Déjà trois cents morts et trois mille blessés. Moubarak a compris, mais avec un temps de retard. Ce qui fait qu’il a déjà perdu la partie. Son départ immédiat devient une évidence politique et une nécessité humanitaire.
L’allocution du Président Hosni Moubarak retransmise le mardi 2 février 2011 vers vingt-trois heures (heure locale) n’a pas convaincu. Deuxième du genre en moins d’une semaine, la première avait eu lieu tard aussi le vendredi 28 janvier 2011.
Lâcher du leste : départ annoncé pour septembre 2011
Pourtant, tout ou presque, dans cette allocution, aurait pu satisfaire les manifestants : une révision de la Constitution pour ouvrir les candidatures à l’élection présidentielle prévue en septembre 2011, un calendrier qui a été même confirmé et qui permet à l’opposition de s’organiser et de se préparer (un délai plus court aurait fait le jeu du parti au pouvoir), une remise en cause des résultats des élections législatives des 28 novembre et 5 décembre 2010, et surtout, l’assurance que Moubarak ne briguerait pas un nouveau mandat (encore heureux !).
C’est qu’un dictateur qui se perd dans les unités de temps ou de lieu peut mal terminer. Ceaucescu pourrait en témoigner, lui qui était revenu imprudemment d’un voyage hors de Roumanie pensant pouvoir maîtriser la révolte de "son peuple".
Au lieu d’un scénario à la Ben Ali (fuite dans la lâcheté), Moubarak opterait-il pour une fin à la Ceaucescu (aveuglément dans la témérité) ? C’est ce qui semble s’esquisser lorsqu’il assure : « C’est mon pays et je mourrai sur ce sol. ».
« Je dis en toute honnêteté et sans considération pour la situation actuelle que je n'ai pas l'intention de briguer un nouveau mandat présidentiel. J'ai passé suffisamment d'années de ma vie au service de l'Égypte et de son peuple. »
Problème de tempo. Si Hosni Moubarak avait prononcé ces phrases il y a deux semaines, il aurait peut-être pu sauver sa situation.
Car justement, pendant la première semaine, tout hésitait sur les revendications de l’opposition ou de la "communauté internationale" : demander ou pas le départ de Moubarak. Au début, tout était fait pour éviter cette exigence. Cela a même valu un blâme à une ministre française, un peu trop rapide dans sa perception des choses.
Et pourtant, le retard à l’allumage de Moubarak et sa pseudo-rénovation gouvernementale ont montré qu’il n’avait rien compris. Trois cents morts et trois mille blessés au 1er février 2011 (avant les manifestations d’hier), selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les droits de l’Homme : le point de retour est atteint. Trop de victimes. Et sans doute beaucoup d’objets anciens égyptiens chez les antiquaires bien en vue dans les mois à venir.
L’armée a choisi
L’opposition a en plus réussi son pari de réunir plus d’un million de manifestants dans les rues égyptiennes ce 1er février 2011 (deux millions au Caire selon Al-Jazira). Et un autre challenge semble également gagné pour elle : l’armée, l’essentielle armée, celle qui fait et défait le pouvoir politique depuis plus de soixante ans en Égypte, a lâché Moubarak le 31 janvier 2011 en estimant « légitimes » les revendications des manifestants et surtout, en promettant de ne pas tirer sur la foule.
Le nouveau gouvernement et la nomination (exceptionnelle) d’un Vice-Président avaient pourtant fait la part belle aux militaires (et au tonitruant Zahi Hawass, médiatique patron du Conseil suprême des Antiquités égyptiennes chargé au gouvernement de protéger du pillage tous les sites archéologiques).
L’armée égyptienne, aidée directement par le gouvernement américain (un milliard et demi de dollars par an) est un véritable État dans l’État, qui a commencé à s’opposer au clan Moubarak dès 2004 quand le gouvernement d’Ahmed Nazif a cherché à moderniser l’économie égyptienne dans un sens plus libéral, s’aidant de l’entourage de Gamal Moubarak, le fils du Président.
Or, ces réformes s’opposaient aux intérêts financiers de l’armée dont les principaux dignitaires sont également des hommes d’affaires et renforcèrent la fracture sociale dans la population, renforçant la très haute pauvreté (près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté).
Bien que neutre, l’armée égyptienne a toutefois demandé aux manifestants, ce 2 février 2011 à dix heures quarante et une, de rentrer chez eux.
Moubarak doit partir maintenant
Pour Hosni Moubarak, la partie est perdue depuis ce lâchage des militaires, l’expression claire de leur neutralité, depuis le 31 janvier 2011.
Il a pourtant bien compris qu’il faut faire une transition. Mais trop tard. Après les Frères musulmans, c’est Mohamed El-Baradeï qui réclame désormais la démission de Moubarak d’ici vendredi 4 février 2011.
Techniquement, tout pourrait être simple et pacifique : une démission de Moubarak qui laisserait mécaniquement le pouvoir à son tout nouveau Vice-Président Omar Soleiman, personnalité appréciée généralement des Égyptiens malgré sa proximité du clan Moubarak, qui assurerait la transition jusqu’à l’élection présidentielle de septembre 2011. Moubarak lui a même donné pour mission de négocier avec l’opposition.
Mais c’est trop tard pour lui. D’autant plus que lorsque le gouvernement israélien cherche à faire pression sur les États-Unis et sur l’Europe pour soutenir Moubarak, il le fait de manière totalement contreproductive, renforçant le sentiment populaire qu’il faut, au contraire, son départ pour rester indépendant et refuser toute ingérence extérieure.
Mou Barack Obama ?
Le Président américain Barack Obama lui-même a d’ailleurs insisté sur son départ en termes à peine voilés le 1er février 2011 après l’allocution de Moubarak : « Ce qui est clair et ce que j'ai indiqué au président Moubarak est que mon sentiment est que la transition politique doit être profonde, qu'elle doit être pacifique et qu'elle doit commencer maintenant. ».
Pour Obama, dont l’élection pour le renouvellement de mandat aura lieu le 6 novembre 2012, la situation est très délicate. L’Égypte pourrait devenir, en 2011-2012, ce que l’Iran a été pour Jimmy Carter en 1979-1980, à savoir une épine létale dans sa carrière politique. C’est pour cela qu’il a évacué dès maintenant l’ambassade des États-Unis au Caire, pour éviter de renouveler la prise d’otages par les islamistes à Téhéran.
Des talibans au pays des pyramides ?
Pour autant, y a-t-il des risques d’islamisation de l’Égypte ? C’est sans doute cette peur qui a permis à Moubarak de se maintenir plus de vingt-neuf ans au pouvoir.
J’avais songé il y a quelques semaines à une crainte imaginaire tout à fait angoissante : et si des talibans prenaient le pouvoir en Égypte ? feraient-ils exploser les pyramides comme les bouddhas géants en Afghanistan ?
Aujourd’hui, unique opposition à peu près structurée (notamment par des réseaux d’œuvres sociales), les Frères musulmans font profil bas. Ils ont même annoncé qu’ils ne présenteraient pas de candidat à l’élection présidentielle de septembre 2011, ce qui est une décision à la fois sage et très habile, car elle permet de lever dans l’immédiat l’inquiétude islamiste.
Plus politiquement, les Frères musulmans sont divisés entre une aile conservatrice (qui dirige aujourd’hui le mouvement avec Mohammed Badie) focalisée sur l’islamisation en profondeur de la société et une aile réformatrice prête à jouer le jeu démocratique.
Celle-ci préfère le modèle turc du Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan (une sorte de démocrate-musulman à la manière des démocrates-chrétiens) au modèle iranien de la République islamiste. D’ailleurs, Erdogan, en visite au Kirghizistan ce 2 février 2011, s’est permis de déclarer à huit heures dix : « Il est très important de passer à une période de transition. (…) Les gens attendent de Moubarak qu’il choisisse une voie différente. (…) Le pouvoir en place n’inspire pas confiance pour engager sous peu une phase de démocratie. ».
El-Baradeï peut-il fédérer toute l’opposition ?
La personnalité de Mohamed El-Baradeï (propriétaire depuis 2007 d’une belle villa à La Romieu, dans le Gers) est assez particulière : s’il est effectivement peu connu des Égyptiens eux-mêmes et a même été qualifié de « ballon médiatique » par l’écrivain égyptien Khaled Al Khamissi au cours de l’interview de Pascale Clark sur France Inter le 2 février 2011, il est cependant une pointure internationale (Prix Nobel) qui arrangerait beaucoup de monde, et est reconnu pour sa compétence et son intégrité.
Spécialiste du nucléaire iranien et irakien, El-Baradeï a montré son autonomie politique malgré de fortes pressions. Son opposition aux Américains lors du processus qui a conduit à la guerre en Irak pourrait même aujourd’hui le servir, comme preuve qu’il ne serait pas "vendu" aux États-Unis (qui eux-mêmes ne devraient de toute façon pas le vouloir).
Comme je l’ai expliqué précédemment, El-Baradeï reste une chance pour l’Égypte, dans son rôle de négociateur entre l’opposition et le pouvoir militaire pendant la transition.
Le pire n’est jamais certain
Nicolas Sarkozy a insisté ce 2 février 2011 à dix heures quatorze sur la non-violence : « À la suite du discours du Président Moubarak, le Président de la République réitère son souhait qu’un processus de transition concret s’engage sans tarder et permette de répondre au désir de changement et de renouvellement exprimé avec force par la population (…) [et] appelle tous les responsables égyptiens à tout faire pour que ce processus crucial se déroule sans violence. Liée à l’Égypte par une ancienne et profonde amitié, la France renouvelle son appui aux aspirations des Égyptiens pour une société libre, démocratique et diverse. Elle sera aux côtés de tous ceux qui entendent conserver un caractère pacifique et exemplaire à l’expression et à la satisfaction de ces attentes légitimes. ».
Il reste que comme dans tout soulèvement, toute colère qui va en crescendo, le futur proche est très incertain mais il faut noter que c’est la première fois que le peuple égyptien se soulève de cette manière (les Égyptiens étaient avant considérés comme des craintifs incapables de révolte) et que son importance démographique (près de quatre-vingt-cinq millions d’habitants) lui donne une responsabilité éminente dans le monde arabe, comme véritable modèle de démocratisation en douceur.
En Jordanie, le gouvernement a sauté et des troubles sanglants sont désormais à craindre au Yemen et en Syrie, et la situation tunisienne est loin d’être rassurante aujourd’hui.
La colère est montée d’un cran cette nuit du 1er au 2 février 2011. Les jours de Moubarak sont donc forcément comptés. À lui de le comprendre suffisamment tôt, cette fois-ci. Le sang a assez coulé.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (2 février 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L’Égypte, fin janvier 2011.
Zahi Hawass ministre.
http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/l-egypte-en-pleine-transition-88210
http://rakotoarison.lesdemocrates.fr/article-246
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