne Borne.
François De Gaulle.
La solidarité universelle du pape François.
Desmond Tutu.
Jesse Jackson.
L’attentat de la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre 2020.
Jacques Hamel, martyr de la République autant que de l’Église.
Abus sexuels : l’Église reconnaît sa responsabilité institutionnelle.
Rerum Novarum.
L’encyclique "Rerum Novarum" du 15 mai 1891.
La Vierge de Fatima.
L’attentat contre le pape Jean-Paul II.
Pierre Teilhard de Chardin.
L’Église de Benoît XVI.
Michael Lonsdale.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220216-leon-xiii.html

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/les-130-ans-de-l-encyclique-au-239452

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/02/15/39348867.html










 

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