Comme disait l’humoriste Gustave Parking : « Tout le monde est d’accord pour critiquer la pensée unique. » (2001) mais personne n’est prêt à remettre la sienne en cause.
Il y a d’autres expressions du même type : la "bien-pensance", le "politiquement correct" et plein d’autres expressions qu’on aime envoyer à la figure de ses interlocuteurs.
Qui est ce "on" ? Sans doute tout le monde. Ou du moins, presque tout le monde y a déjà eu recours un moment ou un autre. Sur Internet ou même dans une discussion réelle entre personnes physiquement présentes.
Pourtant, déployer ce genre d’expression dans un débat d’opinions, c’est atteindre le niveau plus-que-zéro de l’argumentation. Un signe clair de clore toute discussion. C’est surtout de la "rhétorique auto-immune". La "pensée unique" est une sorte d’oxymore qui prend les allures de serpent de mer, qu’on ne voit jamais mais dont on a peur.
Pensée unique
Car il faut bien dire ce qu’il est : considérer que l’opinion de son interlocuteur relève de la "pensée unique", c’est assez contradictoire. Si l’autre représente la "pensée unique" dans le but bien évident de dire que soi-même, on ne pense pas comme lui, alors le qualificatif d’unique tombe à l’eau. Par le simple fait d’exprimer ce genre de phrase, je confirme qu’il y a au moins deux pensées, la "pensée unique" et la mienne. En d’autres termes, la "pensée unique" n’est plus toute seule puisqu’il y a aussi la mienne.
Le concept de la "pensée unique" est apparu politiquement en France avec Philippe Séguin et le débat sur le Traité de Maastricht en 1992. Il y avait à la fois la stabilité monétaire (taux d’intérêt élevé et limitation de l’inflation) et la construction européenne. Philippe Séguin y était allé même très fort puisque quelques années plus tard, pour qualifier la politique d’Édouard Balladur, il avait osé l’expression "Munich social". Jean-Pierre Chévènement aussi a manié ce genre de concept, peut-être même plus tôt que Philippe Séguin, lorsque les "visiteurs du soir" pressaient François Mitterrand en mars 1983 de sortir du serpent monétaire européen. On fustige ainsi sur les sujets économiques une certaine "orthodoxie" monétaire dont la connotation religieuse tend à contester toute autorité.
Bien-pensance
La "bien-pensance" est une petite variante de la "pensée unique" introduite par Bernanos : on considère que l’autre se croit représentant de la "bonne pensée". Mais qui donc penserait-il donc qu’il pense "mal" ? Et si jamais cela lui arrivait (c’est possible), pourquoi persévérerait-il dans cette "mal-pensance" ? Bref, la "bien-pensance" concerne donc toute personne qui émet une "pensée", à prendre au sens d’opinion.
Politiquement correct
Le "politiquement correct" est sémantiquement mieux défini. Il concerne ceux qui n’oseraient pas le "politiquement incorrect". Bien entendu, taxer quelqu’un de "politiquement correct" fait de soi un représentant du "politiquement incorrect". Et c’est là que les valeurs se retournent : en quoi l’incorrection est-elle un gage de valeur ?
Il y a plusieurs raisons qui permettent de comprendre qu’on préfère être "politiquement incorrect" : par provocation pure et simple, soit niveau adolescence en mal de reconnaissance, soit niveau amusement public sans conséquence ; par volonté forcenée de se montrer en dehors des lois et des règles (mais alors, attention, il y a certaines choses qu’il est "interdit" de dire publiquement, heureusement, notamment les appels à la haine) ; par ignorance de soi-même. En effet, beaucoup se croient "politiquement incorrects" et finalement, ils ne le sont pas. Ils croient l’être et en sont fiers. Dans un tel cas, surtout, il faut les laisser dans cette fierté. Il y a sûrement d’autres raisons à vouloir être "politiquement incorrect" mais une ressort nettement des autres.
Laquelle ? Celle de se croire "électron libre", dans aucun "carcan de la pensée", n’appartenant à aucun "clan", en rien "endoctriné" ni "adepte" de quelque groupe que ce soit (politique, religieux etc.), et de vouloir fustiger l’autre par crainte d’être soi-même attaqué sur un élément majeur de l’amour-propre : son libre arbitre.
Électron libre
Oui, son libre arbitre : parce que je suis libre, je pense librement, je pense indépendamment des groupes d’intérêts et de pressions qui peuvent exister autour de moi, par conséquent, je pense "bien" dans la mesure où je pense "honnêtement", intellectuellement honnêtement, et comme je ne pense pas comme l’autre, forcément, l’autre est un "vendu" aux forces de (…à choisir, cela dépend de l’opinion émise ou ressentie : grand capital, impérialistes, Marx, Allah etc.).
C’est donc l’attachement viscéral à la liberté d’expression, à "ma" liberté d’expression qui m’encourage à fustiger les autres de "pensée unique", de "bien-pensance", de "politiquement correct" pour ne pas dire de "béni oui oui" de la mode actuelle. (J’emploie à la fois les pronoms "on" et "je" sur le mode impersonnel).
Pourtant, il est de mode de ne plus être à la mode, de conformisme d’être anticonformiste. La peur est tellement forte de ne pas copier les autres, de ne pas avoir son cerveau calqué sur celui des autres, de ne pas être un mouton de panurge suivant bêtement le troupeau, qu’on ne s’interroge pas sur l’intérêt de son propre système de pensée, on préfère attaquer l’autre en lui collant justement le système de pensée des autres (si possible ceux qu’on conteste). Ce procédé a un nom : la projection. C’est d’ailleurs un moyen naturel de se valoriser soi-même, d’où surtout l’amour-propre comme motivation.
Liberté d’expression ? Souvent, ce sont les mêmes qui dénoncent cette "pensée unique" et qui ressortent les phrases habituelles qui feraient qu’on ne serait pas dans une démocratie mais sous une "dictature" soft, bien cachée par d’obscures "machinations" (comme les élections "truquées" etc.). On parle même du "terrorisme de la pensée unique" qui montre à quel point on s’éloigne des travées du vocabulaire raisonnable.
Dictature
Là encore, oxymore que de dire que "nous sommes sous une dictature". Soit je suis capable de dire cette "bêtise" (car c’est une bêtise) et dans ce cas, nous ne sommes pas sous une dictature (ou alors, elle est sympa, cette dictature qui me permet de la dénoncer publiquement), soit nous sommes réellement sous une dictature, et dans ce cas, je ne pourrai même pas placer cette phrase publiquement sans mesure coercitive.
Cela me fait un peu penser à Georges Marchais qui passait son temps de parole dans les émissions télévisées à dire qu’il n’y était jamais invité. Jean-Marie Le Pen lui avait d’ailleurs emboîté le pas avec un certain talent, il faut dire, malgré les consignes de François Mitterrand, désormais confirmées par ses proches collaborateurs, aux patrons des chaînes publiques de donner toute sa place médiatique au Front national (et cela dès 1983).
Application européenne contemporaine
Notons que "le mode" "pensée unique" est souvent appliqué lorsqu’on parle de l’Union Européenne, par exemple, de la présidence instituée par le Traité de Lisbonne ou du Traité Constitutionnel Européen. Sans doute un rappel de l’ancien "Acte unique européen" mis en application le 1er janvier 1993 et qui fut le thème de campagne de grands partis gouvernementaux lors de l’élection présidentielle de 1988. C'est le cas des deux derniers traités européens qui ont pour but d'assainir la zone euro.
C’est oublier que cette "pensée unique" était justement le résultat incertain d’une négociation où chacun des vingt-sept pays européens avait droit de veto, avait possibilité de la faire échouer. Au contraire, s’il y a bien une pensée "collective", une pensée "multiple", ce fut celle qui a construit le Traité de Lisbonne, une pensée faite de compromis, de concessions, de corrections, de révisions, et surtout, de respect des intérêts de chacun.
Pensée à sens unique
Qu’en conclure de tout cela ? Que l’argument de la "pensée unique" est jeté à la figure de son interlocuteur surtout quand on se croit minoritaire. C’est un bon moyen de renverser les rôles et de se croire au-dessus des autres. Car c’est la motivation première, celle qu’on retrouvera aussi chez tous les "conspirationnistes" : avoir "la connaissance" et ne pas penser comme "ces moutons", penser "intelligemment", "singulièrement", au risque de tomber dans un autre forme de conformisme et de crédulité (cf la grippe A, par exemple, qui a tué bien plus que les contempteurs des vaccins ne le prédisaient de manière très irresponsable).
Si mes idées étaient majoritaires, c’est sûr que ce serait "commun" de penser comme moi, ce serait "banal" et finalement, ce serait "à la mode" et très "moutonnier". Mais on peut voir les choses différemment : si mes idées étaient majoritaires, je serais content, finalement, sur le fond. Je pourrais me dire pour mon amour-propre que ce seraient les "autres", la "foule" qui penseraient comme moi au lieu de dire l’inverse, mais au moins, mes idées auraient gagné. Si c’est cela, la "pensée unique", alors, va pour la pensée unique.
Et puis, il ne faut pas oublier : on est toujours la pensée unique de quelqu’un…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (28 juillet 2010, modifié le 28 avril 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Sommes-nous sous une dictature ?
Sommes-nous sous une dictature ? (le retour).
(Illustration : couverture de l’album "Barre-toi de mon herbe" du "Génie des Alpages" numéro 3 de F’murr, éd. Dargaud)
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-54582091.html
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