« Une idée simple gouverna désormais la vie de Robert Badinter : pour ne pas perdre foi en l’Homme, il ne faut pas tuer les hommes, fussent-ils les pires coupables. Il était devenu avocat par hasard, pour gagner sa vie. Il sera l’avocat, pour toujours, de cette cause. » (Emmanuel Macron, le 14 février 2024 à Paris).
A eu lieu ce mercredi 14 février 2024 à 12 heures, place Vendôme à Paris, c'est-à-dire devant le Ministère de la Justice (et aussi au milieu des magasins les plus chics du pays), l'hommage national rendu à Robert Badinter qui est mort le 9 février 2024 à quelques semaines de ses 96 ans. Comme c'était prévisible, l'ancien ministre a reçu de très nombreux hommages de toute la classe politique, y compris provenant de ceux qui l'insultaient lorsqu'il était vivant (respectabilité oblige), au point d'avoir été l'un des gardes des sceaux les plus détestés de France.
Le nom de Robert Badinter est très souvent associé à celui de François Mitterrand qui fut son ami. Quand se sont-ils rencontrés ? En 1953. Le jeune homme Robert Badinter arbitrait des matchs de tennis chez Marcel Bleustein-Blanchet, son futur beau-père à partir de 1966 (et fondateur de Publicis en 1926). Il y avait un match entre Félix Gaillard, dirigeant radical, et François Mitterrand. La réputation de champion de Félix Gaillard au tennis aurait dû décourager François Mitterrand, mais au contraire, ce dernier a persévéré et finalement gagné le match. On notera qu'en arbitrant, on prend moins de coups qu'en jouant.
Je n'ai jamais eu beaucoup de respect pour les socialistes, qui ont coûté un "pognon de dingue" à la France, mais j'avais beaucoup de respect pour la personne de Robert Badinter. Oui, cet homme était bien plus qu'un avocat, bien plus qu'un constitutionnaliste, bien plus qu'un professeur agrégé de droit, bien plus qu'un expert international, bien plus qu'un simple ministre de la justice, bien plus qu'un défenseur et même un acteur de l'abolition de la peine de mort (il a veillé personnellement à ce que le bourreau, remercié, ait une bonne retraite), il était un peu tout cela et surtout, il était un penseur humaniste à autonomie de pensée, ce qui pouvait d'ailleurs contrevenir aux intérêts politiques de ses propres amis.
Ainsi sa mécanique intellectuelle, sa cohérence républicaine qui, à un sujet donné, tentait de déterminer ce que le Droit, dans le sens très noble du terme, devait proposer en restant fidèle aux valeurs humanistes de la République. Parfois, ce n'était pas évident de se faire comprendre (euthanasie, parité sur les listes électorales, castration chimique des pédocriminels, interdiction de la burqa, etc.), mais il apportait une référence juridique qui va manquer désormais au législateur. Ce n'est donc pas un hasard si cet hommage a eu lieu "chez lui", au Ministère de la Justice, alors que la plupart de ses successeurs, du moins de gauche, allaient régulièrement lui parler pour lui demander des conseils (il recommandait à ses successeurs de ne pas hésiter à parcourir le monde pour promouvoir l'abolition de la peine de mort).
Alors, évacuons rapidement le sujet du jour, son éventuelle panthéonisation ! Au-delà de quelques initiatives privées, la première personnalité à l'appeler de ses vœux fut Yaël Braun-Pivet, la Présidente de l'Assemblée Nationale, qui terminait ainsi son hommage devant l'hémicycle le mardi 13 février 2024 à 15 heures : « À nous de continuer son œuvre, à nous de suivre son magnifique exemple. Hugo, Jaurès l’attendent aujourd’hui au temple des grands hommes, ce Panthéon, où, je le souhaite, Robert Badinter, les rejoindra un jour. ». Ce n'était pas de vaines paroles : j'ai rencontré Robert Badinter à un colloque à la Sorbonne au centenaire de Jean Jaurès.
Dans l'hommage du 14 février 2024, le Président Emmanuel Macron s'est montré beaucoup plus prudent en évoquant juste très vaguement le Panthéon, en concluant son hommage de la sorte : « Vous êtes là, aujourd’hui, parmi nous. Les lois de la vie et de la mort comme suspendue, vaincue, abolie. Alors, s’ouvre le temps de la reconnaissance de la Nation. Aussi votre nom devra s’inscrire, aux côtés de ceux qui ont tant fait pour le progrès humain et pour la France et vous attendent, au Panthéon. ».
En disant cela, Emmanuel Macron n'a pas nécessairement proposé le transfert de la dépouille de Robert Badinter au Panthéon. L'idée doit même choquer sa famille, notamment son épouse Élisabeth Badinter (qui va avoir 80 ans le 4 mars prochain), effondrée (et on le comprend). Une panthéonisation, c'est presque du vol de sépulture ! On ôte à la famille et aux amis intimes le disparu au profit d'une sorte d'intérêt national, de grandeur supérieure pour en faire une icône de la République. C'est presque une instrumentalisation, mais ce n'est pas nouveau car c'était le but originel du Panthéon depuis la Révolution, se choisir des héros républicains pour renforcer la République. C'était instaurer une nouvelle religion, la République, avec ses saints ou plutôt (c'est ce que veut dire Panthéon), tous ses dieux.
En outre, je doute que Robert Badinter ait pu accepter de reposer au Panthéon. Il avait la modestie des grands bourgeois, une certaine discrétion qui n'excluait pas un écho médiatique, celui de l'avocat éloquent, et même, une certaine colère, lorsqu'il le fallait. Hélène Carrère d'Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie française, lui avait proposé de se présenter à l'illustre assemblée des Immortels. L'objectif de l'académicienne était aussi d'y élire Élisabeth Badinter, ce qui aurait permis d'avoir sous la Coupole le premier couple de l'histoire de l'Académie. Bien entendu, les Badinter ont toujours refusé cette proposition pourtant tout à fait honorable. Je doute donc que le couple puisse accepter de faire comme les époux Veil au Panthéon.
Emmanuel Macron a suggéré plutôt une sorte de milieu entre le transfert de la dépouille et l'absence totale de reconnaissance. Oui, la République doit beaucoup à Robert Badinter, "entre autres" personnages de l'histoire, et elle doit le reconnaître. Mais il a le droit aussi au repos discret et intime. La solution médiane, ce serait l'inscription de son nom sur une plaque installée dans la crypte, comme c'est le cas de l'écrivain Aimé Césaire (dont la famille avait refusé le transfert des cendres), aussi Toussaint Louverture, le général Antoine Chanzy, etc., ou dans la nef, comme pour Saint-Exupéry et Henri Bergson, entre autres.
Une autre précision : la panthéonisation quasi-immédiate après le décès n'est pas l'apanage de la période actuelle. Grand mathématicien et ancien Président du Conseil, l'un des contributeurs majeurs de l'industrie aéronautique française, Paul Painlevé, décédé le 29 octobre 1933, a été transféré au Panthéon dès le 4 novembre 1933. Donc, bien plus vite que, par exemple, Simone Veil, décédée le 30 juin 2017 et transférée au Panthéon (avec son mari Antoine) le 1er juillet 2018 (l'annonce avait été faite par le Président de la République le 5 juillet 2017).
Avec l'abolition de la peine de mort, Robert Badinter a transcendé les clivages politiques, à tel point que si la peine de mort a été abolie le 9 octobre 1981, sous la Présidence de François Mitterrand, c'est par la volonté du Président Jacques Chirac que l'abolition a été inscrite dans la Constitution, comme l'un de ses derniers actes présidentiels, lors de la révision du 23 février 2007 (loi constitutionnelle n°2007-239 du 23 février 2007 : « Il est ajouté au titre VIII de la Constitution un article 66-1 ainsi rédigé : "Art. 66-1. - Nul ne peut être condamné à la peine de mort". La présente loi sera exécutée comme loi de l'État. Fait à Paris, le 23 février 2007. »).
Cette inscription dans la Constitution est fondamentale, ce qui montre que Jacques Chirac avait des convictions et des valeurs, car avec la disparition de Robert Badinter, on voit bien réapparaître, pas de manière officielle par les leaders de l'extrême droite, mais par certains de leurs soutiens, la volonté de revenir sur ce qui était l'un des scandales d'une société humaniste, cette peine qui ôte la vie. Il sera en effet difficile d'obtenir un majorité qualifiée pour remettre en cause cette disposition constitutionnelle, ce qui sécurise cette abolition qui était une abomination. Et qu'on me foute la paix avec la démocratie et le pouvoir du peuple quand on parle de peine de mort ! Une démocratie moderne est justement celle qui met des brides républicaines, qui rappelle les valeurs quand le peuple les oublie, et ce n'est pas parce qu'une majorité populaire voudrait lyncher telle personne qu'il faudrait la lyncher. Une démocrate moderne, c'est avant tout un État de droit !
Le combat contre la peine de mort n'était pas l'unique combat de Robert Badinter et il faut du reste rappeler que le véritable auteur politique de cette abolition, c'était François Mitterrand, car c'est lui qui a donné les conditions politiques pour en obtenir une majorité au Parlement, au même titre que Valéry Giscard d'Estaing était assez agacé qu'on dise sans arrêt que la loi sur l'IVG était la loi de Simone Veil alors qu'elle provenait exclusivement de sa propre volonté politique, et qu'il avait confié à Simone Veil de la mener jusqu'à son terme. Maurice Faure avait été choisi par François Mitterrand pour être l'homme de l'abolition, mais il y a renoncé pour des raisons personnelles qui tenaient surtout à s'éviter une vie infernale à Paris.
Il ne faut pas non plus oublier que Robert Badinter a été le premier garde des sceaux à avoir écouté les victimes et leurs proches. Ses opposants récurrents disent encore aujourd'hui qu'il n'a pensé qu'aux délinquants et qu'aux criminels ; eh non, c'est faux ! Il a aussi pensé aux victimes, mieux, il a été le premier à y penser. Et les proches des victimes savent bien que la répression, bien que nécessaire, n'a jamais fait revivre leur enfant, parent, ami. La loi n°85-677 du 5 juillet 1985, dite "loi Badinter", crée en effet un régime spécial d'indemnisation des victimes d'accident de circulation. Selon l'avocat Mathieu Bourdet, « son but était d’améliorer la situation des victimes d'accidents de la circulation et d’accélérer les procédures d'indemnisation. ».
Autre élément qui a fait sortir la France d'une vision rétrograde de l'homosexualité : par la loi n°82-683 du 4 août 1982, Robert Badinter a fait abroger la loi du 6 août 1942 sur l'homosexualité, considérée comme un délit et qui disait : « Sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 2 000 francs à 6 000 francs quiconque aura soit pour satisfaire les passions d'autrui, excité, favorisé ou facilité habituellement la débauche ou la corruption de la jeunesse de l'un ou de l'autre sexe au-dessous de vingt et un ans, soit pour satisfaire ses propres passions, commis un ou plusieurs actes impudiques ou contre nature avec un mineur de son sexe âgé de moins de vingt et un ans. ». L'homosexualité avait été enlevée de la liste des maladie mentales de l'OMS dès le 12 juin 1981 (par le Ministre de la Santé Edmond Hervé).
Robert Badinter a aussi permis à tous les résidents en France de saisir la Cour Européenne des droits de l'homme (CEDH) en 1981. La Convention européenne des droits de l'homme, adoptée le 4 novembre 1950 à Rome, avait été ratifiée par la France seulement le 3 mai 1974, et encore, par Alain Poher, Président de la République par intérim. Attention, la CEDH n'a rien à voir avec l'Union Européenne, elle est une émanation du Conseil de l'Europe à Strasbourg, et est devenue l'ultime recours juridictionnel pour un justiciable français lorsque la Cour de Cassation lui a donné tort. Cela marque une étape fondamentale de notre État de droit, à tel point que, considérée comme empêcheuse de tourner en rond, la CEDH reçoit régulièrement la promesse d'une sortie de la France par les opposants les plus farouches de l'État de droit. Robert Badinter aurait été aussi l'un des concepteurs de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), mais c'est Nicolas Sarkozy qui l'a mise en place par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Mais revenons à l'hommage national place Vendôme où se tenaient beaucoup de personnalités, en particulier Gabriel Attal, Gérard Larcher, Yaël Braun-Pivet, Éric Dupond-Moretti, Bruno Le Maire, François Hollande, Alain Juppé, François Bayrou, Lionel Jospin, Nicole Belloubet, etc. La famille ne voulait pas la participation de représentants du RN et de FI (mais, outrepassant cette volonté, FI a délégué Caroline Fiat et Éric Coquerel).
Une foule était aussi venue pour acclamer Robert Badinter. Des applaudissements accompagnaient le passage du cercueil. Un petit film retraçant des images de la vie de Robert Badinter (sans le son sinon musical) terminait sur la fin de cette émission de Bernard Pivot sur ce qu'il aurait voulu entendre que Dieu lui dise quand il monte aux Cieux (lire aussi ici).
Dans son discours assez court, Emmanuel Macron a bien sûr insisté sur l'abolition de la peine de mort. Avant d'être ministre, Robert Badinter a défendu des criminels, ce qui n'était pas vraiment populaire, en particulier Patrick Henry dont il sauva la tête : « "Les morts vous écoutent", répétait Robert Badinter. Et le fantôme de Bontems l’écoutait. Les morts étaient sa conscience, mémoires d’outre-tombe dont il redoutait le jugement. À la barre, lui qui aimait le théâtre ne jouait pas un rôle. Il était une âme qui crie, une force qui vit et arrache la vie aux mains de la mort. "Si vous tuez Patrick Henry, lança-t-il aux jurés dont il cherchait le regard, votre justice est injuste". Le combat contre la mort devint sa raison d’être. ».
Le Président de la République a aussi rappelé à quel point Robert Badinter était haï et que la haine était encore là, présente, voire grandissante : « Conscience morale que rien n’efface, pas même la mort, que le chagrin élève au rang d’exigence. Et vous nous quittez au moment où vos vieux adversaires, l’oubli et la haine, semblent comme s’avancer à nouveau, où vos idéaux, nos idéaux, sont menacés : l’universel qui fait toutes les vies égales, l’État de droit qui protège les vies libres, la mémoire qui se souvient de toutes les vies. Nous faisons aujourd’hui le serment, je fais le serment, d’être fidèles à votre enseignement. Fidèles. Vous pourrez écouter nos voix couvrir celle des antisémites, des négationnistes, comme votre voix couvrait la leur, les réduisait au silence. ».
Dans le silence du recueillement, sur la plus luxueuse des places parisiennes, c'était, avec une atmosphère des Cendres, la Saint-Valentin. Et comme par un clin d'œil du calendrier, deux mêmes, deux décisions de justice ont été rendues sur des hommes politiques majeurs ce même jour : la Cour de Cassation a confirmé la relaxe de Gérald Darmanin, et la cour d'appel a condamné Nicolas Sarkozy à un an de prison dont six mois avec sursis (il s'est pourvu en cassation) dans l'affaire Bygmalion.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (14 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Robert Badinter transformé en icône de la République.
Hommage national à Robert Badinter le 14 février 2024 à Paris (texte intégral et vidéo).
Robert Badinter, un intellectuel errant en politique.
Le procureur Badinter accuse le criminel Poutine !
L'anti-politique.
7 pistes de réflexion sur la peine de mort.
Une conscience nationale.
L’affaire Patrick Henry.
Robert Badinter et la burqa.
L’abolition de la peine de mort.
La peine de mort.
François Mitterrand.
François Mitterrand et l’Algérie.
Roland Dumas.
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240214-robert-badinter.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/robert-badinter-transforme-en-253139
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