« Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? Je voudrais d’abord vous faire partager une conviction de femme, je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. (…) C’est toujours un drame et cela restera toujours un drame. » (Simone Veil, le 26 novembre 1974 dans l’hémicycle).
Je veux rendre à nouveau hommage à Simone Veil, grande dame de la vie politique française qui nous a quittés il y a cinq ans, le 30 juin 2017. Honorée plus que ce qu’elle aurait voulu jusqu’à se retrouver au Panthéon l’année suivante, Simone Veil reste la femme exceptionnelle qui a fait beaucoup plus pour les femmes que bien des féministes. Alors que notre Assemblée Nationale nouvellement élue vient enfin d’élire une femme au perchoir, en la personne de Yaël Braun-Pivet, Simone Veil et les parlementaires européens avaient déjà plus de quarante ans d’avance en se faisant élire, à Strasbourg, dès juillet 1979, la première femme Présidente du Parlement Européen.
Simone Veil est une histoire française qui a marqué la France au moins sur trois points : la Shoah, dont elle et sa famille ont été de tristes victimes, la construction européenne, dont elle a été une fervente promotrice, tant au Parlement Européen que dans les débats publics en France, et enfin, la légalisation de l’avortement appelé plus simplement IVG pour interruption volontaire de la grossesse, une appellation néanmoins moins douloureuse qui ne laisse pas vraiment transparaître la détresse humaine.
Je voudrais revenir sur cette loi sur l’avortement. Comme mis en début d’article, le discours introductif au débat parlementaire de Simone Veil insistait lourdement sur le caractère exceptionnel de l’avortement et sur le vrai problème moral qu’il posait à la réflexion humaine.
Mais elle devait réagir à une situation d’urgence : « Nous sommes arrivés à un point où, en ce domaine, les pouvoirs publics ne peuvent plus éluder leurs responsabilités. Tout le démontre (…). Et la plupart d’entre vous le sentent, qui savent qu’on ne peut empêcher les avortements clandestins et qu’on ne peut non plus appliquer la loi pénale à toutes les femmes qui seraient passibles de ses rigueurs. Pourquoi donc ne pas continuer à fermer les yeux ? Parce que la situation actuelle est mauvaise. Je dirai même qu’elle est déplorable et dramatique. Elle est mauvaise parce que la loi est ouvertement bafouée, pire même, ridiculisée. (…) C’est le respect des citoyens pour la loi, et donc, l’autorité de l’État, qui sont mis en cause. (…) Et ces femmes, ce ne sont pas nécessairement les plus immorales ou les plus inconscientes. Elles sont 300 000 chaque année. Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames. C’est à ce désordre qu’il faut mettre fin. C’est cette injustice qu’il convient de faire cesser. ».
À l’époque, Simone Veil devait convaincre les parlementaires de sa propre majorité qui parfois, pour des raisons religieuses notamment, étaient farouchement hostiles à une loi sur l’avortement, en particulier son ancien mentor Jean Foyer. Mais certains arguments sont moins efficaces que d’autres. Ainsi, celui de l’injustice entre les femmes qui ont les moyens d’aller à l’étranger pour se faire avorter et celles qui risquent leur vie en se faisant avorter illégalement en France sans conditions sanitaires correctes, tout comme le constat du non respect de la loi, ce sont deux arguments qui pourraient être utilisés pour légaliser l’euthanasie et aussi la GPA.
En revanche, l’argument sanitaire est essentiel : l’État, protecteur de ses citoyens, ne pouvait pas laisser passer ce phénomène qui coûtait la vie de nombreuses femmes. Il fallait donc dépénaliser afin de leur assurer des conditions sanitaires qui permettraient une meilleure protection de leur santé et de leur vie. C’est l’enjeu entre les convictions personnelles, et même l’intime conviction (pour, contre, ne sait pas), et l’intérêt général. Car un gouvernement agit pour le bien commun et pas pour une idéologie ou une religion. En l’occurrence, l’intérêt général imposait cette loi Veil.
En fait, un tel texte était déjà dans les "tuyaux" de la procédure parlementaire dès 1973 mais le décès du Président Georges Pompidou a interrompu son examen. Le Ministre de la Santé Michel Poniatowski avait senti l’urgence d’une telle loi. Le texte n’avait toutefois pas été défendu par ce dernier mais par le Ministre de la Justice Jean Taittinger, garde des sceaux du gouvernement de Pierre Messmer, convaincu aussi de l’urgence. Une fois élu Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing en a fait l’un de ses textes les plus urgents, avec l’objectif clairement affiché : « mettre fin à une situation de désordre et d’injustice et apporter une solution mesurée et humaine à un des problèmes les plus difficiles de notre temps ». En clair, il prenait les deux arguments évoqués plus haut par Simone Veil.
En toute logique, cela aurait dû revenir au nouveau Ministre de la Justice, à savoir Jean Lecanuet, de défendre le texte, mais président du Centre démocrate, le parti de la démocratie chrétienne, il n’avait pas voulu s’investir sur ce sujet même s’il était convaincu de la pertinence du texte. Simone Veil, dont la nomination au gouvernement avait été suggérée par le Premier Ministre Jacques Chirac au Président Giscard d’Estaing qui cherchait à nommer des femmes compétentes au gouvernement, spécialiste de la justice (dans son travail, elle a noué des relations amicales avec Marie-France Garaud qui l’a recommandée à Jacques Chirac), est devenue la remplaçante tout indiquée pour défendre le texte. Mais elle n’y était pas préparée, d’autant plus qu’elle était encore une novice en politique. Du reste, Valéry Giscard d’Estaing, jusqu’à la fin de sa vie, a toujours été agacé et amer qu’on associe la loi sur l’IVG à Simone Veil. Selon lui, c’est lui, VGE, qui était l’initiateur de cette loi. La postérité lui donna tort.
Le grand avantage que la loi fût préparée par une telle majorité, c’était que l’extrême complexité juridique du texte était prise en compte : Oui, l’avortement, dans son fait concret, est un acte à terriblement éviter car on se sépare d’une vie humaine et cette vie est sacrée. Mais c’est aussi au nom de cette sacralisation de la vie humaine que la loi doit protéger la femme et éviter que de nombreuses femmes se tuent dans des actes d’avortement clandestin. C’est donc une loi idéologiquement équilibrée, qui faisait la part des choses, qui prenait l’importance des convictions intimes de chacun. Cela peut expliquer le quasi-consensus national dont elle jouit.
C’était le sens du discours introductif de Simone Veil : « Si le projet qui vous est présenté tient compte de la situation de fait existante, s’il admet la possibilité d’une interruption de grossesse, c’est pour la contrôler et, autant que possible, en dissuader la femme. Nous pensons ainsi répondre au désir conscient ou inconscient de toutes les femmes qui se trouvent dans cette situation d’angoisse (…). Actuellement, celles qui se trouvent dans cette situation de détresse, qui s’en préoccupe ? ».
De plus, c’était une expérimentation. En ce sens que la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse était simplement provisoire pour une durée de cinq ans, avec une évaluation pour savoir si les dispositions étaient pertinentes ou pas. C’est aussi cet aspect expérimental qui avait incité Valéry Giscard d’Estaing à aller vite : il voulait faire voter la loi de confirmation après ces cinq années probatoire au cours de son même mandat pour ne pas arrêter le processus. La loi n°79-1204 du 31 décembre 1979 a ainsi rendu la loi Veil permanente dans le temps. Pérennité.
Les évolutions de la loi Veil ont toujours été faites par des personnalités dites de gauche, avec à mon sens, une mauvaise inspiration, sauf pour la première évolution faite par le gouvernement de Pierre Mauroy dans la loi de finances votée à la fin de l’année 1982 qui a étendu les remboursements par la Sécurité sociale à l’IVG. Le gouvernement de Lionel Jospin, en revanche, par la loi du 4 juillet 2001, a allongé le délai pour pouvoir avorter de dix à douze semaines. Sous François Hollande également, des dispositions ont été allégées qui réduisent le temps de réflexion.
Et plus généralement, de nos jours, le sujet de l’avortement s’est polarisé, pour ne pas dire hystérisé (mot qui vient d’utérus). Au lieu d’être considéré comme une extrême exception, il est devenu un droit des femmes, voire un "droit fondamental" des femmes, ce qui, en lui-même, contredit le droit à la vie. Or, le soutien à la loi sur l’avortement n’est pas une politique visant à donner ou maintenir des droits aux femmes, mais bien une politique sanitaire visant à éviter qu’elles meurent en avortant dans des conditions d’hygiène déplorables.
Pas étonnant ainsi que face à un certain militantisme féministe, une réaction se soit développée voire organisée chez les plus conservateurs en simplement reposant la question et même en remettant en cause ce type de loi, ce qui, aujourd’hui, est affligeant. La meilleure illustration est la récente décision de la Cour Suprême des États-Unis qui a abrogé le 24 juin 2022 la mesure de 1972 selon laquelle l’avortement était un droit. Dans ce pays, c’est une véritable révolution conservatrice, voulue à la suite des nominations de juges de Donald Trump, qui place la situation de beaucoup de femmes dans une situation personnelle particulièrement difficile.
Heureusement, en France, rien ne semble aller dans ce sens, y compris pour Marine Le Pen tandis que son père était farouchement hostile à la loi Veil considérée bêtement et excessivement par lui comme "génocidaire". Et pourtant, il est maintenant question d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution. Je trouve cette idée sans intérêt et plutôt malsaine, allant contre la philosophie et l’état d’esprit même de Simone Veil en 1974.
Cette velléité n’est pas nouvelle et elle a même été renouvelée étrangement par le Président Emmanuel Macron lors de son discours du 19 janvier 2022 devant les parlementaires européens à Strasbourg : « Je souhaite que l’on consolide nos valeurs d’Européens qui font notre unité, notre fierté et notre force. Vingt ans après la proclamation de notre Charte des droits fondamentaux, qui a consacré notamment l’abolition de la peine de mort partout dans l’Union, je souhaite que nous puissions actualiser cette charte, notamment pour être plus explicite sur la protection de l’environnement ou la reconnaissance du droit à l’avortement. ».
Pourtant, ce serait une erreur de mettre la légalisation de l’avortement sur le même plan que l’abolition de la peine de mort. Cette dernière est d’une satisfaction intellectuelle indéniable, positive et activement idéologique. Au contraire, la loi Veil est une loi de réalisme sanitaire, une sorte de loi "malgré nous" qui prend acte des situations de détresse et qui tente d’y répondre le mieux possible. Elle est par excellence une loi d’insatisfaction intellectuelle qui accepte les faits avant d’y mettre une certaine idéologie (religieuse ou morale). En aucun cas l’idée de promouvoir l’avortement serait raisonnable. Il faut à la rigueur promouvoir l’idée qu’il ne faut pas interdire l’avortement, mais la nuance est très forte. Elle ne doit pas être un droit fondamental des femmes en lui-même.
Pourtant, c’est dans cette direction que semble s’acheminer la majorité présidentielle à l’Assemblée Nationale, avec d’ailleurs une véritable intention politique, c’est que cette mesure aurait des promoteurs encore plus forts dans les rangs de la Nupes alors que la majorité présidentielle est plutôt divisée sur la proposition. Ainsi, François Bayrou, président du MoDem, qui a toujours été favorable à la loi Veil, ne trouve pas du tout pertinente cette idée, qui ne changera rien à la réalité des femmes, celle d’inscrire le droit à l’avortement dans la Constitution, d’autant plus que le Parlement va avoir beaucoup de travail pour adopter des textes majeurs comme la loi sur le pouvoir d’achat et, bien sûr, la loi de finances. Et je rajouterai que réviser la Constitution est une boîte de Pandore dans les débats parlementaires et dès qu’on commence à y toucher, on voudra toucher à d’autres dispositions et le débat juridique sera sans fin, surtout en l’absence d’une majorité absolue. L’inquiétude américaine n’a aucune raison de se transmettre en France dont l’ensemble des partis est complètement favorable à la loi Veil.
Et puisqu’il s’agit de Simone Veil, terminons par son état d’esprit sur l’avortement qui mériterait d’être rappelé voire martelé pour conserver le consensus national sur le sujet. C’était toujours dans son discours du 26 novembre 1974 devant les députés : « Ce qu’il faut aussi, c’est bien marquer la différence entre la contraception qui, lorsque les femmes ne désirent pas un enfant, doit être encouragée par tous les moyens et dont le remboursement par la Sécurité sociale vient d’être décidé, et l’avortement que la société tolère mais qu’elle ne saurait ni prendre en charge ni encourager. ». Bien entendu, sa prise en charge ne fait plus, ou ne devrait plus faire débat.
Et de s’expliquer plus clairement : « Rares sont les femmes qui ne désirent pas d’enfant ; la maternité fait partie de l’accomplissement de leur vie et celles qui n’ont pas connu ce bonheur en souffrent profondément. Si l’enfant une fois né est rarement rejeté et donne à sa mère, avec son premier sourire, les plus grandes joies qu’elle puisse connaître, certaines femmes se sentent incapables, en raison des difficultés très graves qu’elles connaissent à un moment de leur existence, d’apporter à un enfant l’équilibre affectif et la sollicitude qu’elles lui doivent. À ce moment, elles feront tout pour l’éviter ou ne pas le garder. Et personne ne pourra les en empêcher. Mais ces mêmes femmes, quelques mois plus tard, leur vie affective ou matérielle s’étant transformée, seront les premières à souhaiter un enfant et deviendront peut-être les mères les plus attentives. C’est pour celles-là que nous voulons mettre fin à l’avortement clandestin, auquel elles ne manqueraient pas de recourir, au risque de rester stériles ou atteintes au plus profond d’elles-mêmes. ».
Concrètement, la loi Veil n’a pas fait augmenter le nombre d’avortements chaque année qui est resté très stable pendant toutes ces décennies.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 juin 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Simone Veil, l’avortement, hier et aujourd’hui…
Simone Veil, merci !
L’avortement et Simone Veil.
Anne Frank.
Marceline Loridan-Ivens.
Nathalie Loiseau, la Simone Veil d'Emmanuel Macron ?
Antoine et Simone Veil, nous vous aimons !
Discours du Président Emmanuel Macron au Panthéon le 1er juillet 2018 (texte intégral).
Enregistrement de la réception de Simone Veil à l’Académie française le 18 mars 2010 (à télécharger).
Les époux Veil honorés au Panthéon.
Antoine Veil.
Simone Veil, un destin français.
L’hommage de la République à Simone Veil.
Discours d’Emmanuel Macron en hommage à Simone Veil le 5 juillet 2017 aux Invalides (texte intégral).
Discours de Jean Veil et Pierre-François en hommage à leur mère Simone Veil le 5 juillet 2017 aux Invalides (texte intégral).
Simone Veil, une Européenne inclassable.
Simone Veil académicienne.
Discours de réception de Simone Veil à l’Académie française (18 mars 2010).
Discrimination : rien à changer.
Rapport du Comité Veil du 19 décembre 2008 (à télécharger).
Mort d'Antoine Veil.
Bernard Stasi.
Bernard Stasi et Antoine Veil.
Denise Vernay.
Ne pas confondre avec Simone Weil.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220630-simone-veil.html
https://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/simone-veil-l-avortement-hier-et-242465
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/06/28/39536522.html
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