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Assemblée nationale
XIVe législature
Session ordinaire de 2015-2016
Compte rendu intégral
Première séance du mardi 28 juin 2016 (suite)
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M. le président. La parole est à Mme la présidente de la commission des affaires étrangères.
Mme Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, face au choc du Brexit, je veux insister sur deux priorités.
La première est qu’il faut s’adresser au Royaume-Uni avec clarté et fermeté.
Le vote du peuple britannique n’est pas surprenant car le Royaume-Uni n’a jamais partagé la vision européenne des pays fondateurs. Churchill lui-même préconisait la construction d’une Union européenne autour de la France et de l’Allemagne, mais, précisait-il, sans l’Angleterre. Il reste que ce vote est un tremblement de terre dont on n’a pas fini de sentir les répliques.
D’abord, dans ce grand pays, à la si riche histoire, qui a tant apporté à la paix, à la prospérité et aux valeurs de l’Europe, ce vote révèle des fractures profondes, économiques et sociales, mais aussi générationnelles et politiques. C’est triste, mais c’est aussi dangereux car les outrances et la violence de la campagne électorale – j’ai une pensée comme vous tous et toutes pour Jo Cox – peuvent perdurer, voire s’aggraver.
N’oublions pas aussi que l’agitation des marchés financiers peut s’amplifier jusqu’à devenir incontrôlable si l’on ne met pas fin à l’incertitude et à la confusion.
Il faut donc, sans perdre de temps, tirer toutes les conséquences du vote d’un peuple ami, qui a fait un choix que nous respectons mais qui, de son côté, doit respecter notre exigence de clarification. Il serait absurde et désastreux que les dirigeants du Royaume-Uni jouent la montre.
Il est urgent et indispensable qu’un accord sur les modalités de la séparation entre le Royaume-Uni et l’Union soit conclu dans un délai très inférieur à celui de deux ans prévu par l’article 50. Il faudra aussi absolument éviter que cette discussion n’encombre l’agenda politique de l’Union européenne alors qu’elle peut être menée rapidement à bien par une équipe technique puis validée par le Conseil d’ici à quelques mois.
C’est dans une seconde phase, une fois la séparation faite et non pas auparavant ni pendant, que la négociation, plus complexe et plus longue, sur le statut futur des relations entre l’Union et le Royaume-Uni pourra s’engager. Ces deux phases de négociation doivent être bien distinctes.
Seconde priorité, l’Union européenne doit changer, nous l’avons tous dit, car elle aussi est menacée par la multiplicité des crises qu’elle peine à surmonter, et surtout par la crise démocratique, qui favorise l’éloignement de peuples qui ne savent plus pourquoi on fait l’Europe.
Certains veulent faire table rase et élaborer un nouveau traité « fondateur ». Ce type de propositions vient de ceux qui ont toujours combattu les avancées de l’Union européenne.
M. Pierre-Yves Le Borgn’. Exactement !
Mme Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères. Comment peut-on croire que la confiance de nos concitoyens serait rétablie par une réforme institutionnelle ? Nos peuples attendent d’abord qu’on leur propose rapidement des réponses concrètes et des politiques efficaces.
Concentrons l’action de l’Union sur quelques priorités politiques. Elles ont été heureusement évoquées par le Président de la République dès le lendemain du vote britannique et confirmées hier à Berlin avec Mme Merkel et M. Renzi. Elles visent à répondre aux deux principales attentes des peuples européens : l’emploi et la sécurité.
Pour l’emploi, la relance de la croissance par des investissements d’avenir – dans des domaines tels que le numérique ou la transition énergétique –, mais aussi une meilleure harmonisation fiscale et sociale sont indispensables. Cela nous impose d’achever l’Union monétaire et de la compléter par une union économique fondée sur la responsabilité – retrouver la compétitivité – et sur la solidarité, pour organiser une convergence vers le haut.
Étendons le programme Erasmus non seulement à tous les étudiants mais aussi à ceux qui ne le sont pas, en créant un Erasmus des apprentis et un Erasmus des associations, qui récompenserait l’engagement citoyen de nos jeunes dans des projets identifiés.
Mme Isabelle Le Callennec. Cela existe déjà !
Mme Élisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères. S’agissant de la sécurité, parachevons Schengen en établissant de vrais contrôles aux frontières extérieures et par une harmonisation des politiques d’asile.
Parce que sécurité intérieure et extérieure sont aujourd’hui indissociables, il est urgent de mettre en œuvre une politique étrangère et une politique de sécurité et de défense. De ce point de vue, le départ du Royaume-Uni offre de nouvelles opportunités. La coopération militaire bilatérale, d’ailleurs excellente entre la France et le Royaume-Uni, ne sera évidemment pas interrompue par le Brexit mais ce dernier lève l’un des obstacles à la création d’une chaîne de commandement civile et militaire permanente. Ne laissons pas passer cette chance !
Mes chers collègues, comme le disait Stefan Zweig, l’idée européenne n’est pas un sentiment premier comme le sentiment patriotique mais c’est une grande idée qu’il revient à chaque génération de faire vivre. Dans le monde incertain qui est le nôtre, les anciens doivent aider les plus jeunes à réinventer le projet européen, en gardant à l’esprit qu’il reste à imaginer une fédération d’États nations ambitieuse, à la légitimité démocratique forte, construite autour des valeurs qui font de l’Union européenne la civilisation la plus désirable du monde.(Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes.
Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, les résultats du référendum britannique constituent un tournant dans l’histoire de la construction européenne, d’autres l’ont dit. Nous devons respecter ce choix souverain des électeurs, marqué par un taux de participation de plus de 71 %.
Les modalités de sortie du Royaume-Uni comptent, bien sûr, et nous devons éviter un effet domino mais l’urgence est ailleurs. L’urgence, c’est la refondation du projet européen, la remise à plat des traités, la réappropriation démocratique du projet. Il faut recentrer ce projet sur son objectif initial, reconstruire avec les États membres volontaires une Europe de la solidarité, des libertés, de la paix et du partage de la prospérité, capable de porter nos valeurs dans le monde.
Nous devons réaffirmer notre attachement à la liberté de circulation, qui est une conquête extraordinaire. La jeunesse britannique, comme les générations Erasmus, a montré son attachement à cette liberté de circulation.
Cependant, le vote britannique n’est pas seulement un vote générationnel.
Pour moi, ce vote est avant tout un cri de colère des plus précaires, des plus démunis, des laissés-pour-compte de la mondialisation auquel nous devons répondre. Les gouvernements européens, et le moteur franco-allemand en premier lieu, doivent impérativement s’engager sur la voie d’une Union européenne sociale et plus démocratique s’ils veulent retrouver la confiance des peuples européens. Le pouvoir d’initiative du Parlement européen doit impérativement être renforcé pour doter les citoyens européens d’une représentation démocratique à la hauteur de leurs attentes. Nous pourrons alors réfléchir, avec nos partenaires, à la mise en place d’un salaire minimum européen et d’une assurance chômage européenne dans chaque État. Sans ce volet social, l’idéal européen disparaît dans ce qui n’est qu’un grand marché intérieur.
Si nous abandonnons l’ambition de construire une Europe politique et sociale pour faire face aux défis d’un monde globalisé, aux premiers rangs desquels les migrations et le changement climatique, le projet européen est voué à l’échec. Notre seule chance de sauver l’Europe, c’est de la mettre au service d’un projet politique conçu avec et pour les citoyens. Ce projet politique, la France a le devoir de le promouvoir.
La création d’une telle Europe est-elle réalisable ? Comme le sous-entend la déclaration des ministres des affaires étrangères des six États fondateurs de l’Union européenne, il est peut-être nécessaire d’accepter dorénavant une Europe différenciée organisée autour d’un noyau dur porteur d’une intégration renforcée.
Nous devons agir ensemble pour soutenir les industries européennes, construire l’Union européenne de l’énergie et du climat, lutter contre le dumping social et mener une véritable convergence fiscale et sortir du dogme de la concurrence libre et non faussée. Sur la plupart de ces sujets, la voix du Royaume-Uni a longtemps été un frein. Il faut saisir cette opportunité malheureuse pour enfin avancer.
Si nous voulons que l’Union européenne soit ambitieuse, il faut lui redonner les moyens de cette ambition. Relançons l’idée de l’établissement d’une taxe carbone aux frontières et d’une taxe sur les transactions financières ! Mettons en place une véritable capacité budgétaire européenne afin que les richesses soient réellement partagées ! Donnons à l’Union européenne les compétences nécessaires en matière d’immigration, en matière sociale et en matière fiscale !
Il nous faut également repenser l’Europe de la défense puisque la deuxième armée européenne s’apprête à quitter l’Union européenne.
Le référendum britannique doit surtout servir de leçon à toute la classe politique européenne. Voilà ce qui arrive lorsqu’on fait de l’Union européenne un bouc émissaire et qu’on veut unifier son parti sur le dos de Bruxelles ! David Cameron nous a tous pris en otage pour apaiser quelques dizaines de conservateurs de Westminster. Malheureusement, ce sont toujours les peuples qui paient pour les manipulations politiciennes ! Espérons que la Commission européenne aura compris le message et ne sanctionnera pas une Espagne et un Portugal exténués en leur imposant une amende ou une suspension temporaire des fonds structurels.
Le référendum britannique, ce n’est pas la défaite de l’Union européenne, c’est peut-être encore plus grave que cela : c’est surtout la victoire du nationalisme mortifère, de la peur de l’autre et du repli sur soi. Ce nationalisme gangrène petit à petit toute l’Europe et nous devons tous le combattre tous les jours par nos paroles et nos actes.
Je condamne ainsi fermement les attaques racistes qui se sont multipliées ces derniers jours au Royaume-Uni et visent particulièrement la communauté polonaise comme je condamne toute manifestation d’intolérance.
Une volonté politique partagée est nécessaire pour refonder l’Europe qui protège, celle qui combattra enfin l’augmentation des inégalités et prendra enfin la mesure de la crise écologique et de ses dangers ! J’achèverai mon propos par les mots prononcés par Jo Cox lors de son discours d’investiture, lui rendant ainsi un dernier hommage : « Nous sommes bien plus unis et avons bien plus en commun les uns avec les autres que de choses qui nous divisent ». C’est aussi en rappelant cet état de fait que nous devons refonder le projet européen ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
Mme Brigitte Allain et Mme Isabelle Attard. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le premier ministre.
M. Manuel Valls, Premier ministre. Ce débat montre combien chacun a pris la mesure de ce qui constitue un électrochoc historique. Nous avons d’ailleurs été nombreux, depuis plusieurs mois, à dire que la décision souveraine de la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne mettrait celle-ci en danger et pourrait même la disloquer tant nous en mesurions les conséquences.
Il est d’ailleurs assez étonnant – disant cela je ne m’adresse évidemment pas à ceux qui sont ici – d’affirmer avec autant de force la place du peuple et de ceux qui le représentent et de quitter l’hémicycle sans écouter l’ensemble des intervenants dans ce débat ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
M. Jean Lassalle. Bravo !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Nous ne pouvons pas donner des leçons de démocratie sans nous demander quelle image nous donnons de nous-mêmes, Gouvernement et Parlement, au peuple français – et je ne m’excepte pas de ce devoir. Si nous voulons que l’Assemblée nationale soit pleinement et entièrement responsable de la politique européenne, elle doit donner l’exemple en la matière ! Se contenter de venir faire sa déclaration et son chahut avant de repartir n’est pas un comportement digne de l’enjeu démocratique que nous avons tous en tête aujourd’hui ! (Mêmes mouvements.)
M. Pascal Popelin. Absolument !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Plus sérieusement, il existe un accord…
M. Guy Geoffroy. Nos bancs ne sont pas vides !
M. Manuel Valls, Premier ministre. J’ai bien dit que je ne m’adressais pas à ceux qui sont dans l’hémicycle, ce qui serait évidemment un peu contradictoire !
Il faut, je crois, cultiver le souci de la clarté, de la vérité et d’une unité qui ne soit pas factice. Sur le sujet fondamental de l’Europe et de l’avenir de la France dans l’Europe, il faut agir avec un souci d’unité. Il existe un accord sur le fait que le Brexit n’est pas uniquement un problème britannique, même s’il y a des spécificités britanniques. L’onde de choc traverse toute l’Union européenne, et d’abord bien sûr la Grande-Bretagne, comme si au fond ce qui s’est passé était inimaginable, mais aussi notre propre pays. Beaucoup de nos compatriotes se demandent comment les choses vont se passer.
Nous portons toujours un regard particulier sur la Grande-Bretagne. Aucun de nos compatriotes n’ignore son rôle ni les liens que nous avons avec elle et le rôle et la place qui ont été les siens tout au long du XXe siècle. Le courage de Churchill et des Britanniques ont été essentiels pour sauver la France et l’âme européenne face au nazisme. Nous connaissons le particularisme des Britanniques au sein de la réalité européenne mais ils demeurent nos partenaires sur bien des sujets. François Fillon a eu raison de rappeler qu’en matière de défense il faut renforcer ces liens. Même si nous allons devenir le seul État membre de l’Union européenne à être aussi membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, la Grande-Bretagne restera un membre permanent de ce conseil. Nous sommes donc là face à des enjeux tout à fait essentiels pour toute l’Union européenne et il faut en prendre la mesure.
Il me semble qu’il existe aussi un accord sur les domaines dans lesquels les politiques doivent être renforcées et crédibilisées. En matière de sécurité et de croissance, chacun l’a dit à sa manière, il y a urgence. Nous en sommes d’accord et nous agissons, en dépit de toutes les critiques dont le Gouvernement fait l’objet. En matière de sécurité et de renforcement des frontières extérieures, il a fallu que la France agisse et c’est elle qui a pris toutes les initiatives pour que chacun en Europe prenne la mesure du choc migratoire.
Mme Isabelle Le Callennec. Comment peut-on dire cela ?
M. Manuel Valls, Premier ministre. Si nous voulions sauver Schengen, il fallait faire en sorte que les frontières soient pleinement respectées. Des décisions ont été prises dans ce sens. L’essentiel désormais est de faire en sorte qu’elles soient appliquées. Il ne s’agit pas de supprimer l’espace Schengen mais de faire en sorte que les frontières extérieures soient respectées. J’étais en Grèce il y a encore trois semaines : cette frontière est la nôtre et c’est donc à l’Union européenne d’assumer ses responsabilités face aux flux des réfugiés du Proche et du Moyen-Orient déchirés par la guerre qui se présentent aux frontières de la Turquie et de la Grèce, faute de quoi nous reviendrons aux frontières nationales et c’en sera fini d’une grande part du projet européen !
On peut parfaitement défendre une telle position. Nous-mêmes d’ailleurs, face à des événements tels que les flux migratoires et la menace terroriste, nous avons rétabli des contrôles aux frontières. Les États peuvent donc assumer en partie ces responsabilités mais si on croit en l’Europe, si on croit dans les frontières européennes et en cet espace culturel de civilisation que beaucoup d’entre nous ont évoqué aujourd’hui, il faut qu’il ait des frontières ! Les frontières nationales comme les frontières européennes veulent bien dire quelque chose ! Je crois pour ma part aux Etats-nations comme à l’espace européen et c’est pourquoi je crois que les frontières, qui sont pour nous une protection, sont nécessaires.
C’est pourquoi la sécurité, la lutte contre le terrorisme, les défis posés par les flux migratoires tout comme le renforcement de notre capacité d’accueil au nom de nos valeurs, qui soulève la question du droit d’asile, ainsi que la défense, constituent les grandes priorités au sujet desquelles chacun doit évoluer. Remarquons d’ailleurs que l’Allemagne a été peu présente dans nos discussions mais qu’elle évolue en matière de défense. Dans le cadre de notre intervention au Mali, décidée par le Président de la République, de notre participation aux coalitions au Levant et de notre présence au Liban, nous Français assumons une grande part de la responsabilité de l’Europe tout entière. Peu de pays peuvent le faire, peu de pays ont une telle capacité de projection.
En la matière, il faut que l’Europe avance sans rien ignorer des difficultés et des contradictions opposant une Europe, la nôtre, tournée vers les grands conflits du Proche-Orient et du Moyen Orient, vers ce qui se passe en Méditerranée et vers les défis du développement en Afrique, et d’autres pays d’Europe qui, en raison de leur géographie ou de leur histoire, se trouvent face à la Russie et ont leurs propres priorités, ce qui crée forcément des tensions. Nous pouvons néanmoins nous retrouver, même si chacun défend ses positions, et bâtir sur la base de ces frontières des coopérations puissantes, en Méditerranée mais aussi avec la Russie qui fait partie de cet ensemble, même si elle n’est pas membre de l’Union européenne, et demain avec la Turquie. Sur ces sujets, il ne servirait à rien d’accentuer les différences, sinon à des fins politiciennes.
Quant à l’économie et la croissance, je prends avec intérêt connaissance de vos propositions, qui ne sont pas forcément très différentes les unes des autres, sur la zone euro, le contrôle démocratique, le rôle qui pourrait être celui d’un Parlement de la zone euro constitué de parlementaires européens et nationaux en matière de coordination des politiques. D’ailleurs, personne ou presque ne propose de revenir sur le rôle de la zone euro et sur la monnaie commune. Ce qui s’est passé il y a un an en Grèce montre bien tout ce que cela peut représenter comme difficulté et comme risque de délitement pour la zone euro.
Dans cette perspective la question de l’investissement est tout à fait essentielle. Il faut aller encore plus loin. On pourrait par exemple doubler le plan Juncker d’investissement afin d’améliorer la vision que les Européens ont des politiques économiques telles qu’elles ont été menées et dont j’entends ici ou là rappeler les responsabilités. Je m’adresse ici à André Chassaigne, dont j’ai apprécié les très belles citations mais aussi les accents européens. Vous êtes un Européen, président Chassaigne, un Européen critique, comme beaucoup d’entre nous, et qui pose un regard lucide sur l’Europe. Je persiste néanmoins à dire que les choix réalisés par nos gouvernements depuis 2012 ne s’apparentent en rien à une politique d’austérité voulue par la Commission européenne.
Si les premières réponses de la Commission européenne à la crise que nous vivons consistaient à punir l’Espagne ou le Portugal, sans tenir compte des problèmes auxquels sont confrontés ces pays, cela serait un signe terrible et catastrophique adressé à ces deux peuples qui restent profondément européens car ils savent ce que l’Europe a apporté à leur pays respectif, notamment à la sortie des dictatures.
Il existe une interrogation cruciale et partagée sur la façon dont l’Europe se construit. On ne peut pas dire, comme l’a fait Bruno Le Maire – j’ignore s’il m’écoute hors de cet hémicycle – que l’Europe s’est construite contre les peuples : il me semble que c’est un raccourci, voire une contrevérité quant aux origines de la construction européenne, qui sont beaucoup plus complexes que cela. On ne saurait la réduire à l’action de Schuman et Monnet et un tel raccourci est étonnant de sa part ! Le choix principal, qui renforce profondément la construction européenne, a été le fait de de Gaulle et d’Adenauer sur la base de ce qui avait été entrepris sous la Quatrième République.
Ce choix fondamental fait alors par la France et l’Allemagne l’a été, me semble-t-il, en résonance complète avec les peuples, et même d’ailleurs s’il l’avait été contre leur avis, ils auraient eu raison de dépasser ainsi l’antagonisme qui opposait ces deux pays car si nous sommes un espace de civilisation et si l’Europe a une âme, nous ne devons pas oublier que cette civilisation a été, au XXe siècle, capable du pire, jusqu’à l’horreur.
Après-guerre des hommes, des femmes qui voulaient reconstruire l’Europe ont porté un projet qu’Adenauer et de Gaulle ont élaboré, que Giscard d’Estaing et Schmidt ont poursuivi, que Mitterrand et Kohl ont porté après la chute du mur de Berlin, au travers notamment de la création de l’euro. C’est tout cela qui a construit l’Europe avec, je le pense, l’assentiment des peuples.
A contrario, il est vrai que depuis sans doute le début des années 2000, après l’introduction de la monnaie unique et la réunification de l’Europe, le projet lui-même a manqué de sens. Un espace économique, une monnaie unique, l’élargissement à l’Est après l’élargissement au Sud : la finalité du projet européen s’est perdue. C’est la raison pour laquelle les citoyens demandent à être associés à la gestion quotidienne de l’Europe et à ses projets, ce qui relève à la fois de la responsabilité de l’Union européenne elle-même et de ses États membres. C’est sur ce point qu’il faut travailler très sérieusement et de façon crédible, c’est la question qu’il faut traiter en même temps que nous gérons les conséquences du Brexit. Reconnaissons que ce n’est pas facile, car nous sommes une fédération d’États-nations et non une nation unique, avec un seul Parlement et une population qui vote pour un gouvernement ou pour un Parlement au niveau des vingt-huit hier et, demain, des vingt-sept. C’est toute la complexité de l’Union que d’être à la fois intergouvernementale et intégrée. Il y a le Parlement européen, les parlements nationaux, la Commission.
À cet égard, il y en a assez de la démagogie qui consiste, quand on a été ministre des affaires européennes et qu’on aspire à revenir au gouvernement, à venir proposer ici de supprimer la Commission européenne ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.) Le débat peut être de bonne tenue. Nous sommes des gens responsables. Vous n’êtes pas les parlementaires d’un petit pays, vous êtes les parlementaires et je suis le chef du gouvernement d’un pays qui s’appelle la France (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs), qui a contribué à la fondation de l’Europe. Cela impose un peu de sérieux, et la plupart des orateurs en ont fait preuve. Bon sang ! la quête de quelques points de popularité supplémentaires ou des voix du Front national ne justifient tout de même pas porter ce type de comportement et de propositions. (Mêmes mouvements.)
Je dirai quelques mots sur le couple franco-allemand, qui est solide même si je n’ignore rien de ses difficultés. Celles-ci ne sont d’ailleurs pas de la seule responsabilité de l’Allemagne. Elles sont notamment liées au fait que l’écart de compétitivité entre nos deux pays qui s’est creusé au cours des années 2000 a créé un déséquilibre, pour toute une série de raisons, et les gouvernements n’en sont pas les seuls responsables. Cet écart pose problème tant aux Français qu’aux Allemands au demeurant. Je vous renvoie à ce sujet aux réflexions très lucides d’Helmut Schmidt, qui s’en était inquiétait déjà.
Pour fonctionner, l’Europe doit pouvoir s’appuyer sur l’équilibre entre l’Allemagne et la France et le Président de la République s’en soucie constamment. On pourrait en effet faire le choix de la confrontation avec l’Allemagne, et certains l’ont cherchée ; ce n’est pas le Président de la République François Hollande qui est allé devant le Conseil ECOFIN pour lui expliquer ce qu’il fallait faire. Le Président de la République François Hollande a toujours le souci de trouver un équilibre. On ne peut pas à la fois nous exhorter de nous affranchir de l’Allemagne de Mme Merkel et nous reprocher de n’être pas capable de bâtir avec elle un partenariat susceptible de tirer l’Europe vers le haut.
Une déclaration conjointe a été faite hier soir, un Conseil européen a lieu aujourd’hui. Nous partageons la volonté de contribuer ensemble à la refondation du projet européen, notamment en formulant des propositions dans le domaine de la défense et de la sécurité et de la protection des frontières. L’Allemagne évolue sur ce point car elle est évidemment confrontée au défi de l’accueil des réfugiés mais il faudra la convaincre. Les propositions portent également sur l’investissement et la croissance, et il appartient également à l’Allemagne de faire ce choix de l’investissement et de la croissance, fondamental pour elle comme pour l’Europe.
La France comme l’Allemagne, le Président de la République comme la chancelière souhaitent que la sortie du Royaume-Uni se fasse de manière ordonnée et rapide, que l’Union européenne établisse avec cet ex-État membre une nouvelle relation favorable aux intérêts de la France, de l’Allemagne et de l’Union.
C’est vrai, il faut également mettre sur la table le sujet de la nécessité de réinventer le projet européen. J’ai bien écouté les interventions de François Fillon ou de Bruno Le Maire, celles des présidents de groupe Bruno Le Roux ou Roger-Gérard Schwartzenberg, celles de François de Rugy, Philip Cordery ou Élisabeth Guigou, bien sûr, et je peux même être en résonance avec les propos d’André Chassaigne. Il y a des différences entre nous et elles sont légitimes. Elles sont le fruit de l’histoire et je n’oublie pas que l’Europe s’est construite en grande partie par un accord entre la démocratie chrétienne et la social-démocratie, la droite et la gauche. Chacun toutefois partage le projet européen. Les approches sont différentes, personne ne le niera, mais je reste convaincu que si la France veut peser à l’avenir l’unité est nécessaire et ne doit pas être factice pour autant.
À cet égard, monsieur le président, la mission d’information que vous présidez a un rôle important à jouer dans le suivi de ce qui va se passer ces prochaines semaines, ces prochains mois, voire ces prochaines années s’agissant de la refondation du projet européen. Ce doit être un facteur d’unité et non pas de division. Les positions des uns et des autres doivent évoluer s’agissant de la nation, son rôle, les frontières, de la distinction entre ce qui relève de l’Europe et ce qui relève des États-nations. Même si j’ai beaucoup de respect pour le fédéralisme, monsieur Vigier, ce n’est pas le sujet aujourd’hui. Ce qu’il faut aujourd’hui c’est conforter la puissance des États-nations afin qu’elle soit utile à la construction européenne.
J’en viens à ma conclusion car je ne voudrais pas m’exprimer trop longuement. S’il est normal que nos positions divergent, certaines suscitent mon inquiétude. Chacun est responsable de ses propos. Nos familles politiques ont d’ailleurs été divisées sur la question européenne, nous le savons. La question de l’opportunité pour la France de sortir ou non de l’Union européenne fera toujours débat, avec plus ou moins de nuances – cela est consubstantiel à la démocratie. Mais ce débat fondamental constituera une ligne de fracture essentielle dans les prochains mois, notamment dans la perspective de l’élection présidentielle.
Le Front national a dit clairement souhaiter que la France sorte de l’Union européenne. C’est son droit. Je suis pour ma part convaincu qu’une grande partie des électeurs du Front national ne le souhaite pas.
Mme Catherine Coutelle. Absolument !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Or la leçon du Brexit est que certains ne s’y attendaient pas et se sont retrouvés le lendemain du vote comme groggy, y compris parmi ceux qui avaient voté en faveur de la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne. La conséquence d’une victoire de l’extrême droite serait précisément cela : non seulement la perte de nos valeurs et l’affaissement de la France, mais la sortie de l’Union européenne et notre sortie de l’histoire.
Je le dis aussi bien à Nicolas Dupont-Aignan qu’à Laurent Wauquiez : leurs propos, leurs propositions, la musique qu’ils font entendre, notamment Laurent Wauquiez, vont accompagner ce mouvement. Et ils n’auront pas d’autre choix, à un moment donné, que de s’engager à sortir de l’Union, car c’est ce à quoi la démagogie et le cynisme conduisent : à une sortie de l’Union européenne. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain, du groupe de la Gauche démocrate et républicaine et du groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.)
M. Eduardo Rihan Cypel. Eh oui !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Cette question donnera lieu à un beau débat à l’occasion de l’élection présidentielle, entre d’un côté ceux qui jouent cyniquement aux apprentis sorciers et veulent nous conduire à la déroute nationale, dont la vision n’est pas celle d’une France forte en Europe et dans le monde…
M. Eduardo Rihan Cypel. Ils improvisent !
M. Manuel Valls, Premier ministre. … mais qui improvisent en fonction d’échéances internes, et de l’autre, ceux qui malgré leurs différences – et les propos de François Fillon allaient dans ce sens – sauront assumer ce qui est quand même une sacrée responsabilité : celle de résister à la démagogie, au populisme, à ceux qui veulent détruire.
Il faut répondre au populisme, et pas seulement en rappelant les principes. Il faut d’abord faire le constat lucide de ce qui s’est passé en Grande-Bretagne ou de ce que notre pays a vécu au cours des dernières années. Il faut essayer de réorienter l’Europe, de la construire autrement, en gardant à l’esprit ce que doit être la place de la France dans l’Europe et l’avenir que représente l’Europe dans le monde d’aujourd’hui, car il faut tout de même avoir une vision des évolutions du monde actuel. Si nous voulons être capables de nous confronter à ces grands ensembles, à ces États-nations puissants, nous devons traiter avec beaucoup de conviction tous les problèmes de concurrence qui ont été évoqués parce que nous ne pouvons plus accepter de nous faire piétiner par certains États et de laisser la bergerie ouverte à ces prédateurs qui nous coûtent cher en termes d’emploi et de croissance.
Il n’en demeure pas moins que la ligne de force pour notre pays aujourd’hui est de savoir si oui ou non nous voulons que la France reste forte et puissante en Europe et dans le monde. Ce débat, de ce point de vue, aura été particulièrement éclairant. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, écologiste et républicain.)
M. le président. Le débat est clos.
Suspension et reprise de la séance
M. le président. La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures quarante, est reprise à dix-sept heures cinquante, sous la présidence de M. David Habib.)
Source : www.assemblee-nationale.fr
Pour en savoir plus :
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