Une information qui réjouira tous les amoureux de l’Égypte antique et qui redonnera une nouvelle dimension à ce proverbe latin bien connu : quae sunt Caesaris, Caesari (rendons à César ce qui appartient à César).
Le Ministre français de la Culture, Frédéric Mitterrand a fait un court déplacement à Louxor, en Haute Égypte, où il a rencontré Dr. Emad Abu Ghazi, professeur à l’Université du Caire et récemment nommé Ministre égyptien de la Culture (le 6 mars 2011) et Dr. Zahi Hawass, le fameux chef du Conseil suprême des Antiquités égyptiennes, très brièvement Ministre des Antiquités égyptiennes (en février 2011) et renommé à ce poste le 30 mars 2011 par le nouveau Premier Ministre Essam Sharaf avec un grand programme de sauvegarde du patrimoine historique.
La venue de Frédéric Mitterrand en Égypte était prévue initialement fin janvier mais les événements survenus dans le pays avaient retardé la visite dans une région du monde mythique pour sa famille (son oncle François Mitterrand se rendait tous les ans à Assouan sur l’invitation d’Hosni Moubarak fêter Noël avec sa fille Mazarine).
La France a décidé de rendre au peuple égyptien l’obélisque actuellement érigé sur la place de la Concorde, à Paris, entre le Palais-Bourbon et la Madeleine, comme cadeau d’amitié entre les deux pays.
Un obélisque baladeur
L’obélisque qui date du XIIIe siècle avant J.-C. (Ramsès II) fait partie des deux obélisques qui encadraient l’entrée du temple de Louxor (Thèbes). Il a été fabriqué dans du granit rose de Syène (dans une carrière au sud d’Assouan, autre nom de Syène), de hauteur de 22,86 mètres et de masse 227 tonnes.
Il avait été offert à la France à la fin du règne de Charles X (en mai 1830) par le sultan Méhémet Ali, vice-roi d’Égypte à la France pour rendre hommage à Jean-François Champollion et se faire apprécier du roi de France. Le don avait été confirmé malgré le renversement de Charles X lors de la révolution de jullet 1830. Initialement, le don comprenait les deux obélisques du temple de Louxor. Champollion a choisi comme premier obélisque à transporter l’obélisque ouest (celui de droite en entrant dans le temple). Le transport fut traité par les meilleurs ingénieurs français. L’aller et le retour du bateau spécial chargé de livrer le premier obélisque s’étalèrent du 15 avril 1831 au 23 décembre 1833.
Le 25 octobre 1836, le roi Louis-Philippe le fit ériger au centre de la place de la Concorde pour en finir avec les polémiques nationales (cette place ayant une valeur symbolique depuis près d’un siècle), ce qui permet aujourd’hui une perspective esthétique très appréciée entre le Louvre et le quartier de la Défense : Arc de Triomphe du Carrousel, jardin des Tuileries, Concorde, Champs-Élysées, place de l’Étoile et Arc de Triomphe, Palais des Congrès porte Maillot, Grande Arche de la Défense (et pouvant même s’étendre jusqu’à Saint-Germain-en-Laye dans le futur).
Pour l’anecdote, la base d’origine (piédestal) de l’obélisque ouest n’a pas été érigé avec l’obélisque lui-même à la Concorde par décence et pudeur en raison de la décoration représentant seize babouins avec le sexe en érection. La base est exposée au Louvre et on peut aussi voir les même babouins sur l’obélisque est resté à Louxor. Ce second obélisque n’a finalement jamais été transporté à Paris et c’est le Président François Mitterrand qui l’a formellement rendu à l’Égypte le 26 septembre 1981 quelques jours avant l’assassinat d’Anouar El Sadate. La restitution du premier obélisque est en quelque sorte la suite de cette démarche par le neveu de l’ancien Président.
Des négociations tenues longtemps secrètes
L’annonce par Frédéric Mitterrand a eu lieu dans la soirée du jeudi 31 mars 2011, dans le luxueux salon victorien du Winter Palace, l’hôtel mythique des égyptologues construit en 1886 dans un jardin tropical sur la rive droite du Nil (racheté par le groupe Accor sous le nom de Sofitel). Le ministre français était entouré d’Emad Abu Ghazi et de Zahi Hawass, visiblement très heureux.
Les négociations avaient été menées par Zahi Hawass bien avant qu’il ne fût impliqué de très près dans l’action gouvernementale. Elles ont commencé à la fin de l’année 2008 sur la décision du Président Nicolas Sarkozy pour donner un gage de bonne volonté de la France lors de la création de l’Union Pour la Méditerranée. Hosni Moubarak, coprésident de l’UPM en titre, n’en avait pourtant pas fait un préalable et Zahi Hawass n’avait jamais exprimé cette revendication.
Rapatrier le patrimoine national
La politique égyptienne depuis 2002 se résume en effet à réclamer le rapatriement des antiquités égyptiennes qui auraient quitté le territoire égyptien de manière illégale (à savoir par trafic, vol etc.) ou sans accord gouvernemental depuis les années 1970. C’est qui a conduit Zahi Hawass à revendiquer au gouvernement allemand le fameux buste de Néfertiti exposé au musée de Berlin (buste considéré par certains comme un faux) mais aussi certaines pièces du Louvre que le Ministre français de la Culture avait accepté de rendre sans condition le 15 décembre 2009 après la suspension des relations archéologiques entre l’Égypte et le Louvre le 6 octobre 2009. Un épisode qui a failli faire échouer l’annonce d’hier.
Il s’agissait de cinq fragments de fresque d’une tombe de la Vallée des nobles près de Louxor datant de la XVIIIe dynastie que le Louvre avait acquis en 2000 et 2003 « en toute bonne foi » selon Henri Loyrette, le directeur du Louvre. Nicolas Sarkozy avait rendu directement à Hosni Moubarak en visite à Paris le 14 décembre 2009 l’un de ces fragments et les quatre autres avaient transité par l’ambassade d’Égypte à Paris.
Un cadeau de la France à une Égypte désorganisée
En revanche, comme l’obélisque avait été offert, il n’a jamais fait partie des réclamations égyptiennes. Frédéric Mitterrand a expliqué la volonté de la France « d’encourager la marche irréversible du peuple égyptien vers la démocratie » par ce retour symbolique ainsi que « de consolider le patrimoine égyptien fabuleux ». Parallèlement, il a affirmé avec force que les autorités françaises contribueraient à la lutte contre les vols et le vandalisme actuellement en cours en Égypte en aidant l’Égypte dans la recherche des pièces volées et en réprimant toute vente aux enchères illicite sur territoire français.
Depuis la fin janvier 2011, l’Égypte connaît en effet une désorganisation très grande qui a amené Zahi Hawass à démissionner début mars (il vient de revenir sur cette décision). Les sites archéologiques ne sont plus surveillés par la police depuis que celle-ci a été impliquée dans la répression sanglante de la première semaine des manifestations (25 au 29 janvier 2011). Zahi Hawass a réussi à y mettre des gardiens mais ceux-ci ne sont pas armés et ne peuvent rien faire contre des bandes armées.
Heureusement, le peuple égyptien, qui est très fier de son patrimoine antique, est prêt à le défendre dans sa grande majorité, parfois au péril de la vie. Plusieurs pièces ont ainsi été récupérées lors du premier cambriolage du Musée du Caire.
Hélas, beaucoup de voleurs profitent du désordre actuel pour faire des fouilles dans des endroits interdits, et leur butin ne pourra pas être retrouvé car les pièces n’auront même pas été répertoriées par les archéologues. Pour nombreux d’entre eux, ce phénomène est une véritable catastrophe culturelle et la France est en train de chercher les meilleures voies pour aider l’Égypte à réduire ces exactions (sans pour autant y envoyer une force militaire chargée de veiller aux sites, qui ne serait pas comprise par la population).
Ainsi, très récemment, Zahi Hawass a parlé de nombreux vols dans le site de fouilles du temple d’Aménophis III, sur la rive gauche près de Louxor, un temple très connu car il ne reste visible que les deux colosses de Memnon qui s’observent de loin sur la route qui va du Nil à la Vallée de Rois. Le site est sans beaucoup de protection, les gardiens ont été attaqués et plusieurs statues y ont été dérobées.
Une révolution qui suit son long cours
Par ailleurs, la révolution démocratique en Égypte est loin d’être un long fleuve tranquille. Le 23 mars 2011, l’ancien Ministre de l’Intérieur Habib El Adly a été inculpé de meurtre par le procureur général égyptien pour avoir donné l’ordre de tirer sur les manifestants lors de la première semaine de la révolution. Il est probable que l’ancien autocrate Hosni Moubarak devra également répondre des centaines de morts durant ces manifestations pacifiques. Le même jour, Amnesty International a rappelé que l’armée égyptienne plutôt appréciée par la population avait commis des actes de barbarie et de torture sur dix-huit manifestantes lors de la Journée des femmes (le 9 mars 2011), notamment des soumissions à des décharges électriques, des mises à nu de force et des tests de virginité forcés.
Cependant, les Égyptiens ont pu pour la première fois participer à une consultation libre le 19 mars 2011 : ils ont approuvé par référendum à 77,2% des suffrages exprimés la révision constitutionnelle qui limite à deux mandats de quatre ans la durée des mandats présidentiels possibles et qui assouplit les règles pour se présenter à l’élection présidentielle sans toutefois revenir sur le caractère islamique de la République égyptienne. La participation de 41,2% des 45 millions d’électeurs inscrits est considérée comme très élevée par rapport aux précédentes élections dont la sincérité était mise en doute. Les Égyptiens devraient revoter en septembre pour des élections législatives libres puis en novembre pour une élection présidentielle qui conclurait la transition démocratique égyptienne.
Un retour du monument qui va poser quelques soucis
Le retour de l’obélisque de la Concorde à Louxor fera chaud au cœur des Égyptiens. Il est vrai que cet obélisque manquait au temple qui ne lui restait que l’obélisque est (gauche) pour faire entrer le visiteur. Une sorte de monument borgne très regrettable. Il est assez normal que le patrimoine égyptien reste dans le pays d’origine, même si cette donation pourrait créer un fâcheux précédent pour les pièces exposées au Louvre à Paris et au British Museum à Londres.
Deux difficultés de taille sont engendrées par cette décision politique.
La première est d’ordre très technique : comment réacheminer l’obélisque de Paris à Louxor ? La voie marine est la seule possible, étant donné le poids, mais le passage en Méditerranée pourrait être aujourd’hui dangereux, notamment à cause des événements en Libye et également du conflit israélo-palestinien. Les risques d’attentats pourraient être très élevés. Le passage par Le Cap puis Suez rendrait le voyage beaucoup plus long et coûteux. Apparemment, aucune étude n’aurait encore été réalisée à ce sujet place de Valois, au Ministère de la Culture, et son coût risquerait d’être exorbitant.
La seconde difficulté est d’ordre architectural. Il faudra reconcevoir complètement la place de la Concorde et imaginer un nouveau monument digne d’être en plein centre de la capitale. Là encore, il semblerait qu’aucune réflexion n’ait été encore engagée mais le monde recèle de suffisamment d’artistes pour aboutir à une œuvre originale et moderne qui pourrait symboliser le passage à l’Élysée de Nicolas Sarkozy au même titre que Beaubourg a symbolisé la présidence de Georges Pompidou, le Musée Branly la présidence de Jacques Chirac et la Grande Arche, la pyramide du Louvre, les colonnes de Buren et la Très Grande Bibliothèque ont symbolisé les deux septennats de François Mitterrand.
Depuis quelques années, un artiste proposerait d’ailleurs de fabriquer une copie de l’obélisque en cristal de Baccarat (il avait soumis son projet aux Présidents Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy qui lui auraient répondu poliment) mais d’autres imagineraient carrément en profiter pour reconstruire le Palais des Tuileries détruit par un incendie révolutionnaire le 23 mai 1871 : un comité en a estimé le coût à trois cent cinquante millions d’euros et une commission présidée par feu Maurice Druon (et comprenant Jean Tulard et Érik Orsenna) a même publié un rapport sur le sujet en février 2007 (l’architecte du Grand Louvre Ieoh Ming Pei, qui va avoir bientôt 94 ans, y serait également favorable).
Réactions au retour de l’obélisque
Le Président de la République Nicolas Sarkozy, qui n’avait pas pu se rendre à Louxor car il s'était déplacé au Japon après avoir clos très rapidement le séminaire du G20 à Nankin (en Chine) sur la refonte du système monétaire international, a affirmé de Tokyo « avoir toujours voulu rendre la fierté au peuple égyptien en lui rendant les gages de son histoire majestueuse ». Certains, dans l’entourage élyséen, n’ont pas hésité à interpréter cette décision comme un cadeau de bienvenue à la nouvelle démocratie égyptienne, histoire de faire oublier la passivité initiale de la France.
Parmi les premières réactions relevées après cette annonce assez spectaculaire, le premier concerné, Bertrand Delanoë, le maire de Paris, a expliqué qu’il était difficile de refuser un tel retour « qui se comprend tant du point de vue culturel que du point de vue politique » mais a regretté de ne pas en avoir été informé avant cette conférence de presse.
L’ancien Ministre de la Culture Jack Lang s’est déclaré très enthousiasmé par cette mesure qu’il a qualifiée de « vraiment exceptionnelle » et de « politiquement courageuse » et a même souhaité un grand schéma d’aménagement qui pourrait faire renaître le Palais des Tuileries et le château de Saint-Cloud. Il ne serait d’ailleurs pas opposé à prendre la tête d’un groupe de réflexion sur le sujet « si le Président le jugeait utile ».
Ancien Ministre de l'Éducation nationale, François Bayrou a au contraire critiqué une décision prise un peu trop rapidement, qui va coûter très cher à la France et qui ne servirait pas à grand chose en Égypte. Hostile aux colonnes de Buren en 1986 comme le fut François Léotard, le président du MoDem a ironisé sur « un énième coup d’éclat qui ne permettrait même pas au Président de remonter dans les sondages ».
Après cette visite surprise en Égypte, Frédéric Mitterrand sera attendu les 2 et 3 avril 2011 en Tunisie pour une visite officielle qui sera délicate en raison des liens supposés qu'il aurait entretenus avec le clan Ben Ali.
Le premier d’une série dans le monde ?
De nombreux obélisques égyptiens ont quitté l’Égypte et ont été érigés un peu partout dans le monde, notamment une quinzaine à Rome (en particulier l’obélisque de Thoutmosis III et Thoutmosis IV provenant du temple de Karnak et érigé le 3 août 1588 en plein Vatican, devant la Basilique Saint-Jean-de-Latran), à Londres, à New York, à Istanbul, à Florence, à Berlin (transféré à Poznan), à Munich…
Nul doute que les autres pays vont voir d’un mauvais œil la réintégration de l’obélisque de la Concorde : eux-mêmes se sentiraient-ils obligés de rendre leurs propres monolithes dont ils sont devenus propriétaires depuis parfois un demi millénaire ?
Dans tous les cas, l’Égypte applaudit déjà.
Tant mieux pour elle, et tant mieux pour les passionnés de l’art égyptien.
Le texte intégral de la conférence de presse de Frédéric Mitterrand est disponible à ce lien, dans l’attente de la mise en ligne de la vidéo.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (1er avril 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Vade mecum des révolutions arabes.
Hosni Moubarak.
Démission de Zahi Hawass.
Texte de la conférence de presse de Frédéric Mitterrand à Louxor (31 mars 2011).
(1e photo : Insecula.com)
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/l-obelisque-de-la-concorde-va-91396
http://rakotoarison.lesdemocrates.fr/article-280
commenter cet article …