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19 janvier 2015 1 19 /01 /janvier /2015 19:05

(verbatim)


Pour en savoir plus :
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20250119-delors.html




Discours de Jacques Delors le 19 janvier 1995 devant le Parlement Européen de Strasbourg


Speech Jan 19, 1995
INTERVENTION DE JACQUES DELORS DEVANT LE PARLEMENT EUROP
ÉEN- STRASBOURG, LE 19 JANVIER 1995



Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Chers Collègues,

C'est  avec beaucoup  d'émotion,  comme  vous  pouvez  l'imaginer,  que  je m'adresse à  vous aujourd'hui.  Tout  d'abord, pour vous remercier,  en mon nom personnel, mais  aussi pour  le compte de  tous mes  collègues qui  ont
travaillé  au sein  de  la  Commission depuis  1985.    Ensuite, pour  vous exprimer ma reconnaissance et celle  de tous les militants  européens, pour l'action que le Parlement a menée,  je peux le dire, en compagnonnage  avec la Commission.  Enfin, pour  vous redire ma foi intacte dans les idéaux qui ont  inspiré les  pères  de l'Europe,  même  dans le  contexte radicalement nouveau qui  est le nôtre  pour maintenant et  pour demain.  Et  aussi pour souhaiter pleine réussite à votre Parlement et à la nouvelle Commission.

I.   Le Parlement européen, institution pionnière

Il  y a  dix ans, presque jour pour jour,  lors de ma première intervention devant vous en tant que Président de la Commission, j'avais affirmé que  ce Parlement  deviendrait un "lieu d'initiative".  Il  est vrai que je n'avais pas trop de mérite à m'engager en ce sens en janvier 85, alors  que j'avais sous les yeux le projet de Traité de notre ami Altiero Spinelli, qui  avait été publié peu de temps auparavant.
 
En tout  cas, les  dix ans  écoulés depuis  lors n'ont  fait que  confirmer chaque  année  davantage ce  rôle  pionnier  que  je  prêtais au  Parlement européen.

Votre institution a eu bien  d'autres apports, mais je  voudrais concentrer mon intervention sur  cette capacité qu'elle a démontrée pour anticiper les réformes, pour pressentir  certains mouvements de fond.   Là aussi,  pas de longue liste, mais trois exemples qui m'ont particulièrement marqué.

- Et d'abord, le caractère précurseur de l'inspiration du Parlement sur la construction européenne.

  Le nom de  Spinelli est  bien sûr  attaché à  son projet  de Traité  sur l'Union  européenne,  que  je  conseille  de  relire  à  tous  ceux  qui s'engageront dans les difficiles réflexions de 1996.

  Il y eut aussi un  rapport Spinelli de novembre 1986, sur l'Acte Unique, qui nous encourageait dans  le nouvel élan suscité par la création  d'un espace  sans  frontières et  qui  en  approuvait la  méthode.    Mais le rapporteur  nous  mettait  en  garde  contre les  risques  et finalement l'impasse  qui résulteraient  d'une  conception  de  l'Europe  seulement mercantile et  libre-échangiste, dépourvue  de cet  esprit de solidarité qui doit rapprocher les peuples et les amener à travailler ensemble.

  Comment ne  pas voir  le lien  de filiation  entre cette œuvre, et vos travaux  ultérieurs  lors  de  la  préparation  du  Traité  sur  l'Union européenne?

  Sans le rapport Martin de novembre 1990 sur l'Union Politique, qui était lui-même  fondé sur un travail  collectif, dont le rapport de M. Giscard d'Estaing  sur  la subsidiarité;  sans  le  rapport  Herman  sur l'Union économique  et   monétaire,  le   Parlement  n'aurait   pas  reçu  cette consécration légitime que le Traité sur l'Union européenne  a d'ailleurs confirmée.   Bien plus,  un stimulant essentiel aurait  manqué lors  des travaux des deux conférences intergouvernementales.

  Je  sais  que  votre  Parlement se  prépare  actuellement  à  la  future Conférence Intergouvernementale; et je n'ai aucun doute que ce sera  une contribution essentielle, faite à la fois de vision, d'expérience et  de fidélité aux  principes fondateurs.  Ces  principes qui, contrairement à ce  que proclament certains, n'ont  rien perdu ni de leur pertinence, ni de leur valeur porteuse d'espoir pour nos peuples.

  -  Comment ne pas  se souvenir aussi  de l'action du  Parlement dans  les orientations puis  l'adoption des  "Paquets  I et  II" :  ce sont  les travaux  de la Commission temporaire  présidée par Lord  Plumb qui ont conduit à  l'accord sur le Paquet I, puis à l'accord sur la discipline budgétaire  de juillet 1988.  Et ce  sont les travaux de la Commission temporaire  présidée par M. Van  der Vring qui ont  conduit à l'accord sur les perspectives de février 1993.

  Le Parlement avait depuis longtemps compris que la solidarité ne pouvait être  seulement un vœu pieu, qu'il fallait passer à l'acte, et que rien ne se ferait sans ce "pacte de famille".
   
  Je  sais  que   cette  idée,  avec  l'imagination   et  la   flexibilité nécessaires, demeurera  au cœur  de vos aspirations.   Car la  cohésion économique et  sociale, pour  ne parler que  d'elle, est  devenue un des fondements du contrat de mariage entre les États membres.

  -  Comment ne pas  se souvenir enfin de  ces moments historiques qui  ont marqué la réunification allemande, et là encore de votre rôle décisif.

  Je pense :

  .  aux travaux de votre Commission temporaire dont le rapporteur était M. Donelly, à partir de février 1990;

  .  à la rencontre Kohl/de Maizière ici-même en mai 1990;

  .  à  votre décision très rapide d'inclure en votre sein des observateurs d'ex-RDA;

  .  et finalement à l'intense  activité de l'été 1990, lorsque  nous avons réglé  ensemble,  dans la  hâte, mais  dans  la diligence,  toutes les conséquences juridiques et législatives de l'unification.

J'ai  choisi  ces  trois  exemples   parce  qu'ils  m'ont  particulièrement impressionné.

Mais, de l'environnement, pour lequel on peut presque dire que tout ce  qui se fait  prend source  ici, à la  Charte Sociale  qui trouve son  fondement dans votre résolution de mars 89, en passant par le combat pour les  droits de  l'homme,  la  promotion  de la  femme,  la  lutte  contre  le  racisme, l'impulsion donnée par votre assemblée a été déterminante.
 
Plus généralement, le seul  véritable Parlement multinational au monde doit savoir que  pour peu qu'il trouve  les formes adéquates  et la persévérance dans l'action, sa parole est  entendue partout.  Ainsi  témoigne-t-il, pour sa part, du  combat jamais terminé en  faveur de la liberté, des  droits de l'homme et du pluralisme spirituel, idéologique et politique.

Ce  n'est pas un  hasard si le  Traité de l'Union  européenne en  a tiré un enseignement: il vous  reconnait désormais  ce rôle d'inspirateur,  dont je voulais simplement rappeler qu'il  s'était incarné dès avant  Maastricht et que ses  résultats n'auront  pu que  favoriser le  renforcement récent  des pouvoirs de  votre institution.   Au long  de ces  10 années, d'aucuns  ont noté une  certaine connivence entre  l'institution que M.  Hänsch préside à la suite  de MM.  Pflimlin, Lord  Plumb, Baron  Crespo, et  Klepsch, et  la Commission européenne.    La  raison  en est  que  la  Commission  a  voulu répondre aux  appels, aux  espoirs, de  tous ceux qui,  dans ce  Parlement, entretiennent la flamme  de l'idéal européen  et enrichissent  sa force  de proposition.

II.  La dynamique de l'intégration européenne.

Grâce  à  votre  force  d'initiative  et  à  votre  appui  jamais  démenti, l'intégration européenne  a beaucoup progressé au  cours des  dix dernières années.   Alors  que le  climat  du début  des  années  80 était  encore  à l'eurosclérose, le  ciel s'était déjà  éclairci à mon  arrivée à Bruxelles, notamment  depuis  le  Conseil  européen  de  Fontainebleau  qui,  grâce  à l'action personnelle  du Président  Mitterrand, avait  réglé les  querelles qui encombraient depuis de longues années la marche des États membres.

Lancé  en  janvier 85  dans  cet hémicycle,  l'objectif  1992  a permis  de relancer  la  construction  européenne  en  recentrant  le  débat  sur  des réalisations économiques  concrètes, aisément compréhensibles  des opinions publiques et  mobilisatrices pour les  entrepreneurs.  Le  calendrier a été tenu,  le marché unique est en place.   En dépit de la récession économique récente, les États membres sont plus forts qu'il y  a 10 ans pour affronter la compétition internationale.

Le  lien avait  été fait  d'emblée entre  le  grand marché  et la  question institutionnelle;  en  un temps  record,  l'Acte  unique était  préparé  et adopté; il a  été le véritable accélérateur de l'intégration, non seulement parce qu'il  a levé  le blocage de  l'unanimité, mais  aussi parce qu'il  a formalisé  les  politiques  communes, contrepartie  indispensable  du grand marché.  C'est notamment le  fondateur de la cohésion économique et sociale qui a donné chair  au triptyque qui, pour moi, illustre  le modèle européen : la  compétition qui stimule,  la coopération qui  renforce, la solidarité qui unit.  Expression  de la  solidarité entre États  et régions qui  n'ont pas le même niveau de développement, moyen de donner  à chacun sa chance et de renforcer la compétitivité de  l'ensemble, la politique de  cohésion est devenue, en  termes budgétaires,  la deuxième  politique de  l'Union.   Les moyens  affectés  aux  politiques  structurelles  ont  été doublés  à  deux reprises, en 1988 puis en 1992 : ils représentent aujourd'hui  26 milliards d'ECU en moyenne annuelle,  contre 5  milliards en 1984.   Leur impact  est tangible :  même s'il dépend  au premier  chef de  la politique  économique menée  par  l'État  membre  bénéficiaire, ils  ont  favorisé  une véritable convergence.    Cette  politique  a  aussi  permis  l'"enracinement" de  la construction  européenne, du  fait même qu'elle  entraîne des  actions très visibles pour les citoyens.

À partir de l'Acte unique et a fortiori  depuis Maastricht, la Communauté a également affirmé  son rôle dans deux  domaines particuliers.  Celui  de la politique de compétitivité  tout d'abord, avec notamment la politique de la concurrence et un effort de recherche accru et davantage concentré  sur les priorités  dont  la  réalisation conditionne  notre  prospérité économique. Cette nouvelle étape est marquée  aussi par l'aboutissement partiel  de mes efforts pour que soient menées  des actions  de coopération industrielle au niveau  communautaire.   Mais,  je  dois  le  reconnaître, il  y  a  encore beaucoup de chemin à parcourir.

La  politique  de  l'environnement  ensuite,  avec  l'accent  mis  sur  les politiques préventives, la définition de programmes d'action  pluriannuels, la reconnaissance du  principe pollueur-payeur.   C'est sur  cette base  et sous votre regard vigilant qu'une  stratégie d'amélioration de l'efficacité énergétique a pu  être élaborée, que  sur la  scène internationale  l'Union européenne a  pu s'engager  dans les conventions  sur le  climat ou sur  la biodiversité.   Toutes ces  actions ne  pouvaient voir  le jour  que si  la Communauté  se dotait  d'un  instrument de  gestion  efficace.   C'est pour cette raison  que  j'avais évoqué  devant  votre  assemblée, dès  1989,  la création  d'une agence  européenne  de l'environnement  qui  a pu  enfin se concrétiser en octobre 1994.  J'en attends beaucoup.  

S'il est une réforme menée  au cours de ces  dix années que je  revendique, avec  toute  la Commission,  c'est  bien  celle  de  la politique  agricole commune, achevée en 1992.   Cette réforme était devenue  indispensable, car la production agricole  augmentait à un rythme très supérieur à l'évolution des débouchés internes  et externes.  Les stocks accumulés atteignaient des niveaux sans précédent.  La réforme décidée en 1992 est la plus  importante jamais intervenue  depuis que  cette politique fut  mise en  place, il y  a trente ans.  Elle  soutient le revenu des agriculteurs dans un cadre stable et prévisible, tout  en maîtrisant la  production et en assurant  un revenu décent  aux agriculteurs  les  moins favorisés.    Surtout, elle  assure le maintien d'un  nombre suffisant d'agriculteurs  et préserve l'équilibre  du monde  rural,  tout  en  respectant l'environnement.    Elle  encourage  et stimule la  compétitivité de l'agriculture européenne,  dans le respect des règles de l'Organisation Mondiale du  Commerce.  Les deux  premières années de la réforme se  sont déroulées dans  des conditions satisfaisantes.   Les stocks se sont  réduits.  Les marchés  ont été assainis à un  point tel que les taux de la  jachère ont pu  être abaissés de  trois points.  Enfin,  le revenu des  agriculteurs concernés  par la  réforme a,  en moyenne,  évolué favorablement  depuis 1993.   Au point que j'en arrive presque à oublier le flot de démagogie qui avait déferlé dans certains pays.

De  même qu'ont  été  créées les  conditions d'une  organisation économique plus efficace,  l'Acte  unique puis  Maastricht  ont affirmé  la  dimension sociale  de la Communauté  et permis  les avancées  qui ont fait  vivre, au long des dernières  années, le modèle social  européen.  C'est sur  la bas de ces  dispositions  qu'ont pris  corps  les  principes contenus  dans  la charte sociale des  droits fondamentaux des travailleurs,  adoptée par onze États membres, en  décembre 1989.   N'en déplaise aux  esprits chagrins  ou subtils  tacticiens, l'Europe  sociale  n'est ni  un  slogan creux,  ni une illusion.  C'est  déjà une réalité.   Certes, beaucoup reste à  faire, mais l'Union européenne  se dote progressivement d'un  socle de dispositions qui assure une protection minimale des    travailleurs et prévient les abus  de "dumping  social".     Promouvoir  la libre  circulation  des travailleurs, garantir l'égalité de  traitement entre les hommes et les femmes, améliorer les conditions d'hygiène et de  sécurité sur le lieu de travail,  renforcer le droit au  travail, fixer, enfin, après quinze années d'atermoiement, les conditions pour  faciliter l'information  et la  consultation des  salariés dans les sociétés  multinationales.   Voilà des résultats qui n'auraient pu être  atteints  sans l'approfondissement  de  l'intégration  européenne, et sans l'appui  dynamique du Parlement européen.   Ils n'auraient pu  voir le jour, non plus, si,  dès 1985, n'avait  été relancé -  à mon initiative  le dialogue entre  les partenaires sociaux,  consacré depuis par  le traité de Maastricht.

Toutes  ces  politiques   communes  -  adaptées  ou  nouvelles  -  ont  été entreprises depuis 1988  et seront poursuivies jusqu'en 1999, dans un cadre financier  stable,  grâce  à  l'adoption  des  paquets  I  et  II et  à  la conclusion   d'accords    interinstitutionnels.       Ce   nouveau    cadre interinstitutionnel   dans  le  domaine   financier  représente  un  acquis considérable si l'on  se souvient des  crises budgétaires  qui ont  jalonné l'histoire de la Communauté  au cours de ces dernières décennies.   Dans ce domaine,   le  Parlement  a  su  faire   preuve  d'audace  et  a  pris  ses responsabilités  pour consolider  l'Union  européenne.   Cette  coopération financière,  l'équilibre  ainsi dégagé,  la coopération  entre institutions constituent un  acquis  qui doit  être  absolument  préservé et  enrichi  à l'avenir.

En  bref,  les politiques  communes,  de  la  Communauté  hier, de  l'Union aujourd'hui,  se sont  développées considérablement  ces dernières  années. Bien sûr,  pas autant que  nos deux institutions  l'auraient souhaité, mais suffisamment en tout cas pour  construire et structurer une Europe qui est, d'ores  et déjà,  bien plus  qu'un  simple espace  de  libre-échange.   Les fondations  de la Maison Europe sont là, bien solides.  Prenons garde de ne pas les laisser entamer.

Il reste que si l'objectif 92 a suscité  une dynamique nouvelle, c'est 1989 qui a constitué,  pour tous les Européens  en tout cas, la  date historique de la décennie passée, je dirai même, sans grand risque d'être démenti,  du demi-siècle  écoulé.    Avec  l'effondrement  de  l'empire  soviétique,  le rapport de la Communauté au reste  du monde a été remis en cause.  La chute du mur de Berlin, en novembre 89, a provoqué le véritable aggiornamento  de la Communauté.   Elle  a modifié en  profondeur les  données politiques  et psychologiques de la construction européenne.   La Communauté, fille  de la guerre froide, devait-elle  prendre fin avec la disparition de cette guerre froide ?   Non, avons-nous tranché.   Il a  été décidé d'aller de  l'avant, d'agir   sur  l'événement,   de  doter   la   Communauté  d'une   véritable personnalité politique :  l'Europe  était devenue  pôle d'attraction,  elle devait aussi être  le moteur d'une  stabilisation politique,  au niveau  du continent.

Ce  rôle lui a été reconnu dès le sommet de l'Arche, en juillet 89, avec la coordination de l'aide aux pays  de l'Est.  La mise en place des programmes PHARE  et TACIS,  la  signature des  accords  européens, la  préparation de l'adhésion des  pays d'Europe centrale et  orientale ont jalonné l'histoire du "retour à l'Europe"  de nos frères de l'Est.   Je connais comme vous les critiques portées à  cette politique : nous aurions manqué d'imagination et d'ambition  politiques, nous  aurions  pour tout  dire  manqué d'audace  au moment  où, pour la première fois depuis  un demi-siècle, les pays d'Europe centrale et  orientale aspiraient  à  réconcilier leur  géographie et  leur histoire, leur  culture  et  leur  appartenance  politique.    Je  pourrais argumenter par  des chiffres et  des faits, qui montreraient  que l'Union a répondu  rapidement et  généreusement, malgré  le handicap  de la récession économique.   Mais l'important est  que le cadre  soit désormais clairement fixé, que  la  perspective soit  affichée  sans ambiguïté :  une  stratégie d'intégration se substitue  à la stratégie absolument  nécessaire des  cinq premières années: celle de l'appui tous azimuts à la transition.

Une nouvelle Union se dessine.  Une Union  élargie à quinze membres, depuis qu'au terme de  négociations conduites avec  célérité elle  a accueilli  en son  sein  trois nouveaux  États  membres porteurs  d'une  longue tradition démocratique et  susceptibles d'enrichir ce modèle  social que l'Union veut défendre, rénover et promouvoir.  Une  Union qui a pris le chemin - que  je crois à la fois vital  et irréversible - de  la monnaie unique.  Une  Union qui  s'est   affirmée  depuis   longtemps  comme   la  première   puissance commerciale   et  a  su  regrouper  ses   forces  pour  mener  à  bien  les négociations   de  l'Uruguay  Round   et  mettre   sur  pied   la  nouvelle Organisation Mondiale  du Commerce.   L'Europe se veut  puissante pour être généreuse,  et son  engagement en faveur  des pays  en développement  a été accru ces  dix dernières  années :  naissance depuis  1986 d'une  véritable politique à  l'égard de l'Amérique latine,  renouvellement de la Convention de Lomé en 1989,  politique méditerranéenne rénovée en 1991 et avec de plus ambitieuses perspectives dès 1996,  mise en place  d'ECHO en 1992 qui  rend plus  visible  et  cohérente  l'action   humanitaire  de  l'Union,  premier contributeur  au  monde.   Tout  ceci  n'aurait pas  été  possible  sans un renouvellement  des  concepts et  des  stratégies menées,  et  le Parlement européen  y   a  contribué   par  ses   analyses,   ses  initiatives,   ses propositions.

L'influence  internationale de  l'Europe  s'est donc  accrue au  rythme des progrès  économiques accomplis.    Ne masquons  pas  ces avancées,  mais ne cachons  pas  non plus  leurs limites,  sur lesquelles  je reviendrai  : la liberté  de circulation  des  personnes, signe  le  plus tangible  du grand marché pour  le citoyen, tarde  à être  effective et l'Europe  des affaires intérieures et  de la justice est  encore très embryonnaire.   Les avancées de Maastricht  en matière  de politique  étrangère et  de sécurité  commune sont restées, dans les faits, très limitées.  Et puis, il faut  regarder la dure réalité  : je  voudrais  bien sûr  insister sur  ce chômage  qui  mine l'Europe plus que nos grands partenaires; ce chômage qui sape la  confiance des  peuples,  sans laquelle  aucun  projet  collectif  n'est possible;  ce chômage dont  nous savons qu'il  ne pourra être  endigué seulement  par les fruits mieux partagés de la croissance retrouvée,  mais aussi par une autre conception de développement économique et de l'organisation sociale.

Si  je reste  sur ce  terrain de  l'emploi, permettez-moi  une allusion  au Livre blanc  que  j'ai  présenté  au  Conseil  européen  de  Bruxelles,  en décembre 93.   Son objectif  est double : affronter  la mondialisation sans frilosité, remédier à la faiblesse  spécifique de l'Europe par  rapport aux États-Unis  et au  Japon:  elle crée  moins  d'emplois à  croissance égale. Vous avez partagé  notre diagnostic, soutenu l'action  entreprise, souhaité à plusieurs  reprises plus d'audace  et de rythme  dans la mise en œuvre, notamment  en ce qui concerne  les grands programmes d'infrastructures, les projets relatifs à  la société de l'information et aux biotechnologies, les nouvelles  initiatives en  matière  d'emploi.   Je  vous comprends  et j'ai toujours  alerté en ce  sens les chefs d'État  et de  gouvernement et leurs ministres  des  finances.    Conserver des  économies  saines,  aller  vers davantage  de  compétitivité,  vers  davantage   d'emplois,  anticiper  les bouleversements   de  l'organisation  du  travail,  de  l'organisation  des sociétés ne peut plus être l'affaire d'un seul pays, tant les ressources  à mobiliser sont  considérables.  Tout  n'est pas  aussi rapide  que nous  le souhaiterions, mais le  cap est désormais bien fixé, les décisions arrêtées à Corfou  et à  Essen le  confirment.   Il reste  à les  mettre en œuvre, pleinement et rapidement.

Le Livre blanc est  donc bien vivant.  Il  est le cadre pour  la réflexion, le dialogue  social  et l'action,  tant  au  niveau national  qu'au  niveau européen.   Sa  présentation  a réveillé  les énergies  à  un moment  où la crédibilité  de  la  construction  européenne   diminuait  sous  les  coups conjugués de  la récession économique, des attaques  de 1992 et 1993 contre le système  monétaire européen, de  la tragédie yougoslave  ..., mais aussi des désaccords  clairement  apparus entre  les  États  membres lors  de  la préparation du Traité de Maastricht.

C'est dire que l'avenir  s'annonce incertain, malgré les progrès  réalisés. Le préalable,  c'est bien entendu  de mettre  en œuvre ce  qui a déjà  été décidé dans le traité sur  l'Union européenne, mais tout  en réfléchissant, dès maintenant, au cadre de la  grande Europe et à sa compatibilité avec la poursuite de notre  idéal qui n'a pas  changé : l'Union politique  des pays européens qui le  veulent pleinement.   Et là  commence le  débat. Il  vous faudra - il nous faudra  beaucoup d'imagination, de capacité  technique, de force de conviction,  de courage, de  fidélité à  nous-mêmes pour  répondre aux défis de l'avenir.

III.   Pourquoi nous combattons

On  a prédit maintes  fois la  fin ou  le déclin de  l'aventure européenne. Or, celle-ci a résisté, surmonté  les crises, trouvé le  ressort nécessaire pour sortir  de  périodes de  stagnation.    Aujourd'hui, le  discours  est différent.   On veut opposer  les partisans de  l'Europe traditionnelle aux prophètes de la radicale nouveauté.  Il est  vrai que certains d'entre nous considèrent que  l'héritage des pères  de l'Europe conserve  toute sa force et toute son  actualité.  Alors que d'autres, après un éloge funèbre de cet héritage, veulent nous  entraîner sur  des voies soit-disant  nouvelles, au nom des transformations que le  monde a subies depuis, notamment, ces vingt dernières années.

Qu'en est-il exactement ?

La demande de paix et de sécurité.

La  demande de paix  et de sécurité est  toujours là,  impérieuse, comme en 1945-50,  au  lendemain du  terrible  conflit  mondial.    Certes, elle  se présente sous des formes différentes  dans la période post-guerre  froide. On assiste à  la tentation de remettre  en cause les positions  acquises et les  frontières,  à   la  montée  des  intégrismes,  à  la  résurgence  des nationalismes...   Comment  ne  pas souligner  ici  le message  que nous  a transmis,   hier,  le   Président   de   la  République   Française :   les nationalismes, c'est  la  guerre.   Au  total,  nous devons  affronter  les risques qui  pèsent sur le  monde et qui  affectent, de manière directe  ou indirecte, nos  propres  acquis en  matière  de  paix et  de  compréhension mutuelle.
 
L'Union européenne  ne  peut se  dérober  face  à ces  réalités  d'ailleurs difficiles à cerner.  Sur son flanc  est, sur son flanc sud, en Afrique, au Moyen-Orient, on attend  d'elle des positions franches et nettes, une prise de  responsabilités  sans équivoque  et  des  actions cohérentes  avec  les idéaux qu'elle affirme.

La  demande  d'Europe,  pour  reprendre  une  expression  simple,  est  là. Comment  y répondre, sans  une claire  vision de  ce que nous  voulons pour nous-mêmes : une simple zone de libre-échange ou bien un  espace organisé ? Comment être à la hauteur  des défis si, par exemple, les États  membres se révèlent,  comme  c'est le  cas  actuellement, trop  souvent  incapables de mettre en place un  dispositif efficace pour décider  et mener des  actions communes  de politique  étrangère ?   Que leur  manque-t-il ?   La  volonté politique, certes,  c'est trop  commode de tout  en attendre.   Mais aussi, l'absence d'un processus de délibération et de décision aussi  opérationnel que celui qui existe dans la  Communauté, surtout depuis la mise en œuvre de l'Acte unique.

En d'autres termes,  le respect de la  diversité qui est notre  richesse et l'augmentation du  nombre des pays membres ne  doivent pas conduire à faire de l'Union  une sorte de Gulliver  enchaîné, faute  d'institutions valables et  efficaces,  faute aussi  d'illustrer  et  de développer  nos  identités culturelles.  La  fuite en avant ne  constitue, en aucun  cas, la voie  qui permettrait à  l'Europe, à toute  l'Europe de s'organiser  en un espace  de paix,  d'échange et de coopération.   Elle n'aboutirait qu'à la dilution de l'acquis  communautaire  et   au  déclin  de  l'Europe   comme  acteur   de l'Histoire.

L'exigence de puissance

Et  pourtant,  l'Histoire  n'a  pas  cessé  de  nous  dispenser  leçons  et avertissements.   Malheur  à ceux  qui  ne savent  pas se  faire respecter. Malheur aux  peuples  qui  s'abandonnent  aux  délices  de  la  société  de consommation,    à  la  nostalgie  d'un  passé  pourtant  révolu  ou  à  un mondialisme sans conscience !

Face à  cet avenir  plein de  périls, seule l'union  politique des  nations européennes peut  leur permettre non  seulement de défendre leurs  intérêts légitimes, mais aussi de rayonner dans le monde, au service des idéaux  qui ont marqué  le meilleur de  l'histoire de  l'Europe.  Notre  crédibilité ne dépend pas  uniquement de nos grandes  déclarations de principe.   Elle est et sera fonction  de notre capacité  à traduire les  objectifs affichés  en actes concrets pour la paix, pour la solidarité  entre les peuples, pour le respect des droits de l'homme.

Nous n'y parviendrons que  par un pacte sans équivoque entre  ceux des pays européens qui sont prêts  à s'engager et à en tirer toutes les conséquences sur les plans politique, économique et institutionnel.

Ce pacte,  il appartiendra à  la prochaine conférence  intergouvernementale de  le définir avec clarté.  Clarté dans les objectifs politiques ambitieux mais réalistes que  peut s'assigner l'Union  européenne.   Clarté dans  les engagements économiques  et  sociaux des  nations  décidés à  renforcer  la cohésion de l'ensemble  européen.  Clarté   dans  un schéma  institutionnel capable  de  conduire,  en  temps  utile,  aux  décisions  et  aux  actions nécessaires.

Pour aller à l'essentiel, je dirais volontiers que  la monnaie unique et la défense commune devraient traduire  cette volonté de l'Europe  d'exister et d'agir.    La monnaie  unique, pour  ses vertus  propres, mais  aussi parce qu'elle  ne   pourra  exister  sans   la  contrepartie  d'un   gouvernement économique  de   l'Europe,  traduisant   les  finalités   du  développement économique et  social telles  que nos  peuples et  leurs représentants  les voudront.   La défense commune,  parce qu'elle forcera  l'Europe à préciser sa stratégie  et ses priorités   en matière de politique  extérieure, ainsi que   la  manière   dont  elle   entend  contribuer   au  renforcement  des institutions internationales.    A l'occasion du  cinquantième anniversaire des  Nations  Unies,  il   faudra  que  l'Union  européenne   présente  ses conceptions   visant  à  aller  vers  un   ordre  économique  mondial  plus pacifique, plus  juste, plus  respectueux des  droits de l'homme  et de  la planète Terre.

L'impératif démocratique

J'ai mentionné la volonté  des peuples et de leurs représentants,  pour une raison simple.    Il ne  peut y  avoir d'aventure  collective réussie  sans promotion de  la citoyenneté,  c'est-à-dire sans renouveau  de la  vitalité démocratique.   Le temps est  révolu où la  construction européenne pouvait avancer  en  parallèle  aux  vies  politiques  nationales.    L'Europe  est désormais  entrée dans  la vie  de chaque  citoyen européen.   En  d'autres termes, c'est une démarche avant tout politique dont nous avons besoin.

Certes, l'Union  européenne est  loin des  citoyens;  certes, nous  pouvons faire mieux en termes  de transparence et  de subsidiarité.   Mais de là  à faire de la construction  européenne le bouc-émissaire de notre  mélancolie démocratique, il y a  une marge qui ne doit pas être  franchie.  Le mal est en  nous, dans  nos  sociétés, dans  les  travers  de nos  vies  politiques nationales: la distance  qui s'accroît entre gouvernants  et gouvernés,  la consommation  frénétique  des   faits  et  l'oubli  qui   intervient  vite, l'épidémie  galopante  des  sondages  ...  voilà les  maux  pernicieux  qui handicapent, il faut bien le dire, nos vieux pays.

De  même que le Livre blanc se voulait un  appel au sursaut en faveur de la puissance économique  et contre le déclin,  de même le réveil  politique de l'Europe  se  voudra  une  incitation  à  l'approfondissement  démocratique contre l'abandon et l'atonie.

Et  c'est alors  qu'une  fois  de plus,  et  au-delà  des passions  et  des incompréhensions, il  me faut  rappeler les mérites  de l'approche fédérale en matière institutionnelle.  Seule, elle permet  de préciser qui fait quoi et qui  est responsable  devant qui.   Seule, elle peut  décrire clairement les transferts de souveraineté et leurs limites.  Seule, elle autorise  des procédures de contrôle  démocratique et de  sanction des  abus de  pouvoir. Seule,  elle  garantit  le  respect  des  personnalités nationales  et  des diversités régionales.

C'est pourquoi, j'ai  proposé cette formule - contradictoire en apparence - de fédération des  États nationaux,  afin de  concilier la  mise en œuvre d'ambitions  communes avec  l'épanouissement de  nos  nations forgées  dans l'histoire, le  sang et le  contrat qui unissent  chacun de nos peuples  et qui confortent le sentiment d'appartenance de nos citoyens.

Aucun pays européen n'est a priori exclu de  cette aventure collective.  La Maison est ouverte à  tous.  Mais encore  faut-il que ne soit  pas ralentie la marche de  ceux qui veulent  partager leur destin,  pour être à  la fois plus forts et plus fraternels.

C'est dans  cet esprit,  Mesdames, Messieurs  les  députés, que  j'entends, comme  chacun  d'entre  vous,  contribuer  à  cette  formidable  et  unique aventure collective  qu'est  la  construction  d'une  Europe  politiquement unie.  Fidèle en  cela à ceux qui nous ont permis  d'être là ensemble et de continuer à  espérer.   Mais,  conscient  aussi  des adaptations  que  nous devons  consentir pour  perpétuer la  vocation historique  et  humaniste de l'Europe.   Pour cela,  il nous  faut délimiter  et organiser  notre espace politique,  bâtir sur le terrain solide de  la solidarité entre nos nations et nos peuples, rechercher la puissance, non  pas pour elle-même, mais pour nous donner les moyens de servir nos idéaux communs.

Allons, courage, le Printemps de l'Europe est toujours devant nous !

Jacques Delors, le 19 janvier 1995 à Strasbourg.


Source : Commission Européenne
https://rakotoarison.over-blog.com/article-srb-19950119-discours-delors.html

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