« Parmi les nombreux personnages de la vie politique que j’ai croisés, il reste un homme exceptionnel, hors du commun. Une des rares personnalités qui émergent des soixante dernières années, notamment parce qu’il était, avant tout, un homme de conviction. » (Simone Veil, le 24 mai 2003).
L'ancien résistant, député de Dinan et chef du gouvernement René Pleven est mort à Paris il y a trente ans le 13 janvier 1993 pas loin de ses 92 ans (il est né le 15 avril 1901 à Rennes). Homme d'État très indépendant, il a fait partie de ces hommes politiques particulièrement brillants qui ont fait la Quatrième République.
C'est d'ailleurs un mystère qu'un régime politique ait pu être aussi mauvais (les institutions) avec un personnel politique aussi brillant, tel que, outre René Pleven, Edgar Faure, Antoine Pinay, Pierre Mendès France, Félix Gaillard, Pierre Pflimlin, Robert Schuman, etc. René Pleven a même fait partie des rares hommes de la Quatrième République à continuer à exister politiquement sous la Cinquième République, à l'instar de Pierre Mendès France, Jacques Chaban-Delmas, François Mitterrand, Edgar Faure, Antoine Pinay et Gaston Defferre.
Sur les photos, on peut aussi être troublé par les deux René Pleven : l'un, plutôt jeune, assez froid, technocrate responsable, homme d'État avec une vision bien claire de la France et de l'Europe, dès les années 1920, et l'autre, plus âgé, très affable, souriant, proche des gens, le Breton plus que le technocrate. En fait, René Pleven était un peu l'homme politique typique de cette époque, à la fois intellectuel et convivial, à la fois rigoureux et chaleureux.
Son père militaire était chargé d'accompagner le capitaine Alfred Dreyfus lors de son procès en révision, tandis qu'une arrière-petite-fille, Jeanne Lazarus, sociologue et présidente du conseil de l'IEP Paris, est la compagne du Ministre de l'Éducation nationale actuel, à savoir Pap Ndiaye. Ainsi l'évocation de René Pleven engloberait l'ensemble des républiques françaises sur un siècle et demi. Lui-même était un enfant du Vingtième siècle.
Étudiant à ce qui est devenu l'IEP Paris, René Pleven y côtoyait des personnalités comme Georges Bidault. En 1919, il était proche des idées d'Aristide Briand en raison de son action en faveur de la paix en Europe. René Pleven a eu un parcours politique très étonnant : sur le fond de ses idées, et en accord avec son origine bretonne, il était ce qu'on dirait démocrate-chrétien et centriste, mais il a toujours été opposé à intégrer le parti issu de la démocrate-chrétienne (à savoir, le MRP). De plus, il était gaulliste par les faits de résistance sans vouloir s'enfermer dans un mouvement gaulliste.
Avant la guerre, René Pleven a passé son service militaire à faire de la documentation pour un livre de Philippe Pétain, ce qui l'a amené à connaître Charles De Gaulle, à l'époque capitaine, collaborateur de Pétain et professeur à Saint-Cyr. Vingt ans avant la guerre suivante, il en connaissait déjà les principaux protagonistes politiques (Pétain, De Gaulle, Bidault).
René Pleven prépara en parallèle sa thèse de doctorat en droit sur la politique du Premier Ministre britannique David Lloyd George, ce qui contribua à sa bonne connaissance du Royaume-Uni. En 1925, il a travaillé pour Jean Monnet dans le secteur bancaire et industriel et pendant une quinzaine d'années, il est resté dans le secteur privé tout en ayant une connaissance très importante de la vie politique et diplomatique : il se prononçait pour une intervention militaire en Espagne pour venir en aide aux républicains et contre les Accords de Munich qui, selon lui, ne garantissaient pas du tout la paix.
Au début de la Seconde Guerre mondiale (1939-1940), René Pleven a été chargé par le Président du Conseil Édouard Daladier d'aller acheter avec plus ou moins de succès des armes auprès du Président américain Franklin Delano Roosevelt. En mai-juin 1940, il était à Londres avec Jean Monnet en train de confectionner la fusion du Royaume-Uni et de la France en négociation avec Winston Churchill et De Gaulle, qui représentait le gouvernement de Paul Reynaud. Churchill et De Gaulle s'étaient mis d'accord pour unir les deux pays momentanément, ce qui éviterait une capitulation de la France. La démission précipitée de Paul Reynaud et son remplacement par Pétain ont fait capoter ce projet hautement audacieux et habile, dont fut nostalgique Guy Mollet plus tard.
René Pleven a dû faire un choix en juin 1940 : où irait-il ? Avec Jean Monnet reparti aux États-Unis, ou à Londres avec De Gaulle ? Tout en lui, sa formation initiale, son caractère loyaliste, le conduisait à rester discipliné vis-à-vis des autorités, et pourtant, il s'opposait vivement à Pétain. Si bien que le légaliste s'est laissé dépasser par le résistant en juillet 1940 et De Gaulle l'a chargé d'assister René Cassin dans les négociations avec Churchill pour la formation de la France libre. Son autre mission était d'aller retrouver Félix Éboué et de convaincre les forces françaises stationnées en Afrique équatoriale française de rejoindre la France libre. Dès 1942, il est devenu un homme incontournable au service de De Gaulle, un bras droit, premier de ses commissaires (ministres). Il faut rappeler qu'il était déjà quadragénaire et souvent, les résistants avaient dix ou quinze ans de moins, ce qui le mettait plus facilement, avec son expérience et sa maturité, en position d'autorité reconnue.
À la Libération, il a fait donc partie des premiers responsables politiques à faire renaître la France : Ministre des Colonies de 26 août 1944 au 16 novembre 1944, puis, à la suite de l'accident mortel du Ministre des Finances Aimé Leperq, il l'a remplacé jusqu'à la démission du gouvernement De Gaulle le 26 janvier 1946, en promouvant l'emprunt de la Libération pour financer la reconstruction. À cette époque, il s'était opposé sur la politique économique à Pierre Mendès France qui, déçu par De Gaulle, a rendu son tablier dès le 6 avril 1945.
Ainsi a démarré la carrière politique très dense et riche de René Pleven. Comme je l'indiquais plus haut, il n'a pas rejoint le MRP, mouvement des résistants démocrates-chrétiens, alors qu'il avait toutes les caractéristiques : favorable à la construction européenne, libéral sur le plan des Colonies, et régionaliste (en Bretagne). Il a créé l'UDSR le 25 juin 1945, l'Union démocratique et socialiste de la Résistance, issue principalement du Mouvement de libération national, un mouvement de résistance. 31 députés ont été élus sous cette bannière en 1945.
Au sein de l'UDSR se sont retrouvés, outre René Pleven, devenu président de l'UDSR entre 1947 et 1953, Jacques Kosciusko-Morizet (grand-père de NKM), Eugène Claudius-Petit, et surtout François Mitterrand qui phagocyta l'UDSR en s'emparant de la présidence en 1953, ce qui a conduit René Pleven à s'en aller en 1958 après le désaccord majeur sur le soutien ou l'opposition au retour au pouvoir de De Gaulle. L'UDSR après 1958 est devenue l'ossature de la Convention des institutions républicaines (CIR) dans les années 1960 avant de se fondre au futur parti socialiste. Mais à l'origine, l'UDSR devait être le parti travailliste à la française, finalement, il est devenu un parti crucial pendant la Troisième force, entre le MRP et la SFIO, s'alliant électoralement avec les radicaux au sein du Rassemblement des gauches républicaines (RGR). L'une des réussites de l'UDSR a été d'attirer en son sein le RDA (Rassemblement démocratique africain), initialement proche du parti communiste français. Après 1958, René Pleven s'est retrouvé au groupe du Centre démocratique unissant des députés du MRP et des députés du CNIP puis au CDP en 1969 (centristes pompidoliens).
D'un point de vue électoral, René Pleven a eu une très belle carrière : il s'est fait élire pour la première fois député des Côtes-du-Nord (futures Côtes-d'Armor) en 1945 et constamment réélu jusqu'à son échec de mars 1973 (où, dans la circonscription de Dinan, le candidat socialiste l'a battu avec 51 voix d'avance au second tour, soit 50,05% !, Charles Josselin, à 34 ans, futur ministre dans les gouvernements de Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy et Lionel Jospin). Localement, René Pleven a été élu président du conseil général des Côtes-du-Nord de 1948 à 1976 (son successeur fut son adversaire socialiste Charles Josselin qui a conquis la majorité départementale), et président du conseil régional de Bretagne de 1974 à 1977.
René Pleven a laissé un grand souvenir en Bretagne. Il a fondé et présidé le Comité d'étude et de liaisons des intérêts bretons (CELIB) qui a été l'initiateur du découpage régional et la préfiguration des conseils régionaux, groupement d'élus et de militants qui a réussi par exemple à obtenir le plan routier breton à la fin des années 1960, la construction de routes deux fois deux voies pour désenclaver la Bretagne. Dix ans après sa mort, Simone Veil est venue le 24 mai 2003 à Dinan pour commémorer l'homme d'État au cours d'un colloque qu'elle a présidé et clos à la bibliothèque municipale de la ville.
Bien sûr, c'est l'action nationale de René Pleven qui fut la plus importante. Homme d'expérience très écouté sous la Quatrième République, il a été membre de nombreux gouvernements : Ministre de la Défense nationale du 29 octobre 1949 au 12 juillet 1950 et du 8 mars 1952 au 19 juin 1954 (gouvernements de Georges Bidault, Henri Queuille, Antoine Pinay, René Mayer et Joseph Laniel), Vice-Président du Conseil du 10 mars 1951 au 11 août 1951 (gouvernement d'Henri Queuille), Ministre des Affaires étrangères du 14 mai 1958 au 1er juin 1958 (gouvernement de Pierre Pflimlin). Mais le plus important pour lui a été que les parlementaires lui ont confié deux fois le pouvoir, la Présidence du Conseil.
Son premier gouvernement a existé du 12 juillet 1950 au 10 mars 1951. Il est venu à la suite de la chute du deuxième gouvernement d'Henri Queuille. Son équipe gouvernementale était une sorte de dream team façon Quatrième République : deux ministres d'État, un du MRP et un de la SFIO (Guy Mollet, chargé du Conseil de l'Europe), et comme ministres, notamment René Mayer à la Justice, Robert Schuman aux Affaires étrangères (préparation de la construction européenne après sa déclaration), Henri Queuille à l'Intérieur, Jules Moch à la Défense nationale, François Mitterrand à la France d'outre-mer, Maurice Petsche aux Finances et Affaires économiques, Edgar Faure au Budget, Antoine Pinay aux Travaux publics, Transports et Tourisme, Pierre Pflimlin à l'Agriculture, Paul Bacon au Travail et Sécurité sociale, Louis Jacquinot aux Anciens combattants et Victimes de guerre, Pierre Schneiter à la Santé publique et Population, Eugène Claudius-Petit à la Reconstruction et Urbanisme, Gaston Defferre à la Marine marchande, Albert Gazier à l'Information, et parmi les secrétaires d'État, notamment : Maurice Bourgès-Maunoury, Max Lejeune, Robert Buron, André Morice, Paul Antier et Jules Catoire. Son gouvernement a fait adopter le 30 novembre 1950 une loi qui fixe à 18 mois la durée du service militaire avec une présélection pendant trois jours (les fameux "trois jours"). Après sa chute le 28 février 1951, Henri Queuille a formé son troisième gouvernement.
Après la chute de ce dernier, René Pleven a été réinvesti Président du Conseil une seconde fois du 11 août 1951 au 29 janvier 1952. Son second gouvernement a connu deux drames parmi ses membres : un secrétaire d'État, Pierre Chevallier a été assassiné par son épouse le 12 août 1951 (juste après sa nomination) et le Ministre d'État Maurice Petsche est mort le 16 septembre 1951, remplacé par Joseph Laniel. Dans sa composition, il y avait deux Vice-Présidents du Conseil, Georges Bidault (Défense nationale) et René Mayer (Finances et Affaires économiques) et trois ministres d'État dont Henri Queuille. Parmi les ministres : Edgar Faure à la Justice, Robert Schuman aux Affaires étrangères, André Marie à l'Éducation nationale, Antoine Pinay aux Travaux publics, Transports et Tourisme, Pierre Pflimlin au Commerce et Relations économiques extérieures, Louis Jacquinot à la France d'outre-mer, Paul Bacon au Travail et Sécurité sociale, Eugène Claudius-Petit à la Reconstruction et Urbanisme, André Morice à la Marine marchande et Robert Buron à l'Information. Parmi les secrétaires d'État : Félix Gaillard, Pierre de Chevigné, Maurice Schumann et André Colin. René Pleven a été renversé une seconde fois le 7 janvier 1952 en même temps que la Troisième force s'est dissoute à cause de la loi Marie-Barangé du 21 septembre 1951 qui aidait l'enseignement privé (ce qui a entraîné le retrait du soutien sans participation de la SFIO et la mise en minorité du gouvernement).
Ce second gouvernement Pleven a été crucial pour la France et pour l'Europe puisque René Pleven a lancé les projets de Communauté européenne de défense (CED) et de Communauté européen du charbon et de l'acier (CECA). Si la CED n'a finalement pas vu le jour, le projet de CECA a été ratifié à cette époque, ce qui préfigurait le Traité de Rome, la CEE et l'Union Européenne. À ce tire, René Pleven pourrait être l'un des pères non reconnus (ou oubliés) de l'Europe.
À la chute du gouvernement de Guy Mollet, le Président René Coty a confié à René Pleven la mission de former un troisième gouvernement en rassemblant de Mollet à Pinay, mais le député de Dinan ne pressentait rien de favorable et a renoncé à redevenir chef du gouvernement. En revanche, René Pleven a accepté de revenir au gouvernement aux Affaires étrangères, conscient de tous les dangers pour la République : Pierre Pflimlin fut investi le 13 mai 1958 grâce à l'abstention des députés communistes, et sous la pression du putsch à Alger.
Rallié à De Gaulle le 27 mai 1958, et favorable à la nouvelle Constitution de la Cinquième République, René Pleven, bien qu'écarté par De Gaulle du pouvoir, s'est rapproché de la droite alors qu'il pouvait être considéré auparavant comme faisant partie du centre gauche.
Néanmoins, son soutien à De Gaulle n'a pas été récompensé par le Général qui l'a laissé éloigné du pouvoir pendant tout le temps de sa Présidence. Si René Pleven a obtenu auprès de Georges Pompidou toutes les demandes des Bretons (plan routier par exemple), c'était parce que ce dernier, encore à Matignon, se préparait à être candidat et voulait rassembler les gaullistes et les centristes. René Pleven était une excellente recrue pour le futur candidat et l'ancien Président du Conseil l'a, en quelque sorte, aidé en faisant campagne pour le non au référendum de 1969.
Favorable à Georges Pompidou, René Pleven a donc fait un grand retour au gouvernement à l'élection de ce dernier à l'Élysée. Il a ainsi été nommé Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, du 22 juin 1969 au 15 mars 1973, dans les gouvernements de Jacques Chaban-Delmas et Pierre Messmer. Simone Veil a été l'une de ses conseillères techniques. Il a été obligé de quitter son ministère après sa défaite très serrée aux élections législatives.
Pendant son dernier ministère, René Pleven a fait adopter deux lois importantes : la loi anti-casseurs (loi n°70-480 du 8 juin 1970 tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance), une des premières lois visant à s'attaquer à la délinquance à la suite de mai 68, ainsi que la loi Pleven (loi 72-546 du 1er juillet 1972 modifiant la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse) qui a introduit le délit de provocation publique à la haine par des propos ou des écrits tenus en public, passible d'au plus un an d'emprisonnement et.ou 45 000 euros d'amende (montant réactualisé), ce qui est valable pour des incitations à la haine raciste (qui provoque à la discrimination ou à la violence). En d'autres termes, grâce à René Pleven, le racisme n'est plus une opinion mais un délit.
Exclu du débat national par son échec aux législatives, René Pleven s'est replié sur sa base bretonne pour terminer une carrière politique prestigieuse. Même s'il est célébré localement (à Dinan par exemple et en Bretagne en général), René Pleven n'a sans doute pas la postérité qu'il aurait mérité.
Thomas Perrono s'est en effet interrogé sur cette absence de postérité en présentant la biographie de Christian Bougeard "René Pleven, un Français libre en politique" parue peu après sa disparition aux Presses Universitaires de Rennes. Il a évoqué notamment son indépendance politique qui en faisait un électron libre inclassable que ne pouvaient revendiquer ni les gaullistes ni les centristes : « Pleven a été en effet un acteur politique incontournable durant quatre décennies, à l’échelle nationale, comme régionale mais, curieusement, rares sont aujourd’hui ceux qui se revendiquent de lui. (…) Peu d’entre eux peuvent se prévaloir d’une carrière aussi riche tant sur le plan national que régional. Pourtant, malgré des convictions fortes auxquelles il est toujours resté fidèle, son manque d’engagement au sein d’une formation politique dominante semble rendre plus difficile la revendication de son héritage politique en ce début du XXIe siècle. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (08 janvier 2023)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
René Pleven.
Pierre Mendès France.
Léon Blum.
La création du RPF.
De Gaulle.
Germaine Tillion.
François Mitterrand.
Pierre Pflimlin.
Henri Queuille.
Robert Schuman.
Antoine Pinay.
Félix Gaillard.
Les radicaux.
Joseph Laniel.
Georges Bidault.
Débarquement en Normandie.
Libération de Paris.
Général Leclerc.
Jean Moulin.
Daniel Cordier.
Le programme du Conseil National de la Résistance (CNR).
Jean Monnet.
Joseph Kessel.
Maurice Druon.
André Malraux.
Maurice Schumann.
Jacques Chaban-Delmas.
Daniel Mayer.
Edmond Michelet.
Alain Savary.
Édouard Herriot.
Vincent Auriol.
René Coty.
Maurice Faure.
Gaston Defferre.
Edgar Faure.
René Cassin.
Édouard Bonnefous.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230113-rene-pleven.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/rene-pleven-pilier-majeur-de-la-245936
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/12/12/39743906.html