« Faut vous dire, Monsieur,
Que chez ces gens-là,
On n’cause pas, Monsieur,
On n’cause pas,
On compte. »
(Jacques Brel, le 6 novembre 1965).
C'était il y a deux mois. Chronologie d’une polémique comme la société française sait en créer. Depuis sa nomination au gouvernement le 4 juillet 2022 comme Ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales, la maire de Beauvais, ancienne sénatrice LR de l’Oise, Caroline Cayeux est sur la sellette. À la différence d’autres ministres contestés dans des gouvernements antérieurs, Caroline Cayeux subit une opposition également au sein même du gouvernement, et si la Première Ministre Élisabeth Borne n’a fait que la soutenir dans les polémiques, elle reste cependant dans une position très instable.
Elle n’a jamais défilé à la Manif pour tous, elle n’a jamais refusé d’appliquer la loi dans sa mairie, elle est aussi favorable à la PMA votée l’an dernier, elle est pour l’égalité des droits, elle est contre les discriminations, mais elle semble peu audible, peu crue, en particulier en raison de ses maladresses de communication.
Et surtout, sa position d’il y a une dizaine d’années l’accompagne au point d’avoir été mise au pilori dès la semaine suivant sa nomination par plusieurs députés d’extrême gauche (dont Ugo Bernalicis, Bastien Lachaud, Danièle Obono, Mathilde Panot, Adrien Quatennens, Sandra Regol et Danielle Simonnet) dans une pétition parue dans le journal "Têtu" le 11 juillet 2022 qui fustige trois ministres (Christophe Béchu, Gérald Darmanin et Caroline Cayeux dont ils réclament la démission) avec des arguments peu convaincants car leur refusant le droit d’avoir une opinion différente de la leur.
Comme pour Catherine Vautrin, présidente du Grand Reims depuis 2014, pressentie pour Matignon après la réélection du Président Emmanuel Macron et finalement écartée après des fortes pressions des "macronistes de gauche" car elle s’était opposée au mariage pour tous, Caroline Cayeux n’a pas non plus été tendre à l’époque du débat parlementaire sur le mariage pour tous.
Alors sénatrice, elle avait déclaré dans l’enceinte du Sénat le 8 avril 2013 : « Pour ma part, je pense ne pas être trop rétrograde. Ainsi, je crois que les lois qui régissent la vie des hommes ne doivent pas avoir comme unique déterminant les lois naturelles. (…) Cependant (…), il nous faut, une nouvelle fois, nous poser les bonnes questions. (…) J’ai retrouvé les propos de la philosophe Chantal Delsol selon qui "c’est dans notre nature de dépasser la nature, et nous sommes vraiment humains quand nous le faisons ; mais c’est notre devoir de nous poser la question des limites, et nous sommes irresponsables et insensés si nous ne le faisons pas". C‘est justement de ces limites, je crois, qu’il convient de parler. Avec cette excellente philosophe, je pense que "l’exigence du mariage homosexuel, et l’adoption des enfants qui va avec", n’est pas simplement un dessein "qui va contre la nature". C’est plus grave, parce que l’on ne débat pas sur "la question des limites : tout ce que je veux, et tout de suite, et qu’elles qu’en soient plus tard les conséquences". On remplace donc des valeurs morales par l’unique critère de la souffrance ou du désir individuels, selon lequel empêcher deux homosexuels de se marier serait inhumain, car, enfin, ils souffrent ! Pourquoi les en empêcher, puisqu’ils s’aiment ? Mes chers collègues, lorsque plus rien n’arrête le désir, ni la religion, ni la tradition, ni les valeurs, ni aucune sagesse plus haute, alors les dégâts ne sont pas loin. ».
À cette époque, beaucoup de parlementaires s’inquiétaient de la désintégration de la cellule familiale, l’une des dernières institutions encore en état de fonctionnement, voire s’inquiétaient de la désintégration de notre civilisation. Leurs peurs étaient légitimes, même si aujourd’hui, elles paraissent excessives. La société a beaucoup évolué en dix ans.
J’en veux pour preuve cet épisode de l’excellente série télévisée (française) "Fais pas ci, fais pas ça" (créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot). Effectivement, cette comédie qui se veut chronique sociale en suivant la vie quotidienne de deux familles nombreuses montre à quel point, même au deuxième ou troisième degré, l’idée d’une relation homosexuelle n’était pas "ordinaire" il y a dix ans. Ainsi, dans l’épisode 6 ("Aimez-vous Chopin ?") de la saison 3 diffusé le 28 juin 2010 sur France 2 (on n’imaginait pas encore que le mariage pour tous serait voté trois ans plus tard), le couple Lepic s’inquiètent d’une suspicion d’homosexualité chez leur fille aînée Soline, au point que la mère se rend dans un bar de lesbiennes pour essayer de comprendre (en fait, c’est une erreur d’interprétation, et bien plus tard, c’est en fait la petite sœur Charlotte qui vivra avec une autre fille).
Par conséquent, reprendre des paroles définitives d’il y a dix ans avec le regard d’aujourd’hui paraît être un très mauvais procès (dont le but, on le sait car FI ne cesse de le proclamer, est de mettre le désordre dans les institutions). Une fois écrit cela, on peut toutefois s’interroger sur la manière dont la ministre a réagi, à mon sens très mal. Et c’est cette réaction qui est critiquable, assurément.
Caroline Cayeux s’est d’abord défendue dans un entretien à la matinale de Public-Sénat le lendemain, le 12 juillet 2022, où elle entendait dire qu’elle ne reniait rien de ce qu’elle disait en 2013 mais que l’époque était différente : « Je maintiens évidemment mes propos, mais j’ai toujours dit que la loi, si elle était votée, je l’appliquerais. ». Et d’ajouter : « Franchement, c’est un mauvais procès qu’on me fait et ça m’a beaucoup contrarié (…). Je n’ai jamais fait partie de La Manif pour tous, je n’ai jamais défilé, que les choses soient claires. » (notons au passage que Simone Veil a elle-même défilé contre le mariage pour tous).
Son tort, énorme, a été de lâcher, dans ses justifications, sans doute avec trop de spontanéité : « Et puis, je vais vous dire, quand même, que j’ai beaucoup d’amis parmi tous ces gens-là ! ». L’expression a été balancée dans la place publique, "ces gens-là", et le lynchage dans les réseaux sociaux s’est enclenché. Le mot est très malheureux car justement, la phrase semble sincère, authentique. Elle est l’illustration parfaite d’un racisme qui s’ignore, j’évoque le mot racisme dans un sens élargi, une distinction entre deux catégories de personnes, quelle qu’en soit leur nature (ethnique, religieuse, d’orientation sexuelle, sociale, etc.). Cela me rappelle une phrase de Jean-Marie Le Pen, dans les années 1980, au verbe provocateur et jamais bridé, qui disait en substance qu’il ne haïssait pas les arabes, la preuve, ma bonne est maghrébine (ou : mon voisin est arabe et me prête volontiers du beurre quand je n’en ai plus).
C’est une expression malheureuse qui dénote un certain état d’esprit, probablement rétrograde (contrairement à ce qu’elle affirmait au Sénat le 8 avril 2013), mais qui ne justifie pas les attaques personnelles dont elle a été la cible. Il est sûr que cela a choqué jusque dans les rangs du gouvernement, puisque Clément Beaune, son collègue chargé des Transports, s’est senti insulté par cette expression (sur LCI, il a déclaré faire, lui aussi, « partie de ces gens-là »).
Au début de l’après-midi du 12 juillet 2022, Caroline Cayeux a alors dû ramer sur Twitter pour regretter ses propos du matin : « Depuis ce matin, je lis et entends vos messages. Mes propos ont blessé nombre d’entre vous. Je les regrette profondément, ils étaient naturellement inappropriés. L’égalité des droits doit toujours être une priorité de notre action. ».
Mais le mal est fait et cela n’a pas suffi à faire éteindre la polémique qui s’est propagée comme un feu de forêt en pleine canicule. En clair, la ministre a fait une boulette, et elle a présenté ses excuses pour celle-ci, l’affaire devrait donc être close. C’est ainsi que l’entendait sa collègue Olivia Grégoire le lendemain matin, le 13 juillet 2022 sur LCI : « Elle s’est excusée. Errare humanum est, perseverare diabolicum. On a le droit à l’erreur une fois. Ce qui est important, c’est qu’elle ait évolué, qu’elle ait surtout compris qu’elle était membre d’un gouvernement extrêmement progressiste sur ces questions-là, et qu’elle soit aujourd’hui en ligne avec la position du gouvernement. Je ne cautionne pas l’expression. Je cautionne l’excuse de la ministre. ».
Porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, à la sortie du conseil des ministres du 13 juillet 2022, a voulu l’apaisement : « L’heure n’est plus aux propos anachroniques, mais à la reconnaissance pleine et entière des nouveaux droits accordés. Le débat est désormais clos ! ».
En fait, il n’est pas clos car des associations ont décidé de déposer plainte pour « injure publique envers un groupe de personnes en raison de leur orientation sexuelle par une personne dépositaire de l’autorité publique ». Ainsi, le 13 juillet 2022, le secrétaire général de Stop Homophobie a déclaré sur franceinfo : « On ne peut pas avoir un gouvernement qui prétend lutter contre les discriminations que nous subissons et une ministre qui s’autorise à dire ça. ».
Ce même Olivier Véran avait répondu à une question de la députée écologiste Marie-Charlotte Garin sur le sujet à la séance de questions au gouvernement du 12 juillet 2022. Il avait rappelé qu’il avait bataillé dans l’hémicycle en 2013 pour faire adopter la loi sur le mariage pour tous : « J’en garde un souvenir ému parce que ce texte a fait progresser la société et que des parlementaires, siégeant sur d’autres bancs et animés d’autres convictions, avaient eu des mots blessants. (…) Nous avons fait face avec conviction parce que nous savions que nous avions raison ; nous défendions tout simplement le droit à l’indifférence. ».
Et de poursuivre : « Certains [opposants au mariage pour tous] étaient parfois virulents et certains d’entre eux sont d’ailleurs toujours là. Avec dix ans de recul et dix ans de bonheur pour des milliers de familles et d’enfants, les positions des députés opposés à cette loi ont bien évolué car, face au bonheur, ils ne peuvent que constater leur erreur d’avoir voulu s’y opposer. Oui, certains mots peuvent faire mal et peuvent blesser et heurter : nous devons nous garder de les employer et, plus encore, de les penser. (…) Nous avons en commun la volonté farouche de faire évoluer notre société pour qu’elle reflète toute sa diversité, toute sa richesse et toute sa capacité à accueillir ce qui est beau. Qui pourrait encore nier qu’il y a bien des manières d’aimer et qu’aucune n’est supérieure à l’autre ? Il n’y a pas de "ces gens-là", il y a des femmes et des hommes qui ne demandent rien d’autre que le respect. ».
Dans "Le Parisien" du 14 juillet 2022, Caroline Cayeux a renouvelé ses excuses, cette fois-ci beaucoup plus clairement et sans ambiguïté : « Je tiens ici à renouveler toutes mes excuses les plus sincères car ils ne reflètent pas du tout ma pensée. (…) Les propos mentionnés remontent à dix ans. Et si je ne peux nier les avoir tenus, évidemment que je ne les utiliserais plus et les regrette. Je comprends que ces propos maladroits aient pu autant blesser. ». En outre, elle a écrit un courrier d’excuses à plusieurs associations : « Je veux qu’elles sachent qu’elles me trouveront toujours à leurs côtés dans les combats qu’elles mènent contre les discriminations et pour l’égalité des droits. ». Par ailleurs, sur "ces gens-là", elle a mesuré « combien cette expression a été choquante et douloureuse pour de nombreuses personnes ».
Pour tenter d’éteindre le feu à la fin de la semaine, au cours d’un déplacement dans le Calvados le 16 juillet 2022, la Première Ministre Élisabeth Borne a voulu conclure : « Caroline Cayeux a tenu il y a plusieurs années des propos qui étaient naturellement choquants. Quand elle a voulu s’en expliquer, elle a manifestement tenu des propos maladroits. (…) Je pense qu’elle a eu l’occasion de s’expliquer dans une interview pour présenter ses excuses aux personnes qui ont pu être choquées. (…) [Elle a pu] réaffirmer qu’elle partageait totalement les valeurs progressistes que porte le Président, que je porte et que porte mon gouvernement, et qu’elle sera très vigilante à l’avenir au soutien qui peut être apporté à toutes les associations qui luttent contre les discriminations, et notamment contre l’homophobie. ». Et elle a mis le point final : « Je pense que les choses sont désormais claires et Caroline Cayeux, comme le reste du gouvernement, est au travail et concentrée sur sa mission. ».
Mais le soir même du 16 juillet 2022, une centaine de personnalités, dont Manuel Valls, Jack Lang, l’ancien ministre radical Joël Giraud (le prédécesseur de Caroline Cayeux dans le gouvernement de Jean Castex), Michèle Rubirola, Delphine Burkli, Sylvain Fort (ancien conseiller à l’Élysée), Isabelle Froment-Meurice, Yann Wehrling, Irène Théry, Boris Cyrulnik, Mathieu Gallet, Jean-Pierre Lecoq, Philippe Besson, Jean-Luc Romero, Nelson Monfort, etc. ont cosigné une tribune dans le "Journal du dimanche" en remettant en cause la présence de Caroline Cayeux au sein du gouvernement : « Comment accepter qu’un membre de l’exécutif, dont le premier rôle est d’assurer l’application des lois, puisse appeler "ces gens-là" des citoyens français ? Comment ne pas voir que, dans son esprit, ils ne relèvent pas de la même catégorie de citoyens ? (…) La question est de savoir si le gouvernement, dans son devoir de solidarité, valide la position d’un de ses membres, et si la majorité souscrit à son attitude. Il s’agit de défendre non pas telle ou telle communauté, mais bien le respect du principe d’égalité et de légalité par un membre du gouvernement. Nous savons que l’exemplarité est plus que jamais nécessaire pour maintenir un débat démocratique apaisé et constructif. ».
Et de revenir aux principes qui doivent guider les élus : « Ses propos meurtrissent personnellement beaucoup d’entre nous, mais surtout ils mettent à mal nos efforts quotidiens pour faire respecter les principes républicains dans nos territoires. Alors que les partis extrémistes et populistes mettent le pays, par leur alliance objective, dans une situation de tension sociale permanente, il revient aux élus qui se retrouvent dans les valeurs de la République d’œuvrer encore plus pour rassembler, et non diviser. Les paroles d’une ministre (…) ont une force symbolique qui dépasse souvent la force légale : ses regrets auraient eu un véritable impact s’ils avaient eu a minima la force de la sincérité. ». La tribune rappelle également que l’homosexualité n’est plus un délit seulement depuis le 4 août 1982.
La polémique a débordé largement sur la semaine suivante. On pouvait ainsi entendre le soir du 19 juillet 2022 sur CNews le "philosophe et spécialiste en géopolitique" Jean-Loup Bonnamy commenter "ces gens-là" de Caroline Cayeux en tombant dans la même maladresse sémantique, en parlant allègrement de "ces populations-là" pour désigner les habitants des "quartiers" de Seine-Saint-Denis.
Ce qui est curieux, c’est de revenir près de vingt ans en arrière. Caroline Cayeux était déjà maire de Beauvais ; elle a été élue en mars 2001 dans une triangulaire en battant le maire socialiste sortant Walter Amsallem grâce à son directeur de campagne, un ancien directeur de cabinet de Jean-François Copé, et elle s’était présentée en candidate dissidente de l’UMP aux élections législatives de juin 2002 sur la circonscription du député Olivier Dassault qui fut élu (réélu mais pas directement car ce dernier avait été battu en 1997).
À 54 ans, Caroline Cayeux était surnommée la « nouvelle madone des homosexuels » dans le journal "Oise Hebdo" du 26 mars 2003 : « Ils sont comme ça, les homosexuels. Ils ont le béguin pour les jolies femmes. Surtout quand celles-ci ont le courage de s’affirmer à la face des hommes avec un sacré caractère. Mais pas des jeunettes. Celles qui ne font pas leur âge (comme Caroline) et qui paraissent éternellement jeunes à force de rembarrer leurs congénères du sexe masculin. (…) Oh naturellement, Sébastien (…) n’est sûrement pas attiré par le côté "Bécassine, c’est ma cousine". Ce qui le "botte", certainement, chez Caroline Cayeux, c’est, outre sa force d’âme, cette tolérance innée (mais sans faiblesse), cette intelligence des situations, son anti-snobisme légendaire, cette aptitude à ne pas s’arrêter aux apparences, sa générosité. ». On notera que la formule du journaliste "ils sont comme ça, les homosexuels" est à peine plus respectueuse que "ces gens-là" dans la généralisation d'une catégorie de personnes, alors que le ton se voulait léger et humoristique.
Ce Sébastien, qui avait prévu de se pacser avec un autre homme, avait, à grand renfort de communication, fait comme si la mairie de Beauvais allait célébrer un mariage homosexuel dix ans avant l’heure. Les relations cordiales ne sont pas restées longtemps car la maire de Beauvais a fait savoir qu’il n’en était pas question car c’était contraire à la loi du 15 novembre 1999. À l’époque, on soupçonnait donc Caroline Cayeux d’en faire trop plutôt que pas assez pour les droits des personnes homosexuelles.
Après tout, on pourrait dire aussi qu’elle a passé son examen de passage, une sorte de bizutage, et si elle a le cuir suffisamment épais, elle restera, fort du soutien de ses collègues. La maladresse a porté sur un sujet extrêmement sensible : la discrimination, et cette vive réaction, au-delà des postures politiciennes, a montré à quel point la société a évolué. Et la ministre avec elle, toute confuse en excuses.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (23 juillet 2022)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Caroline Cayeux.
L’avortement, hier et aujourd’hui.
La PMA pour toutes les femmes.
Le mariage pour tous.
Aurore Bergé.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220712-caroline-cayeux.html
https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/ces-gens-la-nouvelle-version-de-242900
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/07/23/39568773.html
commenter cet article …