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29 septembre 2024 7 29 /09 /septembre /2024 03:58

« Aujourd'hui, à mon âge, être un jeune comédien, c'est fantastique. Apprendre un nouveau métier, voir des nouveaux gens, avoir une nouvelle ambition. C'est ça qui est fantastique dans la vie ! » (Jean-Louis Debré, le 28 janvier 2023 sur France Culture).



 


Enfant de la République. La Cinquième. Pas de Beethoven, mais de De Gaulle, bien sûr. Jean-Louis Debré fête ses 80 ans ce lundi 30 septembre 2024. Il les fête seul, je veux dire, il les fête sans son frère jumeau Bernard Debré qui est parti il y a quatre ans. Cela doit faire quelque chose d'être amputé d'un frère si proche (et en même temps qui était si différent).

Au regard de sa carrière politique, on peut dire que Jean-Louis Debré a eu une belle trajectoire, il est un baron de la République, il a eu des postes prestigieux, dont trois qui ont dû faire honneur à son père premier Premier Ministre de De Gaulle (qui n'en a vu qu'un de son vivant) : Ministre de l'Intérieur de 1995 à 1997 (prime au fidèle et loyal, mais un ministre peu convaincant), Président de l'Assemblée Nationale de 2002 à 2007 (beaucoup plus convaincant), enfin Président du Conseil Constitutionnel de 2007 à 2016 (très convaincant).

Il ne faut pas croire que c'était parce qu'il est issu d'une très grande famille républicaine, de médecins et de responsables politiques, qu'il a eu tout tout cuit sur un plateau d'argent. J'ai déjà évoqué longuement sa carrière ici. Né à Toulouse, diplômé de l'IEP Paris, il a fait un doctorat spécialisé en droit constitutionnel (son directeur de thèse était Roger-Gérard Schwartzenberg, à peine plus âgé que lui). Sa future fonction à la tête du Conseil Constitutionnel est donc non seulement la consécration de son engagement politique mais aussi celle de sa carrière de juriste. Après ses études, il fut membre de cabinets ministériels, juge d'instruction, député, maire d'Évreux, etc.

Sans doute que, plus que son lien de filiation avec Michel Debré, sa relation faite d'amitié et de loyauté absolue envers Jacques Chirac dans une époque de trahisons (balladuriennes) a quelque peu encouragé sa carrière. Amitié avec Jacques Chirac dont il est devenu un confident jusqu'au bout de la nuit, quand tout s'effaçait, tout s'oubliait. Amitié aussi avec Pierre Mazeaud, son prédécesseur immédiat au Conseil Constitutionnel, qui date des années 1960, une amitié familiale surtout.


Il a commencé à se présenter aux élections en mars 1973, à l'époque, il avait 28 ans. Dans un reportage dans le journal d'Antenne 2 le 11 février 1973, on le voit ainsi faire campagne assez timidement pour les élections législatives, sans succès. L'une de ses paroles, c'était de dire que s'il s'était servi de sa famille, il aurait choisi une circonscription plus facile.





C'est un peu cela, Jean-Louis Debré, un homme qui, faute de s'être fait un nom (l'ascendance familiale était trop lourde), a su se faire un prénom. Ayant travaillé pour Jacques Chirac dans les années 1970, il lui était resté fidèle malgré les relations parfois orageuses entre le futur Président de la République et son propre père (ils étaient concurrents à l'élection présidentielle de 1981). Cette fidélité s'est renforcée au moment de la grande rivalité avec Édouard Balladur, et il s'est retrouvé dans le camp des vainqueurs en 1995 : peu de leaders du RPR avaient su soutenir Jacques Chirac, les plus ambitieux préféraient le trahir sur l'autel de leur carriérisme.

À cette époque, j'appréciais peu Jean-Louis Debré : il n'était qu'un second couteau et montrait un aspect très militant et politicien, avec ses éléments de langage, sa langue de bois, sa mauvaise foi. C'est assez commun et on a pu l'observer chez de nombreux dirigeants politiques, au RPR notamment, de Nicolas Sarkozy à Alain Juppé en passant par Jean-François Copé. L'exercice de son ministère Place Beauvau a été un désastre pour la lutte antiterroriste. Il n'était visiblement pas à sa place.

Heureusement, il a eu une seconde chance ! Il a donné sa mesure personnelle quand il a été élu au perchoir. D'abord, il l'a été sur son propre mérite et avait un adversaire de taille en 2002 : Édouard Balladur, ancien Premier Ministre, et ancien favori d'une élection présidentielle sept ans auparavant. C'est la victoire du passionné sur le plus médaillé, un peu comme la victoire de Gérard Larcher sur Jean-Pierre Raffarin en 2008, au Plateau (Présidence du Sénat).

Jean-Louis Debré a été effectivement un excellent Président de l'Assemblée Nationale, ouvrant l'institution sur le monde extérieur, modernisant les procédures, etc. Et sa Présidence n'était pas partisane, il défendait désormais les institutions, l'Assemblée Nationale, avant de défendre son camp politique, son parti, surtout lorsque celui-ci est tombé sous la tutelle de Nicolas Sarkozy qu'il n'a jamais apprécié (au point de voter pour François Hollande en 2012 !).

Au fur et à mesure qu'il est devenu une autorité de référence dans une République en perte de référence, Jean-Louis Debré se permettait de prendre plus de distance. Tant de ses anciens amis gaullistes que des autres. Sa prise de distance n'était pas nouvelle et pas seulement sous Nicolas Sarkozy. Il s'était émancipé de Jacques Chirac dès 1997 lorsqu'il a pris à l'arraché la présidence du groupe RPR à l'Assemblée Nationale, en opposition au gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin, malgré les réticences de Jacques Chirac lui-même, puis le perchoir en 2002 malgré les appétits de deux Premiers Ministres, Alain Juppé et Édouard Balladur (et les mêmes réticences de Jacques Chirac).

 


En 2017, il n'hésitait pas à annoncer qu'il voterait Emmanuel Macron aux deux tours de l'élection présidentielle (s'opposant à François Fillon), mais plusieurs années plus tard, il ne s'interdisait pas de critiquer ouvertement le jeune Président de la République, proposant, dans "Le Parisien" du 15 juillet 2023, une dissolution ou un référendum pour rompre avec la crise politique (considérant que les Français se moqueraient d'un changement de gouvernement ou d'un remaniement) : « Vous ne pouvez pas passer des textes aussi importants que la réforme des retraites sans avoir une consultation populaire. (…) Les Français n’ont rien à fiche des changements de ministres. D’ailleurs, on n’en connaît que quatre ou cinq. ».

Sa Présidence du Conseil Constitutionnel (2007-2016) a été également cruciale pour cette instance suprême car Jean-Louis Debré a dû adapter l'institution à la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui comporte une innovation majeure : le contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori (après leur promulgation et leur application) sur saisine des citoyens eux-mêmes (s'ils sont justiciables). Ce sont les fameuses QPC (questions prioritaires de constitutionnalité) qui ont bouleversé les missions du Conseil Constitutionnel en lui donnant beaucoup plus de travail qu'auparavant (ses missions d'origine étant la constitutionnalité des projets de loi avant promulgation seulement sur saisine des parlementaires et la validation des élections nationales).

Le 13 novembre 2015, il confiait d'ailleurs à Capucine Coquand pour le journal "Décideurs Magazine" que sans ce défi de la QPC, il aurait quitté ses fonctions car cela l'aurait ennuyé : « Sans cela, je ne serais probablement pas resté Président du Conseil Constitutionnel. C’est une avancée significative pour la Ve République et les justiciables, pour notre État de droit. (…) L’institution n’est plus la même que celle que j’ai trouvée en arrivant avec plus de décisions en cinq ans qu’en quarante-neuf ans, le nombre inchangé de fonctionnaires mais de très grand professionnalisme ou la construction d’une nouvelle salle d’audience qui marque la juridictionnalisation de cette institution, un greffe performant, des audiences publiques, des avocats qui plaident... Jamais la maison n’a été aussi ouverte sur l’extérieur notamment vers les étudiants en droit, concours de plaidoiries, salon du livre juridique… (…) [Les dépenses] ont été réduites de 23% alors que nous travaillons beaucoup plus. ».


Sa plus grande fierté demeure l'indépendance du Conseil Constitutionnel : « Car nous n’avons pas hésité à annuler les comptes de campagne d’un candidat à la Présidence, là où l’un de mes prédécesseurs avait préféré faire la sourde oreille. Nous ne craignons pas un instant de retoquer une surtaxe de 75%, figurant pourtant parmi les promesses d’un candidat à la présidentielle. C’est ça l’indépendance ! Et elle s’illustre symboliquement. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul portrait des anciens Présidents de la République : ils ont tous été remplacés par des Marianne. (…) Mon plus grand souvenir, c’est lorsque nous avons annulé la loi de 1838 sur l’hospitalisation sans consentement. Ce jour-là, j’ai pensé à Camille Claudel hospitalisée contre son gré pendant trente ans. On l’a laissée mourir dans un hospice. C’est aussi ça la QPC : rétablir la justice. ».
 


Le 5 juin 2023, répondant à l'invitation de l'Association pour l'histoire des Caisses d'Épargne, Jean-Louis Debré donnait sa définition du vivre ensemble dans la République : « "Un rêve d’un avenir partagé" comme le formulait Ernest Renan. La République n’est pas un modèle figé ; c’est une volonté de vivre ensemble. Aspirer à un destin commun suppose des mutations et des ruptures, des compromis et des anticipations. La société est en perpétuelle évolution, des attentes nouvelles apparaissent. Plus que jamais nous avons besoin d’une République audacieuse. ».

C'est sans doute cette audace et ce besoin de se renouveler qui l'ont fait changer de vie. Jean-Louis Debré a définitivement quitté la vie politique, il n'est plus acteur mais observateur politique, publiant des livres de souvenirs, de témoignages, d'anecdotes... qui pourraient presque s'apparenter à de l'antiparlementarisme primaire si on ne connaissait pas son auteur ! De la taquinerie faite de tendresse et de passion plus que de la haine du système politique dont il défend les principes essentiels. Et certainement aucune rancœur nostalgique.

Jugeons-en avec ses paroles du 28 janvier 2023 sur France Culture : « Aujourd'hui, le système politique ne génère plus de grands personnages comme jadis. Et la politique est devenue un métier du spectacle. Et peu importe ce que l'on dit, c'est la manière de le dire. Je suis sidéré de voir comment, comme les concitoyens, nous vivons tous dans l'immédiateté. Comment on peut dire tout et son contraire en quelques jours. (…) Le monde politique d'aujourd'hui n’est plus mon monde. Je ne le comprends pas. Je regarde ça avec un très grand détachement. (…) Quand je regarde les discours aujourd'hui des responsables politiques, il n'y a rien, il n'y a aucune ambition, il n'y a aucune foi et aucune passion. Ce sont des mots que l'on a alignés. On lit une note faite par ses collaborateurs. ». Et de conclure : « Je pense qu'il doit y avoir un Président qui assure l'unité nationale et qui est une personnalité importante. Et face à cela, un Parlement qui discute et qui modifie. ».

Après les élections législatives anticipées, Jean-Louis Debré n'était guère plus tendre avec la classe politique, disant à Francis Brochet le 24 juillet 2024 pour "Le Dauphiné libéré" : « [Les Français] ressentent de l’angoisse pour l’avenir, de la tristesse pour le présent. Ils ont eu une mobilisation extraordinaire pour les législatives, ils voulaient de la sérénité, qu’on se remette au travail pour régler les problèmes économiques et sociaux et le problème de l’insécurité. Les politiques n’ont rien compris, ils chipotent et se font des croche-pieds. (…) La responsabilité incombe à l'ensemble du personnel politique. ».
 


Il n'est plus acteur politique, je dois préciser, mais il est devenu acteur tout court, jeune acteur, jeune comédien. En 2022, il a donc radicalement changé de vie car le voici sur les planches avec sa compagne Valérie Bochenek pour honorer les femmes qui ont fait la France (il s'est même produit au Liban), avec ce titre : "Ces femmes qui ont réveillé la France", titre du livre qu'il avait coécrit avec sa compagne dix ans auparavant. Cela fait deux ans qu'il parcourt la France pour évoquer ces femmes françaises : le voici maintenant octogénaire. Amoureux de la France et des femmes.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (28 septembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Bernard Debré.
Haut perché.
Michel Debré.
Jean-Louis Debré.
Yaël Braun-Pivet.
Richard Ferrand.
Il faut une femme au perchoir !
François de Rugy.
Claude Bartolone.
Patrick Ollier.
Raymond Forni.
Laurent Fabius.
Philippe Séguin.
Henri Emmanuelli.
Louis Mermaz.
Jacques Chaban-Delmas.
Edgar Faure.
Édouard Herriot.
Vincent Auriol.
Paul Painlevé.
Léon Gambetta.










https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240930-jean-louis-debre.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-louis-debre-enfant-de-la-256647

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/09/28/article-sr-20240930-jean-louis-debre.html




 

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26 septembre 2024 4 26 /09 /septembre /2024 03:09

« J’ai appris avec beaucoup d’émotion la nouvelle de la disparition de l’ancien Président de la République Jacques Chirac. J’adresse à son épouse et à ses proches un message de profondes condoléances. » (VGE, le 26 septembre 2019).





 


C'est ainsi que Valéry Giscard d'Estaing a réagi il y a exactement cinq ans, le 26 septembre 2019. L'ancien Président de la République Jacques Chirac venait de mourir peu avant l'âge de 87 ans. L'histoire des relations entre les deux hommes remplit une bonne moitié de l'histoire de la Cinquième République, voire beaucoup plus (1962 à 2011). L'histoire retiendra avant tout que le jeune Président élu de 48 ans (Emmanuel Macron n'aura que 47 ans dans trois mois, après plus d'un septennat d'exercice du pouvoir) s'était choisi, au printemps 1974, comme premier Premier Ministre un jeune conquérant gaulliste de 41 ans, après le traumatisme de la mort soudaine de Georges Pompidou.

Pour empêcher l'accession de Jacques Chaban-Delmas à l'Élysée, Jacques Chirac avait trahi les vieux barons du gaullisme historique pour soutenir la modernité et la jeunesse du jeune candidat libéral (républicain indépendant), allié exigeant du gaullisme (VGE avait le même genre de relations avec De Gaulle que Nicolas Sarkozy avec Jacques Chirac trente à quarante années plus tard).

Valéry Giscard d'Estaing croyait qu'il pourrait manœuvrer Jacques Chirac facilement, lui qui venait de perdre son mentor Pompidou, et que son engagement au sein de l'UDR était sa pièce parlementaire maîtresse. Pour Jacques Chirac, la question ne se posait pas, Matignon faisait de lui le futur candidat à l'élection présidentielle des gaullistes. La condescendance de Valéry Giscard d'Estaing a rendu le couple au sommet de l'exécutif assez infernal pour Jacques Chirac, le Président ne ratant pas une occasion de l'humilier personnellement.


Finalement, cette alliance personnelle a fini en eau de boudin, avec un divorce en bonne et due forme l'été 1976 (Jacques Chirac voulait démissionner au début de l'été et le Président lui a demandé d'attendre la fin de l'été, un temps de latence politique qui n'est pas sans rappeler celui de l'été 2024 !). Fait incroyable de toute l'histoire de la Cinquième République : Jacques Chirac a été le seul Premier Ministre qui soit lui-même à l'origine de sa démission et le seul à tenir une conférence de presse militante et antiprésidentielle après l'annonce de la démission par l'Élysée. Paradoxalement, les barons gaullistes allaient passer dans le camp de Valéry Giscard d'Estaing face à un Jacques Chirac qui les a pris de haut en prenant la tête de l'UDR dès décembre 1974.

Après avoir mené la vie dure à Valéry Giscard d'Estaing et à son successeur à Matignon, Raymond Barre, dans les joutes parlementaires, Jacques Chirac, qui, entre-temps, avait fondé le RPR pour en faire une écurie présidentielle, s'est présenté à l'élection présidentielle de 1981 contre le Président sortant. Ce dernier lui a "balancé" (en les aidant pour trouver les 500 parrainages) deux candidatures gaullistes qui lui ont plombé environ 3% son électorat spécifique, Michel Debré et Marie-France Garaud (disparue récemment).
 


Et VGE a toujours assuré que Jacques Chirac, arrivé en troisième position, et appelant « à titre personnel » à voter VGE au second tour, a fait campagne pour François Mitterrand pour le second tour. Il l'a écrit notamment dans son autobiographie "Le Pouvoir et la vie" (éd. Compagnie 12, tome 3 sorti en 2006). Il a même raconté qu'entre les deux tours, il avait personnellement appelé la permanence du RPR pour demander ce qu'il devait faire (en se présentant comme un militant RPR) et on lui avait répondu de soutenir François Mitterrand (est-ce une anecdote réelle ? C'est difficile d'imaginer qu'avec sa voix, il ne fût pas reconnu au téléphone). Valéry Giscard d'Estaing était donc persuadé que Jacques Chirac l'a trahi en 1981, afin de devenir le leader de l'opposition après 1981 et gagner l'élection présidentielle de 1988.

Que Jacques Chirac fût un traître en politique, tout le monde se l'accorde puisqu'en tant que gaulliste, il a trahi Jacques Chaban-Delmas en 1974, et il a commencé à gagner l'élection présidentielle en 1995 parce qu'il était lui-même la victime d'une trahison, celle de son "ami de trente ans" Édouard Balladur qu'il avait placé à Matignon en 1993.

Le mieux, pour avoir la version chiraquienne, c'est de relire sa propre autobiographie. Rédigée au soir de sa vie (avec l'aide de Jean-Luc Barré), celle-ci est évidemment la parole officielle de l'ancien Président de la République ("Chaque pas doit être un but", éd. Nil, 2009). C'est amusant d'y lire une certaine dose d'hypocrisie et, par cette hypocrisie, finalement la reconnaissance qu'il y avait bien eu trahison !


Par exemple, il n'a pas évoqué sa rencontre avec François Mitterrand chez la future Première Ministre Édith Cresson en octobre 1980. Au contraire, il a écrit : « Pour être élu, j'ai conscience de devoir m'imposer comme seule alternative au Président sortant, et donc éliminer François Mitterrand dès le premier tour. (…) Mais pour atteindre cet objectif, encore faudrait-il que toute la famille gaulliste fasse bloc autour de ma candidature. Ce qui n'est pas le cas. ». Il parlait alors de « Michel Debré, que certains "barons" inféodés au gouvernement ont hélas ! encouragé, avec la bénédiction de l'Élysée, à se lancer dans la bataille pour son propre compte ». On sent encore très vive la rage contre VGE.

À l'issue du premier tour du 26 avril 1981 (28,3% pour VGE, 25,8% pour François Mitterrand, lui seulement en troisième position), il a commenté de manière assez narquoise : « Seul peut lui permettre [à VGE] de l'emporter un ralliement massif de ces électeurs RPR qu'il a cru bon, si longtemps, de mépriser. ». Il y a ce petit goût de revanche : j'ai perdu le premier tour, mais ton second tour va être très difficile sans moi.


Et l'idée qu'il a voulu, a posteriori, donner pour sa postérité, c'est que ce n'est pas lui, Jacques Chirac, qui a refusé la réélection de Valéry Giscard d'Estaing, mais ses amis du RPR ! Ainsi : « Rares sont ceux, au sein de mon équipe, qui se déclarent prêts à soutenir un Président dont ils n'ont pas apprécié la politique et, encore moins, le comportement à leur égard. ». Et d'expliquer, en gros hypocrite : « Sauf à m'exprimer à titre personnel, ce que je fais, dès le lendemain, en annonçant que je voterai, quant à moi, pour M. Giscard d'Estaing, il ne m'appartient pas d'engager le mouvement sans l'approbation de ses membres. Or, celle-ci est loin d'être acquise, comme le confirme, dans les jours suivants, la décision du comité central de laisser la liberté de vote à nos adhérents. Tandis que quelques personnalités gaullistes comme Philippe Dechartre ou Christian Poncelet n'hésitent pas à se déclarer favorables au candidat de la gauche. ».

C'est assez amusant de lire que Jacques Chirac était incapable de mener ses troupes là où il le souhaiterait. En décembre 1974, puis en décembre 1976, il avait réussi à organiser (avec l'aide de Charles Pasqua) des congrès gaullistes avec une précision millimétrique pour atteindre ses objectifs politiques, comme prendre d'assaut l'appareil gaulliste sur les vieux barons historiques, et soudain, quelques années plus tard, il n'aurait plus aucun pouvoir pour convaincre ses amis que l'arrivée d'un gouvernement socialo-communiste serait catastrophe économique et financière ?!

Au contraire, dans sa rédaction, le futur Président insistait sur son impuissance et la fatalité : « Plus que sur un choix politique, cette élection se jouera sur une question de confiance. C'est de la capacité ou non du Président sortant à restaurer son crédit auprès d'une partie des électeurs de sa majorité que dépendra l'issue du scrutin. Au fond de moi, je crains qu'il ne soit déjà trop tard pour que Giscard y parvienne, tant ses mauvaises relations avec le RPR me semblent irrémédiables. Giscard ne fera d'ailleurs aucun effort spectaculaire entre les deux tours pour se rapprocher de ses dirigeants, qu'il ne cherchera pas même à rencontrer, par crainte sans doute de paraître s'abaisser. ». Loin d'un "soutien à titre personnel", Jacques Chirac continuait à le charger !


Il a même cité un exemple, VGE l'appelant pour sa participation à un grand meeting à la Porte de Pantin : « Je lui réponds que, n'étant pas mandaté par les militants du RPR pour m'exprimer en leur nom, je ne vois pas l'utilité d'y être présent. ». Précisons bien que Jacques Chirac était le président du RPR et avait une conception bonapartiste de son rôle de chef de parti, il est donc assez risible de le voir adopter une attitude très parlementariste et quasi-impuissante du fonctionnement de son propre parti dont il était le chef indiscutable. La venue de Jacques Chirac dans un meeting de second tour de Valéry Giscard d'Estaing aurait convaincu les électeurs de l'UDF et du RPR qu'il y avait unité de la majorité. Cela aurait donné une image prometteuse de la candidature de VGE et mobilisé sa base électorale.

En somme, Jacques Chirac laissait son ancien Président dans la mouise, comme quelques jours plus tard, avec la proposition giscardienne de rassembler la majorité : « La démarche est à l'évidence trop tardive pour avoir le moindre effet, d'autant qu'elle s'accompagne d'une promesse qui peut prêter à sourire quand on connaît l'historie des dernières années : "C'est pourquoi, annonce Giscard, je chargerai le nouveau Premier Ministre d'organiser, sans délai, les États généraux de la majorité, qui permettront aux diverses familles qui la composent de retrouver leur unité, en tirant ensemble les enseignements de la campagne pour les traduire dans l'action". On ne saurait être moins convaincant. » conclut-il benoîtement !

Du reste, cela ressemble fortement aux tentatives désespérées de l'actuel Président de la République depuis 2022 à vouloir gouverner autrement, en portant plus d'attention aux partis, au Parlement et aux corps intermédiaires, avec quelques innovations sans lendemain (grands débats, CNR, Rencontres de Saint-Denis, etc.), ce qui a débouché en 2024 à la dissolution et à cette Assemblée impossible.

Pour se dédouaner de toute attaque ultérieure, Jacques Chirac a bien martelé : « Je ne souhaite pas la victoire de François Mitterrand et le fais savoir on ne peut plus clairement dans un texte que je publie le 6 mai 1981 [le second tour a lieu le 10 mai 1981], appelant à faire barrage au candidat socialiste. Mais je n'ai plus aucun moyen, désormais, d'endiguer le processus, engagé de longue date, qui entraîne une minorité des militants gaullistes à rejeter ouvertement Giscard au profit de son concurrent. ». Impuissance donc, et même si puissance, cela n'aurait pas suffi : « Y serais-je parvenu que cet effort n'eût d'ailleurs pas suffi à inverser le cours des choses, comme le prouveront les résultats du second tour de l'élection présidentielle. ».


Et suit une autojustification dont la rigueur est presque enfantine (c'est pas moi et je le prouve !) : « Le soir du 10 mai 1981, chacun pourra vérifier, chiffres en main, que le Président a fait le plein des voix de droite, et même gagné trois cent mille voix supplémentaires. Ce n'est donc pas le vote des électeurs RPR qui a creusé l'écart de 1,2 million de voix qui la séparent de son challenger socialiste, mais la mobilisation massive en faveur de François Mitterrand, des abstentionnistes du premier tour. Preuve que l'arithmétique d'une telle élection échappe, en réalité, à la seule logique partisan. ».
 


L'analyse de Jacques Chirac est en partie exacte, Jacques Chirac n'est pas la cause de la victoire de François Mitterrand, ni le RPR, elle provient d'un mouvement de fond sociologique très large, amorcé dès mai 1968, qui a mis la gauche au pouvoir après vingt-trois années d'absence (une génération !). D'un point de vue institutionnel, cette alternance était d'ailleurs la bienvenue et a réconcilié la moitié des Français avec la Cinquième République qui, jusque-là, avait préservé une majorité de centre droit.

Néanmoins, cela n'empêcherait pas l'amertume giscardienne sur le faible soutien de Jacques Chirac au second tour. Lui, capable de déplacer de montagnes par la seule force de son verbe, n'a pas bougé très haut son petit doigt pour l'aider à mobiliser les abstentionnistes. Cela aurait été difficile d'inverser l'élection car il y a eu un gros écart de voix et beaucoup d'espoir exprimé dans l'autre camp, mais ce qu'il a surtout retenu, c'est qu'il ne l'a pas tenté, c'est cela que lui a reproché Valéry Giscard d'Estaing, et même si, dès le début de l'année 1982, il a assuré qu'il avait jeté la rancune à la rivière (lire plus loin), VGE allait lui en vouloir jusqu'à la fin de sa vie.


Pour la postérité, Jacques Chirac a rejeté ce sentiment et écrit noir sur blanc : « Je n'ai pas le cœur à me réjouir d'un échec aussi retentissant, qui rejaillit, au-delà du candidat, sur l'ensemble de la majorité. En politique, on ne construit pas une victoire sur la défaite de son propre camp. Mais cette défaite, qui est aussi la mienne, comment ne pas en imputer la responsabilité à celui qui s'en employé, d'un bout à l'autre de son septennat, à diviser sa majorité au lieu de la rassembler, et à gouverner sans tenir le moindre compte de l'opinion de ses alliés ? Giscard préférera en rejeter la faute sur d'autres, c'est-à-dire moi, en parlant de "trahisons prémédités" quand il eût été plus honnête de reconnaître, au moins, des torts partagés. ». On sent l'amertume encore très vivace.

Et d'ajouter crûment : « [Giscard] n'aura plus de cesse, désormais, que de remâcher ses griefs et de me désigner comme le seul coupable de son renvoi de l'Élysée. Un jour, Giscard assura avoir "jeté la rancune à la rivière". Mais ce jour-là, la rivière devait être à sec, tant cette rancune est demeurée chez lui tenace et comme inépuisable. ». Tout en complétant comme le coup de grâce : « En démocratie, la défaite d'un homme n'est jamais, ou rarement, une perte irréparable. ». Cruel. Réponse anticipée de Giscard (en 2005) : « C'est quelqu'un qui ne m'intéresse pas. (…) Chirac, il n'a jamais occupé mon esprit. Je n'y pense pas. ». Ambiance !

Jacques Chirac a publié le premier tome de ses mémoires en 2009. Il a encore l'émotion intacte, la rage intacte, tout comme Valéry Giscard d'Estaing. Une telle inimitié politique qui dure aussi longtemps est même assez étonnante. Même François Mitterrand a favorisé Jacques Chirac en 1995 sur Édouard Balladur. Pourtant, le socialiste le haïssait au plus haut point lors de la cohabitation de 1986-1988...
 


L'histoire a finalement rendu Jacques Chirac plus "important" que son ancien "tortionnaire" (psychologique) car il a accompli deux mandats présidentiels, pendant douze ans, et s'il a échoué à ses deux premières candidatures présidentielles, il n'a pas terminé par un échec présidentiel, au contraire de Valéry Giscard d'Estaing. Les deux hommes d'État se sont retrouvés dans une instance officielle il y a une quinzaine d'années : entre 2007 et 2011, en effet, les deux anciens Présidents de la République ont siégé au Conseil Constitutionnel, dont ils étaient membres de droit à condition de ne pas exercer d'autres mandats électifs (Valéry Giscard d'Estaing a pris sa retraite "élective" en 2004 et Jacques Chirac en 2007, et ce dernier a arrêté de siéger au Conseil Constitutionnel en 2011 en raison de sa santé et de son affaire judiciaire). Ils étaient placés autour du Président du Conseil Constitutionnel, Jean-Louis Debré, ravi de se retrouver au cœur de l'histoire républicaine.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (22 septembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :

Jacques Chirac et sa Présidence abracadabrantesque !
Le testament de Jacques Chirac.
Bernard Pons, la main de Chirac.
Jacques Chirac, l'ami de Bill Clinton.
Quand Jacques Chirac sauva le Tour de France…
Chirac, l’humanisme sanitaire en pratique.
HiroChirac mon amour.
On a tous quelque chose de Chirac.
Le dernier bain de foule de Jacques Chirac, l’universaliste.
Chirac au Panthéon ?
À l’heure où Jacques Chirac entre dans l’Histoire…
Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.
Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L’héritier du gaulllisme.
…et du pompidolisme.




https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240926-chirac.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/chirac-a-t-il-trahi-giscard-en-256737

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/09/22/article-sr-20240926-chirac.html



 

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11 septembre 2024 3 11 /09 /septembre /2024 03:53

« Il y a eu un temps, où la conquête des droits sociaux et politiques a été la grande affaire de la nation. (…) À présent, usez de ces droits ; fondez votre gouvernement, affermissez vos institutions, éclairez-vous, enrichissez-vous, améliorez la condition matérielle et morale de la France ; voilà les vraies innovations ; voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur du mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation. » (François Guizot, le 1er mars 1843, à la Chambre des députés).




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Cette injonction semble toujours d'actualité, plus de cent quatre-vingts ans plus tard ! Son auteur, François Guizot, est mort il y a exactement 150 ans, le 12 septembre 1874. Il avait 86 ans, avait définitivement quitté la vie politique en 1849 à son échec aux élections législatives et passait son temps à écrire, historien érudit de la vie politique (membre de l'Académie française depuis 1836 !).

Mais le plus important était qu'il n'était pas qu'un simple observateur de la vie politique, il en a été l'un des acteurs majeurs sous la Monarchie de Juillet, entre 1830 et 1848, sous le roi des Français Louis-Philippe, cumulant de nombreux ministères successifs jusqu'à devenir chef du gouvernement du 18 septembre 1847 au 24 février 1848, date de la Révolution de 1848. Il a été notamment longtemps Ministre des Affaires étrangères (du 29 octobre 1840 au 23 février 1848) et auparavant, a fait adopter une loi sur l'enseignement qui a permis de doubler le nombre des écoles primaires. Membre de l'opposition sous le roi Charles X, il était le représentant de la politique orléaniste de Louis-Philippe, d'ouverture économique. François Guizot représentait le libéralisme économique en France.

À son époque, François Guizot était peu populaire, trop conservateur pour les révolutionnaires et les républicains, trop audacieux pour les conservateurs et les royalistes. Son rival était Adolphe Thiers qui a compris qu'il valait mieux la république, mais conservatrice, pour éviter les révolutions et assurer la stabilité politique qui favorise la prospérité économique. Les deux hommes étaient opposants à Napoléon III sous le Second Empire, rejetant tout autocratisme politique.

Du reste, au contraire des images populaires qui furent véhiculées par la gauche révolutionnaire pendant deux siècles, François Guizot se moquait beaucoup de l'argent qui ne l'intéressait pas personnellement (il est même mort pauvre) mais souhaitait l'émergence et la prospérité d'une classe moyenne qui allait faire tourner l'économie :
« Je veux, je cherche, je sers de tous mes efforts la prépondérance politique des classes moyennes en France. L’organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilège et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830, voilà le but vers lequel j’ai constamment marché. » (discours à la Chambre du 3 mai 1837). Victor Hugo, qui ne l'appréciait guère, le décrivait ainsi dans "Choses vues, 1847-1848", avec ses mots crûs : « M. Guizot est personnellement incorruptible et il gouverne par la corruption. Il me fait l’effet d’une femme honnête qui tiendrait un bordel. ».

L'objectif de gouvernement de François Guizot était triple : paix, prospérité et stabilité. Ce sera sans doute les objectifs du nouveau Premier Ministre Michel Barnier dans un cadre institutionnel un peu particulier, inédit, que certains appellent maintenant "coalitation" (mot valise pour évoquer coalition et cohabitation ; en d'autres termes, une cohabitation où le parti présidentiel participerait au gouvernement).

Déjà dans le choix de la composition de son gouvernement, plus encore dans le choix de ses priorités qui seront énoncées dans son discours de politique générale devant les députés au début du mois d'octobre 2024, Michel Barnier devra se donner les conditions de l'apaisement des Français, les conditions de la poursuite de la crédibilité économique de la France, et les conditions de la stabilité politique.

 


Apaisement des Français : pendant la trêve olympique, les Français étaient heureux d'une sorte de mise sur pause des divisions politiques après une période électorale assez longue et pénible, stressante (avril-juillet 2024). À leur retour de vacances, ils étaient toutefois inquiets de l'absence de nomination du Premier Ministre et le choix de Michel Barnier a été salué comme une sorte de soulagement. Soulagement d'avoir un nouveau chef du gouvernement, dont l'expérience lui donne à la fois d'être immédiatement opérationnel et surtout d'avoir cette autorité politique et institutionnelle indispensable tant vis-à-vis du Président de la République que des parlementaires. Le choix des ministres devra aussi aller dans ce sens, notamment en ce que la composition soit représentative des Français, de leur éclatement de représentativité, et donc, il faudrait à l'évidence que certains ministres soient de gauche. Soulagement aussi que le choix du nouveau Premier Ministre ait reçu des réactions bienveillantes tant parmi une majorité de groupes parlementaires (une majorité de non-censure) que parmi les Français eux-mêmes. Un attentisme bienveillant qui permettra au moins à Michel Barnier de poser les sujets sur la table et de les négocier, chose qui serait impossible s'il était censuré immédiatement.

Crédibilité économique : ce sera bien sûr la première épreuve du nouveau gouvernement, le projet de loi de finance pour 2025. J'avais analysé le projet de loi de finances 2018 (le premier de l'ère Macron) comme un projet qui se différenciait de François Guizot en ce sens qu'il faisait la part trop belle aux très riches et pas assez à la classe moyenne. Ce sera donc le défit de Michel Barnier de soulager fiscalement la classe moyenne et de trouver d'autres recettes fiscales auprès des plus riches, à la condition qu'il s'agisse bien de très-riches et pas d'une classe moyenne supérieure qui ne serait qu'une classe moyenne. Cette crédibilité, c'est évidemment la trajectoire de réduction du déficit public à 3% d'ici à 2028 et donc, la capacité soit à réduire les dépenses publiques, soit à augmenter les recettes fiscales et sociales, soit probablement les deux. Globalement, ce sera plutôt un pied sur la gauche.

Enfin, la stabilité politique du gouvernement. Un ministre n'est jamais ministre très longtemps a priori, c'est un contrat à durée ultradéterminée. Ici, l'objectif de Michel Barnier serait de tenir au moins pendant un an, jusqu'en été 2025, le temps que le Président de la République retrouve son droit de dissolution. Sans celui-ci, la situation institutionnelle risque d'être bloquée si le gouvernement Barnier venait à être rapidement censuré. C'est la raison pour laquelle il devra bien faire des concessions également sur sa droite, notamment à propos de l'immigration, pour s'attirer la bienveillante neutralité du groupe RN. Il ne s'agit en aucun cas d'un accord, mais d'un équilibre politique à trouver : la gauche, en particulier le parti socialiste, a refusé l'option Bernard Cazeneuve à Matignon qui aurait donné aux socialistes un poids politique immense sur le gouvernement (droit de vie ou de mort). Ils ont préféré refuser leur propre ressortissant qui était le dernier Premier Ministre socialiste à ce jour. Emmanuel Macron a dû nécessairement se tourner vers sa droite pour préserver la stabilité politique, ce qui a donné, mécaniquement, un poids politique immense au RN.

Michel Barnier, le Premier Ministre le plus âgé de toutes les républiques, donne un arrière-goût de vieille France à la vie politique française. Et ce n'est pas forcément un inconvénient. Il replace la France dans une trajectoire historique plus large, gaulliste, nationale, libérale. Et soyons clairs, peu, à part quelques arrivistes en fin de carrière, voulaient prendre sa place aujourd'hui et la plupart des responsables politiques sont bien contents de trouver un homme responsable pour s'y coller. François Guizot à Matignon aujourd'hui ? Peut-être. Ce n'est pas un académicien, ce n'est pas un historien, c'est un montagnard, un paysan, et aussi étonnant que cela puisse être, au même titre que furent populaires en leur temps Michel Rocard, Édouard Balladur et Lionel Jospin, Michel Barnier pourrait même bénéficier d'un préjugé favorable de la part du peuple français sensible à l'épreuve qu'il s'apprête à franchir. Auquel cas, les députés devront en tenir compte. Tous les députés.



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (11 septembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu

Pour aller plus loin :
François Guizot à Matignon ?
Guizot vs PLF2018.
La France est-elle un pays libéral ?
Benjamin Constant.
Saint-Just.
Adolphe Thiers.
Napoléon III.
Georges Clemenceau.
Victor Hugo.
L’élection présidentielle de 1848.
Le Traité de Vienne.
Napoléon Ier.
Sarajevo.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240912-guizot.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/francois-guizot-a-matignon-256680

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/09/11/article-sr-20240912-guizot.html







 

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15 août 2024 4 15 /08 /août /2024 17:25

« Louis Mermaz, ancien ministre, Président de l’Assemblée Nationale et figure éminente de la vie politique, nous a quittés à son domicile en Essonne. Son engagement au service de notre pays a marqué son histoire. » (François Durovray, 15 août 2024).



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C'est ainsi que François Durovray a annoncé la mort d'un socialiste célèbre, Louis Mermaz, ce jeudi 15 août 2024 à son domicile de Limours, dans l'Essonne. Petite caractéristique, François Durovray, le président du conseil départemental de l'Essonne, n'est pas un socialiste mais un élu LR, qui s'est présenté aux dernières élections législatives contre Nicolas Dupont-Aignan (le candidat FI a gagné).

Sans doute Louis Mermaz a gagné l'estime de ses anciens adversaires politiques parce qu'il a quitté la politique pour entrer dans l'histoire politique du pays, ce qui devait être un grand honneur pour cet agrégé d'histoire. Il allait avoir 93 ans dans cinq jours et était présenté comme un cacique du mitterrandisme flamboyant (lui-même ne l'était pas vraiment, flamboyant) à l'humour plutôt caustique.

Il était décrit au mieux comme un froid et distant au pire comme un sectaire, et son acuité intellectuelle qui servait à la fois ses convictions dites socialistes et sa fidélité irrévocable à François Mitterrand, même après 1993 lorsqu'il s'agissait de faire un inventaire du mitterrandisme (voulu par Lionel Jospin choqué par quelques révélations à la fin de la vie de l'ancien Président), mais quand on le compare aujourd'hui avec ce qu'est devenu le parti socialiste, on peut se permettre de dire qu'intellectuellement, c'était-(quand-même)-mieux-avant. Une question de pointure politique et intellectuelle. Je n'ose même pas mettre Louis Mermaz à côté de l'actuel pâle premier secrétaire du PS, Olivier Faure qui, pourtant, s'est permis de le décrire avec quelques mots fades à l'occasion de sa disparition : « Son esprit vif nous accompagnait dans tous nos combats, jusque dans ces derniers jours. » prenant une heure vingt de retard par rapport à l'élu LR !

 


Les hommages se sont multipliés par la suite venant de ses anciens camarades du PS, en particulier Jean-Luc Mélenchon qui a loué un « vrai modèle de défense des libertés publiques et des droits de l’être humain, sans double standard et sans peur du qu’en-dira-t-on », tandis que l'ancien Président François Hollande (adversaire de Jean-Luc Mélenchon en 2012) a parlé d'un « militant exemplaire » qui alliait « érudition », « mémoire » et « humour ».

J'ai déjà décrit la trajectoire politique assez fascinante de Louis Mermaz, se choisissant une terre favorable à ses convictions socialistes : l'Isère, dont il a présidé le conseil général pendant neuf ans (1976-1985), Vienne dont il a été le maire pendant trente ans (1971-2001), et la France, dont il a été député pendant vingt-deux ans (1967-2001, avec deux échecs en 1968 et 1993) puis sénateur pendant dix ans (2001-2011). Louis Mermaz a fait partie des tout premiers mitterrandistes, rejoignant dès 1954 le ministre de la Quatrième République, le suivant dans sa traversée du désert gaulliste et sa lente conquête du PS (où il était le responsable très influent des fédérations départementales), et si ses mandats locaux ont été interrompus par des échecs électoraux très marquants (Alain Carignon gagnant le conseil général et Jacques Remiller, futur député UMP, la mairie), il fut hissé au plus haut niveau de l'État par sa fidélité et son amitié pour le premier Président socialiste de la République.

 


Espérant en 1981 le Ministère de l'Intérieur, Louis Mermaz a finalement obtenu le perchoir, premier Président socialiste de l'Assemblée Nationale de la Cinquième République, poste d'autorité pour cet autoritaire flegmatique qui dispensa quelques sanctions à des jeunes députés de l'opposition un peu trop combatifs (et futurs ministres eux-mêmes). Ministre d'un peu de tout pendant le second mandat de François Mitterrand, il était l'homme à tout faire, en particulier, le plan B ou C d'un Président qui lui a fait miroiter Matignon en 1983 et le premier secrétariat du PS en 1988 (il ne fut "que" président du groupe PS à l'Assemblée). Retournant à ses études d'historien à partir des années 2010, il s'est intéressé à Chateaubriand, après s'être penché, comme parlementaire, sur la situation déplorable dans les prisons françaises.

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Dans son allocution d'accession au perchoir, le 2 juillet 1981, Louis Mermaz pensait que François Mitterrand démocratiserait plus les institutions, alors que son mentor, au contraire, les a rendues encore plus monarchiques dans leur pratique (mais Louis Mermaz n'a jamais voulu le constater). Il a cependant prononcé quelques belles paroles comme celle-ci, ordinaires : « Dans cette enceinte, j'aurai le souci de diriger vos débats avec impartialité. J'ai conscience d'être le Président de toute l'Assemblée et pas seulement de la majorité qui m'a élu. À ce titre, je serai le garant des droits de tous les députés qui sont l'expression de la souveraineté populaire et qui sont les représentants de la communauté nationale. ». Et de considérer avec prétention que l'expérience socialiste servirait de modèle pour le monde : « Nous sommes attentifs à l'immense espérance qui s'est levée dans le pays, à l'intérêt porté par tant de nations à ce qui est en train de se produire en France. Oui ! Nous sommes fiers de voir notre pays renouer avec ses plus hautes traditions démocratiques. Le Parlement (…) témoignera aussi pour notre pays hors des frontières, car le renouveau de la France concerne le monde tout entier ! ».
 


Sa réputation de pur et dur, Louis Mermaz l'a gagnée au congrès du PS à Valence, à l'instar de Paul Quilès qui reprenait (bien malgré lui) le rôle de Robespierre. S'exprimant le 23 octobre 1981, le nouveau quatrième personnage de l'État a mis en garde contre la social-démocratie avec un langage fleurant bon le XIXe siècle : « Tous les éléments d’une contre-révolution se mettent aujourd’hui en place. Il faut frapper vite et fort contre le sabotage de notre économie. (…) Le socialisme à la française ne peut se contenter d’un replâtrage du capitalisme. Il faut changer le système des valeurs, mettre l'accent sur la justice sociale et la solidarité. (…) Il faut montrer que le socialisme, ça marche ! ». Selon lui, les socialistes ne devaient pas se contenter d'être gestionnaires, car sinon : « on va dériver vers une vague social-démocratie et on débouchera sur un retour au libéralisme. ».

Son discours du 23 octobre 1981 était très idéologique : « La culture de l'argent pour l'argent, le placement de l'argent pour le seul profit bancaire, cette logique-là, nous la refusons ! (…) Il y en a qui voudraient bien (…) dresser autour de la France une sorte de cordon sanitaire. La lutte des classes à l'intérieur, la lutte des classes à l'extérieur, nous y voilà bien, et par la faute de qui ? Il faut que le gouvernement frappe vite et fort, il faut qu'il frappe vite et fort, s'il veut lutter efficacement contre le chômage, contre les hausses de prix abusives, contre le sabotage de l'économie, contre les complicités qui s'organisent au-delà de nos frontières. C'est ainsi qu'il rendra pleinement confiance aux travailleurs, aux agriculteurs, aux chefs d'entreprises, qui emploient dix millions de travailleurs, à toutes ces petites et moyennes entreprises qui appellent une autre politique du crédit et qui, selon la formule de François Mitterrand, ne doivent plus être la chair à pâté du grand capital ! ».

Mais les mots n'ont jamais su combattre les faits ni les exigences de la réalité. Assumant clairement son vote, Louis Mermaz, sans renier son socialisme, a voté pour Emmanuel Macron deux fois, en 2017 et en 2022. On peut toutefois retenir de lui sa provocation en 1981, à l'adresse de la droite, lorsqu'il a lâché : « Nous ne sortons pas des égouts. Nous savons nous servir de couverts à poisson ! ».

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Le journaliste Michel Noblecourt, qui a rédigé sa nécrologie pour "Le Monde" le 15 août 2024, a qualifié Louis Mermaz de « prince de la Mitterrandie » et l'a décrit ainsi : « Fin lettré, volontiers tranchant mais diplomate à ses heures, il n’est pas enclin au compromis. Cet émotif un peu timide, mal à l’aise dans les discours publics, cache derrière une ironie acerbe et un humour caustique une grande sensibilité. ».

Des princes de la Mitterrandie, il faut reconnaître que cette année en est une évidente hécatombe depuis Noël dernier : Jacques Delors, Louis Le Pensec, Robert Badinter, Henri Nallet, Roland Dumas, et maintenant Louis Mermaz. Au-delà des ténors clivants et partisans, ils furent les acteurs historiques d'une période bien particulière de la vie politique française, celle marquée par la chevauchée socialisante de François Mitterrand tant dans l'opposition que, une fois élu puis réélu, au sommet du pouvoir pendant quatorze années. Ils appartiennent désormais à l'histoire, ce qu'a bien compris, au-delà des clivages partisans, François Durovray et ceux qui leur rendent hommage.



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (15 août 2024)
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Pour aller plus loin :
Grognard du mitterrandisme triomphant.
Louis Mermaz.
François Hollande.
Jean-Luc Mélenchon.
Lucie Castets.
Roland Dumas.
Lionel Jospin.
Manuel Valls.
Jacques Delors.
Jean Jaurès.
Henri Nallet.
Ségolène Royal.
Najat Vallaud-Belkacem.
Frédéric Mitterrand.
Jean-Pierre Chevènement.
Robert Badinter.
Édith Cresson.
Patrick Kanner.

Olivier Dussopt.
Louis Le Pensec.
Gérard Collomb.
Jérôme Cahuzac.
Pierre Moscovici.
Jacques Attali.
Louis Mexandeau.
Joseph Paul-Boncour.
Bernard Cazeneuve.
Charles Hernu.

Pierre Mauroy.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Georges Kiejman.
Jean Le Garrec.

Laurence Rossignol.
Olivier Véran.

Sophie Binet.
Hidalgo et les trottinettes de Paris.
Hidalgo et les rats de Paris.
Les congés menstruels au PS.
Comment peut-on encore être socialiste au XXIsiècle ?
Nuit d'épouvante au PS.
Le laborieux destin d'Olivier Faure.

PS : ça bouge encore !
Éléphants vs Nupes, la confusion totale.
Le leadershit du plus faure.
L'élection du croque-mort.
La mort du parti socialiste ?
Le fiasco de la candidate socialiste.
Le socialisme à Dunkerque.
Le PS à la Cour des Comptes.


 





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9 août 2024 5 09 /08 /août /2024 03:20

« C'est un coup de théâtre. En vérité, c'est un étrange assemblage ; rien n'était plus inattendu que la rencontre de ces trois hommes dans une même action politique. Waldeck-Rousseau, l'ami, l'élève favori de Gambetta, l'un des représentants les plus autorisés de la politique dite opportuniste. Galliffet, qui fut aussi de l'intimité de Gambetta, un soldat, de l'école des sabreurs à panache, qui a malheureusement laissé dans nos guerres civiles une trace d'implacabilité légendaire. Millerand, enfin, un socialiste révolutionnaire qui revendique hautement les droits de la démocratie laborieuse, en vue de l'organisation de [sic] justice sociale si lente à venir. » (Clemenceau, cité par Michel Winock, 2007).



 


Il y a cent vingt ans, le 10 août 1904, est morte une personnalité politique importante de notre République, Pierre Waldeck-Rousseau. Il a succombé des suites d'un cancer du pancréas à l'âge de 57 ans, chez lui, à Corbeil-Essonnes (il est né le 2 décembre 1846 à Nantes). Il n'a pas eu la postérité d'un Clemenceau ni même d'un Raymond Poincaré, mais il a fait partie des hussards de la Troisième République qui ont fondé ce qu'on appelle aujourd'hui les valeurs républicaines, ce creuset républicain qui réunit les Français autour de valeurs communes et universelles. À son actif, s'il fallait ne résumer son parcours politique que d'un acte, il est l'auteur de la fameuse loi sur la liberté d'association du 1er juillet 1901.

Né d'un père député à la Constituante de 1848 et maire de Nantes en 1870, Pierre Waldeck-Rousseau a fait des études de droit à Poitiers puis Paris pour devenir avocat à Saint-Nazaire, près de Nantes, avocat comme son père. Il était, politiquement, parmi ceux qu'on a appelés les "opportunistes", c'est-à-dire un républicain modéré qui souhaitait à la fois l'ordre et la République, à l'instar de Léon Gambetta dont il fut ministre. Également rédacteur d'articles politiques, il s'est installé à Rennes où il a été élu député pour la première fois à l'âge de 32 ans, en 1879 et réélu deux fois jusqu'en 1899, siégeant au groupe de l'Union républicaine.

Très vite, Pierre Waldeck-Rousseau fut appelé à des responsabilités ministérielles alors qu'il était jeune trentenaire : Ministre de l'Intérieur du gouvernement de Léon Gambetta du 14 novembre 1881 au 30 janvier 1882, puis du gouvernement de Jules Ferry du 21 février 1883 au 6 avril 1885 (en cumulant Intérieur et Cultes dont l'attribution était généralement associée, et elle le reste encore aujourd'hui). Dès 1882, il proposa un projet de loi sur la liberté d'association, qui était son dada en politique. Ce projet n'allait aboutir qu'une dizaine d'années plus tard.

À l'Intérieur, Pierre Waldeck-Rousseau a déjà fait adopter la loi relative à la création des syndicats professionnels qui a abrogé la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 qui interdisait tout groupement professionnel. Au contraire, avec cette nouvelle loi, il a inauguré la liberté syndicale qui fait encore aujourd'hui partie du "package" des valeurs républicaines et qui a été intégrée dans le code du travail. La loi Émile Ollivier du 25 mai 1864 avait déjà supprimé le délit de coalition (mais pas le délit d'entrave à la liberté du travail) sous le Second Empire. Il a été aussi à l'origine de la loi très contestable instaurant la relégation des récidivistes, votée le 27 mai 1885, qui a envoyé à perpétuité au bagne de Cayenne, en Guyane, les condamnés récidivistes des colonies (cette loi pour s'attaquer à la récidive fut dès le début fortement critiquée, notamment par Clemenceau, et peu appliquée par les juges en raison de sa sévérité).


L'opposition de Clemenceau à la politique coloniale de Jules Ferry a d'ailleurs fait chuter le gouvernement le 30 mars 1885, ce qui a rendu sa liberté à Pierre Waldeck-Rousseau qui en profita pour se marier (avec une veuve belle-sœur de l'explorateur Jean-Baptiste Charcot), exercer sa profession d'avocat (au barreau de Paris, son cabinet spécialisé dans les affaires financières était devenu l'un des plus réputés) et occuper le reste de son temps à peindre des aquarelles (il était un artiste très fécond).

Profitant d'une élection partielle, Pierre Waldeck-Rousseau s'est fait élire sénateur de la Loire en 1894 et, réélu en 1897, le resta jusqu'à sa mort en 1904. Quelques mois après cette élection au Sénat, Jean Casimir-Perier donna sa démission de Président de la République (comprenant qu'il n'avait aucun pouvoir à l'Élysée). Les parlementaires furent donc convoqués pour une nouvelle élection présidentielle le 17 janvier 1895. Pierre Waldeck-Rousseau fut alors candidat pour les républicains progressistes (centre droit, ex-"opportunistes"), opposé à Henri Brisson, le candidat des radicaux (gauche), ancien et futur Président du Conseil et Président de la Chambre en exercice. Au premier tour, Henri Brisson s'est retrouvé en première place avec 338 voix sur 793 et Pierre Waldeck-Rousseau relégué à la troisième place avec 184 voix. En deuxième place, le Ministre de la Marine Félix Faure, également républicain progressiste, avec 244 voix. Pour le second tour, Pierre Waldeck-Rousseau s'est désisté en faveur de Félix Faure qui a été élu avec 430 voix sur 801 contre Henri Brisson 361 voix.

Les élections législatives des 8 et 22 mai 1898 ont apporté une Chambre assez difficile pour trouver une majorité stable. Le Président du Conseil d'alors, Jules Méline, a perdu le soutien des socialistes et des radicaux en raison de son conservatisme social et gagné celui des "ralliés" (anciens monarchistes catholiques ralliés à la République selon l'autorisation de Léon XIII) et de la droite en général à cause du climat d'insécurité des attentats anarchistes. L'Affaire Dreyfus n'a pas eu beaucoup d'influence sur ces élections malgré le manifeste d'Émile Zola et Clemenceau du 13 janvier 1898 parce que c'était encore trop tôt (à l'époque, il n'y avait pas de chaîne de télévision d'information continue ni des réseaux sociaux qui faisaient surréagir dans l'heure), mais l'affaire allait enflammer la classe politique l'année suivante.

Les résultats de mai 1898 marquèrent une montée de l'extrême gauche (radicaux dans le Sud-Ouest et aussi les socialistes, à l'exception de Jean Jaurès et Jules Guesde battus), et les républicains progressistes (les modérés) ont reculé mais restaient encore le groupe le plus important. Quant aux monarchistes, ils ont légèrement progressé. Cela a donné une configuration un peu bizarre : 237 sièges (sur 581) pour les progressistes, 182 pour les radicaux, 50 pour les socialistes, 92 pour les monarchistes (menés par le légitimiste Albert de Mun, promoteur du catholicisme social), dont 39 "ralliés" à la République, et 20 pour les nationalistes. Les progressistes, qui avaient une majorité absolue, l'ont perdu (237 au lieu de 291), l'extrême gauche n'avait pas non plus la majorité (232), ni la droite (112). Il fallait donc des compromis. Cette situation parlementaire n'est pas sans faire penser à celle de juillet 2024 !

Résultat : après trois gouvernements dirigés successivement par le radical Henri Brisson puis le progressiste Charles Dupuy, la crise politique était là, en raison du contexte explosif de la situation nationale. En effet, l'Affaire Dreyfus éclatait réellement. Henri Brisson demanda la révision du procès de décembre 1894. Le Président de la République Félix Faure, favorable aux antidreyfusards, est mort subitement le 16 février 1899 (après avoir perdu sa connaissance). L'élection présidentielle du 18 février 1899 a fait gagner Émile Loubet, républicain modéré soutenu par les radicaux (dont Clemenceau) face à Jules Méline qui n'a pas pu convaincre les républicains dreyfusards hostiles à sa politique trop favorable aux antidreyfusards. Bien que s'étant désisté, Jules Méline a reçu 279 voix (sur 824) de la part de la droite antidreyfusarde tandis qu'Émile Loubet a fait le plein à gauche et chez les républicains, élu dès le premier tour avec 483 voix.

La polarisation politique était très forte, entre les socialistes et radicaux très dreyfusards et les nationalistes et monarchistes très antidreyfusards et les violences verbales à la Chambre n'avaient rien à envier à celles de 2022-2024. Le 3 juin 1899, la Cour de Cassation a cassé le verdict du conseil de guerre condamnant le capitaine Dreyfus et ordonna la révision du procès. Quatre jours auparavant, le 31 mai 1899, le nationaliste Paul Déroulède, jugé pour tentative de putsch pendant les funérailles de Félix Faure, a été acquitté. Avec tous ces événements assez contradictoires, Charles Dupuy donna sa démission le 12 juin 1899. Anatole France a décrit en 1904 ce ministère : « Il n’y a pas de mots pour peindre le ministère Dupuy qui lui succéda. Ce fut le chaos, l’écroulement et l’abîme. La République allait où l’emportait l’Affaire, que soulevaient en hurlant les nationalistes, entraînés par les bandes romaines. Alors régnèrent dans les villes les matraques et les bayados, et une canne aristocratique défonça le chapeau du Président Loubet. ». Il fallait donc un gouvernement d'unité nationale pour tenter de réunir les bonnes volontés de la Chambre.

Émile Loubet a d'abord demandé à Raymond Poincaré de former le nouveau gouvernement (cela aurait été son premier gouvernement), mais il n'a pas obtenu le soutien d'une majorité. Il a conseillé au Président de la République de charger Pierre Waldeck-Rousseau, républicain austère, raisonnable, respecté et peu passionné, de réunir une large majorité. Nommé le 22 juin 1899, Pierre Waldeck-Rousseau a formé un "gouvernement de Défense républicaine" (considéré par les nationalistes comme un gouvernement Dreyfus) regroupant des radicaux, des progressistes, des personnalités de droite comme le général Galliffet, considéré comme le boucher de la Commune par l'extrême gauche, mais aussi un socialiste, le premier de l'histoire républicaine, Alexandre Millerand, chargé du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes. Parmi les autres ministres importants : le radical Théordre Delcassé, reconduit aux Affaires étrangères, le radical Ernest Monis à la Justice, Gaston de Galliffet à la Défense (remplacé le 29 mai 1900), le radical Joseph Caillaux aux Finances et le modéré Georges Leygues à l'Instruction publique et aux Beaux-Arts.

 


Ce gouvernement, soutenu à la fois par Clemenceau et Jaurès, a été finalement investi le 26 juin 1899 d'une courte majorité après des discussions passionnées par la présence, parmi les ministres, de Galliffet et de Millerand, et malgré cette majorité introuvable, il fut le gouvernement le plus long de toute la Troisième République, pendant près de trois ans, jusqu'à sa démission le 3 juin 1902 avec l'installation d'une nouvelle Chambre (élue les 27 avril et 11 mai 1902). Comme l'a expliqué Clemenceau (cité par Michel Winock dans sa biographie et mis en tête d'article), le gouvernement n'était pas homogène et était à la fois de droite, du centre et de gauche (Emmanuel Macron hantait déjà la classe politique !).

Et cet attelage a tenu grâce à la perspicacité de Pierre Waldeck-Rousseau qui était un conservateur progressiste, dans le sens propre de ces deux termes, au-delà des étiquettes de l'époque. Républicain, ainsi se définissait-il, et il a été à bonne école, celle de Gambetta et Jules Ferry, et c'est sans doute la raison pour laquelle la période 1899-1902 fut aussi fondatrice que les années 1880 (liberté d'expression, école libre et gratuite, etc.) pour la République française (avant aussi la loi du 9 décembre 1905 de la séparation des Églises et de l'État).

Ce gouvernement a fait en effet adopter des lois qui font encore aujourd'hui partie de notre socle républicain et la première d'entre elle, première en importance mais presque dernière en ordre chronologie, c'était bien sûr la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association qui définissait une association sans but lucratif (au contraire d'une entreprise commerciale). Cette loi est importante puisque plus de cent vingt ans plus tard, il y a environ 1,5 million d'associations loi 1901 en France (dont un quart d'associations sportives), faisant travailler environ 2 millions de salariés (soit un salarié du privé sur dix) et correspondant à environ 21 millions d'adhérents pour un budget d'environ 110 milliards d'euros (dont 40 milliards d'euros de masse salariale). La Chambre a cependant rendu contraignant la création d'une association en la soumettant à une décision préfectorale, et les congrégations religieuses devaient se transformer en associations (le successeur de Pierre Waldeck-Rousseau, Émile Combes, fut intraitable dans son anticléricalisme alors que ce n'était pas l'esprit de la loi de 1901).

L'un des premiers actes politique du gouvernement Waldeck-Rousseau a été de réviser le procès Dreyfus qui s'est rouvert le 7 août 1899 à Rennes et de profondément remplacer préfets, juges et officiers (en limogeant les antidreyfusards). Le gouvernement a réprimé aussi les agitateurs nationalistes (Pierre Waldeck-Rousseau était également Ministre de l'Intérieur et des Cultes et voulait montrer la fermeté de la défense républicaine). La cour de Rennes a cependant condamné à nouveau Dreyfus le 9 septembre 1899 pour trahison mais (le "en même temps") avec circonstances atténuantes (!) à dix ans de prison et à la dégradation. La cour voulait ménager la chèvre nationaliste et le chou dreyfusard puisque les circonstances atténuantes laissaient entrevoir l'innocence de Dreyfus sans pour autant la reconnaître.

 


Pierre Waldeck-Rousseau proposa alors la grâce présidentielle même si les dreyfusards revendiquaient la reconnaissance de l'innocence par la justice et la réhabilitation de Dreyfus. Émile Loubet a signé le décret de grâce le 19 septembre 1899, ce qui a libéré Dreyfus deux jours plus tard. Il fut complété par une loi d'amnistie promulguée le 14 décembre 1900 (mais amnistiant non seulement Dreyfus mais aussi Émile Zola, le colonel Picquart, et aussi les complotistes, au grand dam des dreyfusards). Dans les faits, à partir de 1900, les agitations nationalistes se sont arrêtées grâce à la politique du gouvernement.

Parmi les autres mesures importantes de ce gouvernement, Alexandre Millerand a fait adopter la loi du 30 mars 1900 sur le travail des femmes et des enfants (le réglementant), et la loi du 30 septembre 1900 sur la durée du travail journalier baissée à 11 heures et hebdomadaire à 60 heures (pour les hommes). Joseph Caillaux, quant à lui, a présenté un budget excédentaire, refondant des taxes et impôts (notamment sur les successions) mais renonçant à créer l'impôt progressif sur le revenu pour lequel il militaire, considérant qu'il n'y avait pas encore de majorité pour cela (ce n'était que partie remise !). À l'Agriculture, le ministre Jean Dupuy a développé l'implantation locale du Crédit Agricole. À la Justice, Ernest Monis a autorisé par la loi du 1er décembre 1900 l'accès des femmes à la profession d'avocat.

Pierre Waldeck-Rousseau a dirigé la campagne électorale du bloc des gauches, correspondant à son gouvernement (républicains modérés à socialistes) et a gagné les élections législatives des 27 avril et 11 mai 1902. Toutefois, il n'a pas voulu continuer à rester au gouvernement et a proposé le radical Émile Combes pour lui succéder. Le retrait de Waldeck-Rousseau, explicable par sa maladie, pourrait aussi être motivée par d'autres raisons comme la peur d'être désavoué par la nouvelle Chambre. Redevenu sénateur, il regretta d'avoir proposé Émile Combes pour sa succession et s'opposa à sa politique fortement anticléricale en dénaturant, par son application sévère, sa loi de 1901 en principe basée sur la tolérance et la liberté.

Après sa mort, plusieurs lieux ou équipements ont été baptisés de son nom mais peut-être que le plus bel hommage est venu du père du futur secrétaire général du PCF (entre Maurice Thorez et Georges Marchais) qui l'a appelé Waldeck Rochet par passion pour la République et admiration pour Jaurès. Le père de Pierre Waldeck-Rousseau s'appelait en fait René-Valdec Rousseau et avait fait modifier son patronyme pour se distinguer des Rousseau très nombreux en France.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 août 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Pierre Waldeck-Rousseau.
Alexandre Millerand.
La victoire des impressionnistes.
Les 120 ans de l'Entente cordiale.
Mélinée et Missak Manouchian.
Le Débarquement en Normandie.
La crise du 6 février 1934.
Gustave Eiffel.

Maurice Barrès.
Joseph Paul-Boncour.
G. Bruno et son Tour de France par Deux Enfants.
Pierre Mendès France.
Léon Blum.
Jean Jaurès.
Jean Zay.
Le général Georges Boulanger.
Georges Clemenceau.
Paul Déroulède.
Seconde Guerre mondiale.
Première Guerre mondiale.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
Charles Maurras.
L’école publique gratuite de Jules Ferry.
La loi du 9 décembre 1905.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Rosa Luxemburg.
La Commune de Paris.
Le Front populaire.
Le congrès de Tours.
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau a perdu.
Au Panthéon de la République, Emmanuel Macron défend le droit au blasphème.
150 ans de traditions républicaines françaises.


 






https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240810-waldeck-rousseau.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/pierre-waldeck-rousseau-a-la-tete-256194

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/08/03/article-sr-20240810-waldeck-rousseau.html


 

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3 juillet 2024 3 03 /07 /juillet /2024 18:42

« Roland Dumas ne voulait pas faire de vagues. Il mesurait les conséquences politiques avant l’application du droit. (…) Il a habilement louvoyé, comme toujours. Nous étions dans une situation impossible. » (Jacques Robert, le 23 février 2012).



 


L'ancien proche de François Mitterrand, son Ministre des Affaires étrangères pendant sept ans (1984-1986 et 1987-1993) et ancien Président du Conseil Constitutionnel Roland Dumas est mort ce mercredi 3 juillet 2024 à quelques semaines de ses 102 ans. Il était un homme politique de premier plan dans les années 1980 et 1990, grâce à son ami François Mitterrand, et il avait eu une influence importante sur la diplomatie française et sur l'histoire constitutionnelle du pays. Il n'était pas sans responsabilité dans le ressenti de beaucoup de Français que le monde politique serait pourri.

Cette année 2024 aura donc connu la disparition des deux avocats de très grande réputation et emblématique des années Mitterrand : Robert Badinter, pour le droit, et Roland Dumas, pour le tordu, se plaisait à dire celui qui fut Président de la République pendant quatorze années. Nul doute que Roland Dumas n'aura pas forcément droit à des honneurs de la République au moment même où celle-ci vacille entre les deux tours d'élections législatives anticipées un peu hâtivement.

Le tordu, cela signifiait que Roland Dumas était toujours dans les combines et les manœuvres. Un exemple parmi d'autres : alors que l'Assemblée Nationale était majoritairement de centre droit depuis mars 1986, Roland Dumas, pourtant socialiste et dans l'opposition, est parvenu à se faire élire président de la commission des affaires étrangères le 9 octobre 1986 pour succéder à Jean Lecanuet passé au Sénat... contre le centriste Bernard Stasi grâce aux voix des 36 députés FN-RN qui vouaient une haine insoluble contre Bernard Stasi (le 6 avril 1987, il céda cette place à Valéry Giscard d'Estaing). Né à Limoges, député de la Haute-Vienne à l'âge de 33 ans (élu en janvier 1956), tombeur du ministre Jean Charbonnel en 1967 en Corrèze, rival malheureux de Jacques Chaban-Delmas en 1977 aux municipales à Bordeaux, il fut finalement élu député de Dordogne de 1981 à 1993.

Le tordu était à la fois sur les affaires nombreuses (il était l'exécuteur testamentaire du sculpteur Alberto Giacometti, connaissait et aimait l'art contemporain, etc.) et sur les affaires politiques. Il était proche de certains milieux d'extrême droite (ce qui peut expliquer a posteriori son élection de président de commission en 1986) et des milieux complotistes, proche de Dieudonné, d'Alain Soral, et il a même rédigé une lettre de recommandation pour son entrée au barreau à l'actuel maire RN de Perpignan, Louis Aliot, qu'on voit en ce moment beaucoup sur les plateaux de télévision.

Un homme politique de premier plan qui meurt centenaire, c'est rare, très rare, mais il n'est pas unique. Trente ans avant lui, Antoine Pinay aussi était le retraité centenaire de Saint-Chamond, très connu pour ses analyses politiques au-delà des 100 ans (il est mort à presque 103 ans il y a près de trente ans). Mais à la différence d'Antoine Pinay, Roland Dumas n'était pas un observateur et restait encore un acteur engagé de la vie politique (et aussi de la vie personnelle : il aimait encore séduire malgré son âge !).

Je l'avais rencontré un jour de l'automne 2016, je m'étais inséré dans une réunion des anciens de la CIR (Convention des institutions républicaines), un micro-club politique dirigé par François Mitterrand dans les années 1960 avant de se fondre dans le parti socialiste en 1971. Ils fêtaient le centenaire de François Mitterrand, et il y avait aussi Édith Cresson et quelques autres, sauf Louis Mermaz pourtant prévu au programme mais qui était souffrant. Roland Dumas n'était pas le moins dynamique pour raconter ses souvenirs personnels, et c'était bien là le politique, la politique qui se confondait avec son incarnation, la personne du leader, typique de la Cinquième République.

À l'instar de son mentor du parti socialiste, Roland Dumas, qui faisait partie des premiers-ministrables au début des années 1990 et même des possibles candidats du PS en 1995, a vécu une vie riche d'un véritable roman, politique, professionnel et personnel. Je ne retiendrai ce mercredi qu'un seul fait qui a fait scandale, parallèlement à l'homme sulfureux qui fut condamné dans quelques affaires d'importance majeure (Elf, frégates de Taïwan, etc.).


À l'époque, il venait d'être nommé Président du Conseil Constitutionnel par François Mitterrand en février 1995. Le Président quittait l'Élysée en mai 1995, et quelques semaines auparavant, après avoir nommé trois ans Daniel Mayer puis neuf ans Robert Badinter, avait nommé pour neuf ans supplémentaires Roland Dumas à la tête de la plus haute juridiction de la République. Roland Dumas devait donc rester jusqu'en 2004 mais les affaires politico-financières qui l'ont rattrapé ont provoqué son retrait en mars 1999 puis sa démission du Conseil Constitutionnel en février 2000. Destin farceur : celui qui lui a succédé à la Présidence du Conseil Constitutionnel n'était autre que le gaulliste qu'il avait battu dans la première circonscription de Dordogne en juin 1981, à savoir Yves Guéna.

Curieusement, dans l'affaire d'État qui va suivre, il a beaucoup aidé... le successeur (et ancien grand rival) de François Mitterrand, à savoir le Président Jacques Chirac. De quoi s'agit-il ? D'une des attributions les plus sensibles du Conseil Constitutionnel : valider l'élection présidentielle. Quand on sait que l'élection présidentielle polarise toute la vie politique, cette compétence est cruciale dans notre démocratie.

 


L'affaire fut d'abord révélée par un ancien membre du Conseil Constitutionnel, le professeur agrégé de droit Jacques Robert, le 1er décembre 2011 dans "Le Parisien", puis dans d'autres périodiques comme "Les Inrockuptibles" du 23 février 2012. C'est d'ailleurs la première fois qu'un membre du Conseil Constitutionnel trahit la nécessaire réserve et le silence sur les délibérations de cette instance. Qu'a déclaré Jacques Robert ? Que lors de la séance du 11 octobre 1995, le Président du Conseil Constitutionnel Roland Dumas a tenté de convaincre ses autres collègues d'approuver les comptes de campagne de Jacques Chirac et Édouard Balladur. Le problème, c'est qu'aucun de ces deux comptes n'était conforme à la réglementation : dépassements de plafond, recettes sans justificatifs, etc.

Roland Dumas ne se sentait pas autorisé à invalider l'élection de Jacques Chirac à la Présidence de la République pour des raisons de comptes de campagne alors qu'il avait été élu par une large majorité des Français et aussi parce qu'il avait déjà pris ses fonctions depuis près de cinq mois. Le Conseil Constitutionnel a ainsi validé ses comptes de campagne pour ne pas faire un coup d'État juridique qui n'aurait pas été compris (dans un climat de montée des manifestations contre le plan d'Alain Juppé de la réforme de la sécurité sociale). Roland Dumas a confirmé de façon laconique dans "Le Monde" du 28 janvier 2015 : « En 1995, les comptes de campagne de Balladur et Chirac étaient manifestement irréguliers. ».

Le Conseil Constitutionnel aurait pu invalider les comptes de campagne d'Édouard Balladur sans conséquence sur les institutions, puisque l'ancien Premier Ministre n'a pas été élu, mais dans un souci d'équité, il les a validés aussi. En revanche, les comptes de campagne d'un petit candidat, Jacques Cheminade, ont été invalidés pour une petite irrégularité, ce qui signifiait surtout l'absence de tout cofinancement public de cette campagne, ce qui a mis en grande difficulté matérielle ce petit candidat.


Dans "Le Parisien" du 1er décembre 2011, Jacques Robert a reconnu : « Nous n'étions pas très fiers. La raison d'État l'avait emporté sur le droit. Nous avons servi de caution à une belle entourloupe. ». Il a poursuivi dans "Les Inrockuptibles" du 23 février 2012 : « Pour moi, cela a été un déchirement intérieur. J’ai eu l’impression qu’on me prenait en otage dans une affaire politique. Nous avons présenté devant la nation des comptes réguliers alors que nous savions tous qu’ils étaient irréguliers : une tache sur l’indépendance du Conseil Constitutionnel. L’institution s’est fait manœuvrer. S’il n’y avait eu que des professeurs de droit autour de la table, ils auraient tous annulé l’élection. ».

Les comptes de campagne de Jacques Chirac et Édouard Balladur n'étaient pas conformes à la loi. Et Jacques Robert de poursuivre : « Les membres du Conseil étaient affreusement gênés (…). Il a immédiatement dit que si les comptes de Balladur et Chirac étaient irréguliers, il fallait les modifier. L’idée qui s’est imposée, c’est que l’on ne pouvait pas provoquer une crise de régime pour une affaire financière. ».

Pour cela, Roland Dumas voulait que les pas-si-Sages-que-ça acceptassent de « fermer les yeux sur les anomalies des comptes de Balladur » : « Chirac et Balladur avaient commis tous les deux des irrégularités. Mais l’un était élu et pas l’autre. On ne pouvait pas invalider les comptes de Balladur, le ruiner et laisser gambader Chirac à l’Élysée ! Roland Dumas ne voulait pas faire de vagues. Il mesurait les conséquences politiques avant l’application du droit. Il disait que nous n’étions pas là pour mettre des bâtons dans les roues du gouvernement [d'Alain Juppé]. Il a habilement louvoyé, comme toujours. Nous étions dans une situation impossible. Si nous avions annulé l’élection, tout le monde aurait hurlé. Il n’y avait que deux solutions : aller au clash ou maquiller les comptes. ».

L'ancien Ministre de la Justice et ancien résistant Maurice Faure, également membre du Conseil Constitutionnel pendant cette période, a confirmé : « Nous ne voulions pas provoquer une révolution ! Si nous avions invalidé les comptes de Chirac, comment aurait réagi l’opinion ? Certains auraient peut-être pensé que nous étions courageux. Mais d’autres se seraient demandé si nous avions vraiment appliqué le droit. ».

La question était donc celle-ci : si le Conseil Constitutionnel avait invalidé les comptes de campagne de Jacques Chirac, que se serait-il passé ? Certainement pas la destitution de Jacques Chirac, mais le remboursement des frais de campagne et le remboursement de son financement public. Donc, les Sages auraient pu rester sages et invalider les comptes de campagne.


Pour Jacques Robert : « A priori, vous ne pouvez pas accepter que soit élu Président un candidat qui a commis une irrégularité dans ses comptes de campagne. Impensable ! C’est pourtant ce qui s’est passé. Il fallait donc maquiller les comptes. ». Cette décision, plus politique que juridique, du Conseil Constitutionnel a donc insinué le soupçon dans ses décisions ultérieures, notamment sur la loi Immigration adoptée le 19 décembre 2023 par le Parlemnet mais détricotée par le Conseil Constitutionnel le 25 janvier 2024.

Mais une autre conséquence aussi grave de cette décision a eu lieu bien plus tard : le flou de l'origine d'une partie de l'argent destiné à la campagne d'Édouard Balladur a été intégré dans l'enquête sur le volets financier de l'attentat de Karachi qui a fait 14 morts dont 11 Français le 8 mai 2002. L'affaire est revenue en pleine figure en octobre 2010 lorsque les deux juges d'instruction chargés de l'affaire, Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire ont soupçonné que l'argent des balladuriens proviendrait en partie des rétrocommissions touchées sur des contrats d'armement entre la France et le Pakistan et l'Arabie Saoudite (arrivé à l'Élysée, Jacques Chirac a demandé d'interrompre le règlement des commissions prévues par les balladuriens). Pour cela, les deux juges ont saisi des archives au Conseil Constitutionnel, notamment des délibérations de l'instance, le rapport des trois rapporteurs (du Conseil d'État e de la Cour des Comptes) qui concluait au rejet des comptes de campagne d'Édouard Balladur.


Dans sa campagne présidentielle, Édouard Balladur aurait dépensé 97 millions de francs, et pas les 83 millions de francs déclarés, soit au-dessus du plafond fixé à 90 millions de francs, et 14 millions de francs ne sont justifiés par aucune facture ni dons personnels. Sur le compte bancaire de l'Association de financement de la campagne d'Édouard Balladur, un versement louche de 10 millions de francs en grosses coupures a eu lieu le 26 avril 1995 (trois jours après le premier tour), et ce versement serait provenu de « ventes diverses de gadgets et de T-shirts (…), collectes au drapeau ». Évidemment, aucun membre du Conseil Constitutionnel n'y a cru : « On a tous rigolé. Balladur nous a pris pour des imbéciles ! » pour Jacques Robert toujours sur "Les Inrockuptibles". Et selon ce dernier, Roland Dumas se serait adressé aux trois rapporteurs en leur disant : « Non ! Ce n’est pas possible. Puis-je vous demander de revoir vos comptes, en minorant certaines dépenses ? Je suis sûr que vous allez trouver une solution. ». Jacques Robert : « Ils sont revenus nous voir une dernière fois avec les comptes qui dépassaient symboliquement de 1 franc ! Ils nous signifiaient ainsi qu’ils n’étaient pas dupes. Moi, à leur place, j’aurais balancé le dossier à la figure de Dumas ! ».

Selon les journalistes Raphaëlle Bacqué et Pascale Robert-Diart dans "Le Monde" du 26 novembre 2010, quatre membres du Conseil auraient accepté le maquillage des comptes et quatre autres membres se seraient opposés, ce qui signifierait que la voix de Roland Dumas fut prépondérante dans la validation des comptes de campagne. Il y a eu cependant une victime, Jacques Cheminade, selon Jacques Robert : « Pour montrer que nous étions indépendants, nous avons invalidé Jacques Cheminade, alors qu’il n’avait commis que de légères erreurs. Pour lui, nous n’avons eu aucun problème de conscience : il a eu tous ses biens hypothéqués. ».


Pour compléter son article, le périodique "Les Inrockuptibles" a retranscrit une partie du débat télévisé de second tour qui a eu lieu le 2 mai 1995.

Lionel Jospin, lançant la vacherie : « En ce qui concerne le train de vie de l’État, je suis un peu inquiet quand je vois celui de la campagne de Jacques Chirac. Il ne donne pas l’exemple ! Il a été affirmé à plusieurs reprises, y compris par des gens qui vous soutiennent, que vous aviez dépassé largement, et même très largement, votre plafond de dépenses de campagne qui est fixé à 90 millions. Vous l’avez vous-même évalué à 87 millions. Je n’en ai dépensé que 42. C’est un vrai problème parce qu’on sait que le Conseil Constitutionnel doit vérifier ensuite les comptes de campagne. J’ai de bonnes raisons de penser que votre compte de campagne, Monsieur Chirac, est très largement dépassé. Donc vous avez un train de vie, en campagne en tout cas, qui ne laisse pas bien augurer de l’avenir. ».

Jacques Chirac, répondant goguenard : « Pour le train de vie de ma campagne, Monsieur Jospin, je puis vous dire que conformément à la loi, mes comptes sont et seront publics. C’est la loi. Et que, par conséquent, le Conseil Constitutionnel pourra juger, de même qu’il jugera les vôtres. N’accusez pas sans savoir, ou à partir de on-dit. ».

La grande assurance affichée ce jour-là par Jacques Chirac laisserait supposer qu'il s'était mis d'accord avec Roland Dumas pour fausser ses comptes de campagne. Les deux hommes ont démenti cette version, même si le deal était évident, puisque Roland Dumas allait de son côté être poursuivi par la justice dans d'autres affaires. Jacques Chirac est mort le 26 septembre 2019 et Roland Dumas vient de s'éteindre mercredi avec ce secret... de Polichinelle.

En tout cas, dans sa séance du 4 juillet 2013, le Conseil Constitutionnel présidé par Jean-Louis Debré ne s'est pas privé de reprendre sa revanche d'indépendance en rejetant les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy en 2012 (Décision n°2013-156 PDR du 4 juillet 2013). Ce dernier allait devoir rembourser l'ensemble des avances de l'État en raison du dépassement de ses dépenses de campagne estimées le 19 décembre 2012 par la Commission nationale des comptes de campagnes et des financements politiques (CNCCFP) à 22 872 615 euros pour un plafond de 22 509 000 euros (soit un dépassement de 363 615 euros). Il faut dire que c'était plus facile pour les Sages : Nicolas Sarkozy avait été battu. Il n'en restait pas moins que Nicolas Sarkozy, en tant qu'ancien Président de la République, était membre de droit de cette instance, mais celui-ci a annoncé immédiatement qu'il ne participerait plus aux travaux du Conseil (la démission étant constitutionnellement impossible).



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (03 juillet 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
"Campagnes de Chirac et de Balladur en 1995 : souvenir d'une arnaque" de Benoît Collombat et David Servenay, publié le 23 février 2012 dans "Les Inrockuptibles".
Roland Dumas.
Le sulfureux centenaire Roland Dumas soutient-il vraiment Poutine ?
Roland Dumas, le sauveur de la République ?
Roland Dumas à deux pas du centenaire !
Roland Dumas, l'avocat sulfureux de la Mitterrandie triomphante.
 




https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240703-roland-dumas.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/roland-dumas-prince-de-l-255589

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/07/03/article-sr-20240703-roland-dumas.html



 

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24 juin 2024 1 24 /06 /juin /2024 03:11

« 90. Un grand service public, unifié et laïque de l’éducation nationale sera constitué. Sa mise en place sera négociée sans spoliation ni monopole. Les contrats d’association d’établissements privés, conclus par les municipalités, seront respectés. Des conseils de gestion démocratiques seront créés aux différents niveaux. » (Extrait des 110 propositions du candidat François Mitterrand, 1981).



 


Il y a quarante ans, une énorme manifestation en faveur de l'enseignement libre a eu lieu à Paris, place de la République, qui a rassemblé 2 millions de personnes (800 000 selon la police), l'une des plus grandes manifestations dans l'histoire de la République. Il faut revoir le contexte à la fois politique et social.

Depuis deux ans et demi, le Ministre de l'Éducation nationale, le socialiste Alain Savary, Compagnon de la Libération et ayant fait ses études au lycée Stanislas (catholique), travaillait dans la concertation pour appliquer la proposition numéro 90 des 110 propositions du candidat François Mitterrand à l'élection présidentielle (François Mitterrand est aussi passé par l'école catholique dans sa jeunesse). L'idée était d'en finir avec l'enseignement catholique en reprenant le combat anticlérical d'Émile Combes.

Pour cela, l'interlocuteur du gouvernement fut d'abord le chanoine Paul Guiberteau, le secrétaire général de l'enseignement catholique français, puis Pierre Daniel, le président de la fédération des parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL). Des points d'accord ont été trouvés mais très rapidement, l'inquiétude s'est répandue au sein de l'enseignement catholique mais aussi des Français hors appartenance religieuse. En s'en prenant à l'école privée, le gouvernement empêchait toute possibilité, pour un parent d'élève, de changer l'école de leur enfant.

La contestation a commencé le 22 janvier 1984 avec une manifestation de 60 000 personnes à Bordeaux, et elle a vite "contaminé" le pays : 150 000 manifestants le 29 janvier 1984 à Lyon, 250 000 manifestants le 18 février 1984 à Rennes, 300 000 manifestants le 25 février 1984 à Lille. La première manifestation nationale a eu lieu le 4 mars 1984 à Versailles avec 800 000 participants devant le château (avec Pierre Bellemare sur un podium).

 


Il faut bien comprendre que ce mouvement n'avait rien de politique, ses organisateurs ont toujours voulu écarter les responsables politiques même si certains, dans l'opposition, n'ont pas hésité à exploiter cette aubaine. Il venait avant tout de la base, des parents, qui voulaient garder cette liberté de mettre leurs enfants dans l'école qu'ils voulaient.

Le 18 avril 1984, la réforme Savary est passée au conseil des ministres. François Mitterrand avait de toute façon compris que le projet de loi était compromis, non seulement par cette contestation dans la rue, mais aussi par les ultras de son propre camp, car le groupe socialiste s'opposait aux concessions du gouvernement faites à l'enseignement catholique. La guerre scolaire était donc bien présente. François Mitterrand a fait un tour de table des différents ministres pour connaître leur réflexion sur ce sujet.

Le 25 avril 1984, pour faire pression sur le gouvernement, le camp des laïcards a fait une grande contre-manifestation rassemblant des dizaines de milliers de personnes voulant la suppression de l'enseignement privé, sa fusion dans un grand service public. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, et Pierre Joxe, président du groupe PS à l'Assemblée Nationale, participaient à cette manifestation, aussi Georges Marchais, Pierre Juquin et André Laignel.

André Laignel, à l'époque jeune député-maire d'Issoudun, et considéré comme un ultra de l'aile gauche du PS, présidait la commission spéciale à l'Assemblée Nationale sur cette réforme. Poussé par Pierre Joxe et Jean Poperen, il est allé voir le Premier Ministre Pierre Mauroy pour imposer ses amendements, sans la présence d'Alain Savary. Et effectivement, lors de l'examen du projet de loi en séance publique, le 22 mai 1984, André Laignel, soutenu par la grande majorité du pléthorique groupe socialiste, a pu faire adopter ses amendements, en particulier l'impossibilité de créer une école privée sans qu'une école publique n'existe au préalable et la condition que plus de la moitié des enseignants soient titularisés fonctionnaires pour permettre à leur école privée de recevoir des subventions publiques.

Ces modifications ont mis le feu politique. Parallèlement se déroulait la deuxième campagne des élections européennes qui ont eu lieu le 17 juin 1984 avec un désastre (ce n'est pas nouveau !) pour le gouvernement : la liste UDF-RPR menée par Simone Veil a obtenu 43,0% des voix (du jamais vu !), suivie de la liste du PS menée par Lionel Jospin avec moins de la moitié, 20,7% des voix, et autre coup de tonnerre, la liste du FN menée par Jean-Marie Le Pen, avec 11,0%, a fait quasiment jeu égal avec la liste du PCF menée par Georges Marchais, 11,2% ! Les autres listes ont fait moins de 4% des voix. La liste de Simone Veil s'appelait d'ailleurs très officiellement : « Union de l'opposition pour l'Europe et la défense des libertés ». Cette "défense des libertés" reprenait évidemment le mouvement pour la liberté de l'enseignement.

 


Dès le 22 mai 1984, ce mouvement a organisé une énorme manifestation nationale le dimanche après les élections, le dimanche 24 juin 1984 à Paris, veille des épreuves du baccalauréat de français. Là encore, c'était la base qui était à l'origine de la mobilisation, et 2 millions de personnes sont venues de toute la France, arborant leur origine géographique sur les pancartes. Il faut noter que le service d'ordre était très efficace et que, malgré le nombre, il n'y a eu aucun dérapage (ce n'était pas évident et les forces de l'ordre étaient sur le qui-vive). Trois évêques, entre autres, étaient présents, Mgr Jean Vilnet, le président de la Conférence des évêques de France, Mgr Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, et Mgr Jean Honoré, archevêque de Tours. En général, les évêques n'étaient pas très chauds pour défiler et prendre part au débat public, mais l'enjeu était très important dans ce cas-là.

Il y a eu quatre cortèges et les responsables politiques ont évidemment participé à cette manifestation, en particulier les grands ténors de l'opposition : Jacques Chirac, Bernadette Chirac, Valéry Giscard d'Estaing, Jean Lecanuet, Simone Veil, Jacques Chaban-Delmas, Michel Debré, Claude Labbé, Charles Pasqua, Bernard Pons, Jean-Claude Gaudin, etc. Parmi les personnalités, il y avait également, près de Simone Veil, une (jeune) avocate, Nicole Fontaine, secrétaire générale adjointe puis déléguée de l'enseignement catholique, nouvellement élue députée européenne en 1984 et qui allait devenir en 1999 Présidente du Parlement Européen avant d'être nommée Ministre de l'Industrie par Jean-Pierre Raffarin.

 


Le Front national, qui venait de gagner dix sièges au Parlement Européen, a manifesté un peu à part, notamment Jean-Marie Le Pen et Jean-Pierre Stirbois, et les autres manifestants ne voulaient surtout pas se mélanger à eux.

Pour donner une idée de l'état d'esprit de François Mitterrand, cette petite histoire racontée par le (jeune) sénateur Josselin de Rohan (nouvellement élu en septembre 1983) : le jour même, François Mitterrand a demandé au sénateur RPR de la Sarthe Jacques Chaumont s'il comptait se rendre à la manifestation de l'après-midi, le sénateur lui a dit bien sûr et le Président lui a répondu qu'il allait certainement y croiser la moitié de sa famille !

Même le pape Jean-Paul II y est allé de son grain de sel en déclarant le 29 juin 1984 : « Les catholiques ont le droit et le devoir de défendre leur école. ». Le texte de la réforme Savary est allée au Sénat et, après une vaine tentative de conciliation du Président (centriste) du Sénat Alain Poher auprès de François Mitterrand, Charles Pasqua, président du groupe RPR au Sénat, a convaincu l'ensemble de la majorité sénatoriale de voter le 5 juillet 1984 une motion de référendum, si bien que le texte n'a pas été discuté par la Haute Assemblée, simplement renvoyé pour un référendum improbable. C'était très habile politiquement : en réclamant un référendum sur la réforme Savary, l'opposition avait gagné la bataille de l'opinion puisque rien n'était plus démocratique que de demander au peuple son avis. S'opposer à cela était difficile.

Le même jour (5 juillet 1984), François Mitterrand, en déplacement au Puy-en-Velay, a assuré qu'il ne céderait pas, mais les jeux étaient déjà faits : avec le désastre électoral des européennes et l'énorme manifestation du 24 juin, il ne pouvait pas ne pas prendre une initiative majeure. Il n'y en a que trois pour un Président de la République : dissolution, changement de Premier Ministre et référendum. Au contraire du Président Emmanuel Macron en juin 2024, François Mitterrand a utilisé les deux autres outils d'une manière assez habile.

 


En effet, pour mettre fin à l'incendie de la guerre scolaire, avant la fête nationale, François Mitterrand a annoncé dans une allocution télévisée le 12 juillet 1984 qu'il renonçait au projet Savary et qu'il proposait un référendum sur le référendum. Ce qui allait devenir le vaudeville politique de l'été 1984 était une fumeuse et néanmoins géniale de François Mitterrand (qui allait faire papoter les constitutionnalistes pendant tout l'été). Puisque l'opposition voulait un référendum, alors chiche ! Mais comme l'article 11 de la Constitution n'autorisait pas à faire un référendum sur l'éducation, alors il fallait d'abord réviser cet article de la Constitution, et il voulait que cette révision fût approuvée par référendum. Dans sa traditionnelle interview du 14 juillet 1984 sur TF1, François Mitterrand a couvert de fleurs le ministre Alain Savary, ce qui faisait sentir le sapin, et ce dernier, ulcéré par l'abandon du projet de loi qu'il avait appris comme les Français devant sa télévision, a présenté sa démission le 17 juillet 1984. Pierre Mauroy, choqué aussi par l'initiative présidentielle, a donné le même jour la démission de son gouvernement.

Laurent Fabius, "le plus jeune Premier Ministre donné à la France", fut nommé quelques heures plus tard à Matignon, Jean-Pierre Chevènement nommé au Ministère de l'Éducation nationale, les communistes ont refusé de poursuivre leur participation au gouvernement et le Sénat a rejeté le texte de révision adopté au conseil des ministres du 18 juillet 1984 sur l'article 11, faisant échouer l'initiative présidentielle, mais ce n'était plus important puisque l'essentiel était de désamorcer la crise de l'école.

Celle-ci est revenue sporadiquement lors du gouvernement d'Édouard Balladur lorsque son Ministre de l'Éducation nationale, un certain François Bayrou, a voulu réformer la loi Falloux sur le financement de l'enseignement privé (projet de loi adopté le 14 décembre 1993 par le Parlement, grèves spontanées, grande manifestation laïque le 16 janvier 1994 malgré l'annulation des dispositions contestées le 13 janvier 1994 par le Conseil Constitutionnel). Des stigmates de cette guerre scolaire, on les a encore ressentis lors de la polémique avec Amélie Oudéa-Castéra, nommée Ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, qui s'est maladroitement enlisée médiatiquement sur ses enfants qu'elle avait placés dans l'enseignement privé (ce qui était son droit le plus absolu). Ce sujet, on le voit, est resté très sensible auprès des Français et il faut aussi comprendre que ce mouvement pour l'école libre, très populaire, n'a pas grand-chose à voir avec la Manif pour tous qui, en 2013, s'est beaucoup mobilisée pour s'opposer au mariage pour tous.



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (22 juin 2024)
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Pour aller plus loin :
Il y a 40 ans, l'énorme manifestation pour l'école libre.
Amélie Oudéa-Castéra.
Journée de lutte contre le harcèlement scolaire : est-elle utile ?
Harcèlement scolaire et refus d'obtempérer.
L'assassinat de Dominique Bernard au lycée Gambetta d'Arras.
G. Bruno.
Gabriel Attal, nouveau ministre de l'éducation nationale.
Pap Ndiaye.
Les vacances scolaires sont-elles trop longues ?
Nos enseignants sont des héros !
Prime à l'assiduité : faut-il être choqué ?
Violence contre une prof et vidéo dans les réseaux sociaux.
Transgression à Marseille : recruter des profs plus "librement" ?
Samuel Paty : faire des républicains.
Samuel Paty : les enseignants sont nos héros.
La sécurité des personnes.
Lycée Toulouse-Lautrec.
Transgression à Marseille : recruter des profs plus "librement" ?
L’école publique gratuite de Jules Ferry.
Alisha, victime d’un engrenage infernal.
Genrer la part du Lyon ?
Daniel Pennac, ministre de l'éducation nationale.
René Haby.
Le handicap et l'école.
La féminisation des noms de métiers et de fonctions.
Les écoles ne sont pas des casernes.
La laïcité.
La réforme du baccalauréat.
Prime à l’assiduité.
Notation des ministres.
Les internats d’excellence.
L’écriture inclusive.
La réforme de l’orthographe.
La dictée à  l’école.
La réforme du collège.
Le réforme des programmes scolaires.
Le français et l’anglais.
Le patriotisme français.
Jean-Michel Blanquer.
Jean Zay.
Vincent Peillon.
Alain Devaquet.
Alain Savary.













https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240624-manifestation-ecole-libre.html

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11 juin 2024 2 11 /06 /juin /2024 03:57

« Cet homme n’a jamais pu s’exprimer pleinement : la seule fois qu’il détint véritablement le pouvoir, en 1920, il le quitta volontairement pour une Présidence de la République qui lui apporta davantage de désillusions que de satisfactions. » (Jean-Louis Rizzo, 2013).




 


La France politique vit cette semaine une période d'agitation importante avec la dissolution décidée par Emmanuel Macron. Il y a exactement 100 ans, la France vivait déjà une période de fortes turbulences politiques. Une forte crise institutionnelle a terminé le 11 juin 1924 par la démission du Président Alexandre Millerand, un des rares Présidents de la Troisième République à avoir un peu d'autorité politique (avec Adolphe Thiers et Raymond Poincaré).

Revenons au contexte politique de l'homme puis du moment. Alexandre Millerand avait 65 ans au moment de cette crise politique majeure de la République. Avocat et journaliste proche de Georges Clemenceau, Alexandre Millerand était d'abord l'une des deux figures du socialisme français, l'autre étant ...Jean Jaurès, né la même année que lui, 1859. Élu conseiller municipal de Paris en 1884 (il avait 25 ans), puis député de Paris de décembre 1885 à septembre 1920, d'abord avec l'étiquette radicale, puis socialiste à partir de 1893 (avec René Viviani), puis socialiste indépendant à partir de 1904. Le "indépendant" de socialiste signifiait qu'il acceptait de devenir ministre dans un gouvernement "bourgeois", partisan du réformisme de l'intérieur.

Son célèbre discours de Saint-Mandé, le 30 mai 1896, lors d'un banquet à la Porte Dorée (c'était l'époque des grands banquets républicains), est resté dans l'histoire comme un appel à l'unité des socialistes et à la rédaction d'un programme commun (déjà !). Il représentait alors une cinquantaine de députés socialistes. Alexandre Millerand était au départ soutenu par Jean Jaurès mais sa volonté de se rapprocher des classes moyennes inquiétait les socialistes révolutionnaires. Aux élections législatives des 8 et 22 mai 1898, Alexandre Millerand est devenu le leader incontesté des socialistes en raison de la défaite de Jean Jaurès et de Jules Guesde. Il était également proche d'Aristide Briand dans son œuvre d'éditorialiste politique (qui était de sa génération comme Jean Jaurès, Raymond Poincaré, Paul Painlevé, Aristide Briand et René Viviani).

Le 23 juin 1899 a marqué une date importante pour le socialisme français puisque, avec un accord entre son groupe socialiste et le centre droit, Alexandre Millerand a été le premier socialiste à siéger au gouvernement, celui de Pierre Waldeck-Rousseau, comme Ministre du Commerce, de l'Industrie, des Postes et Télégraphes jusqu'au 7 juin 1902. Également chargé du Travail, il a fait voter la loi du 30 mars 1900 sur une réduction du temps de travail de 12 à 10 heures par jour.


Se rapprochant du centre droit, Alexandre Millerand était favorable à la loi de séparation des Églises et de l'État du 9 décembre 1905, mais s'est opposé fermement à la politique anticléricale du Président du Conseil radical Émile Combes. Pour cette raison, il fut exclu des socialistes en janvier 1904 et a rompu avec Jean Jaurès. Parmi ses proches, il y avait Charles Péguy et, plus tard, Maurice Barrès.

Au fil de gouvernements, Alexandre Millerand a repris des responsabilités ministérielles : Ministre des Travaux publics, des Postes et Télégraphes du 24 juillet 1909 au 3 novembre 1910 dans le gouvernement d'Aristide Briand, puis Ministre de la Guerre du 14 janvier 1912 au 12 janvier 1914 dans le gouvernement de Raymond Poincaré qui lui a laissé une grande autonomie d'action, puis en pleine guerre, du 26 août 1914 au 29 octobre 1915 dans le gouvernement de René Viviani. Pendant cette période, Alexandre Millerand laissait une grande marge de liberté à l'armée dirigée par le général Joseph Joffre au point que Raymond Poincaré, devenu Président de la République, évoquait une "dictature militaire" (avec censure dans la presse).

Évincé du gouvernement, Alexandre Millerand a continué à prôner l'Union sacrée et surtout, à souhaiter le retour de Clemenceau à la Présidence du Conseil. Ses conceptions institutionnelles, dès 1885, étaient qu'il fallait à la France un homme fort qui puisse gouverner le pays. Clemenceau était, pour lui, l'homme de la situation pour terminer la guerre (il fut investi le 16 novembre 1917).

 


Après la Victoire du 11 novembre 1918, Alexandre Millerand fut chargé par Clemenceau du poste délicat de Commissaire général de la République à Strasbourg du 21 mars 1919 au 25 janvier 1920. Il était chargé, avec des pouvoirs importants, de réinsérer administrativement l'Alsace-Moselle dans la République française après la défaite de l'Allemagne. J'ai connu un futur prêtre qui a travaillé à ses côtés à Strasbourg. Hélas, j'étais trop jeune pour avoir une discussion passionnante avec lui et il est parti, très âgé, mais trop tôt pour ma maturité intellectuelle. Quelques années plus tard, j'aurais eu tellement de questions pour mieux connaître et comprendre Alexandre Millerand. J'étais aussi fasciné par cette échelle du temps si lointain avec des témoins contemporains (et en 2024, c'est encore bien pire puisque près d'une quarantaine d'années est passée par là !).

Les choses arrivèrent avec les élections législatives du 16 novembre 1919, les premières depuis la fin de la guerre. Il s'est fait réélire député de Paris, avec l'étiquette du Bloc national, comme Clemenceau (Président du Conseil), mais aussi comme son rival Raymond Poincaré (Président de la République). C'est une formation située au centre droit rassemblant les partis républicains. Le Bloc national les a largement remportées, avec 412 sièges sur 613 et 53,4% des voix, face aux 68 députés socialistes de la SFIO dirigée par Paul Faure (21,2% des voix) et aux 86 députés radicaux dirigés par Édouard Herriot (20,9% des voix). Pour les socialistes et les radicaux, ce fut une lourde défaite.

À la fin du septennat de Raymond Poincaré, une élection présidentielle fut organisée le 17 janvier 1920 pour désigner son successeur. Bien que réticent à cette idée, Clemenceau a accepté d'être candidat à la candidature, histoire d'honorer le Père la Victoire et lui attribuer une retraite confortable (après l'Académie française). Sous la Troisième République, l'élection présidentielle se passait en deux temps : d'abord, une réunion préparatoire entre les partis républicains pour désigner un candidat unique (on appellerait cela maintenant une primaire), ensuite l'élection elle-même, par tous les parlementaires (députés et sénateurs). Le favori était George Clemenceau, en raison de la grande victoire du Bloc national, mais par de sombres manœuvres d'Aristide Briand, liguant de nombreux députés du Bloc national contre la manière de négocier le Traité de Versailles, Clemenceau a été mis en minorité par les députés de son groupe au profit de Paul Deschanel, un candidat médiocre et sans personnalité. Clemenceau, qui méprisait beaucoup la classe politique, est tombé par là où il était le tombeur traditionnel, car pendant un quart de siècle, il a eu une influence majeure dans l'élection des Présidents de la République, favorisant les plus médiocres et empêchant les fortes personnalités d'atteindre l'Élysée (c'était avant Raymond Poincaré). Résultat, Clemenceau retira sa candidature et démissionna de la Présidence du Conseil, puisque désavoué par sa majorité, pour prendre sa retraite (au Sénat).

Pour le remplacer à la tête du gouvernement, Alexandre Millerand a été élu Président du Conseil le 20 janvier 1920, poste qu'il a cumulé avec celui de Ministre des Affaires étrangères. André Tardieu était considéré encore comme trop inexpérimenté pour diriger le gouvernement (il faut rappeler que Clemenceau et Alexandre Millerand se connaissaient bien depuis 1884, et qu'Alexandre Millerand et André Tardieu furent les deux rares personnalités politiques de la Troisième République à avoir voulu réformer les institutions pour réduire le pouvoir législatif et accroître le pouvoir exécutif (les gouvernements tombaient souvent, pour un oui ou un non).

À l'Élysée, Paul Deschanel a été élu sans surprise. Mais sa santé mentale fut mise en cause lors d'un incident plutôt cocasse (il est tombé de son train présidentiel en pyjama sur la voie ferrée et le chef de gare du coin ne croyait pas qu'il était le Président de la République comme il le prétendait). Finalement, il démissionna assez vite le 21 septembre 1920, ce qui provoqua une nouvelle élection présidentielle.

Alexandre Millerand, l'homme fort du Bloc national après le départ de Clemenceau, préférait rester Président du Conseil et désigner Charles Jonnart puis Raoul Péret (Président de la Chambre), voire Léon Bourgeois (Président du Sénat) comme successeurs à l'Élysée. Mais ces derniers refusèrent successivement si bien qu'il se porta candidat et, revanche de Clemenceau, Alexandre Millerand fut élu Président de la République le 23 septembre 1920 avec 695 voix sur 786 (soit 88,4% des voix) face au socialiste Gustave Delory (69 voix), après avoir été choisi par les parlementaires républicains à la réunion préparatoire de la veille par 528 voix sur 804. Il fut le mieux élu de la République !


Refusant de seulement inaugurer les chrysanthèmes, Alexandre Millerand a défendu le concept de Président partisan, apportant son soutien au Bloc national pour faire durer l'Union sacrée. Mais la gauche s'opposait vivement à lui. Il souhaitait une véritable révision constitutionnelle qui donnerait plus de pouvoirs au Président de la République, supprimant l'avis conforme du Sénat pour son droit de dissolution, la possibilité de référendum, etc. Il prônait aussi le droit des femmes, la décentralisation, la création d'une cour constitutionnelle, etc. et sa méthode pour élire le Président de la République a été reprise par les constituants de 1958 (élection par un collège électoral). Dans sa majorité, les proches de Clemenceau lui reprochaient de saboter le Traité de Versailles, et les partisans de Raymond Poincaré, redevenu Président du Conseil du 15 janvier 1922 au 1er juin 1924, s'inquiétaient de sa pratique présidentielle autoritaire.

L'un des exemples marquants de sa pratique présidentielle fut la nomination du nouveau gouvernement à son élection à l'Élysée. Pour le remplacer à la tête du gouvernement, il nomma le 24 septembre 1920 un ancien ministre de Clemenceau, Georges Leygues, et ce dernier proposa les mêmes ministres que le gouvernement sortant d'Alexandre Millerand qui, par cette méthode, continuait à diriger le gouvernement. Perdant le soutien d'une composante de sa majorité, Georges Leygues s'effaça devant Aristide Briand le 16 janvier 1921.

Dans la perspective des élections législatives des 11 et 25 mai 1924, Alexandre Millerand a prononcé un autre discours important le 14 octobre 1923 à Évreux où il faisait campagne pour sa coalition. Il a défendu l'action du gouvernement tant financière que diplomatique et a choqué parce qu'il ne restait pas cantonné à un rôle honorifique. Cela a aiguisé les critiques, pendant la campagne, de ses adversaires, les radicaux et les socialistes réunis dans le Cartel des gauches, qui gagna finalement les élections avec 287 sièges sur 552 (42,1% des voix) face au centre droit 249 sièges (47,1% des voix), avec une forte participation (80,7% des inscrits, soit 10,5 points de plus qu'en 1919). Le mode de scrutin (mixte entre majoritaire et proportionnel) profita au Cartel des gauches minoritaire en voix mais majoritaire en sièges.

Comme il s'était personnellement engagé dans la campagne, Alexandre Millerand a vu contestée sa propre légitimité. Les radicaux puis les socialistes réclamèrent sa démission. Alexandre Millerand refusa, si bien que la nouvelle majorité décida de faire une grève des Présidents du Conseil : tant qu'Alexandre Millerand était à l'Élysée, elle refuserait la confiance à tout gouvernement. Raymond Poincaré, le chef du gouvernement sortant, refusa d'être reconduit et donna sa démission le 1er juin 1924, jour de l'installation de la nouvelle Chambre. Alexandre Millerand proposa le 5 juin 1924 à Édouard Herriot, en tant que chef des radicaux, la Présidence du Conseil, mais sous pression de ses amis, il refusa l'offre. Le Président de la République la proposa alors à son ancien Ministre de l'Intérieur Théodore Steeg qui la refusa également.


Il nomma le Ministre des Finances en exercice Frédéric François-Marsal à la Présidence du Conseil le 8 juin 1924. Son objectif était de pouvoir communiquer avec les députés et d'intégrer le Cartel des gauche dans le gouvernement sans démission présidentielle. En outre, il fallait l'aval du Sénat (composé majoritairement de radicaux) pour dissoudre la Chambre nouvellement élue. Le 10 juin 1924, les sénateurs par 154 voix contre 144 et les députés par 327 voix contre 217 ont renversé le gouvernement François-Marsal. Le lendemain, 11 juin 1924, acculé, alors qu'il a « épuisé tous les moyens légaux », après une guéguerre de deux semaines entre lui et le Cartel des gauches, et même une rumeur de coup d'État (parce qu'il avait invité à l'Élysée un général), Alexandre Millerand donna sa démission.

Par cette crise institutionnelle, la Troisième République se confirmait comme un régime des partis et un régime d'assemblées, la Chambre avait le dernier mot dans tous les cas, et après la célèbre phrase de Gambetta : « Il faudra se soumettre ou se démettre ! » adressée à Mac Mahon, Président monarchiste élu par hasard pour régler un problème de succession dynastique, seule l'option de la démission était laissée par Édouard Herriot à Alexandre Millerand. Gaston Doumergue lui succéda à l'Élysée.

Avec le retrait provisoire de Raymond Poincaré (qui, toutefois, retrouva la Présidence du Conseil du 23 juillet 1926 au 26 juillet 1929), Alexandre Millerand resta une personnalité politique forte du Bloc national, visitant la France avec notamment André Maginot, Louis Marin et André François-Poncet, allant même jusqu'à se rapprocher des milieux nationalistes en 1924 et 1925, puis il se fit élire sénateur de la Seine en avril 1925, échoua pour sa réélection en janvier 1927, puis fut réélu sénateur de l'Orne en octobre 1927 et octobre 1935, jusqu'en juillet 1940. Cela lui donnait une belle tribune politique. Dans les années 1930, il s'opposa à Aristide Briand (à cause de sa politique extérieure), apporta son soutien à André Tardieu puis Pierre Laval (en 1935) pour leur politique économique.

Alexandre Millerand est mort le 6 avril 1943 à 84 ans (né le 10 février 1859), des suites de la maladie de Parkinson. Sa disparition ne fut pas un événement en raison de la guerre. L'historien Jean-Louis Rizzo, auteur d'une biographie d'Alexandre Millerand, lâcha comme un goût de destin inachevé : « Cet homme n’a jamais pu s’exprimer pleinement : la seule fois qu’il détint véritablement le pouvoir, en 1920, il le quitta volontairement pour une Présidence de la République qui lui apporta davantage de désillusions que de satisfactions. Le reste du temps, son caractère ombrageux, ses obstinations ainsi que ses erreurs éloignèrent de lui nombre de ses amis politiques. (…) Il n’en demeure pas moins qu’il fut parfois un précurseur, aussi bien dans l’affirmation d'un socialisme démocratique que dans la volonté de voir émerger un pouvoir exécutif fort. ».



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (09 juin 2024)
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Pour aller plus loin :
Alexandre Millerand.
La victoire des impressionnistes.
Les 120 ans de l'Entente cordiale.
Mélinée et Missak Manouchian.
Le Débarquement en Normandie.
La crise du 6 février 1934.
Gustave Eiffel.

Maurice Barrès.
Joseph Paul-Boncour.
G. Bruno et son Tour de France par Deux Enfants.
Pierre Mendès France.
Léon Blum.
Jean Jaurès.
Jean Zay.
Le général Georges Boulanger.
Georges Clemenceau.
Paul Déroulède.
Seconde Guerre mondiale.
Première Guerre mondiale.
Le Pacte Briand-Kellogg.
Le Traité de Versailles.
Charles Maurras.
L’école publique gratuite de Jules Ferry.
La loi du 9 décembre 1905.
Émile Combes.
Henri Queuille.
Rosa Luxemburg.
La Commune de Paris.
Le Front populaire.
Le congrès de Tours.
Georges Mandel.
Les Accords de Munich.
Édouard Daladier.
Clemenceau a perdu.
Au Panthéon de la République, Emmanuel Macron défend le droit au blasphème.
150 ans de traditions républicaines françaises.
 






https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240611-millerand.html

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23 mai 2024 4 23 /05 /mai /2024 17:42

« Nous sommes dans la situation où nous devons discuter les termes d'une nouvelle alliance dont la base serait une entente sur ce qui est essentiel, c'est-à-dire, la défense du monde libre, la défense des valeurs dans lesquelles nous croyons, qui nous sommes supérieures et que nous sommes chargés de défendre. » (Marie-France Garaud, le 15 avril 1981).




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On apprend que Marie-France Garaud vient de s'éteindre ce mercredi 22 mai 2024. Elle avait eu 90 ans il y a près de trois mois, et sa santé était déclinante depuis quelques années. Il est difficile d'évoquer son souvenir dans l'histoire politique de notre pays car je ressens un double sentiment contradictoire : j'ai énormément de respect pour elle, son intelligence, son audace, son courage, sa ténacité et son désintéressement, mais il faut convenir que je n'ai pas du tout les mêmes convictions. Certes, l'amour de la France et vouloir sa grandeur nous unissaient, mais pour savoir quoi faire pour préserver la grandeur de la France, nous n'avions à l'évidence pas les mêmes options.

Elle, elle prônait l'idéalisme dans une sorte de mythe gaulliste qui n'a jamais eu lieu. C'était du Zemmour puissance dix. Ce n'était pas : dans les années 1970, c'était mieux ! Car la Marie-France, elle ne supportait plus le RPR et le Jacques Chirac qui l'avait quittée honteusement pour préférer l'ambition aux convictions, selon elle. Elle, c'était peut-être les (fausses) images d'Épinal de De Gaulle en juin 1940, ou encore en septembre 1958, invoquant et incarnant la France. Elle était contre la globalisation, mais dire cela est assez inefficace sur que faire. C'est comme se dire contre la maladie, contre la guerre, contre les mauvaises choses qui nous arrivent. (Et pourtant, Marie-France Garaud n'est venue au gaullisme que tardivement car, séduite par Pierre Mendès France, elle avait voté non le 28 septembre 1958 au référendum sur la Cinquième République, et son zèle prétendu ultragaulliste venait qu'elle était une convertie récente).

La globalisations des échanges (personnes et biens) est pour moi une chance pour la culture, pour l'économie, pour l'innovation, pour la curiosité intellectuelle, mais dans tous les cas, qu'on la veuille ou pas, elle est là, et personne ne peut l'empêcher d'être. Ou alors, il ne resterait qu'une solution, devenir un pays replié sur lui-même, il n'y en pas plus beaucoup, peut-être la Corée du Nord (et encore !).

Et puis, il y a une autre réaction, celle de dire : la France n'est plus une puissance mondiale de premier ordre, c'est ainsi, c'est dommage, c'est regrettable mais à 70 millions d'habitants, on ne vaut pas grand-chose face au milliard d'habitants de l'Inde et de la Chine ou aux centaines de millions des États-Unis. Le seul moyen de maintenir une influence dans le monde, de préserver notre puissance nationale, c'est de changer d'échelle, de construire l'Europe avec un bloc de près de 500 millions d'habitants. L'Europe, c'est du pragmatisme, adopté dès son retour au pouvoir par De Gaulle lui-même qui a appliqué les premières années du Traité de Rome (il aurait pu le mettre à la poubelle). Emmanuel Macron est dans cette continuation de vouloir garder la France au top niveau, d'en faire un pays attractif pour ses investissements, son innovation, sa culture. Refuser la compétition internationale, c'est renoncer au combat, c'est admettre sans combattre que la France ne vaut plus rien, n'est plus capable d'être une puissance. Ce n'est pas une réaction de patriote.

Alors, oui, Marie-France Garaud s'est fourvoyée, à mon sens, dans une sorte de nostalgie de grandeurs impossibles. Quand elle a voté pour Marine Le Pen en 2017, elle l'a fait, selon elle, pour refuser que les Allemands nous dictent leur loi. Au lieu de quoi, en votant pour Marine Le Pen, elle préférait que ce fussent les Russes qui nous dictent leur loi.

Et pourtant, ce n'était pas faute d'être méfiante avec la Russie. Lorsqu'elle a été candidate à l'élection présidentielle de 1981, son allocution pour la campagne officielle était très claire, le 15 avril 1981 : « Ce soir (…), je veux vous parler de quelque chose qui sans doute est plus difficile mais qui me paraît dominer le reste. Parce que, je crois qu'il faut bien s'en rendre compte, nous sommes confrontés à un défi qui nous est imposé par une puissance étrangère, qui est l'Union Soviétique. Ce défi est fantastique. C'est le défi du communisme. Il met en cause notre liberté en tant qu'êtres humains et en tant que Français. Saurons-nous le relever ? De la réponse à cette question dépendent toutes les autres. Selon que nous serons libres ou pas, nous pourrons décider de notre avenir, nous pourrons décider des moyens et des politiques que nous voulons adopter, ou nous ne le pourrons pas. ».

Elle n'avait pas vu venir l'écroulement comme un château de cartes de l'URSS en 1989-1991. Mais elle avait vu juste sur l'annexion inacceptable (c'étaient ses mots) de l'Afghanistan par l'URSS : « [Les Soviétiques] se sont réarmés, ils ont envahi l'Afghanistan et ils ont avancé dans deux directions qu'ils ont très clairement définies : le Golfe pour nous priver du pétrole et l'Afrique par Libye et Cuba interposés, pour nous priver des matières premières. ».

Elle a ainsi reproché à Valéry Giscard d'Estaing d'être allé à Varsovie le 19 mai 1980 rencontrer Brejnev : « Ce qui s'est dit à Varsovie, mais ça n'a aucune espèce d'importance. Ce qui est versé dans les archives que nous pourrons lire dans trente ans, n'a aucun intérêt. Le fait politique, ce n'est pas le contenu de la conversation. C'est le fait d'aller à Varsovie. C'est le fait qu'après une invasion déclarée inacceptable, le chef d'État d'un des pays champions de la liberté se rende dans une démocratie populaire, rendre visite à l'agresseur sous la garde des autorités militaires soviétiques. Ça, c'est un fait qui a une double signification. D'une part, nous nous sommes désolidarisés d'avec le monde libre, et d'autre part, nous avons accepté ce que nous avions déclaré inacceptable. ».

Et de décrire ce que finalement Emmanuel Macron a fait à propos de l'Ukraine en faisant jouer les rapports de forces : « Il aurait fallu réunir autour de nous nos alliés (…). Il aurait été notre devoir de leur donner force, courage et unité pour que le monde libre puisse parler d'une seule voix, et dire ce qui était permis et ce qui était défendu, et que ce qui était défendu serait sanctionné. (…) Vous savez, non seulement la politique est une question de relations de forces, mais lorsqu'on est dans une situation de force, même relative, comme celle que je viens d'évoquer, il faut l'exploiter. C'est cela la vie politique, comme la vie tout court. ». C'était en effet sa conception de la vie politique.


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Conseillère des coups tordus de Georges Pompidou, à Matignon puis à l'Élysée, puis de Jacques Chirac jusqu'à ce qu'il l'ait "répudiée" en 1979, Marie-France Garaud s'est en effet présentée à l'élection présidentielle de 1981. Comme neuf candidats sur dix, elle a fait du "Giscard bashing" (le mot n'existait pas encore dans la tête des journalistes), ce qui était assez normal pour un Président de la République sortant : « Comment ne comprend-il pas que si je critique sa politique étrangère, ce n'est pas pour abaisser la France. Au contraire, c'est parce que je pense que la politique qu'il mène conduit à un abaissement de notre pays. Oh, je ne dis pas du tout qu'il l'ait voulu ni qu'il l'ait souhaité, ni même qu'il l'ait consenti. Je pense qu'il est plein de bonnes intentions, mais je pense qu'il s'est trompé. Et je pense qu'il s'est trompé par orgueil. Il s'est cru plus intelligent que les autres, et en particulier, plus intelligent que les autres chefs d'État. Il s'est fait des illusions. Il s'est fait des illusions sur la détente. Il s'est fait des illusions sur l'Europe. Il s'est fait des illusions sur le Tiers-monde. ».

On peut pourtant constater, avec quarante-trois ans de recul, que Valéry Giscard d'Estaing, au contraire, avait vu juste, en proposant l'élection au suffrage universel direct du Parlement Européen (elle-même a été candidate !), en proposant que les chefs d'État et de gouvernement se réunissent régulièrement en Conseils Européens, en proposant la création du G7 pour tenter d'harmoniser une politique monétaire mondiale qui nous était jusque-là très défavorable.

On a l'impression que les opposants à Emmanuel Macron recopient presque mots pour mots l'amertume au venin de Marie-France Garaud dont le combat contre le communisme est devenu le combat contre l'Europe, sans voir aucune contradiction que son seul mandat électif était d'être élue députée européenne en 1999 sur la liste improbable de Charles Pasqua et Philippe de Villiers.

Au-delà de sa puissance d'analyse hors du commun (malheureusement mal utilisée) et de sa ténacité (je l'ai vue à l'œuvre il y a moins d'une dizaine d'années encore discuter avec des souverainistes dans un couloir et sa passion restait intacte malgré l'âge), Marie-France Garaud, une grande amie de Simone Veil, était aussi une femme politique moderne. En fait moins politique que femme. Si elle, la haute-fonctionnaire, à la Cour des Comptes puis au Conseil d'État, n'a pas été au pouvoir, comme ministre, c'était parce qu'elle ne le voulait pas (justement, VGE le lui avait proposé en 1974), elle préférait rester dans les coulisses au service d'un candidat. Elle ne se voyait pas, pour paraphraser Charles Aznavour, en haut de l'affiche, en dix fois plus gros que n'importe qui... car elle préférait conseiller, influencer à exercer le pouvoir (du reste, c'était aussi la personnalité de Jean Monnet).

Mais quand elle a perdu son candidat, elle n'a pas hésité à se présenter elle-même à l'élection présidentielle (à l'époque, c'était très rare, Arlette Laguiller l'avait fait avant elle en 1974 et Huguette Bouchardeau l'a fait en même temps qu'elle en 1981), et elle l'a fait très bien, avec autorité et crédibilité (elle a quand même obtenu 1,3% sur tout le pays), surtout, sans faire prévaloir sa féminité comme cela a été le cas dans les années 2000. Il faut dire que, malin, François Mitterrand (qui n'était pas encore élu), a aidé Marie-France Garaud à recueillir les 500 parrainages nécessaires (Jean-Marie Le Pen n'a pas pu atteindre cet objectif en 1981) afin de renforcer la division des voix dans le camp du centre droit.

La voix de Marie-France Garaud s'était déjà un peu tue il y a quelques années et ses leçons de morale manquaient déjà à la classe politique. La grande dame vient de partir sur la pointe des pieds. Elle entre maintenant dans le grand livre d'histoire de France, celui des petites histoire comme celui de la grande histoire.



Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 mai 2024)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Marie-France Garaud.
Marie-la-France.
Texte intégral de l’Appel de Cochin communiqué par Jacques Chirac le 6 décembre 1978.
Souverainiste sous venin.
De Gaulle.
Jean Foyer.
Simone Veil.
Georges Pompidou.
Jacques Chaban-Delmas.
Jacques Chirac.
Pierre Messmer.
Valéry Giscard d’Estaing.
Pierre Juillet.







https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240522-marie-france-garaud.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/marie-france-garaud-et-une-254807

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/23/article-sr-20240522-marie-france-garaud.html




 

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21 mai 2024 2 21 /05 /mai /2024 03:24

« Personnellement, vous savez très bien que lorsque j'étais maire en fonction, j'ai toujours permis au bateau l'Aquarius de venir à Marseille. Il y a une question d'humanité. Je suis un démocrate chrétien, par conséquent, je suis sur la même ligne que l'archevêque de Marseille, actuellement cardinal, Monseigneur Aveline. » (Jean-Claude Gaudin, le 20 septembre 2023 sur France Bleu Provence).



 


C'est dans sa résidence secondaire de Saint-Zacharie, dans le Var, que l'ancien maire de Marseille Jean-Claude Gaudin est mort à l'âge de 84 ans et demi (né le 8 octobre 1939 à Marseille). Contrairement à l'image qu'il a eue de certains observateurs, une image de droite musclée, Jean-Claude Gaudin était un centriste, un centriste de droite, certes, mais un centriste d'abord.

D'où sa position pleine d'humanité sur les réfugiés voulant entrer en Europe : il comprenait parfaitement la position du pape François et il s'est félicité de sa venue à Marseille. Il disait d'ailleurs régulièrement à son conseil municipal, lorsqu'il était maire de Marseille : « Je veux rester maire tant que le pape ne vient pas à Marseille ! ». De quoi inquiéter les plus ambitieux ! Il a finalement quitté son bureau en juillet 2020 (à l'âge de 80 ans !) avant l'arrivée du pape, mais il a pu le voir à Marseille, trois ans plus tard, dans le Vélodrome qu'il avait lui-même rénové. Il en était très fier.

Il n'est pas non plus mort les bottes aux pieds, comme son illustre prédécesseur Gaston Defferre, mort à 75 ans après s'être disputé avec ses amis socialistes, et après trente-trois ans du mandat de maire. Jean-Claude Gaudin n'aura été que vingt-cinq ans maire de Marseille, c'était son bâton de maréchal, le poste qu'il convoitait depuis toujours, et il l'a reçu assez tardivement, à 55 ans (Gaston Defferre, à 42 ans). Il a mis trente ans pour atteindre la mairie. Mais il n'y avait pas que Marseille pour Jean-Claude Gaudin. Son champ d'action était la France.

Au début des années 1980, Jean-Claude Gaudin était l'un des leaders nationaux les plus importants de l'opposition UDF-RPR. Lui était UDF et, comme président du groupe UDF à l'Assemblée Nationale, il savait tonner de sa voix mélodieuse, l'accent marseillais, avec du coffre, il était en quelque sorte le Charles Pasqua des centristes ; à l'époque, Charles Pasqua était le président du groupe RPR au Sénat.

Issu d'une famille modeste (son père était un ouvrier démocrate chrétien, membre du MRP), Jean-Claude Gaudin a commencé sa vie professionnelle comme professeur d'histoire géographie dans un collège et lycée à Marseille. Il s'est fait élire conseiller municipal de Marseille pour la première fois en mars 1965 (à l'âge de 25 ans) : il était alors sur la liste du maire sortant Gaston Defferre, rassemblant des élus socialistes et des élus centristes. À l'époque, Gaston Defferre était une personnalité politique de la SFIO très importante sur le plan national, pressentie pour être candidat à l'élection présidentielle. Jean-Claude Gaudin était élu avec l'étiquette du CNIP, le parti d'Antoine Pinay, qui est devenu par la suite Républicains indépendants (RI), Parti républicain (PR) et UDF de Valéry Giscard d'Estaing, Démocratie libérale (DL) d'Alain Madelin, puis UMP de Jacques Chirac et Alain Juppé, et LP, de Nicolas Sarkozy.

 


Réélu en 1971 sur la liste du même, celle de Gaston Defferre, Jean-Claude Gaudin fut conseiller délégué chargé de la police administrative et de la protection civile. En 1977, il a "quitté" Gaston Defferre qui a dû intégrer les communistes dans sa majorité municipale, perdant ainsi toute son aile centriste. Gaston Defferre, qui aurait pu être le mentor, le parrain, est devenu l'adversaire irréductible.

Soutien de Valéry Giscard d'Estaing à l'élection présidentielle de 1974, il s'est fait élire député des Bouches-du-Rhône en mars 1978 (à l'âge de 38 ans) avec 53,7% des voix, en battant le député PS sortant Charles-Émile Loo, et s'est montré très rapidement comme l'un des ténors du giscardisme parlementaire. Il fut élu et réélu de mars 1978 à octobre 1989. Jean-Claude Gaudin est devenu une véritable personnalité nationale lorsqu'il a été élu président du groupe UDF à l'Assemblée Nationale en 1981, c'était désormais un groupe d'opposition, et il y est resté jusqu'en 1989.

Pendant ces huit années, il a été dans toutes les batailles politiques et parlementaires et était une bonne courroie de transmission de Jacques Chirac afin de sceller l'alliance entre l'UDF et le RPR contre la majorité socialo-communiste voulue par François Mitterrand. Gaston Defferre était alors l'indéboulonnable Ministre de l'Intérieur de 1981 à 1984, puis Ministre de l'Aménagement du Territoire de 1984 à 1986. Élu conseiller général de Marseille de 1982 à 1988, Jean-Claude Gaudin s'est présenté à la mairie de Marseille en mars 1983 dans un contexte très favorable au centre droit, mais avec un mode de scrutin (concocté par Gaston Defferre lui-même !) qui l'a défavorisé. Résultat, il a été balayé par le maire sortant.





Lors du retour de l'alliance UDF-RPR au pouvoir, en mars 1986, Jacques Chirac, de nouveau Premier Ministre, proposa à Jean-Claude Gaudin le Ministère des Relations avec le Parlement. Poste qu'il a refusé car il pensait que la cohabitation serait de courte durée.

Et puis, il avait gagné une autre bataille, celle des élections régionales, désormais au suffrage universel direct. Succédant à Michel Pezet, l'ancien dauphin de Gaston Defferre (et nouveau rival interne), Jean-Claude Gaudin a été élu président du conseil régional de Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA) en mars 1986, réélu en mars 1992 jusqu'en mars 1998. En 1986, il y a eu l'entrée massive aux régionales et aux législatives d'élus du Front national. Pour obtenir une majorité au conseil régional de PACA (le scrutin était à la proportionnelle : centre droit 47 sièges, gauche 45 sièges et FN 25 sièges), il a fait alliance tacite avec le FN, ce qui l'a discrédité auprès d'une partie du centre (Plantu le représentait alors avec un cactus). En 1992, Jean-Claude Gaudin avait deux adversaires de taille, Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie.

 


Son objectif était de battre la gauche. Il venait ainsi de la déboulonner au conseil régional que le PS détenait depuis sa création en 1974 et il espérait bien la déboulonner à la mairie en 1989. Mais la situation locale était plus difficile pour lui : d'une part, la mort de Gaston Defferre en 1986 a favorisé un socialiste très modéré, Robert Vigouroux qui, loin de vouloir n'être qu'un maire de transition, a été réélu sur des listes indépendantes en 1989, à la fois contre les listes socialistes et contre les listes de Jean-Claude Gaudin. Pour ce dernier, avec seulement 26,1% des voix, l'échec fut cinglant.

Dans son analyse, c'était son alliance avec le FN à la région en 1986 qui a été la cause de cet échec. Désormais, il fut l'adversaire total de l'extrême droite, allant jusqu'à appeler à voter pour le candidat communiste sortant Guy Hermier dans son duel avec un candidat FN aux élections législatives de 1993. N'oublions pas non plus qu'au début des années 1990, Bernard Tapie a fait son entrée tonitruante dans la vie politique, à la fois nationale mais aussi marseillaise, se faisant élire député, nommé ministre en 1992, menant une liste aux élection régionale de 1992, et aussi aux élections européennes de 1994. La perspective d'une candidature de Bernard Tapie aux municipales de 1995 à Marseille, faute de candidature à l'élection présidentielle, était une hypothèse impossible à exclure. Ses déboires judiciaires eurent raison de ses ambitions-là.

Auparavant, Jean-Claude Gaudin, toujours parlementaire, a changé d'assemblée : il s'est fait élire sénateur des Bouches-du-Rhône en septembre 1989 et le resta jusqu'en septembre 2017, sauf pendant sa période gouvernementale. Il présida brièvement le groupe des sénateurs indépendants en 1995.

L'année 1995 fut son année majeure. Encore sénateur et président du conseil régional de PACA, il s'est enfin fait élire maire de Marseille en juin 1995 (son premier adjoint était le gaulliste Renaud Muselier). Il aurait dû démissionner d'un de ces mandats, mais en étant nommé Ministre de l'Aménagement du Territoire, de la Ville et de l'Intégration du 7 novembre 1995 au 2 juin 1997 dans le second gouvernement d'Alain Juppé, il pouvait garder les deux mandats de chef d'exécutif (région et mairie) qu'il a pu prolonger jusqu'en mars 1998. Le centre droit perdit les élections régionales de 1998 à cause des nombreux élus FN, ce qui profita à la gauche et au socialiste Michel Vauzelle.
 


Jean-Claude Gaudin n'a repris un mandat de sénateur qu'en septembre 1998 où il occupa la vice-présidence du Sénat d'octobre 1998 à mars 2011 et d'octobre 2014 à septembre 2017. Entre mars 2011 et octobre 2014, il fut le président de l'imposant groupe UMP au Sénat, dans une période (à partir d'octobre 2011) où l'UMP était dans l'opposition sénatoriale (succédant à Gérard Longuet nommé Ministre de la Défense dans le gouvernement de François Fillon).

Il faut aussi rappeler que lors de la création de l'UMP en 2002, il fut partie prenante et même l'un des dirigeants les plus importants, comme vice-président délégué de l'UMP de 2002 à 2004 puis vice-président de 2004 à 2007 et de 2013 à 2014 (il fut même président par intérim de l'UMP du 16 juillet 2004 au 28 novembre 2004 après la mise en examen et la démission d'Alain Juppé). Il fut surtout le très influent président de la commission nationale d'investiture de l'UMP de 2002 à 2013 et le président du comité de liaison de la majorité présidentielle de 2009 à 2012, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Au sein de l'UMP et de LR, il a soutenu Jean-François Copé en novembre 2012, Nicolas Sarkozy en novembre 2016 et Laurent Wauquiez en décembre 2017.

À partir de 1995, l'attention de Jean-Claude Gaudin se porta principalement sur sa ville de Marseille. Il est resté maire de Marseille pendant quatre mandats, de mars 1995 à juin 2020. En 2008, il a battu les listes de Jean-Noêl Guérini (PS) ; en 2014, celles de Patrick Mennucci (PS) et celles de Stéphane Ravier (FN).


Il fut élu également président de la communauté urbaine de Marseille de 1995 à 2008 (en 2008, Renaud Muselier échoua à lui succéder au profit d'un socialiste), puis président de la métropole d'Aix-Marseille-Provence de 2015 à 2018. Il fut par ailleurs président de l'Association des communautés urbaines de France de 2002 à 2003. À la fin de l'été 2015, un membre du Conseil Constitutionnel, Hubert Haenel est mort. Le Président du Sénat, Gérard Larcher, chargé de nommer son remplaçant, proposa alors à Jean-Claude Gaudin ce mandat. Ce dernier refusa car il voulait mettre en place la métropole Aix-Marseille après sa réélection en mars 2014 (son installation a eu lieu le 9 novembre 2015). Jean-Jacques Hyest succéda finalement à Hubert Haenel au Conseil Constitutionnel.
 


Jean-Claude Gaudin a démissionné de la présidence de la métropole le 6 septembre 2018 pour protester contre les intentions du gouvernement de fusionner la métropole avec le département. Martine Vassal lui a succédé, également présidente du conseil départemental des Bouches-du-Rhône depuis mars 2015. Pour les élections municipales de 2020, Jean-Claude Gaudin a soutenu la candidature de Martine Vassal contre son ancien dauphin Bruno Gilles, mais ce fut la gauche qui gagna (l'écologiste Michèle Rubirola, puis le socialiste Benoît Payan).

S'il a réussi à s'épanouir politiquement à Marseille, Jean-Claude Gaudin n'a sans doute pas eu ce qu'il méritait sur la scène nationale, à savoir un grand ministère comme l'Intérieur ou la Défense. Il faisait partie de ces responsables politiques qui n'avaient pas besoin de titre pour avoir l'écho espéré des médias ; lui seul suffisait, sa propre identité suffisait à faire entendre sa voix, sans forcément avoir eu besoin de ses nombreux titres et autres dont les deux principaux furent d'être à la tête de la région PACA de pendant douze ans et d'être maire de Marseille pendant vingt-cinq ans.

Lors de sa retraite, Jean-Claude Gaudin est intervenu pour dire sa grande fierté que le pape François ait choisi Marseille pour seul voyage en France depuis le début de son pontificat. Son amour de Marseille a sans doute influencé son analyse sur le possible prochain pape : pourquoi pas le cardinal Jean-Marc Aveline (65 ans), archevêque de Marseille depuis le 8 août 2019 ? Réponse le 20 septembre 2023 sur France Bleu Provence : « Ce dont je suis sûr, c'est que c'est un excellent archevêque, il est très estimé. Ensuite, depuis qu'il est cardinal, je regarde son agenda. Je suis stupéfait de tous les engagements qu'il prend. Il est un symbole et un grand défenseur de l'Église catholique et de l'Église qui est à Marseille. ».

Dans cette même interview, Jean-Claude Gaudin concluait en affirmant qu'il était en assez bonne santé malgré son grand âge : « Je vais plutôt bien. Je vais avoir 84 ans dans quelques jours, alors je commence à avoir les problèmes de cet âge-là ! Voyez-vous, j'ai les chevilles qui gonflent... Généralement, pour les hommes politiques, c'est la tête qui gonfle ! Néanmoins, mon cœur va bien et ma tête aussi. (…) Au fur et à mesure qu'on avance dans l'âge et que l'on commence à avoir quelques petits problèmes de santé, Dieu merci, ils ne sont pas trop graves, on pense à ce que sera l'au-delà... Moi, j'espère que je n'irai pas au purgatoire et que j'irai au ciel directement. ».


Ce mardi 21 mai 2024 à 17 heures, à la mairie de Marseille, Benoît Payan présidera une cérémonie d'hommage en l'honneur de son prédécesseur, quelques jours avant son enterrement. RIP.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 mai 2024)
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Pour aller plus loin :
Jean-Claude Gaudin.
Claude Malhuret.
Valéry Giscard d’Estaing.
Philippe de Villiers.
Jean-Pierre Soisson.
François Léotard.
Michel Poniatowski.
Jean-Pierre Raffarin.
Jean-Pierre Fourcade.
Jean de Broglie.
Christian Bonnet.
Gilles de Robien.
La France est-elle un pays libéral ?
Benjamin Constant.
Alain Madelin.
Les douze rénovateurs de 1989.
Michel d’Ornano.
Gérard Longuet.
Jacques Douffiagues.
Jean François-Poncet.
Claude Goasguen.
Jean-François Deniau.
René Haby.
Charles Millon.
Pascal Clément.
Pierre-Christian Taittinger.
Yann Piat.
Antoine Pinay.
Joseph Laniel.
 




https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240520-jean-claude-gaudin.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/jean-claude-gaudin-pas-seulement-254759

http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2024/05/20/article-sr-20240520-jean-claude-gaudin.html



 

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