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16 novembre 2022 3 16 /11 /novembre /2022 04:00

« Un être humain s'habitue à tout, surtout s'il a cessé d'être humain. » (José Saramago, "L'Aveuglement", 1995).




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Je reviens sur le sauvetage de 234 réfugiés par l'Ocean Viking qui a été autorisé par la France à accoster au port militaire de Toulon le 11 novembre 2022. Il faut d'abord savoir que ces 234 migrants n'ont pas été tous accueillis par la France puisqu'une grande partie d'entre eux vont être accueillis par dix autres pays européens. Mais même si cela n'avait pas été le cas, comment l'accueil de 234 personnes pourraient déstabiliser un grand pays de près de 68 millions d'habitants comme la France ?

On parle alors d'un "signal" qui encouragerait les candidats à l'immigration à venir en France sous prétexte que la France, dans son esprit humaniste, a voulu sauver la vie de 234 personnes. Il faut arrêter avec cet argument qui n'est qu'un alibi à la xénophobie, à l'égoïsme et à l'indifférence mortifère, et qui est un point de vue strictement égocentré. Les vrais signaux, si les supposés bien informés candidats migrants devaient les connaître, ceux qui font le plus de bruits, ce devraient être plutôt les sondages, ce devraient être les sentiments nombreux, exprimés jusque dans l'hémicycle de l'Assemblée Nationale, ce devraient être les fortes audiences électorales et médiatiques de l'extrême droite et de ses supplétifs intellectuels ou électoraux qui devraient décourager depuis quarante ans ces personnes de traverser la mer au péril de leur vie. Mais cela ne se passe pas comme ça. Il y en a toujours qui tentent et retentent leur chance.

Prenons un autre exemple. Au Pas-de-Calais, une scène quasi-quotidienne pour la traversée de la Manche (notez bien que dans ce cas-là, ces migrants veulent fuir la France pour rejoindre l'Angleterre) : un pêcheur français
(Olivier Folcke, je crois) a ainsi sauvé le dimanche 13 novembre 2022 trois réfugiés de la noyade et de l'hypothermie qui avaient été jetés dans la mer parce qu'il n'y avait plus de place sur un bateau pour la traversée : « Ils ont pris trois migrants et ils les ont jetés à l'eau. Alors je suis arrivé assez vite sur eux. Ils étaient en train limite de se noyer. ». Les courants marins ainsi que la température auraient eu raison de ces candidats à la traversée, même s'ils étaient très bon nageurs. Rien que du 11 au 13 novembre 2022, 142 migrants ont été sauvés d'une mort certaine des eaux de la Manche. Les côtes britanniques sont à une trentaine de kilomètres. De nombreux candidats veulent traverser dans des embarcations de fortune malgré le grand danger en raison du trafic maritime, plus de 400 navires de commerce y circulent chaque jour.

Du reste, face à ces 40 000 personnes (selon la BBC) qui tentent chaque année de traverser la Manche au péril de leur vie, les Ministres de l'Intérieur français et britannique, Gérald Darmanin et Suella Braverman ont signé un nouvel accord ce lundi 14 novembre 2022 pour empêcher ces traversées illégales, principalement engager plus de moyens du côté de la France avec une plus grande aide budgétaire britannique.

Dans le reportage sur BFMTV, le pêcheur ne se sentait pas un héros. Pas d'exploit pour lui, mais peut-être quand même un sentiment de devoir accompli, presque une joie d'avoir sauvé des êtres humains, et, implicitement, une colère contre les passeurs, contre ceux qui savent très bien que les traversées sont périlleuses, et qui, pour certains, criminels, jettent délibérément des personnes à la mer. Les trois candidats à l'immigration sur les côtes britanniques ont été pris en charge par les secours sur la côte près de Calais, ils ont été réchauffés, soignés. Un journaliste a interrogé l'un d'eux qui revenait donc de loin, il était promis à une mort assurée et il en est revenu grâce au pêcheur. Malgré cela, dans un anglais approximatif, le migrant a réussi à faire comprendre au journaliste qu'il recommencerait à la prochaine occasion, que ce risque de mort, ce danger de mort n'était pas une raison pour ne pas retenter sa chance, pour ne pas retenter une nouvelle vie.

Dans le livre déjà cité la semaine dernière visant à soutenir SOS Méditerranée, Éric Fottorino parle d'une femme venue le voir qui avait rencontré un "ancien" migrant : « La mer représentait pour lui un danger mortel en même temps qu'un sésame d'espérance. (…) Il s'était dit que cette mer avait tous les pouvoirs. Qu'elle était capable d'effacer toute sa vie passée, ou d'effacer toute sa vie future. Il n'a rien ajouté, et tant d'années après ce périple dont il garde en lui les traces douloureuses, elle sait les risques insensés qu'un réfugié a dû affronter pour être là. ». Il parle aussi de la mort de trois Algériens sur la ligne de chemin de fer pour Saint-Jean-de-Luz : « J'avais entendu parler de ces trois victimes endormies près d'une voie ferrée, qu'un TER avait percutées dans leur sommeil. Un phénomène devenu fréquent que ces migrants qui suivent les rails à pied pour déjouer les contrôles de police sans cesse renforcés. Plus les conditions d'entrée sur notre territoire sont durcies, plus ils empruntent des voies dangereuses au péril de leur vie. ».

La romancière Marie Darrieussecq, quant à elle, propose la devise éloquente d'un réfugié irakien : « Notre passé est tragique, notre présent est insupportable, heureusement, nous n'avons pas d'avenir. ». Mer ou désert, les dangers sont bel et bien pris en compte dans la balance. L'écrivaine est allée au Niger en 2014 : « Le désert est un obstacle massif, mais tous ceux qui ont bien voulu m'en parler m'ont dit l'avoir moins craint que la mer. Pourtant, ils me racontaient aussi que quand un camion tombe en panne, les passeurs trouvent souvent moins cher d'abandonner la cargaison humaine que d'aller chercher des secours. Un humain mort occasionne moins de frais qu'un humain vivant. Les cigarettes sont moins pénibles à transporter, et la cocaïne est plus rentable. (…) Niamey était (…) le point de non-retour des "refoulés". En 2014, c'est là que la Libye et l'Algérie déportaient les "illégaux", suite à la politique européenne de blocage des frontières de Frontex. (…) Ceux qui s'appelaient eux-mêmes "les échoués" n'avaient rien. (…) Piégés dans la nasse du Niger, ils n'avaient pas les [50 euros] pour rentrer chez eux par les lignes de bus (…). Certains (…) n'avaient plus aucune existence légale nulle part sur la planète, faute d'état-civil pour se prouver d'un pays. ».

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Il est là, le nœud du problème : les candidats aux traversées maritimes savent très bien qu'ils risquent leur vie, ils l'ont intégré dans leur acte presque fou d'avoir une nouvelle vie. Leur vie actuelle est tellement misérable (pour différentes raisons, les deux principales : économique, pays pauvre, ou politique, pays en guerre ou répression) que leur détermination est quasi-suicidaire, puisque le spectacle désolant, scandaleux, des morts dans les mers ne suffit pas et ne suffiront jamais à les dissuader. Aut Caesar aut nihil, en version revisitée.

De plus, ces candidats à l'asile sont loin d'être au courant des déclarations des gouvernements, des lois, des décrets de chaque pays européen, ils n'ont pas forcément (certains oui, mais pas tous) l'instruction nécessaire pour connaître précisément la situation juridique dans nos différents pays. Ils ont juste l'idée vague, extraordinaire, idéaliste que l'Europe est un eldorado, les États-Unis aussi mais c'est beaucoup trop loin pour eux, le principal eldorado est d'ailleurs la Grande-Bretagne, pas la France, et l'Allemagne aussi passe avant la France. Après tout, combien de générations de militants communistes sincères en France ont cru que l'URSS était un eldorado ? Un paradis sur Terre ? Cette vision fantasmée de nos pays, personne ne leur ôtera, pas même en laissant dans la mer d'autres naufragés promis à la mort certaine. D'ailleurs, la politique anti-immigrationniste de Boris Johnson entre 2019 et 2022 n'a pas dissuadé les candidats à la traversée de la Manche qui sont chaque année de plus en plus nombreux. Où sont les signaux ? Quels signaux ?!

Donc, tous les discours visant à dire : il ne faut pas donner de signal de l'accueil généralisé des migrants, ce sont discours démagogiques qui sont destinés simplement à récupérer un électorat troublé, inquiet, angoissé. Ce sont des discours dégueulasses car ils nient l'humanité de ces migrants naufragés, ils nient leur propre caractère humain, qui ne seraient plus que des choses au service d'une récupération politique.

Or, tous ces patriotes, je le répète encore aujourd'hui, qui assurent la main sur le cœur leur amour de la France, voire de l'Europe (comprendre : la civilisation européenne chrétienne, pas les zorribles zeurocrates de Bruxelles), au prix de laisser mourir tous les autres habitants de la Terre tentant péniblement d'aborder nos rives, ces patriotes de pacotille devraient se rappeler que notre belle France, notre belle patrie, elle n'est pas seulement un territoire, elle est aussi des valeurs, et nos valeurs nous commandent de ne pas réfléchir, quand il y a des êtres humains en danger de mort, il faut venir les sauver si on en est capable. Sinon, on est délibérément des meurtriers, et cela fait partie de nos valeurs de la France éternelle sans lesquelles la France ne serait jamais la France, même fantasmée, cette fois-ci, par ces nationalistes d'opérette.

Au-delà des idéologies et des postures politiciennes, le patriotisme, ce n'est pas seulement la défense de notre territoire, qui, aujourd'hui, n'est envahi par personne, personne ! C'est aussi la défense de nos valeurs, qui, elles, sont envahies matin midi et soir par cette idéologie paranoïaque qui place stupidement chaque personne étrangère au centre de tous nos malheurs.

Mais avant les opinions, il y a d'abord la loi. Dans le livre déjà cité, la romancière Maylis de Kerangal (née justement à Toulon), rappelle opportunément que depuis 2004, le droit maritime impose aux navires qui ont secouru des migrants de les débarquer "en lieu sûr". Et la définition de l'ONU est très précise : « Un lieu sûr est un emplacement où les opérations de sauvetage sont censées prendre fin. C'est aussi un endroit où la vie des survivants n'est plus menacée, et où l'on peut subvenir à leurs besoins fondamentaux (tel que des vivres, un abri et des soins médicaux). De plus, c'est un endroit à partir duquel peut s'organiser le transports des survivants vers leur prochaine destination ou leur destination finale. ».

Et l'écrivaine de commenter : « Une définition qui met à mal les politiques migratoires des États européens : au-delà du repas chaud et de la couverture, au-delà de la visite médicale et de la prise en charges des traumas physiques ou psychologiques, elle rappelle alors que le "lieu sûr" est d'abord un lieu où la vie n'est plus menacée, et localise un point d'où l'on pourra repartir, continuer. Où quelque chose est censé se poursuivre. (…) Le port sûr serait donc la fin de la peur. La peur d'être battu, dépouillé, violé, enfermé, torturé, la peur d'être arrêté, contrôlé, et renvoyé au point de départ. Il signerait la fin de l'affolement, du qui-vive, les muscles qui se rétractent sous la peau et la respiration qui se dérègle, la disparition du sommeil, et de cette sensation d'être pris de vitesse, le cerveau subitement court-circuité par la panique. ».

Enfin, je termine sur un retour aux sources bretonnes du sauvetage en mer. L'humoriste François Morel a retrouvé une excellente chanson du poète et marin breton Yves-Marie Le Guilvinec qui est né à Trigavou entre Dinan et Dinard et qui a péri en mer à l'âge de 30 ans en 1900 (son père, également pêcheur, avait aussi péri en mer). Ce Breton serait d'ailleurs inexistant selon certains, sa page Wikipédia a été supprimée le 28 septembre 2017 car considérée comme un canular. Pourtant, François Morel a découvert par hasard dans un vide-grenier de Saint-Lunaire, en Ille-et-Vilaine, de vieilles revues dont "La Cancalaise" de 1894 où était reproduit le texte de douze chansons, originales et singulières, d'Yves-Marie Le Guilvinec que le chroniqueur de France Inter a ressuscitées et revisitées dans un spectacle.

Parmi les chansons redécouvertes, le fromager des Deschiens a ressorti "Quand un homme" qui commence ainsi :

« Quand un homme tombe à la mer
Si tu es marin
Si tu es humain
Comme à un frangin
Tu lui tends la main
Tu le ramènes sur la terre

Celui qui est tombé dans la mer
Quand un homme va se noyer
Si tu es marin
Simplement humain
Il faut s'employer à le repêcher
Pas le moment de discuter

Quand un homme va se noyer
Faut pas lui demander
S'il a des papiers »
.

Et elle se termine ainsi :

« Et honte sur toi
S'il te vient l'idée
De les laisser crever »
.
(Le pronom "les" reprend "les gars" à sauver "de leur enfer").

Et François Morel de constater brièvement : « Quand on la chantait autour des années 1890-1895, la chanson ne faisait aucunement polémique. Elle rappelait simplement le code de bonne conduite des marins qui avaient à cœur de ne pas laisser mourir des naufragés. Aujourd'hui, les défenseurs du "C'était mieux avant" accuseraient ces sauveteurs d'être des complices de la gauche immigrationniste, de la mafia des bien-pensants... ». Histoire de dire que vouloir sauver des personnes à la mer, c'est juste faire preuve ...d'un peu d'humanité.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (14 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
L'Ocean Viking et la défense de la patrie.
Mehran Karimi Nasseri.
Le drame de l'Ocean Viking : bravo à la France et à Emmanuel Macron !
Incident à l'Assemblée : la sanction disciplinaire la plus lourde de la Ve République !
Incident raciste : 89 nuances de haine à la veille du congrès du RN ?

Les turbulences du droit de vote des étrangers.
Robert Ménard, l’immigration et l’émotion humanitaire.
La misère du monde.
Éric Zemmour et l’obsession de l’immigration.
François Bayrou et la préservation du modèle sociale français.
Migration : la faute aux secours ? (blog de Koz du 18 juin 2018).
Documentation sur les sauvetages de migrants dans la mer Méditerranée depuis 2014.
Une collusion tacite des secours humanitaires avec les passeurs criminels ?
Le radeau Aquarius.
Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
Mamoudou Gassama.
Donner sa vie.
L’esprit républicain.
Ce qu’est le patriotisme.
L'horreur en pleine mer : rien n'a changé.
Une politique d’immigration ratée.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221113-ocean-viking.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/l-ocean-viking-et-la-defense-de-la-244971

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/11/13/39707883.html









 

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11 novembre 2022 5 11 /11 /novembre /2022 18:37

« Le métier d'être humain est certes ardu, mais la responsabilité nous enjoint collectivement au sérieux précisément parce que c'est notre propre humanité qui est en question. » (Abd Al Malik, le 4 novembre 2022).



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Le bateau Ocean Viking est un navire de sauvetage en mer des rescapés de la traversée de la Méditerranée à l'initiative de l'association SOS Méditerranée. On a pu observer à quel point cette question est sensible puisque cela a valu une polémique et une sanction lourde à l'Assemblée Nationale, dans un clivage entre l'extrême droite et le reste de la classe politique, y compris le groupe LR.

À son bord, l'Ocean Viking a secouru 234 rescapés d'un naufrage et depuis une vingtaine de jours, il cherchait en urgence à accoster à un port. L'Italie, dirigée désormais par la Première Ministre d'extrême droite Giorgia Meloni (j'insiste sur le qualificatif de l'extrême droite puisque, malgré ce qu'elle revendique, il y a les actes, ou les non-actes qui font foi), a refusé d'accueillir ce navire sur les côtes siciliennes (tandis que l'Italie a déjà accueilli 90 000 réfugiés).

Ce vendredi 11 novembre 2022 dans la matinée, au port militaire de Toulon, la France a accueilli finalement l'Ocean Viking dans un contexte d'urgence humanitaire, et les 234 réfugiés vont être répartis dans onze pays européens, en particulier l'Allemagne, la Roumanie, le Portugal, la Croatie, la Bulgarie, l'Irlande, la Lituanie, la Finlande et la Norvège (mais pas l'Italie avec qui la France est désormais en froid diplomatique).

La décision a été prise la veille, et le Ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin a déclaré le 10 novembre 2022 : « J'ai bien précisé, à la demande du Président de la République, que c'est à titre exceptionnel que nous accueillons ce bateau, au vu des quinze jours d'attente en mer que les autorités italiennes ont fait subir aux passagers. ». En outre, au journal de 20 heures de TF1 le 10 novembre 2022, il a tenu à ajouter : « Les personnes ne relevant pas du droit au séjour et de l'asile sur notre territoire feront l'objet de procédure d'éloignement sans délais. ».

La France a, en outre, évacué de l'Ocean Viking et secouru en Corse, dès le 10 novembre 2022, trois passagers en situation très grave qui ne pouvaient pas attendre l'arrivée à Toulon. L'évacuation sanitaire a eu lieu à l'hôpital de Bastia où une cellule d'urgence médico-psychologique a été ouverte.

Sophie Beau, la directrice de SOS Méditerranée, s'est dit soulagée de la décision française mais a regretté auprès de l'AFP la situation qui a été un calvaire pour de nombreux rescapés à bord, qui avaient besoin d'être soignés. Selon elle, « la situation de l'Ocean Viking montre qu'il est urgent que les États européens mettent en place un mécanisme de répartition pérenne ».

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En France, l'extrême droite a réagi avec un stupide réflexe pavlovien, c'est son fonds de commerce, en condamnant la mesure humanitaire du gouvernement. Pour Marine Le Pen, dans un tweet, « Emmanuel Macron lance un signal dramatique de laxisme. », tandis que l'ancien candidat Éric Zemmour a dénoncé « un terrible signal [envoyé] aux passeurs ». Bruno Retailleau, candidat à la présidence de LR, a aussi dénoncé la mesure en considérant que c'était le port le plus proche qui devait accueillir l'Ocean Viking, à savoir, selon lui, un port tunisien ou libyen.

À ces cyniques sans cœur, sans aucune humanité, je rappellerai une seule chose : dans cette affaire de l'Ocean Viking, il n'était pas question d'immigration mais de sauvetage de vies humaines qui étaient en danger absolu. Quand vous marchez sur un trottoir, en ville, et qu'un passant tombe près de vous d'une crise cardiaque, vous ne lui demandez pas sa carte d'identité ni sa nationalité, vous tentez avant tout de la sauver, de le secourir. C'est un acte humanitaire, de solidarité humaine basique et ne pas le faire serait même un délit (non assistance à personne en danger). En mer, le droit européen est même plus contraignant puisqu'il y a obligation à secourir un navire en détresse. Et méfiez-vous de cette extrême droite qui se revendique catholique, elle n'est catholique que pour des raisons identitaires, pour mieux revendiquer des racines anciennes mythiques. Mais être catholique, c'est d'abord être solidaire des autres humains, le pape François l'a souvent répété, la Parole de Dieu, c'est de l'amour, ce n'est pas de la haine.

Dans un petit livre de soutien à l'association SOS Méditerranée chez Gallimard, sorti le 4 novembre 2022 et imprimé dès le 3 octobre 2022 (dont tous les bénéfices seront reversés à l'association humanitaire), parmi les artistes qui y ont participé, Abd Al Malik propose deux observations. La première est que l'extrême droite est sans arrêt en progression en France et en Europe, et l'élection de 89 députés RN en est une impressionnante illustration, et ce contexte électoral entraîne une certaine indifférence de la classe politique en général : « Quelle attitude adopter, alors, face au furieux désintérêt, au silence vil et honteux du pays de droits de l'homme et de l'Europe de la solidarité, valeur fondatrice de l'Union, devant l'obscène récurrence des tragédies qui ont lieu au large de nos côtes depuis 2015 ? ».

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La seconde observation, c'est qu'il y a bien une solidarité à deux vitesses, puisque la France et l'Europe n'ont pas hésité à trouver rapidement des solutions d'accueil aux réfugiés ukrainiens : « Si on était cohérents avec nous-mêmes, me suis-je dit, si la France et l'Europe ne s'égaraient pas dans ce cynisme incompréhensible, absurde, et voulaient véritablement sauver ces femmes, ces enfants et ces hommes qui meurent en Méditerranée, les protéger vraiment, cela aurait été fait de multiples manières, et depuis longtemps. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à voir la façon dont, précisément, et à juste titre, sont traités les réfugiés ukrainiens. (…) C'est bien l'absurdité en acte, ou la solidarité européenne à la carte, qui met en mouvement une politique toujours plus lâche et inhumaine, trop souvent en parfaite harmonie avec une idéologie si rance (…) qu'on ne sait plus vraiment pourquoi ni comment on doit la combattre (…). ». Entre autre idéologie si rance, la qu'il-retourne-en-Afrique : « Ici, la parole servait moins à exposer la pensée qu'à compenser son absence. ».

Abd Al Malik ainsi dénonce l'amalgame savamment répété sur les réfugiés qui seraient criminels, encore observé lors du terrible meurtre de Lola : « Au fond, l'absurde de cette situation, c'est d'abord la construction d'un récit. L'entêtement d'un récit. Un récit dans lequel des exilés et des réfugiés fuyant guerres et dictatures sont représentés comme des criminels de droit commun alors que les législations européenne et internationale sont censées les mettre sous la protection de la Convention de Genève. Un récit dans lequel Françaises et Européennes, Français et Européens, sont, dans les inconscients et les imaginaires collectifs, caractérisés par une certaine couleur de peau, l'appartenance à une religion ou à une culture religieuse immémoriale. Un récit dans lequel le monde occidental est peu ou prou le seul et unique vecteur de civilisation et d'universel. Un récit binaire, finalement, dans lequel il y a toujours "nous" et "eux"... ».

Le chanteur amoureux de Jacques Brel et Albert Camus dénonce enfin « cette croyance en l'extrême droite comme solution crédible de sortie de crise » : « L'absurde est donc cette hallucination collective phénoménale par laquelle une partie grandissante de l'Occident en est arrivée à prendre cette idéologie folle, ayant déjà par le passé prouvé de la manière la plus vive son caractère éminemment mortifère, pour une force positive de changement. ».

Une soirée de lecture au Théâtre du Rond-Point, à Paris, est organisée le lundi 19 décembre 2022 à 19 heures 30, en soutien à SOS Méditerranée. Il n'y a pas besoin d'être engagé politiquement pour soutenir les actions humanitaires, pour sauver des vies, il suffit juste d'être humain.


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Sylvain Rakotoarison (11 novembre 2022)
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Pour aller plus loin :
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Les turbulences du droit de vote des étrangers.
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Aymen Latrous.
L’affaire Leonarda.
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Ce qu’est le patriotisme.
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4 novembre 2022 5 04 /11 /novembre /2022 04:10

« Qu'il retourne en Afrique ! » (Grégoire de Fournas, le 3 novembre 2022 dans l'hémicycle).



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La nature profonde revient toujours au galop, d'une manière ou d'une autre, malgré les mots d'ordre policés de respectabilité et de responsabilité. Le Rassemblement national qui se réunit en congrès ce samedi 5 novembre 2022 pour départager qui, de Jordan Bardella, le chouchou de Marine Le Pen, ou de Louis Aliot, l'ex de Marine Le Pen, sera le président du RN pendant que Marine Le Pen continuera à présider le groupe des 89 députés RN élus à l'Assemblée Nationale en juin 2022.

Incontestablement, sa stratégie de respectabilité se heurte à la nature profonde de ce parti dont l'histoire demi-centenaire est éloquente. Lors de la séance des questions au gouvernement le jeudi 3 novembre 2022 à l'Assemblée Nationale, peu avant 17 heures, un député RN a interrompu un orateur en exprimant un sentiment présumé raciste qui a scandalisé l'ensemble des autres groupes de l'hémicycle.

Il s'agissait d'une question posée par le député FI Carlos Martens Bilongo sur les difficultés que rencontre l'Ocean Viking qui a secouru 234 candidats migrants rescapés d'un naufrage en Méditerranée. Ceux-ci sont bloqués sur le pont du bateau depuis une douzaine jours.

Certes, au-delà de la question légitime sur le sort de ces naufragés et de son volet humanitaire, le jeune député FI n'avait pas omis le côté volontiers provocateur de sa question puisqu'au-delà du gouvernement, il s'adressait aussi à ses collègues du RN : « J’aimerais dire à la collègue du Rassemblement national qui, du haut du perchoir de l’Assemblée Nationale, croit pouvoir organiser les opérations de sauvetage en Méditerranée, avec la plus grande désinvolture et sans autre mérite que d’être née dans un pays en paix : ne vous en déplaise, leurs vies comptent ! ».

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Revenant au sort des rescapés, Carlos Martens Bilongo a poursuivi : « L’Ocean Viking a adressé aujourd’hui sa septième demande d’assistance aux autorités maritimes italiennes. L’île de Malte, tout aussi proche, n’a tout simplement pas répondu aux trois demandes qui lui ont été adressées. Le blocage de ces personnes est une violation grave du droit de la mer. L’évaluation du statut et de la nationalité des personnes secourues ne doit pas retarder le débarquement des survivants. Je ne peux que partager l’inquiétude de ces migrants, à l’heure où la nouvelle Première Ministre italienne s’est engagée à bloquer l’arrivée des immigrants en provenance d’Afrique. Quelle sera l’action du gouvernement français sur le sujet ? Quelle forme la coopération avec l’Italie prendra-t-elle ? Allez-vous vous saisir, avec les autres pays européens, de la question de la répartition des migrants ? Malte ne répond plus aux demandes de coordination de sauvetage. ».

En clair, le député FI demandait au gouvernement de s'activer pour les aider, auprès des autorités italiennes et maltaises, et plus généralement, de coordonner les politiques européennes. Et puis, il a commencé une phrase qu'il n'a jamais pu achever : « Les personnes secourues se trouvent dans une situation d’urgence absolue et les prévisions météo indiquent une détérioration significative du climat… ».

Ses propos ont été coupés par le député RN Grégoire de Fournas qui a crié dans l'hémicycle : « Qu'il retourne en Afrique ! ». Tollé général dans l'assistance. Beaucoup de députés se sont levés et ont demandé une sanction immédiate auprès de la présidente de séance, Yaël Braun-Pivet. Pour de nombreux députés, et pas seulement de gauche, cette saillie est tout simplement du racisme. Le sens en restait confus car personne ne connaît l'intention, si c'était de dire au député d'origines congolaise et angolaise de retourner en Afrique (mais il est né à Villiers-le-Bel), auquel cas ce serait une injure raciste très forte, ou si c'était de dire que le bateau doit retourner en Afrique, ce qui serait stupide car le besoin d'être secouru impose que le port le plus proche l'accueille (il y a obligation de sauvetage), et cette indifférence au sort de ces personnes en danger de mort est également contraires aux plus élémentaires des valeurs humanitaires.

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Dans un chahut inaudible, après avoir demandé quel député avait sorti cette idiotie, Yaël Braun-Pivet a été obligée de suspendre la séance de cinq minutes pour la reprendre très temporairement et pour dire : « Chers collègues, pouvez-vous me laisser parler, s’il vous plaît ? Compte tenu de l’événement grave qui vient de se dérouler, je vous propose d’en confier le traitement à la prochaine réunion du bureau de l’Assemblée, prévue mercredi prochain. Cette instance est la plus à même, selon moi, de déterminer si les faits qui ont été commis à l’instant sont passibles d’une sanction et de quelle sanction. Je vous propose donc, chers collègues, de porter ce point à l’ordre du jour de la prochaine réunion du bureau. ».

Une députée insoumise a alors réclamé une sanction immédiate, mais la présidente a expliqué : « Chère collègue, l’article 74 de notre règlement prévoit que les peines disciplinaires applicables aux membres de l’Assemblée sont : le rappel à l’ordre, le rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal, la censure et la censure avec exclusion temporaire. Ces deux dernières sanctions ne peuvent être prononcées que par le bureau. Si vous voulez que je prononce une sanction immédiate, ce sera donc un simple rappel à l’ordre ou un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal. Compte tenu de la gravité des faits, je préfère renvoyer la question au bureau. Une réunion du bureau est prévue mercredi prochain. Le bureau de l’Assemblée est l’organe pluraliste compétent pour se prononcer sur ce qui vient de se passer dans l’hémicycle. ».

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En fin de compte, le gouvernement n'a pas pu répondre à la question car, à cause de l'état d'excitation de l'hémicycle, Yaël Braun-Pivet a finalement clos la séance jusqu'au lendemain : « Étant donné l’émotion légitime qui s’est emparée des membres de l’Assemblée et du Gouvernement, je lève la séance des questions au gouvernement. Nous nous retrouverons demain à quinze heures trente, pour la discussion de la motion de censure, ainsi qu’en a décidé la conférence des présidents. ».

Le député Grégoire de Fournas, qui gère un domaine familial de viticulture dans le Médoc, favorable aux chasseurs et contre les éoliennes, avait déjà montré sur les réseaux sociaux sa grande tolérance des opinions qui frisaient le racisme. Il prétend qu'il a voulu parler du bateau et pas de l'orateur, mais au fond, ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel, c'est que ce député se moque bien du sort des centaines de personnes qui périssent dans la Méditerranée au nom d'une idéologie qui place l'immigration comme la raison de tous les malheurs du pays.

Alors que celle-ci est généralisée partout sur la planète et que nul n'est capable de savoir quel peuple aura besoin de quel autre peuple, car les hypothèses alarmantes sur les futurs migrations climatiques sont catastrophiques par rapport à ce qu'on vit actuellement. Or, on ne pourra jamais donner une réponse simpliste à un problème particulièrement compliqué et humain (le besoin de fuir son pays au point de mettre en danger sa propre vie).

Évidemment, le groupe FI était particulièrement satisfait d'avoir piégé ainsi un député RN, et cela juste deux jours avant le congrès de Rassemblement national qui aurait dû donner un nouvel élan, plus moderne et moins extrémiste. C'est donc peine perdue, la nature, comme je l'ai écrit, revient au galop. Il faut rappeler, insister, qu'exprimer du racisme n'est pas une opinion mais un délit. Le bureau de l'Assemblée Nationale va statuer pour savoir si l'interpellation du député était raciste ou pas et si des sanctions disciplinaires, voire avec des suites judiciaires, devront être prises.

Marine Le Pen n'est bien sûr pas sur cette longueur d'onde et jamais elle n'a émis ne serait-ce une parole ambiguë qui pourrait l'associer à du racisme. Ce n'est pas dans sa nature et son ambition est justement de se montrer au-delà de ces stupidités. Mais dans cet incident, elle a pris la défense de Grégoire de Fournas tandis que de nombreux députés lui demandent au contraire de l'exclure du groupe RN ou alors, cela signifierait que le groupe RN validerait les déclarations intempestives (imprudentes et inutilement haineuses) de Grégoire de Fournas.

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Le Ministre de l'Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin a tweeté dans la soirée : « Racisme d'un député à l'Assemblée Nationale : du FN au RN, le nom change mais les références hideuses et les habitudes ignobles restent. Quelle honte. ». Le Président de la République Emmanuel Macron a également été choqué par cet incident parlementaire. L'un de ses proches, le député européen Stéphane Séjourné a tweeté : « Ce qui s'est passé cet après-midi est d'une gravité exceptionnelle : cela implique des sanctions exceptionnelles. Nul ne peut ceindre l'écharpe tricolore après avoir tenu de tels propos : Marine Le Pen doit exiger sa démission sans délai. Indéfectible soutien à Carlos Martens Bilongo. ».

Pour le gouvernement aussi, et même surtout, c'est une opportunité de revenir aux fondamentaux : le porte-parole du gouvernement Olivier Véran a ainsi réagi vers 22 heures sur LCI pour demander solennellement à Marine Le Pen de se désolidariser de ce député : « Madame Le Pen, si vous ne voulez pas que vos 89 députés soient associés à 89 nuances de haine, demandez sa démission ! ». Mais les propos d'Olivier Véran sont aussi politiques que moraux, lorsqu'il s'est adressé aux groupes de la Nupes pour leur dire de ne pas voter la même motion de censure que le groupe RN, comme cela a été déjà le cas les 24 et 31 octobre 2022, et probablement ce vendredi 4 novembre 2022, parce que le RN n'a pas du tout les mêmes valeurs républicaines que cette ultragauche d'opposition systématique.

Pour le coup, on voit que le mot d'ordre de respectabilité, du port de la cravate, de sérieux dans le travail parlementaire imposé par Marine Le Pen connaît ses limites. Et au plus mauvais moment. Finalement, elle n'a plus besoin de son père Jean-Marie Le Pen pour avoir des petites phrases assassines, ses troupes lui suffisent amplement...


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (03 novembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Carlos Martens Bilongo.
Le congrès du RN.
Grégoire de Fournas.
Incident raciste : 89 nuances de haine à la veille du congrès du RN ?

Le Front national des Le Pen, 50 ans plus tard...

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221103-rassemblement-national.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/incident-raciste-89-nuances-de-244771

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/11/04/39696378.html










 

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19 octobre 2022 3 19 /10 /octobre /2022 05:40

« Pour le reste, voici le fond de ma pensée : faire de la petite politique, de la petite "poloche", se servir du cercueil d'une gamine de 12 ans comme on se sert d'un marchepied, c'est une honte, monsieur le député. À l'atrocité la plus absolue, n'ajoutez pas le commerce indigne de la démagogie. Mais j'imagine que le meilleur reste à venir, dans quelques instants, car vous êtes toujours au rendez-vous du malheur, dont, depuis des années, vous faites votre miel. » (Éric Dupond-Moretti, le 18 octobre 2022 dans l'hémicycle, en réponse à la question d'un député LR).




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L'horreur absolue : le vendredi 14 octobre 2022 dans la cour d'un immeuble du 19e arrondissement de Paris, vers 23 heures 30, on a retrouvé dans une malle le corps sans vie et ligoté d'une jeune préadolescente de 12 ans, Lola, disparue depuis 15 heures 20, dernière fois où elle a été vue, filmée par une caméra de vidéoprotection. Après un début d'enquête rapide et efficace, six personnes ont été placées en garde-à-vue, dont deux ont été relâchées, et une information judiciaire a été ouverte le lundi 17 octobre 2022 pour « meurtre sur mineure de 15 ans en lien avec un viol commis avec actes de torture et de barbarie, viol sur mineur de 15 ans avec actes de torture et de barbarie et recel de cadavre » ("mineur de 15 ans" signifie que la personne mineure a moins de 15 ans). Selon l'autopsie, elle serait décédée d'asphyxie et aurait encore reçu des coups après son décès.

L'annonce de ce meurtre a ému non seulement la France entière mais une bonne partie du monde dont les journaux en ont fait aussi un titre à la une. Tout le monde pense à la famille, aux deux parents, mais aussi à ses camarades de classe, à tous ceux qui la connaissaient et qui peuvent difficilement comprendre comment à 12 ans, en toute innocence de la sortie de l'enfance, on puisse être victime d'un meurtre particulièrement glauque et sordide. Tout le monde peut l'imaginer comme sa fille ou sa petite sœur.

La police judiciaire a enquêté assez efficacement et il semblerait qu'elle ait arrêté la principale suspecte, vue en compagnie de Lola par une caméra de vidéoprotection, elle serait la sœur d'une résidente de l'immeuble et après être entrée légalement en France en 2016, elle avait été considérée comme personne étrangère sans titre de séjour valide en août 2021, sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) dans un délai de trente jours.

Néanmoins, la femme en question a probablement eu un ou plusieurs complices et le mobile du meurtre n'a pas été élucidé. Plus généralement, malgré quelques bribes sorties dans les journaux, l'enquête judiciaire n'est pas terminée et pourrait avoir des rebondissements. Dans tous les cas, la seule vraie décence, dans un tel moment, est la compassion, le recueillement et surtout, le silence, le silence avant de généraliser, d'amalgamer, de récupérer, et surtout, avant de comprendre. Il faut comprendre ce qui s'est passé si on veut éventuellement en tirer quelques leçons pour l'avenir.

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Mais la tentation était trop forte. Comme d'habitude, les forces populistes et démagogiques se sont emparées de ce sujet d'actualité émouvant, et jouant sur l'émotion, jouant sur la peur, sur la colère, sur la tristesse, elles en ont fait une récupération politique particulièrement indécente, scandaleusement indécente.

Le premier fut sans doute Éric Zemmour qui a rapidement acheté une quarantaine de noms de domaine sur Internet en relation avec Lola. Cette précipitation montre à quel point sont obsession est hystérique sur le sujet. La séance des questions au gouvernement de ce mardi 18 octobre 2022 fut l'occasion pour le Rassemblement national, mais aussi pour une partie des députés LR, de jouer à fond sur cette récupération politique, oubliant la tristesse des parents pour ne vouloir que profiter politiquement de cet horrible fait-divers.

Deux questions ont été posées à cette séance, la première par un député LR, Éric Pauget, particulièrement odieuse, et la seconde par la présidente du groupe RN elle-même, Marine Le Pen.

Le député Éric Pauget n'a pas hésité, en effet, à rendre le gouvernement responsable de la mort de la petite Lola, ce qui était assez bourrin. L'argument peut être efficace puisque, à l'instar des élus d'extrême droite, il considère que la supposée auteure des faits (ce qui n'a pas vraiment été confirmé) était sous le coup d'une obligation de quitter le territoire français depuis un an et que cette obligation n'a pas été appliquée.

Même si, effectivement, il peut y avoir un problème sur l'application des obligation de quitter le territoire, le rapport avec le meurtre n'est pas vraiment assuré puisqu'on ne connaît ni les motifs ni les complices. Mais pour ce député et d'autres de LR qui, décidément, n'ont encore pas compris qu'en prenant les mêmes positions que l'extrême droite, ils servent la gamelle du RN sans en retirer aucun bénéfice politique pour eux-mêmes, à l'instar de ce qui s'est passé en Italie, il n'y a aucun doute, ils ont déjà tout instruit de l'affaire et sont capables de refaire le match : quelle honte ! C'est aussi stupide que si on accusait directement Nicolas Sarkozy, à l'Élysée à l'époque, d'avoir tué les victimes de Merah parce qu'il y a eu des dysfonctionnements dans les services de renseignement.

Éric Pauget dans ses mots déplorables : « Par le laxisme de votre politique d’immigration, cette enfant a été martyrisée, violée, tuée par une clandestine qui faisait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français. Le défaut d’exécution de telles décisions de justice rend votre ministère responsable de ces drames. (…) Lola a perdu la vie parce que vous n’avez pas procédé à l’expulsion de cette ressortissante qui n’avait plus rien à faire ici. Telle est la lourde conséquence de votre inaction. (…) L’expulsion des délinquants étrangers doit être obligatoire et automatique car, une fois de plus, le lien entre l’immigration incontrôlée et la criminalité est évident. ».

C'est cette dernière phrase (de la citation et de la question qui n'en était pas une, d'ailleurs, dans la formulation) qui a été reprise par Marine Le Pen dans son intervention ultérieure. Elle est, de plus, inexacte comme l'affirment les statistiques (voir plus loin).

Le Ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti, mis en cause, a répondu avec fermeté, alors que de nombreux députés de la majorité mais aussi de gauche et du centre droit ont été scandalisés par les propos d'Éric Pauget, tant sur l'aspect technique des reconduites aux frontières que sur la récupération politique absolument abjecte (parlant d'instrumentaliser le "cerceuil" de Lola, voir en tête d'article). Sur le plan technique, évoquant la principale suspecte : « Une OQTF lui a été délivrée le 22 août, sans obligation de quitter immédiatement le territoire national ; il s'agit d'un départ volontaire. Il n'y avait aucune raison qu'il en soit autrement. Telles sont nos règles, et nous ignorons, au moment où je vous parle, si un recours a été intenté par l’avocat de cette jeune femme. ».

Plus habilement, c'est-à-dire, sans rendre le gouvernement directement responsable de la mort de Lola, Marine Le Pen a embrayé dans la même argumentation qui amalgame tout : « Une fois de plus, la suspecte de cet acte barbare n’aurait pas dû se trouver sur notre territoire, et ce depuis plus de trois ans. Une fois de trop ! Vous ne pourrez pas évacuer le sujet, comme vous le faites systématiquement et comme vient de le faire monsieur le ministre de l’injustice, en criant à la récupération et en attaquant par cet argument éculé ceux qui s’en scandalisent. Trop de crimes et de délits sont commis par des immigrés clandestins qu’on n’a pas voulu ou pas su renvoyer chez eux. Didier Lallement, l’ancien préfet de police de Paris, l’écrit lui-même dans son livre "L’ordre nécessaire" : "À Paris, un délit sur deux est commis par un étranger, souvent en situation irrégulière". Cent fois nous vous avons interpellés au sujet de ce laxisme migratoire. ».

Pendant son intervention, plusieurs députés ont protesté. Le député François Cormier-Bouligeon a constaté : « Décidément, le FN n'a pas changé en cinquante ans ! ». Quant au député Erwan Balanant, il était écœuré : « Vous nous faites honte ! Pensez à la famille, pensez à sa souffrance, plutôt qu'à vos intérêt politiques ! ».

Car les parents de Lola, reçus à l'Élysée par le Président de la République Emmanuel Macron le mardi 18 octobre 2022, ont effectivement été eux-mêmes révulsés par la récupération du meurtre terrible de leur fille que faisait l'extrême droite et d'une certaine partie de la droite. Un peu de décence : c'est ce qu'a demandé la Première Ministre Élisabeth Borne qui a répondu à l'ancienne candidate à l'élection présidentielle, la perpétuelle loser (comme son père) depuis trois élections.

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Ses mots ont été très politiques autant que compassionnels : « Un peu de décence, madame Le Pen ! Respectez donc la douleur de la famille. Bien sûr, les mots ne sauraient exprimer la douleur d’une famille face à la perte d’un enfant. Le Président de la République a reçu ce matin les parents de Lola. Il leur a exprimé toute l’émotion et toute la solidarité de la Nation. Je souhaite devant vous, au nom du gouvernement, et, je pense, en notre nom à tous, m’associer à leur peine. Cette peine est d’autant plus forte que les circonstances du crime sont dramatiques et, en effet, madame Le Pen, horribles. Mais voyez-vous, face à un tel drame, il convient d’abord de respecter la douleur de la famille et de laisser la police et la justice faire leur travail. Elles font leur travail, et elles le font vite ! C’est ce qui a permis d’identifier, d’interpeller et de déférer la prévenue devant la justice. Notre responsabilité commune consiste à laisser celle-ci punir ce crime comme il le mérite. Je vous rappelle qu’en France, madame Le Pen, s’applique une loi fondamentale qui dispose la séparation des pouvoirs : respectons-la ! Respectons la douleur de la famille et la mémoire de Lola. ».

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À la fin de sa prestation, Élisabeth Borne a été ovationnée, beaucoup de députés de la majorité se sont levés pour saluer la réponse de la Première Ministre.

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Pendant la réponse d'Élisabeth Borne, Marine Le Pen n'a pas cessé de rire ou sourire, montrant à l'évidence que son émotion pour le meurtre de Lola n'était que de façade et que sa volonté de récupération exclusivement son objectif. La Première Ministre n'a pas voulu pourtant pointer du doigt les amalgames de l'extrême droite.

Car lorsqu'en citant l'ancien préfet de police de Paris, la présidente du groupe RN a évoqué que la moitié des délits à Paris seraient commis par un étranger, "souvent" en situation irrégulière, en plus du fait que la situation irrégulière n'est pas forcément le cas (il n'y a pas de statistiques, "souvent" ne signifie rien factuellement), elle confond intentionnellement crimes et délits : il s'agit des délits. Mais il en est différent des meurtres qui sont principalement commis par des nationaux.

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En effet, le nombre d'homicides s'est stabilisé depuis une quinzaine d'années, avec un taux oscillant entre 1,2 et 1,4 pour 100 000 habitants par an, après une baisse qui a divisé ce taux par deux au moins entre 1989 et 2009. Parmi les personnes mises en cause par la gendarmerie ou la police pour les 845 homicides de l'année 2018, 84% sont de nationalité française (et 9% proviennent de l'Afrique). L'amalgame qui veut assimiler un meurtre à un délit pour faire croire que la moitié des meurtres commis en France sont le fait de personnes étrangères trompe donc volontairement ses éventuels électeurs.

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L'amalgame plus général qui voudrait cette équivalence politiquement stupide bien qu'efficace électoralement : immigration égale délinquance est d'autant plus répugnante que pour le sujet du meurtre de Lola, il ne s'agit pas de délinquance mais de criminalité. Vouloir croire qu'un immigré (à définir) ou qu'une personne d'origine étrangère récemment (récemment, car tout le monde en France est d'origine étrangère, vu que l'homo sapiens à commercé à vivre en Afrique), est forcément un criminel ou un délinquant en puissance, ce n'est rien d'autre qu'une idée purement xénophobe. Depuis longtemps, les sociologues ont démontré que la délinquance dépendait du niveau d'études et du niveau de revenus, et probablement que chez les personnes immigrées récentes, leur niveau de vie est plus bas que celui de bien des Français installés.

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problème ni qu'il n'y a rien à faire. D'ailleurs, le Ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin s'étonnait, durant la même séance de questions au gouvernement, que le RN refuse sa réforme : « Vous ne pouvez pas plus nous expliquer que le taux d’élucidation est trop bas, qu’il n’y a pas assez d’arrestations de délinquants, que nous ne luttons pas assez contre les violences, et refuser les réformes proposées par le gouvernement qui nécessitent, il est vrai, du courage. ».

Au fond, la question de Marine Le Pen n'était pas étonnante. L'immigration et l'insécurité ont toujours été amalgamées par la famille Le Pen depuis cinquante ans. C'est dommage pour son besoin de respectabilité, car elle a commis là une faute, mais il est vrai qu'au bout d'un certain temps, le naturel revient toujours au galop. Nous en avons ici la tragique confirmation sur le dos d'une famille effondrée par le chagrin infini de la perte d'un enfant dans des conditions glauques.

Ce qui est plus étonnant, c'est que les députés LR, faute d'avoir des différences sur le plan économique et social avec le gouvernement, se sont aussi mis dans cette brèche de la démagogie la plus honteuse et la plus odieuse, en imitant la position d'une Nadine Morano dont la prestation sur BFMTV le soir du 18 octobre 2022 a montré à quel point son obsession passionnée était contre-productive. Ce parti, maintenant en lambeaux, qui avait rassemblé le RPR de Jacques Chirac et l'UDF de Valéry Giscard d'Estaing, n'est devenu, au fil des années, qu'un groupuscule aux idées d'extrême droite qui va bientôt passer les plats à la seule personne capable de l'incarner, à savoir Marine Le Pen.

Au moins, c'est clair. Heureusement qu'Emmanuel Macron existe et puisse sauver ce qui reste de cette classe politique en ruine morale et idéologique...


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (18 octobre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Meurtre de Lola : l'indécence absolue de l'extrême droite et d'une certaine droite.
Le massacre d’Uvalde.
Melissa Lucio.
Alisha, victime d’un engrenage infernal.
7 pistes de réflexion sur la peine de mort.
Florence Rey.
La dissolution du SAC (service d’action civique).
Affaire Yvan Colonna.
Affaire Claude Guéant.
Marie Trintignant.
Alexandra Richard.
Jacqueline Sauvage.
Violences conjugales.
Affajre Bygmalion.
Affaire Benalla.
Affaire Tapie.
Éric de Montgolfier.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20221018-meurtre-lola.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/meurtre-de-lola-l-indecence-244421

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16 septembre 2022 5 16 /09 /septembre /2022 05:39

« Faut vous dire, Monsieur,
Que chez ces gens-là,
On n’cause pas, Monsieur,
On n’cause pas,
On compte. »

(Jacques Brel, le 6 novembre 1965).




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C'était il y a deux mois. Chronologie d’une polémique comme la société française sait en créer. Depuis sa nomination au gouvernement le 4 juillet 2022 comme Ministre déléguée chargée des Collectivités territoriales, la maire de Beauvais, ancienne sénatrice LR de l’Oise, Caroline Cayeux est sur la sellette. À la différence d’autres ministres contestés dans des gouvernements antérieurs, Caroline Cayeux subit une opposition également au sein même du gouvernement, et si la Première Ministre Élisabeth Borne n’a fait que la soutenir dans les polémiques, elle reste cependant dans une position très instable.

Elle n’a jamais défilé à la Manif pour tous, elle n’a jamais refusé d’appliquer la loi dans sa mairie, elle est aussi favorable à la PMA votée l’an dernier, elle est pour l’égalité des droits, elle est contre les discriminations, mais elle semble peu audible, peu crue, en particulier en raison de ses maladresses de communication.

Et surtout, sa position d’il y a une dizaine d’années l’accompagne au point d’avoir été mise au pilori dès la semaine suivant sa nomination par plusieurs députés d’extrême gauche (dont Ugo Bernalicis, Bastien Lachaud, Danièle Obono, Mathilde Panot, Adrien Quatennens, Sandra Regol et Danielle Simonnet) dans une pétition parue dans le journal "Têtu" le 11 juillet 2022 qui fustige trois ministres (Christophe Béchu, Gérald Darmanin et Caroline Cayeux dont ils réclament la démission) avec des arguments peu convaincants car leur refusant le droit d’avoir une opinion différente de la leur.

Comme pour Catherine Vautrin, présidente du Grand Reims depuis 2014, pressentie pour Matignon après la réélection du Président Emmanuel Macron et finalement écartée après des fortes pressions des "macronistes de gauche" car elle s’était opposée au mariage pour tous, Caroline Cayeux n’a pas non plus été tendre à l’époque du débat parlementaire sur le mariage pour tous.

Alors sénatrice, elle avait déclaré dans l’enceinte du Sénat le 8 avril 2013 : « Pour ma part, je pense ne pas être trop rétrograde. Ainsi, je crois que les lois qui régissent la vie des hommes ne doivent pas avoir comme unique déterminant les lois naturelles. (…) Cependant (…), il nous faut, une nouvelle fois, nous poser les bonnes questions. (…) J’ai retrouvé les propos de la philosophe Chantal Delsol selon qui "c’est dans notre nature de dépasser la nature, et nous sommes vraiment humains quand nous le faisons ; mais c’est notre devoir de nous poser la question des limites, et nous sommes irresponsables et insensés si nous ne le faisons pas". C‘est justement de ces limites, je crois, qu’il convient de parler. Avec cette excellente philosophe, je pense que "l’exigence du mariage homosexuel, et l’adoption des enfants qui va avec", n’est pas simplement un dessein "qui va contre la nature". C’est plus grave, parce que l’on ne débat pas sur "la question des limites : tout ce que je veux, et tout de suite, et qu’elles qu’en soient plus tard les conséquences". On remplace donc des valeurs morales par l’unique critère de la souffrance ou du désir individuels, selon lequel empêcher deux homosexuels de se marier serait inhumain, car, enfin, ils souffrent ! Pourquoi les en empêcher, puisqu’ils s’aiment ? Mes chers collègues, lorsque plus rien n’arrête le désir, ni la religion, ni la tradition, ni les valeurs, ni aucune sagesse plus haute, alors les dégâts ne sont pas loin. ».

À cette époque, beaucoup de parlementaires s’inquiétaient de la désintégration de la cellule familiale, l’une des dernières institutions encore en état de fonctionnement, voire s’inquiétaient de la désintégration de notre civilisation. Leurs peurs étaient légitimes, même si aujourd’hui, elles paraissent excessives. La société a beaucoup évolué en dix ans.

J’en veux pour preuve cet épisode de l’excellente série télévisée (française) "Fais pas ci, fais pas ça" (créée par Anne Giafferi et Thierry Bizot). Effectivement, cette comédie qui se veut chronique sociale en suivant la vie quotidienne de deux familles nombreuses montre à quel point, même au deuxième ou troisième degré, l’idée d’une relation homosexuelle n’était pas "ordinaire" il y a dix ans. Ainsi, dans l’épisode 6 ("Aimez-vous Chopin ?") de la saison 3 diffusé le 28 juin 2010 sur France 2 (on n’imaginait pas encore que le mariage pour tous serait voté trois ans plus tard), le couple Lepic s’inquiètent d’une suspicion d’homosexualité chez leur fille aînée Soline, au point que la mère se rend dans un bar de lesbiennes pour essayer de comprendre (en fait, c’est une erreur d’interprétation, et bien plus tard, c’est en fait la petite sœur Charlotte qui vivra avec une autre fille).

Par conséquent, reprendre des paroles définitives d’il y a dix ans avec le regard d’aujourd’hui paraît être un très mauvais procès (dont le but, on le sait car FI ne cesse de le proclamer, est de mettre le désordre dans les institutions). Une fois écrit cela, on peut toutefois s’interroger sur la manière dont la ministre a réagi, à mon sens très mal. Et c’est cette réaction qui est critiquable, assurément.

Caroline Cayeux s’est d’abord défendue dans un entretien à la matinale de Public-Sénat le lendemain, le 12 juillet 2022, où elle entendait dire qu’elle ne reniait rien de ce qu’elle disait en 2013 mais que l’époque était différente : « Je maintiens évidemment mes propos, mais j’ai toujours dit que la loi, si elle était votée, je l’appliquerais. ». Et d’ajouter : « Franchement, c’est un mauvais procès qu’on me fait et ça m’a beaucoup contrarié (…). Je n’ai jamais fait partie de La Manif pour tous, je n’ai jamais défilé, que les choses soient claires. » (notons au passage que Simone Veil a elle-même défilé contre le mariage pour tous).





Son tort, énorme, a été de lâcher, dans ses justifications, sans doute avec trop de spontanéité : « Et puis, je vais vous dire, quand même, que j’ai beaucoup d’amis parmi tous ces gens-là ! ». L’expression a été balancée dans la place publique, "ces gens-là", et le lynchage dans les réseaux sociaux s’est enclenché. Le mot est très malheureux car justement, la phrase semble sincère, authentique. Elle est l’illustration parfaite d’un racisme qui s’ignore, j’évoque le mot racisme dans un sens élargi, une distinction entre deux catégories de personnes, quelle qu’en soit leur nature (ethnique, religieuse, d’orientation sexuelle, sociale, etc.). Cela me rappelle une phrase de Jean-Marie Le Pen, dans les années 1980, au verbe provocateur et jamais bridé, qui disait en substance qu’il ne haïssait pas les arabes, la preuve, ma bonne est maghrébine (ou : mon voisin est arabe et me prête volontiers du beurre quand je n’en ai plus).

C’est une expression malheureuse qui dénote un certain état d’esprit, probablement rétrograde (contrairement à ce qu’elle affirmait au Sénat le 8 avril 2013), mais qui ne justifie pas les attaques personnelles dont elle a été la cible. Il est sûr que cela a choqué jusque dans les rangs du gouvernement, puisque Clément Beaune, son collègue chargé des Transports, s’est senti insulté par cette expression (sur LCI, il a déclaré faire, lui aussi, « partie de ces gens-là »).

Au début de l’après-midi du 12 juillet 2022, Caroline Cayeux a alors dû ramer sur Twitter pour regretter ses propos du matin : « Depuis ce matin, je lis et entends vos messages. Mes propos ont blessé nombre d’entre vous. Je les regrette profondément, ils étaient naturellement inappropriés. L’égalité des droits doit toujours être une priorité de notre action. ».

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Mais le mal est fait et cela n’a pas suffi à faire éteindre la polémique qui s’est propagée comme un feu de forêt en pleine canicule. En clair, la ministre a fait une boulette, et elle a présenté ses excuses pour celle-ci, l’affaire devrait donc être close. C’est ainsi que l’entendait sa collègue Olivia Grégoire le lendemain matin, le 13 juillet 2022 sur LCI : « Elle s’est excusée. Errare humanum est, perseverare diabolicum. On a le droit à l’erreur une fois. Ce qui est important, c’est qu’elle ait évolué, qu’elle ait surtout compris qu’elle était membre d’un gouvernement extrêmement progressiste sur ces questions-là, et qu’elle soit aujourd’hui en ligne avec la position du gouvernement. Je ne cautionne pas l’expression. Je cautionne l’excuse de la ministre. ».

Porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, à la sortie du conseil des ministres du 13 juillet 2022, a voulu l’apaisement : « L’heure n’est plus aux propos anachroniques, mais à la reconnaissance pleine et entière des nouveaux droits accordés. Le débat est désormais clos ! ».

En fait, il n’est pas clos car des associations ont décidé de déposer plainte pour « injure publique envers un groupe de personnes en raison de leur orientation sexuelle par une personne dépositaire de l’autorité publique ». Ainsi, le 13 juillet 2022, le secrétaire général de Stop Homophobie a déclaré sur franceinfo : « On ne peut pas avoir un gouvernement qui prétend lutter contre les discriminations que nous subissons et une ministre qui s’autorise à dire ça. ».

Ce même Olivier Véran avait répondu à une question de la députée écologiste Marie-Charlotte Garin sur le sujet à la séance de questions au gouvernement du 12 juillet 2022. Il avait rappelé qu’il avait bataillé dans l’hémicycle en 2013 pour faire adopter la loi sur le mariage pour tous : « J’en garde un souvenir ému parce que ce texte a fait progresser la société et que des parlementaires, siégeant sur d’autres bancs et animés d’autres convictions, avaient eu des mots blessants. (…) Nous avons fait face avec conviction parce que nous savions que nous avions raison ; nous défendions tout simplement le droit à l’indifférence. ».

Et de poursuivre : « Certains [opposants au mariage pour tous] étaient parfois virulents et certains d’entre eux sont d’ailleurs toujours là. Avec dix ans de recul et dix ans de bonheur pour des milliers de familles et d’enfants, les positions des députés opposés à cette loi ont bien évolué car, face au bonheur, ils ne peuvent que constater leur erreur d’avoir voulu s’y opposer. Oui, certains mots peuvent faire mal et peuvent blesser et heurter : nous devons nous garder de les employer et, plus encore, de les penser. (…) Nous avons en commun la volonté farouche de faire évoluer notre société pour qu’elle reflète toute sa diversité, toute sa richesse et toute sa capacité à accueillir ce qui est beau. Qui pourrait encore nier qu’il y a bien des manières d’aimer et qu’aucune n’est supérieure à l’autre ? Il n’y a pas de "ces gens-là", il y a des femmes et des hommes qui ne demandent rien d’autre que le respect. ».

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Dans "Le Parisien" du 14 juillet 2022, Caroline Cayeux a renouvelé ses excuses, cette fois-ci beaucoup plus clairement et sans ambiguïté : « Je tiens ici à renouveler toutes mes excuses les plus sincères car ils ne reflètent pas du tout ma pensée. (…) Les propos mentionnés remontent à dix ans. Et si je ne peux nier les avoir tenus, évidemment que je ne les utiliserais plus et les regrette. Je comprends que ces propos maladroits aient pu autant blesser. ». En outre, elle a écrit un courrier d’excuses à plusieurs associations : « Je veux qu’elles sachent qu’elles me trouveront toujours à leurs côtés dans les combats qu’elles mènent contre les discriminations et pour l’égalité des droits. ». Par ailleurs, sur "ces gens-là", elle a mesuré « combien cette expression a été choquante et douloureuse pour de nombreuses personnes ».

Pour tenter d’éteindre le feu à la fin de la semaine, au cours d’un déplacement dans le Calvados le 16 juillet 2022, la Première Ministre Élisabeth Borne a voulu conclure : « Caroline Cayeux a tenu il y a plusieurs années des propos qui étaient naturellement choquants. Quand elle a voulu s’en expliquer, elle a manifestement tenu des propos maladroits. (…) Je pense qu’elle a eu l’occasion de s’expliquer dans une interview pour présenter ses excuses aux personnes qui ont pu être choquées. (…) [Elle a pu] réaffirmer qu’elle partageait totalement les valeurs progressistes que porte le Président, que je porte et que porte mon gouvernement, et qu’elle sera très vigilante à l’avenir au soutien qui peut être apporté à toutes les associations qui luttent contre les discriminations, et notamment contre l’homophobie. ». Et elle a mis le point final : « Je pense que les choses sont désormais claires et Caroline Cayeux, comme le reste du gouvernement, est au travail et concentrée sur sa mission. ».

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Mais le soir même du 16 juillet 2022, une centaine de personnalités, dont Manuel Valls, Jack Lang, l’ancien ministre radical Joël Giraud (le prédécesseur de Caroline Cayeux dans le gouvernement de Jean Castex), Michèle Rubirola, Delphine Burkli, Sylvain Fort (ancien conseiller à l’Élysée), Isabelle Froment-Meurice, Yann Wehrling, Irène Théry, Boris Cyrulnik, Mathieu Gallet, Jean-Pierre Lecoq, Philippe Besson, Jean-Luc Romero, Nelson Monfort, etc. ont cosigné une tribune dans le "Journal du dimanche" en remettant en cause la présence de Caroline Cayeux au sein du gouvernement : « Comment accepter qu’un membre de l’exécutif, dont le premier rôle est d’assurer l’application des lois, puisse appeler "ces gens-là" des citoyens français ? Comment ne pas voir que, dans son esprit, ils ne relèvent pas de la même catégorie de citoyens ? (…) La question est de savoir si le gouvernement, dans son devoir de solidarité, valide la position d’un de ses membres, et si la majorité souscrit à son attitude. Il s’agit de défendre non pas telle ou telle communauté, mais bien le respect du principe d’égalité et de légalité par un membre du gouvernement. Nous savons que l’exemplarité est plus que jamais nécessaire pour maintenir un débat démocratique apaisé et constructif. ».

Et de revenir aux principes qui doivent guider les élus : « Ses propos meurtrissent personnellement beaucoup d’entre nous, mais surtout ils mettent à mal nos efforts quotidiens pour faire respecter les principes républicains dans nos territoires. Alors que les partis extrémistes et populistes mettent le pays, par leur alliance objective, dans une situation de tension sociale permanente, il revient aux élus qui se retrouvent dans les valeurs de la République d’œuvrer encore plus pour rassembler, et non diviser. Les paroles d’une ministre (…) ont une force symbolique qui dépasse souvent la force légale : ses regrets auraient eu un véritable impact s’ils avaient eu a minima la force de la sincérité. ». La tribune rappelle également que l’homosexualité n’est plus un délit seulement depuis le 4 août 1982.

La polémique a débordé largement sur la semaine suivante. On pouvait ainsi entendre le soir du 19 juillet 2022 sur CNews le "philosophe et spécialiste en géopolitique" Jean-Loup Bonnamy commenter "ces gens-là" de Caroline Cayeux en tombant dans la même maladresse sémantique, en parlant allègrement de "ces populations-là" pour désigner les habitants des "quartiers" de Seine-Saint-Denis.

Ce qui est curieux, c’est de revenir près de vingt ans en arrière. Caroline Cayeux était déjà maire de Beauvais ; elle a été élue en mars 2001 dans une triangulaire en battant le maire socialiste sortant Walter Amsallem grâce à son directeur de campagne, un ancien directeur de cabinet de Jean-François Copé, et elle s’était présentée en candidate dissidente de l’UMP aux élections législatives de juin 2002 sur la circonscription du député Olivier Dassault qui fut élu (réélu mais pas directement car ce dernier avait été battu en 1997).

À 54 ans, Caroline Cayeux était surnommée la « nouvelle madone des homosexuels » dans le journal "Oise Hebdo" du 26 mars 2003 : « Ils sont comme ça, les homosexuels. Ils ont le béguin pour les jolies femmes. Surtout quand celles-ci ont le courage de s’affirmer à la face des hommes avec un sacré caractère. Mais pas des jeunettes. Celles qui ne font pas leur âge (comme Caroline) et qui paraissent éternellement jeunes à force de rembarrer leurs congénères du sexe masculin. (…) Oh naturellement, Sébastien (…) n’est sûrement pas attiré par le côté "Bécassine, c’est ma cousine". Ce qui le "botte", certainement, chez Caroline Cayeux, c’est, outre sa force d’âme, cette tolérance innée (mais sans faiblesse), cette intelligence des situations, son anti-snobisme légendaire, cette aptitude à ne pas s’arrêter aux apparences, sa générosité. ». On notera que la formule du journaliste "ils sont comme ça, les homosexuels" est à peine plus respectueuse que "ces gens-là" dans la généralisation d'une catégorie de personnes, alors que le ton se voulait léger et humoristique.

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Ce Sébastien, qui avait prévu de se pacser avec un autre homme, avait, à grand renfort de communication, fait comme si la mairie de Beauvais allait célébrer un mariage homosexuel dix ans avant l’heure. Les relations cordiales ne sont pas restées longtemps car la maire de Beauvais a fait savoir qu’il n’en était pas question car c’était contraire à la loi du 15 novembre 1999. À l’époque, on soupçonnait donc Caroline Cayeux d’en faire trop plutôt que pas assez pour les droits des personnes homosexuelles.

Après tout, on pourrait dire aussi qu’elle a passé son examen de passage, une sorte de bizutage, et si elle a le cuir suffisamment épais, elle restera, fort du soutien de ses collègues. La maladresse a porté sur un sujet extrêmement sensible : la discrimination, et cette vive réaction, au-delà des postures politiciennes, a montré à quel point la société a évolué. Et la ministre avec elle, toute confuse en excuses.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (23 juillet 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Caroline Cayeux.
L’avortement, hier et aujourd’hui.
La PMA pour toutes les femmes.
Le mariage pour tous.
Aurore Bergé.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220712-caroline-cayeux.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/ces-gens-la-nouvelle-version-de-242900

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/07/23/39568773.html






 


 


 

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13 septembre 2022 2 13 /09 /septembre /2022 05:22

« La pire des prisons, c’est la mort de son enfant, celle-là, on n’en sort jamais… » (Philippe Claudel, "Il y a longtemps que je t’aime", film sorti le 19 mars 2008).




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Je m’aperçois dès le titre de ma mauvaise formulation : évidemment que la mort d’un garçon de 12 ans est toujours scandaleuse. C’est toujours une insupportable tragédie à faire hurler les parents et les éventuels frères et sœurs jusqu’à la fin des temps. Douze ans, c’est l’âge de tous les possibles, on est déjà grand, pas assez pour être adulte mais assez pour rêver utile, pour imaginer un avenir, le sien ou celui du monde, de manière réfléchi, créatif, cohérent. C’est le champ des possibles le plus étendu, et ensuite, ce champ se réduit, se réduit. Alors, mourir en pleine maturation, en plein essor, en plein éveil, quelle détresse !

Je voudrais évoquer ce qui pourrait n’être qu’un fait-divers mais qui est bien plus que cela. Il s’agit d’un garçon britannique qui s’appelle Archie Battersbee. Qui s’appelait Archie Battersbee, plus exactement, car malheureusement, il est mort dans sa chambre d’hôpital à Londres, le samedi 6 août 2022 vers midi et quart, à l’heure anglaise. Ou déjà bien avant, en fait.

Le 7 avril 2022, sa mère Hollie Dance a découvert en rentrant chez elle, à Southend, une ville de près de 200 000 d’habitants dans le comté de l’Essex, sur l’estuaire de la Tamise, à 65 kilomètres de Londres, son enfant de 12 ans, Archie, complètement inanimé, inconscient. Elle a immédiatement appelé les urgences qui l’on amené au CHU de Southend (l’équivalent d’un CHU). Archie a eu un arrêt cardiaque et n’avait plus de pouls, et a retrouvé spontanément la circulation sanguine une quarantaine de minutes après sa découverte par sa mère qui pense, sans en être sûre, qu’il participait à un défi sur Tik Tok qui consiste à arrêter de respirer le plus longtemps possible jusqu’à l’évanouissement.

Ce dernier élément est un sujet en lui-même, sur la surveillance des enfants connectés sur des réseaux sociaux, sur les idioties qui peuvent y être proposées, mais ce n’est pas le sujet principal, c’est même anecdotique dans cette histoire, d’autant plus que la mère n’a aucune certitude et à ma connaissance, aucun nouveau témoignage n’a pu étayer ce soupçon, exprimé d’ailleurs courageusement par la mère car c’est un peu sa responsabilité de parent qui pourrait être mise en défaut. Du reste, des jeux stupides (et très dangereux) ne sont pas l’exclusivité des réseaux sociaux et d’Internet ; il y a une trentaine ou quarantaine d’années, on alertait déjà les parents de faire attention à leurs enfants avec un jeu qui se passait dans les cours de récréation : rester le plus longtemps possible la tête dans un sac en plastique (des enfants en sont malheureusement morts).

Ce que les médecins ont conclu, c’est qu’Archie a subi un arrêt cardiaque de longue durée (au moins quarante minutes) qui a empêché l’apport du sang et de l’oxygène dans le cerveau et a donc eu forcément des lésions cérébrales très graves. Archie a été transféré le lendemain au Royal London Hospital de Whitechapel (hôpital dans l’est de Londres) en raison de la gravité de son état.

Pendant quatre mois, les parents ont lutté pour maintenir leur enfant en vie. Cette phrase, comme mon titre, je la trouve également bancale. Elle mériterait de s’intéresser à ce qu’est être en vie, être maintenu en vie. Archie est toujours resté inconscient, il n’a jamais repris "connaissance", mais les moyens modernes ont permis de le maintenir en vie, c’est-à-dire de recevoir des traitements de maintien en vie, un respirateur artificiel (une ventilation mécanique), une sonde gastrique pour l’alimentation, des perfusions, etc. puisque son pouls était revenu spontanément.

La situation de l’enfant est devenue une affaire, une multiple et vaste affaire judiciaire, avec beaucoup de rebondissements et, surtout, une médiatisation excessive. D’un côté, l’hôpital et les médecins, qui voulaient d’abord faire des examens cérébraux pour connaître exactement l’état des lésions cérébrales et leur caractère éventuellement définitif, puis, le cas échéant, dans le cas de conclusions négatives, arrêter le maintien en vie. De l’autre côté, aidés par une organisation religieuse venue en soutien juridique, les parents ont voulu la poursuite des traitements visant à maintenir artificiellement en vie leur enfant, considérant que c’est à Dieu de décider ce qui devrait arriver, le jour et l’heure, et la manière.

Je m’arrête un instant sur cet aspect religieux (chrétien), notamment à l’adresse des mes amis bouffe-curés. Qu’ils soient profondément croyants bien avant le drame qui les meurtrit ou qu’ils le soient devenus après, sur le tard, y trouvant comme une "solution" (un refuge) pour réagir, je considère que personne n’a le droit de juger le comportement des parents dont l’enfant va mourir. Et surtout, je considère que le problème que pose ce drame n’a rien à voir avec la religion : elle peut certes être toujours "du même côté" (celui de la vie), et c’est heureux et cohérent (chez les chrétiens, la vie est sacrée, mais je pense que la sacralisation de la vie devrait être une valeur universelle, mais visiblement, beaucoup de chrétiens ne considèrent pas la vie comme sacrée, il suffit de voir la réalité en Ukraine, par exemple), mais ce combat juridique désespéré n’est pas l’exclusivité d’une démarche religieuse, elle est plus simplement la réaction de parents désespérés qui ont tellement d’amour pour leur enfant qu’ils pourraient croire à un miracle impensable, même s’ils étaient le cas échéant des athées militants avant le drame.

Je ne détaillerai pas toutes les nombreuses actions judiciaires concernant Archie, dont l’un des jugements a été d’interdire de diffuser publiquement le nom des services médicaux et des médecins impliqués, car on peut imaginer que des extrémistes, de manière isolée, auraient pu s’en prendre à eux.

La première initiative judiciaire est venue des médecins dès le 26 avril 2022 car les parents n’avaient pas donné leur accord pour procéder à des examens (dont des IRM) pour connaître l’état du cerveau de leur enfant (pour faire un état des lieux des dégâts irréversibles). Parallèlement, une loi de 1989 impose que toute décision juridique concernant un enfant doit être prise pour son propre intérêt. Les parents ont donc fait des recours, etc. sur différentes bases (forme, fond, etc.). Les IRM ont finalement eu lieu le 31 mai 2022, et, comme on pouvait le craindre, le diagnostic, sévère, a été que l’enfant se trouvait en mort cérébrale. Or, c’est justement par ces examens qu’on peut savoir aujourd’hui si une personne (une victime d’un accident par exemple) est morte ou pas, par ses réactions dans le cerveau, par cette auscultation du cerveau. C’est la définition clinique même de la mort.

La bataille juridique a donc porté, à partir du début du mois de juin 2022, sur la poursuite ou l’arrêt des traitements pour maintenir artificiellement en vie Archie. Je reviens sur l’aspect religieux et l’idée que c’est à Dieu de décider la vie ou la mort des personnes, cela voudrait dire qu’Archie serait mort complètement depuis le 7 avril 2022. C’est par les humains qu’il a été maintenu en vie et le garder artificiellement en vie ne relève pas d’une décision de Dieu mais de celle des humains.

Les parents ont fait plusieurs recours qui ont retardé ce que j’appellerais un peu froidement et maladroitement "l’acte final", en particulier auprès de la Commission des Nations Unies pour les droits des personnes handicapées et auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi auprès de la Cour suprême du Royaume-Uni. L’organisme qui a aidé les parents d’Archie est le Christian Legal Centre (CLC), créé en décembre 2007, qui avait aussi aidé les parents du petit Alfie Evans pour une bataille juridique du même genre (l’arrêt du soutien artificiel à la vie, "life support withdrawal") mais pas dans une même situation clinique (voir plus loin).

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Ce fut une période éprouvante pour les parents, au point que le père de l’enfant, Paul Battersbee, a été hospitalisé les 27 et 28 juillet 2022 pour un arrêt cardiaque ou un AVC. Il y a un aspect psychologique qui est extraordinairement difficile à appréhender car on ne parle plus de la vie d’un enfant mais d’articles de loi. Par exemple, il est dit dans un jugement (le 15 juillet 2022, de la Haute Cour de justice) que le traitement de maintien en vie d’Archie était "futile", ce qui est extrêmement dur à lire ou entendre pour les parents, résumant la décision par : "la vie de mon enfant est futile". C’est d’ailleurs pour cette raison que dans la discussion de la loi Claeys-Leonetti, à la première lecture au Sénat, il a été retiré le mot "inutilement" dans l’expression « pour ne pas inutilement prolonger la vie », une expression très maladroite pour les familles et éthiquement douteuse : évoquer la notion de l’utilité d’une vie humaine pourrait amener le législateur très loin…

Le dernier acte judiciaire a été celui de la Haute Cour de justice le 5 août 2022 qui a refusé aux parents le droit de transférer Archie dans un autre établissement, dans une unité de soin palliatif, car son transport ne serait pas de son intérêt (au début, les parents avaient eux-mêmes argumenté sur le refus de faire une IRM à cause du transfert dans la salle d’examen). À cette date, les parents avaient épuisé toutes les possibilités de recours, si bien que le lendemain, l’hôpital a arrêté le traitement de maintien en vie à 10 heures et l’enfant est mort deux heures plus tard, ou plutôt, l’enfant a arrêté de respirer et son cœur de battre deux heures plus tard, car il était mort en fait dès le 7 avril 2022. Sa vie devait déjà être "ailleurs". Sa mère, le 5 août 2022, sur Sky News, était effondrée : « Ça a été très dure, je suis brisée (…). J’ai fait tout ce que j’avais promis à mon petit garçon de faire. ».

Face à un tel drame, bien entendu, les parents ont droit à la compassion de leurs contemporains. Qu’ils aient voulu entraîner leur enfant dans une sorte de survie irrationnelle n’est pas un acte militant (de foi religieuse) ni un acte de folie, c’est, comme je l’écrivais plus haut, un acte désespéré, et quelque part, une manière de faire le deuil. Est-ce plus simple d’accepter la mort d’un enfant en quatre mois plutôt qu’en quatre heures ? Je ne le sais pas, c’est toujours inacceptable, mais au bout de quatre mois, les mécanismes du deuil se sont enclenchés partiellement, du moins inconsciemment sinon consciemment (les cinq étapes : déni, colère, marchandage, dépression, acceptation).

Néanmoins, certains peuvent faire état de cette information à des fins militantes, ce qui, à mon sens, serait une erreur. D’une part, parce que chaque situation est très particulière. D’autre part, parce que cette situation médiatisée n’est pas si rare qu’on pourrait le croire : elle est médiatisée ou, du moins, elle va devant les tribunaux, parce qu’il y a un désaccord formel entre la famille, les parents, et les médecins. Mais la plupart du temps, il n’y a pas de désaccord et cet arrêt des traitements pour maintenir en vie est réalisé en accord et en association avec la famille, ne serait que pour que celle-ci puisse commencer à faire le deuil dans les meilleures conditions, à s’y préparer.

À l’exception de cette très grande activité juridique, cette "affaire" n’a rien à voir avec celle de Vincent Lambert, mort il y a trois ans : au contraire d’Archie Battersbee, Vincent Lambert n’avait pas besoin de traitements de maintien de vie élaborés : il respirait normalement et il aurait pu manger normalement s’il avait obtenu une rééducation pour la déglutition (bien sûr, il fallait lui donner à manger et à boire, car il était paralysé, mais sa mère était prête à le faire). Vincent Lambert n’était pas en mort cérébrale (auquel cas il n’y aurait effectivement rien eu à faire que de laisser mourir) mais en état pauci-relationnel, c’est-à-dire qu’il percevait sans doute la vision, le son, l’odeur, le toucher, etc. mais était incapable de s’exprimer, même par le mouvement d’une paupière ou d’un doigt. Son cerveau fonctionnait, même si c’était avec de lourds handicaps.

De même, la situation d’Archie Battersbee, en mort cérébrale, était très différente de celle d’Alfie Evans à Liverpool (mort le 28 avril 2018 quelques jours avant son second anniversaire), atteint d’une maladie neurodégénérative rare, ainsi que de celle de Charlie Gard à Londres (mort le 27 juillet 2017 quelques jours avant son premier anniversaire), atteint d’une maladie génétique rare, dont le cas avait été cité dans deux décisions judiciaires pour Archie. En effet, dans ces deux derniers cas, le cerveau fonctionnait malgré des handicaps très lourds, les deux enfants n’étaient pas en état de mort cérébrale et leur maintien en vie, même artificiel, aurait eu un sens. Ainsi, Alfie Evans a continué à respirer encore pendant cinq jours après le retrait de sa ventilation artificielle.

Les mots de vocabulaire employés sont très importants. Certaines dépêches en France se trompent en évoquant à l’égard d’Archie un arrêt des soins. Il ne s’est jamais agi d’un arrêt des soins, mais d’un arrêt des traitements visant à maintenir artificiellement la vie. En d’autres termes, on n’arrête pas les soins, au contraire, on accompagne ce passage difficile par des sédatifs et d’autres produits pour que la personne, même dans un état déjà inconscient, souffre le moins possible. Je ne sais ni ce qu’il s’est passé précisément pour Archie Battersbee, ni même les particularités de la loi anglaise actuelle, mais la loi française est très claire à ce sujet : on n’abandonne pas le patient à son triste sort, et les soignants, d’ailleurs, n’en auraient pas le cœur. Bien que victime d’un tel arrêt alors qu’à mon sens, il aurait dû être protégé et aidé, Vincent Lambert n’a pas souffert, c’est certain, dans son ultime passage.

Quant à mon titre, il doit être rectifié ainsi, plus précisément : l’arrêt par les médecins des traitements pour maintenir artificiellement la vie d’Archie Battersbee, 12 ans, est-il scandaleux ? À chacun sa réponse.

Il y aura toujours ce "genre d’affaires", quel que soit l’état législatif du moment, car il y aura toujours cette énorme souffrance des proches face à la disparition d’un être cher, surtout lorsque c’est leur enfant. La bataille juridique correspond alors non seulement à un besoin d’exprimer sa colère (de manière mal ciblée, car les juges comme les médecins n’y sont pour rien), mais aussi à un besoin de croire que l’impossible a été fait, cette idée du miracle, ce refus de croire que ça va se terminer comme ça, aussi simplement, aussi méchamment. Dès lors que la justice est saisie, la médiatisation est lancée. Elle risque d’entraîner des récupérations idéologiques (souvent dans ce genre de situation) mais aussi du voyeurisme (a priori capteur d’audience). Les histoires de fin de vie s’accommodent mal de la médiatisation, elles se vivent dans le secret des consciences et dans l’intimité des émotions. Et un jour ou l’autre, chacun pourra se sentir concerné.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Archie Battersbee.
Chaque vie humaine compte.
Le départ programmé d’Inès.
Alfie Evans, tragédie humaine.
Vincent Lambert.
Bye bye Tapie !
Bernard Tapie et "choisir sa mort".
Axel Kahn : chronique d’une mort annoncée.
Fin de vie : la sérénité ultime du professeur Axel Kahn.
Euthanasie : soigner ou achever ?
Au revoir les enfants.
Le plus dur est passé.
Le réveil de conscience est possible !
Soins palliatifs.
Le congé de proche aidant.
Stephen Hawking et la dépendance.
La dignité et le handicap.
Euthanasie ou sédation ?
La leçon du procès Bonnemaison.
Les sondages sur la fin de vie.
Les expériences de l’étranger.
Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Figaro" du 5 avril 2021.
Tribune de Michel Houellebecq dans "Le Monde" du 12 juillet 2019.
Les nouvelles directives anticipées depuis le 6 août 2016.
Réglementation sur la procédure collégiale (décret n°2016-1066 du 3 août 2016).

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220806-dh-archie-battersbee.html

https://www.agoravox.fr/actualites/sante/article/la-mort-d-archie-battersbee-12-ans-243142

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/08/06/39585653.html











 

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2 septembre 2022 5 02 /09 /septembre /2022 05:06

« Toute personne conçue par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur peut, si elle le souhaite, accéder à sa majorité à l’identité et aux données non identifiantes du tiers donneur (…). Les personnes qui souhaitent procéder à un don de gamètes ou proposer leur embryon à l’accueil consentent expressément et au préalable à la communication de ces données et de leur identité. » (Loi n°2021-1017 du 2 août 2021).




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À partir de ce jeudi 1er septembre 2022, le don de gamètes (spermatozoïdes ou ovocytes) est procédé en France avec la levée de l’anonymat du donneur. C’est une nouveauté qui est très importante et qui correspond à la fin d’une règle très stricte en droit français. C’est donc une date marquante pour le droit et la médecine en France.

En effet, la tradition juridique française impose la gratuité et l’anonymat du donneur dans le cas d’un don d’organe en général. La gratuité a pour but d’éviter des trafics et surtout, de les soumettre aux personnes aux conditions les plus modestes afin d’obtenir une rémunération (par exemple, vente d’un rein, vente de sang, etc.). L’anonymat est en quelque sorte le corollaire de la gratuité, du moins sa condition nécessaire pour éviter toute pression du donneur sur le receveur (et le cas échéant, réciproquement).

Lors des premières lois de bioéthique, en 1994, le législateur a voulu encadrer le don de gamètes à destination d’une éventuelle PMA. La PMA était plus ou moins réalisée depuis quelques années sans cadre législatif. Le législateur a encadré cette pratique en reprenant le principe de l’anonymat pour garder un cadre commun à l’ensemble des produits et éléments du corps humain. Ce principe est régi par l’article 16-8 du code civil et l’article L.1211-6 du code de la santé publique.

Ce dernier dit ainsi : « Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu, ne peut être divulguée. Il ne peut être dérogé à ce principe d’anonymat qu’en cas de nécessité thérapeutique. ».

L’exception dérogatoire est explicitée au premier alinéa de l’article L.1244-6 du code de la santé publique : « Un médecin peut accéder aux informations médicales non identifiantes en cas de nécessité thérapeutique concernant un enfant conçu à partir de gamètes issus de don. ».

Dans le cadre de l’adoption de la première loi de bioéthique, la loi n°94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, le Conseil Constitutionnel a validé le 27 juillet 1994 les dispositions garantissant l’anonymat des tiers donneurs et interdisant aux enfants de connaître l’identité de ceux-ci (Décision n°94-343/344 DC) : « Les dispositions de cette loi n’ont eu ni pour objet ni pour effet de régir les conditions d’attribution de paternité en cas d’assistance médicale à la procréation ; (…) aucune disposition ni aucun principe à valeur constitutionnelle ne prohibe les interdictions prescrites par le législateur d’établir un lien de filiation entre l’enfant issu de la procréation et l’auteur du don et d’exercer une action en responsabilité à l’encontre de celui-ci. ».

À l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) à propos du droit à l’accouchement sous le secret, le Conseil Constitutionnel a commenté sa décision le 16 mai 2012 ainsi : « Le droit au respect de la vie privée n’implique pas un droit d’accès aux origines. » (Décision n°2012-248 QPC).

Le principe français tient donc compte plus des conditions du don que de l’intérêt de l’enfant né sans connaître ses origines. La Cour européenne des droits de l’homme a interprété l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dans le sens que « chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain », mais confirme le droit français : « Le droit pour toute personne de connaître ses origines ne trouve pas de fondement constitutionnel dans le droit de mener une vie familiale normale. ». L’explication est assez simple : on estime que la "vie familiale normale" correspond à son sens concret, concernant ceux qui vivent ensemble, et pas « une consécration en droit des liens biologiques ».

Du reste, le droit de filiation n’a rien à voir avec les liens biologiques, ce qui était heureux encore jusque récemment, dans une époque où il était impossible de déterminer avec certitude la filiation biologique (tests ADN). Et à notre époque, depuis quelques décennies, maintenant qu’il est possible, techniquement mais aussi commercialement, de comparer les empreintes génétiques, même si c’est, en France, juridiquement interdit, le risque est de donner du sens au seul lien biologique, au détriment des liens sociaux réels (les parents qui ont réellement élevé l’enfant). Ce sujet peut aller très loin dans l’idée qu’on peut se faire de l’être humain, entre ceux qui insistent plus sur l’apport inné (biologique, naturel) et ceux qui, comme les valeurs républicaines le proclament d’ailleurs, ne se focalisent que sur l’apport acquis (mérite personnel, instruction, culture, liens sociaux, économiques, etc.). Il y aurait beaucoup à disserter sur ce thème hautement philosophique mais ce n’est pas le sujet ici.

Dans sa décision du 16 mai 2012, le Conseil Constitutionnel a d’ailleurs bien pressenti le conflit d’intérêts sur cette question de l’accès aux origines pour un accouchement sous X, entre les intérêts de la mère de naissance et les intérêts de l’enfant. Il n’est donc pas question ici de "droits" mais d’intérêts : « Il n’appartient pas au Conseil Constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur l’équilibre ainsi défini entre les intérêts de la mère de naissance et ceux de l’enfant. ».

Toutefois, le même Conseil Constitutionnel a voulu consacrer, le 21 mars 2019, la notion de « protection de l’intérêt supérieur de l’enfant » en lui reconnaissant une valeur constitutionnelle provenant du Préambule de la Constitution de 1946 : « Il en résulte une exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cette exigence impose que les mineurs présents sur le territoire national bénéficient de la protection légale attachée à leur âge. Il s’ensuit que les règles relatives à la détermination de l’âge d’un individu doivent être entourées des garanties nécessaires afin que des personnes mineures ne soient pas indûment considérées comme majeures. » (Décision n°2018-768 QPC). Là encore, ce thème peut bifurquer sur un autre sujet très différent, comme l’immigration de mineurs non accompagnés.

Dans le compte-rendu n°6 du 6 septembre 2019 de la mission d’information de la conférence des présidents (de l’Assemblée Nationale) sur la révision de la loi relative à la bioéthique, il a été observé : « Tout le système, qu’il soit juridique, conditions d’accès, établissement de la filiation, ou médical, a été orienté vers l’idée que le secret n’appartient qu’aux parents et que c’est à eux de dire éventuellement à l’enfant comment il a été conçu et s’il a été conçu grâce à un don. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la médecine a accompagné le mouvement juridique. » (Entre autres, le médecin s’assure que l’enfant à naître par PMA puisse avoir un groupe sanguin compatible avec celui de ses parents si ceux-ci le souhaitent).

Quant au Conseil d'État, dans un rapport daté du 28 juin 2018, il a émis la possibilité d’une brèche à ce principe du secret, principe très imparfait pour les enfants : « La diversification des modèles familiaux tend à banaliser la dissociation entre filiation juridique et biologique et atténue aujourd’hui la dimension potentiellement déstabilisante de la revendication de l’accès aux origines. ».

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Ce dernier constat est probablement l’argument le plus audible pour une évolution de ce principe qui a été adoptée par la loi n°2021-1017 du 2 août 2021 relative à la bioéthique dans ces termes : « Les médecins (…) doivent, en cas d’assistance médicale à la procréation avec tiers donneurs, informer les deux membres du couple ou la femme non mariée des modalités de l’accès aux donnés non identifiantes et à l’identité du tiers donneur par la personne majeure issue du don. ».

Et le plus important est cet article L.2143-2 du code de la santé publique : « Toute personne conçue par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur peut, si elle le souhaite, accéder à sa majorité à l’identité et aux données non identifiantes du tiers donneur définies à l’article L.2143-3. Les personnes qui souhaitent procéder à un don de gamètes ou proposer leur embryon à l’accueil consentent expressément et au préalable à la communication de ces données et de leur identité (…). En cas de refus, ces personnes ne peuvent procéder à ce don ou proposer cet accueil. Le décès du tiers donneur est sans incidence sur la communication de ces données et de son identité. Ces données peuvent être actualisées par le donneur. ». J’imagine aussi que l’informatisation de ces données rendra les procédures d’accès aux origines beaucoup plus rapides que dans le cas de fichiers papier qui, en plus, pourraient être détruits ou perdus.

Et l’article suivant (L.2143-3) précise quelles sont les "données non identifiantes" du tiers donneur : son âge, son état général décrit par lui au moment du don, ses caractéristiques physiques, sa situation familiale et professionnelle, son pays de naissance, ses motivations pour son don, rédigé par lui,

Le code civil a été aussi modifié par l’article 16-8-1 : « Le principe d’anonymat du don ne fait pas obstacle à l’accès de la personne majeure née d’une assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, sur sa demande, à des données non identifiantes ou à l’identité du tiers donneur. ».

Donc, depuis ce 1er septembre 2022, toutes ces données sont accessibles à l’enfant issus du don de gamètes du donneur, mais seulement lorsqu’il aura atteint la majorité (18 ans). Concrètement, cette disposition ne s’appliquera donc véritablement qu’à partir de l’année 2041 (dix-huit ans après une naissance issue d’un don réalisé à partir du 1er septembre 2022).

Cette disposition est importante car elle donne la priorité à l’enfant dans le fameux conflit entre donneur et enfant : l’accès à l’origine biologique est devenu un principe plus important que le principe d’anonymat. L’enfant pourra ne demander que des données non identifiantes (décrites dans l’article L.2143-3 du code de la santé publique évoqué plus haut : âge, aspect physique, profession, etc.), ou l’identité complète du donneur qui lui permettrait, le cas échéant, de le rencontrer. En revanche, le donneur n’aura pas accès à l’identité des éventuels enfants procréés à partir de son don, sauf, bien sûr, si ces enfants le souhaitent et se présentent à lui.

Précisons aussi que les parents receveurs du don de gamètes n’auront pas eux-mêmes accès à ces données (seul leur enfant issu de ce don, à sa majorité) et en outre, élément essentiel, cette disposition n’a aucun impact sur la filiation, aucun lien légal ne pourra être établi entre le donneur et l’enfant.

Dix-huit ans, c’est beaucoup, c’est très long, on peut se dire que les risques de pression pour violer le principe de gratuité sont assez faibles après une telle période, d’autant plus que cet accès à l’identité est initié uniquement par l’enfant et pas le donneur. Mais c‘est aussi très long pour le donneur dont l’anonymat lui permettait de ne pas présager de son avenir affectif. Comment savoir dans quelle situation affective on pourrait se trouver dans une vingtaine d’années ? Quelle serait la réaction du donneur mais aussi de ses proches, de sa famille, de son éventuel conjoint, de ses éventuels enfants si un enfant issu de son don venait à se présenter à lui, à eux ? C’est là la difficulté et un engagement important du donneur.

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L’aspect juridique de l’accès aux informations du donneur est résolu simplement par un accord signé préalablement par le donneur au moment du don, l’accord que ses informations soient possiblement communiquées aux éventuels enfants issus de son don. C’est en fait dans cette signature que la loi change fondamentalement les choses : les donneurs non seulement sont prévenus mais acceptent cet accès à l’information, or c’est ce point qui fait ou va faire problème pour toutes les demandes d’accès à ces informations des enfants issus de don réalisés avant le 1er septembre 2022 : les donneurs n’avaient pas donné leur accord de communication des données au moment du don. Ils n’avaient d’ailleurs pas forcément communiqué toutes leurs données personnelles.

Il existe donc deux catégories de dons pour l’instant : ceux qui ont donné des gamètes sans cet accord préalable, et ceux réalisés à partir du 1er septembre 2022, dont l’accord est obligatoire pour faire le don. Une période transitoire sera fixée par décret (je crois qu’elle n’est pas encore définie) pour harmoniser ces deux statuts. Les "anciens" donneurs ont tout le loisir d’approuver rétroactivement la transmission de leurs données personnelles (donc après leur don) et on se retrouve dans le même régime que la nouvelle loi. Ceux qui, en revanche, refusent ou ne font pas cette démarche, verront les gamètes qu’ils ont données détruites à une date donnée (c’est cette date que le décret fixera), la période transitoire ayant pour but de laisser le temps aux anciens donneurs de faire cette démarche. C’est d’ailleurs une démarche double car ces donneurs doivent, avant de donner leur autorisation, donner préalablement leur identité et leurs informations non identifiantes pour pouvoir les transmettre, ce qu’ils n’avaient pas fait auparavant.

Ce système a été contesté par ceux qui, militants, voulaient absolument la PMA pour toutes les femmes car ils considéraient que la destruction de gamètes issues des anciens dons était une erreur dans une situation où l’on manque déjà de donneurs et que la nouvelle loi fera appel à des besoins encore plus pressants. Pourtant, la loi ici a privilégié l’intérêt de l’enfant issu de ces dons et rien n’est pire qu’un enfant en recherche d’origines et confronté pendant des décennies à des murs administratifs d’opposition et de secret. Ces militants disent que la destruction de gamètes, alors qu’il en manque déjà, n’est pas pertinente, mais aussi que l’obligation de signer un accord de transmission de données personnelles à l’éventuel enfant va réduire le nombre de donneurs.

L’étude d’impact présentée dans les débats parlementaires expliquait d’ailleurs : « Une des principales controverse concernant la levée de l’anonymat est que celle-ci engendrerait une diminution du nombre de dons. Or, si une baisse transitoire du nombre de donneurs de gamètes a pu être observée [à l’étranger] juste après le changement législatif en question, la tendance semble ensuite s’inverser pour repartir à la hausse et dépasser les chiffres initiaux. Ce fut notamment le cas en Suède, en Australie, en Finlande ou encore au Royaume-Uni. ». En Suède, ce fut une augmentation de 6% des dons dans l’année suivant la mise en place de la levée de l’anonymat. Au Royaume-Uni, le nombre a doublé : « Ainsi, si la levée de l’anonymat est susceptible d’avoir un impact initial sur le nombre de dons, il apparaît néanmoins exagéré de prévoir une baisse radicale à moyen et long terme. ».

Irène Théry et Anne-Marie Leroyer ont voulu aussi dédramatiser avec un autre argument : « Les alarmes sur la chute éventuelle des dons de sperme qui pèsent si lourdement sur le débat français, portent non pas sur plusieurs milliers de personnes, comme on l’imagine souvent, mais sur de très petits chiffre : moins de 500 donneurs par an, en France comme au Royaume-Uni. Sur de si petits effectifs, il est facile de comprendre que dans un pays de 66 millions d’habitants, la moindre campagne d’appel au don, si elle est bien faite, aura des résultats immédiats. ».

Un internaute a laissé ce message plein de bon sens en commentant l’article sur le sujet de "20 minutes" : « Il faut reconnaître que la souffrance de ne pas connaître son géniteur est plus grande que la souffrance de ne pas être né pour cause de pénurie de dons. ». Un autre, faisant dans l’humour, a constaté : « La fin de la discrétion pour les dons en liquide ? Sortez les mouchoirs ! ».

Et les faits sont là, car la réalité est différente des craintes exprimées : jamais l’année 2021 n’a connu autant de donneurs, avec la connaissance des dispositions de la loi. En 2021, il y a eu 600 donneurs de spermes (317 en 2019), 900 donneuses d’ovocytes pour 6 800 demandes de PMA.

En gros, avant la loi de 2021, 25 000 enfants naissaient chaque année par PMA (26 355 naissances en 2016, issues de 147 730 tentatives de PMA), dont 5% grâce à un don de gamètes. Environ 600 femmes (ovocytes) et environ 300 hommes (spermatozoïdes) étaient des donneurs chaque année de gamètes, et environ 5 000 hommes faisaient de l’autoconservation de spermatozoïdes dans le cadre d’une maladie dont le traitement pouvait rendre stérile. Les dons ont ainsi augmenté d’environ 50% en 2021 par rapport à 2019 (l’année 2020 est peu significative à cause du covid-19), sans doute parce que les Français ont été plus sensibilisés à cet enjeu avec le débat public engagé par l’examen de la loi de 2021.

Beaucoup ont critiqué l’extension de la PMA à toutes les femmes, sans considération de maladie ou de stérilité, en la considérant comme la victoire d’un "droit à l’enfant" contre la protection du "droit de l’enfant" et c’est probablement vrai que répondre à la question de la motivation d’avoir des enfants peut revenir à un certain "narcissisme" des futurs parents, mais pas seulement et ce n’est pas valable que dans le cas d’une PMA ou que pour des couples de femmes homosexuelles ou des femmes seules. La levée de l’anonymat donne au contraire un nouveau droit de l’enfant, celui de connaître ses origines et c’est très important pour lui. Beaucoup ont cherché très longtemps à avoir ces informations et parfois n’ont pas réussi à les obtenir dans le passé. Ce sera désormais un droit de connaître l’identité du tiers donneur, auquel l’administration ne pourra pas s’opposer.

En ce sens, même pour les enfants issus de la PMA limitée aux couples hétérosexuels qui ont un problème de stérilité (comme avant 2021), cette loi sera un progrès non négligeable par rapport à l’ancienne procédure. (Cela ne m’empêche pas de considérer cette loi de 2021 dangereuse, mais pas pour ce sujet, principalement à propos de l’expérimentation sur les cellules souches, je l’ai exprimé à de nombreuses occasions).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (01er septembre 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
PMA : la levée de l’anonymat du donneur.
La PMA en France depuis le 29 septembre 2021.
Validation de la loi de bioéthique par le Conseil Constitutionnel.
Bioéthique 2021 (11) : adoption définitive du texte, les embryons humains protestent !

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220901-pma-anonymat-donneur.html

https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/pma-la-levee-de-l-anonymat-du-243540

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/09/01/39615119.html












 

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1 septembre 2022 4 01 /09 /septembre /2022 05:29

« L’État français parqua ces familles, les retrancha dans des camps d’internement à Drancy, à Beaune-la-Rolande ou ici à Pithiviers avant de les déporter dans des camps d’extermination où, dans leur immense majorité, ils furent aussitôt assassinés dans les chambres à gaz. Une gare comme celle-ci, où nous nous retrouvons aujourd’hui entre une mairie et un clocher, la France en compte des milliers. Mais il y a quatre-vingts ans, les quatorze convois de la mort qui sont passés par cette gare en ont modifié le visage à jamais. » (Emmanuel Macron, le 17 juillet 2022 à Pithiviers).



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Comme planifié dans son emploi du temps du début de l’été, le Président de la République Emmanuel Macron s’est rendu à la gare de Pithiviers le dimanche 17 juillet 2022 à l’occasion du 80e anniversaire de la rafle du Vel’ d’hiv et il y a prononcé un important discours sur cette période noire de la France. Des policiers et des gendarmes français ont arrêté des Juifs, les ont parqués au Vélodrome de Paris, puis ils ont été répartis à différents camps, à Drancy, mais aussi à Pithiviers dans le Loiret (entre Orléans et Fontainebleau) avant d’être acheminés vers des camps d’extermination. L’information de la rafle avait couru sous forme de rumeur les jours précédents, si bien que beaucoup d’hommes juifs se sont cachés et sont devenus clandestins, mais on n’imaginait pas que les femmes et les enfants seraient arrêtés, ce qui fait que les hommes étaient plutôt minoritaires dans ces camps d’internement.

La venue d’Emmanuel Macron avait au moins trois objectifs, qui ont tous été remplis. Le premier, c’était de réaffirmer la vérité historique, qui peut faire mal, à savoir que ce sont des policiers français qui ont fait ce sale boulot, cette rafle, et avec zèle puisqu’ils ont même arrêté et fait déporter les enfants alors que les nazis ne le leur avaient pas demandé. Depuis le fameux discours du Président Jacques Chirac du 16 juillet 1995, la France a reconnu sa responsabilité, c’était essentiel, même s’il faut rappeler que beaucoup de Français ont refusé courageusement cette politique antisémite, ont caché des Juifs chez eux, certains se sont révoltés et se sont engagés dans la Résistance pour cette raison.

Il me semble que son successeur direct Nicolas Sarkozy ne soit pas revenu sur cet épisode tragique de l’histoire de France (il a célébré le jeune Guy Môquet et le Plateau des Glières, ce qui était aussi nécessaire), mais ses autres successeurs, François Hollande et Emmanuel Macron sont revenus sur les lieux avec des discours tout aussi importants (le 22 juillet 2012 et le 16 juillet 2017).

Ce 17 juillet 2022, Emmanuel Macron n’a pas fait une sorte de nouvelle redite et est le premier Président de la République à venir commémorer ce drame national à la gare de Pithiviers, seul lieu qui reste (le camp a été démonté et détruit depuis longtemps). Il y avait d’ailleurs la présence du président de la SNCF et de son prédécesseur, puisque la SNCF a contribué à déporter ces Juifs arrêtés vers les camps de la mort. La SNCF a contribué en particulier à la mise en place de cette nouvelle succursale du Musée de la Shoah (présidé par Éric de Rothschild). Cette reconnaissance de Pithiviers est donc le deuxième objectif présidentiel, rappeler que c’est un lieu de mémoire, et les voyageurs qui attendront un train ou un passager pourront lire la plaque expliquant cette tragédie posée et inaugurée ce jour-là sur un mur du bâtiment.

Enfin, sur le plan plus politique, ou, du moins, sur le plan historique pour contrer un ancien adversaire à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron a voulu corriger les inepties dites par Éric Zemmour sur ce sujet très sensible du comportement des Français sous l’Occupation. Parmi les nombreux invités, il y avait les parlementaires du Loiret (dont le sénateur Jean-Pierre Sueur, ancien ministre et ancien maire d’Orléans), l’ancienne Ministre de la Santé Agnès Buzyn dont le père chirurgien Élie Buzyn était un rescapé de la Shoah (il vient de mourir le 23 mai 2022) et dont l’ancien mari était l’avocat Pierre-François Veil, un des fils de Simone Veil, il y avait aussi les époux Beate et Serge Klarsfeld (et leur fils Arno), etc.

Ce travail mémoriel est essentiel parce que les souvenirs commencent à s’échapper avec le temps. Les acteurs, les témoins, les rescapés sont aujourd’hui très âgés et bientôt vont disparaître. Non seulement l’actuel chef de l’État est né bien après la fin de la guerre (ainsi que ses deux prédécesseurs depuis 2007), mais ses propres parents aussi sont nés en 1950, après la guerre. C’est la dernière génération qui reste, ceux qui étaient des enfants ou adolescents dans les années 1940 et qui ont maintenant dans les 85-90 ans voire plus.

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Il faut se souvenir, toujours se souvenir : « Depuis Pithiviers, on déporta d’abord les hommes et les grands adolescents, puis des femmes qu’on arracha à leurs enfants. Déjà orphelins, sans le savoir encore, ces derniers restèrent seuls pendant des semaines, tendus, hagards, entassés dans des baraquements de tôle, recroquevillés sur de la paille, rongés par la vermine, avant d’être poussés à leur tour sur les rails d’Auschwitz. Pas un seul d’entre eux n’est revenu. (…) Cette gare qui fut un lieu de deuil, d’horreur, nous en faisons aujourd’hui un lieu de mémoire pour honorer le souvenir des 16 000 Juifs, dont 4 700 enfants qui furent internés de 1941 à 1943 à Beaune-la-Rolande et à Pithiviers. ».

Et rétablir des vérités historiques aujourd’hui parfois bafouées par des histrions de pacotille : « Oui, agissant au nom de la France, trahissant l’esprit et l’espoir de la République, l’État français de Pétain, Laval, de Bousquet, Darquier de Pellepoix, l’État français manqua de manière délibérée à tous ses devoirs de la patrie, des Lumières et des droits de l’homme. Car pas un seul soldat de l’Allemagne nazie ne prit part à la rafle des 16 et 17 juillet 1942. Tout cela procédait d’une volonté et d’une politique gangrenée par l’antisémitisme, initiée dès juillet 1940 et dont les racines plongeaient dans les décennies de notre histoire qui précédaient. ».

Se voulant insistant, Emmanuel Macron a alors cité des décisions précises, établies historiquement : « Le 3 octobre 1940, de sa propre initiative, l’État français avait institué un statut particulier des Juifs, un statut que le maréchal Pétain, de sa main même, avait rendu encore plus odieux. Après la rafle du Vel d’Hiv, l’État français persista avec la livraison aux Allemands en zone occupée de 10 000 Juifs étrangers de la zone libre qui étaient arrêtés lors de la grande rafle du 26 août dans les quarante départements de la zone contrôlée directement par les hommes de Vichy. Si ce sont les nazis qui ordonnèrent le port de l’étoile jaune, c’est encore l’État français lui-même qui imposa la mention Juif sur les papiers d’identité. C’est lui qui étendit cette politique de discrimination, d’exclusion, de persécution qui fut, à dire vrai, initiée dès le 6 avril 1940 par un décret qui a assigné à résidence tous les tsiganes, qu’il poursuivit et aggrava par la loi du 13 août 1940, qui entendait les francs-maçons au nom de la lutte contre le judéo-maçonnisme, par la loi du 14 août 1941, qui instituait les sections spéciales, ces tribunaux d’exception destinés à condamner à mort des communistes et des anarchistes. ».

Un regard lucide mais pas victimaire : « La France de Vichy venait de loin, insidieusement, et en quelques mois, elle a éteint les lumières, sali les couleurs, trahi les valeurs de notre nation. La responsabilité de la France y était engagée pour le pire. Mais si la France s’est trahie elle-même à travers ce régime parce qu’elle avait renoncé à ce qui lui est inséparable, la République, l’humanisme, ce n’était pas là toute la France, ce n’était pas là toute la République, même pas la République du tout. ».

Puis, le Président de la République a cité quelques grands noms de la Résistance, de la République et de l’esprit de la France : le cardinal Jules Saliège (archevêque de Toulouse), De Gaulle, André Malraux, Jacques Chaban-Delmas, Daniel Cordier, Hubert Germain, Lucie Aubrac, Missak Manouchian, Pierre Mendès France, Léon Blum, Joseph Kessel, Paul Didier (le seul magistrat qui n’a pas prêté serment de fidélité à Pétain), et plein d’autres qui furent des exemples pour la patrie.

Ce travail de mémoire est essentiel car cet antisémitisme qui a tant ruiné moralement la France de 1940, il est toujours aussi vif, toujours aussi tenace : « Nous n’en avons pas fini avec l’antisémitisme, et nous devons en faire le constat lucide. Cet antisémitisme est même plus brûlant, rampant qu’il ne l’était en 1995 dans notre pays, en Europe et dans tant d’endroits du monde. (…) L’odieux antisémitisme (…) est là, il rôde, toujours vivace, persiste, s’obstine, revient. Il se déchaîne dans la barbarie terroriste. (…) Il s’installe dans la succession des assassinats, des crimes antisémites perpétrés ces dernières années. Il s’affiche sur les murs de nos villes, il s’infiltre dans nos réseaux sociaux, il plastronne sur les tréteaux, applaudi par ceux qui confondent antisémitisme et liberté d’expression. Ils profanent nos tombes, ils souillent les portraits de Simone Veil. Il s’immisce dans les débats sur certains plateaux de télévision, il joue de la complaisance de certaines forces politiques. ».

L’attaque contre Éric Zemmour était alors très clair : « Il prospère aussi à travers une nouvelle forme de révisionnisme historique, voire de négationnisme. N’a-t-on pas cru bon, encore récemment, de rouvrir un sujet pourtant tranché de longue date par les historiens comme par les juristes, sur la participation de Pétain et des hommes de Vichy à la mise en œuvre de la Solution finale ? Alors, répétons-le ici avec force, et n’en déplaise à des commentateurs se faisant révisionnistes, ni Pétain, ni Laval, ni Bousquet, ni Darquier de Pellepoix, ni aucun de ceux-là n’a voulu sauver des Juifs. C’est une falsification de l’histoire de le dire. Et ceux qui s’adonnent à ces mensonges ont pour projet de détruire la République, et partant à nouveau, l’unité de la nation. ».

Enfin, l’enseignement à retenir pour l’avenir : « Regarder notre vérité en face, ce n’est pas affaiblir la France, ni se repentir, c’est reconnaître tout pour ne pas le reproduire. Dans ce contexte, les forces républicaines de notre pays doivent redoubler de vigilance. Car oui, la mécanique de 1940 venait de loin, et s’était nourrie de haine, d’un antisémitisme devenu ordinaire, d’approximations, de cette conviction, au fond, chez les uns, que la France était grande quand elle a oublié ses propres errements, quand elle pouvait se libérer de ses principes si encombrants de la République qui, paraît-il, l’affaiblissait. Et chez les autres, de cette habitude qu’ils avaient prise, que tout cela n’était pas si important, si essentiel. Ne jamais rien céder, réprimer et punir, commémorer et instruire. ».

C’est une exigence de tous les jours d’autant plus nécessaire que n’importe qui peut diffuser n’importe quoi sur Internet, sans filtre, sans modération. Les mots n’ont jamais cessé de tuer et il est là, l’enjeu, dresser une barrière infranchissable à ce qui a donné la Shoah. En clair, ne jamais céder sur nos valeurs républicaines. Ce discours présidentiel, à l’allure d’homélie, a eu cette fonction historique, marquer une nouvelle fois de jalons notre mémoire collective.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 juillet 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le feu sacré d’Emmanuel Macron.
Emmanuel Macron à Pithiviers.
Jacques Attali et Emmanuel Macron : pourquoi la fresque d’Avignon était antisémite.
Discours du Président Emmanuel Macron le 17 juillet 2022 à Pithiviers (vidéo et texte intégral).
La rafle du Vel d’Hiv, 80 ans plus tard : les heures sombres de notre histoire...
Les 75 ans de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.
Sarah Halimi, assassinée car Juive.
La tragique expérience de Simone Veil à Auschwitz.
Emmanuel Macron et le Vel d’Hiv (16 juillet 2017).
François Hollande et le Vel d’Hiv (22 juillet 2012).
Discours d’Emmanuel Macron du 16 juillet 2017 (texte intégral).
Discours de François Hollande du 22 juillet 2012 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 (texte intégral).

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220717-macron.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/emmanuel-macron-a-pithiviers-en-242798

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/07/17/39562260.html










 

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22 août 2022 1 22 /08 /août /2022 05:30

« Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux. »




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Je voudrais profiter de la pause estivale pour revenir sur un message très important du pape François qu’il a délivré il y a trois ans et demi, le 25 janvier 2019, à la prison pour mineurs Las Garzas à Pacora, au Panama, à l’occasion de son voyage apostolique pour la 34e journée mondiale de la jeunesse.

Au cours d’une homélie, c’est-à-dire, d’un commentaire d’un texte de l’Évangile, en l’occurrence, ici, celui de saint Luc, le pape François voulait insister sur le fait qu’il ne faut pas coller des étiquettes aux personnes. La tentation est très forte, en effet, de coller des étiquettes à ceux qu’on ne connaît pas, d’abord, par simple facilité, pour se souvenir d’une personne, ensuite, par simplisme intellectuel voire idéologique, le monde est plus facilement concevable s’il est simpliste, manichéen, bon et mauvais. Son message papal, bien sûr, est tout autre, il est que le monde est très complexe, que l’âme humaine n’est ni bonne ni mauvaise mais tout en nuances.

On imagine l’idée du pape en prononçant une telle homélie dans une prison pour mineurs, celle que la faute pour laquelle ces adolescents se retrouvent en prison ne doit pas leur rester collée à vie sur leur front et qu’ils sauront dépasser ce mauvais épisode de leur vie pour aller de l’avant, tourner la page, en d’autres termes, se convertir.

La phrase citée en haut est une parole prêtée à un pharisien en parlant de Jésus, pour le déconsidérer. Le pape répond à ce pharisien : oui, mais nous sommes tous pêcheurs. En effet : « Jésus n’a pas peur de s’approcher (…) de ceux qui portaient le poids de la haine sociale, parce qu’ils avaient fait certaines erreurs dans leur vie, des fautes et des erreurs, quelques fautes, et qu’on appelait donc des pécheurs. Il le fait parce qu’il sait qu’au ciel, il y a plus de joie pour un seul pécheur converti que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui restent bien. ». En clair, il compromet sa réputation en se joignant « à ces personnes marquées par quelques fautes sociales (…), il invite toujours à regarder un horizon capable de renouveler la vie, de renouveler l’histoire ».

Et le pape de bien séparer deux visions du monde, de la vie, celle qui pense que tout est figé et celle qui croit au changement, au nouvel horizon : « Ces deux regards bien différents qui s’opposent (…). Un regard stérile et improductif, celui de la médisance et du commérage, celui qui toujours parle mal des autres et qui se croit juste, et l’autre, qui invite à la transformation et à la conversion (…), à une vie nouvelle. ».

François a alors détaillé ces deux regards.

D’abord, le regard fermé de la médisance et du commérage : « Ces gens condamnent une fois pour toutes, ils discréditent une fois pour toutes, et ils oublient qu’aux yeux de Dieu, ils sont eux-mêmes disqualifiés (…). Avec la vie des gens, il semble plus facile de mettre des pancartes et des étiquettes qui figent et stigmatisent non seulement le passé mais aussi le présent et l’avenir des personnes. On met des étiquettes aux personnes : "celui-ci est comme ça", "celui-là a fait ça et c’est tout", et il doit le porter pour le restant de ses jours. Ainsi sont les gens qui marmonnent, les commères, elles sont ainsi. Et les étiquettes, en définitive, ne font que diviser : ici, il y a les bons et là-bas, les mauvais ; ici, les justes, et là-bas, les pécheurs. ».

C’est à la culture de l’étiquette que le pape s’en est pris : « C’est la culture de l’adjectif, on aime "qualifier par un adjectif" les personnes, on adore : "Toi, comment t’appelles-tu ? Moi, je m’appelle bon". Non, ça, c’est un adjectif. Comment est-ce que tu t’appelles ? Aller au nom de la personne. Qui es-tu ? Que fais-tu ? Quels sont tes rêves ? Qu’est-ce que tu ressens dans ton cœur ? Cela n’intéresse pas les cancaniers, ils cherchent rapidement une étiquette, pour s’en débarrasser. La culture de l’adjectif qui discrédite les personnes. ».

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On dirait que le pape lit les réseaux sociaux, les commentaires nombreux, répétitifs, à l’emporte-pièce, définitifs mais revenant sans cesse : « Cette attitude pollue tout parce qu’elle élève un mur invisible qui laisse croire qu’en marginalisant, en séparant, ou en isolant, se résoudront magiquement tous les problèmes. Et quand une société ou une communauté se permet cela et que tout ce qu’elle fait, c’est chuchoter, cancaner et murmurer, elle entre dans un cercle vicieux de divisions, de récriminations et de condamnations. (…) Ce sont des gens qui se disputent toujours entre eux, qui se condamnent mutuellement, entre ceux qui s’appellent justes. Et en plus, c’est une attitude de marginalisation et d’exclusion, de confrontation qui leur fait dire, de manière irresponsable, comme Caïphe : "C’est mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas" (Jn 11,50). C’est mieux qu’ils soient tous placés là-bas, qu’ils ne viennent pas nous déranger, nous voulons vivre tranquilles. ».

Ensuite, il y a ce regard qui crée des opportunités et qui transforme, celui de la conversion : « Dieu, jamais ne va te rejeter, Dieu ne rejette personne. (…) Un amour, celui de Jésus, qui n’a pas le temps de murmurer, mais qui cherche à briser le cercle de la critique inutile et indifférente, neutre et aseptisée. (…) Il rompt avec une autre médisance tout à fait facile à détecter, et qui "détruit les rêves" parce qu’elle répète comme un chuchotement continu : "tu ne vas pas pouvoir, tu ne vas pas pouvoir". (…) Attention, c’est comme le ver qui te ronge de l’intérieur. Quand tu entends "tu ne vas pas pouvoir", donne-toi une gifle : "si, je vais pouvoir et je vais te le prouver". C’est le murmure intérieur, le cancan intérieur qui surgit en celui qui, ayant pleuré son péché et conscient de son erreur, ne croit pas qu’il puisse changer. ».

Pour le pape François, rejeter les étiquettes, c’est rejeter la fatalité, prendre sa vie en main et en toute liberté : « Chacun de nous est beaucoup plus que les étiquettes qu’on nous met, est beaucoup plus que les adjectifs que l’on veut nous mettre, beaucoup plus que la condamnation qu’on nous a imposée. (…) Il y a des temps où la médisance semble gagner, mais ne la croyez pas, ne l’écoutez pas. Cherchez et écoutez les voix qui encouragent à regarder l’avenir et non pas celles qui vous tirent vers le bas. Écoutez les voix qui vous font voir l’horizon : "oui, il est loin, mais tu vas pouvoir". Regarde-le bien et tu vas pouvoir. ».

Ce message du pape est, à mon sens, crucial pour comprendre l’humain, pour avoir la foi en l’espérance, en l’homme (et la femme). Les étiquettes ne servent à rien sinon à catégoriser, à mettre dans des tiroirs, comme le botaniste avec ses plantes dans les casiers d’un musée d’histoire naturelle. L’homme est beaucoup plus complexe qu’une étiquette. Il est multiple. L’étiquette de la nationalité, celle de la catégorie socioprofessionnelle, de l’orientation sexuelle, de la religion, de la couleur de la peau, etc. sont des étiquettes factices qui ne permettent pas de comprendre la personne en elle-même, sa richesse, son aspect unique et indivisible, ce qui l’anime, ce qui la motive. C’est des étiquettes que les sociétés humaines meurent. Par elles qu’elles s’entredéchirent, qu’elles rompent leur cohésion sociale. Le racisme, d’ailleurs, n’est ni plus ni moins qu’un étiquetage.

De ce point de vue, ce sermon de François devrait être lu par tout le monde, chrétiens, bien sûr, et non chrétiens, parce qu’il révèle l’une des clefs de l’avenir en commun, d’une humanité qui doit dépasser ses peurs et ses exclusions pour toujours progresser : « Une communauté tombe malade quand elle vit de la médisance étouffante, condamnatoire et insensible, le cancan. Une société est féconde quand elle réussit à engendrer des dynamiques capables d’inclure et d’intégrer, de prendre en charge et de lutter pour créer des opportunités et des alternatives qui donnent de nouvelles possibilités à ses enfants. Quand elle s’emploie à créer un avenir par la communauté, l’éducation et le travail, cette communauté est en bonne santé. Et si l’on peut éprouver l’impuissance de ne pas savoir comment, on n’abandonne pas et on essaie à nouveau. Et tous, nous devons nous entraider, en communauté, pour apprendre à trouver ces chemins, à commencer de nouveau et à recommencer de nouveau. C’est une alliance que nous devons nous encourager à réaliser (…). Tous, battez-vous et battez-vous, mais non pas entre vous, s’il vous plaît (…), pour chercher et trouver les chemins de l’insertion et de la transformation. ».

Son message s’adressait spécifiquement aux jeunes en prison, mais il pouvait s’adresser plus généralement à tous les êtres humains. En quelque sorte, chacun a sa propre prison, et a à s’en extirper avec les étiquettes qui lui ont été accolées à cette occasion.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (20 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le pape François en lutte contre la culture de l’étiquette et de la médisance.
Les 95 ans du pape émérite Benoît XVI.
Le ralliement des catholiques français à la République.
La lettre de Léon XIII : "Notre consolation" du 3 mai 1892.
L’encyclique "Au milieu des sollicitudes" du 16 février 1892.
Marc Sangnier.
Charles Péguy.
Étienne Borne.
François De Gaulle.
La solidarité universelle du pape François.
Desmond Tutu.
Jesse Jackson.
L’attentat de la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre 2020.
Jacques Hamel, martyr de la République autant que de l’Église.
Abus sexuels : l’Église reconnaît sa responsabilité institutionnelle.
Rerum Novarum.
L’encyclique "Rerum Novarum" du 15 mai 1891.
La Vierge de Fatima.
L’attentat contre le pape Jean-Paul II.
Pierre Teilhard de Chardin.
L’Église de Benoît XVI.
Michael Lonsdale.
Pourquoi m’as-tu abandonné ?

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190125-pape-francois.html

https://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/le-pape-francois-en-lutte-contre-243387

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/01/27/37053372.html








 

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13 août 2022 6 13 /08 /août /2022 05:34

« Il faut arrêter l’aveuglement stupide face au djihadisme qui consiste à dire que cela n’a rien à voir avec l’islam. » (Salman Rushdie, le 8 juin 2017 dans "Le Nouvel Observateur").




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L’événement mondial de cet été, c’est probablement, hélas, cet attentat qui a visé la personne de Salman Rushdie ce vendredi 12 août 2022 à Chautauqua, dans l’Ouest de l’État de New York. L’écrivain était l’invité d’une organisation littéraire pour tenir une conférence, quand un homme de 24 ans, visiblement favorable au gouvernement iranien, a bondi sur l’estrade et l’a blessé à plusieurs reprises, le poignardant au cou et à l’abdomen. Un de ses hôtes a aussi été légèrement blessé à la tête. L’assaillant a été assez rapidement mis hors d’état de nuire puis fut arrêté et mis en garde-à-vue, tandis que Salman Rushdie a été soigné sur place par un médecin avant d’être transféré en hélicoptère vers un hôpital de Pennsylvanie pour y subir une intervention chirurgicale.

Ce qui frappe dans cette terrible agression, c’est l’absence totale d’information sur la santé de Salman Rushdie, pendant de longues heures, dans quel état se trouve-t-il ? faut-il s’inquiéter pour lui ? va-t-il s’en sortir ? C’est effectivement une très grande émotion qui s’est emparée du monde littéraire et aussi du monde politique dans toute la planète. À cette heure, aucune réaction officielle n’a encore été enregistrée tant de la part du Président des États-Unis Joe Biden que de l’Iran des ayatollahs. Cet attentat est-il un acte isolé ou, au contraire, le résultat d’une conspiration qui a été guidé par cet Iran si islamisé ?

Cet attentat est un scandale pour la liberté d’expression et d’écriture, pour la liberté de croire ou de ne pas croire, de s’opposer ou de ne pas s’opposer à des religions. Il a été commis dans l’un des pays les plus sécuritaires du monde et si l’Iran était impliqué dans cette tentative d’assassinat, ce serait le retour à un durcissement des relations diplomatiques entre les États-Unis et l’Iran. Retour ou, plus lucidement, maintien.

D’après les premières informations médicales à 19 heures (heure locale), Salman Rushdie serait actuellement en soins intensifs, sous ventilation artificielle et incapable de parler. Il risquerait de perdre la vue d’un œil, aurait eu des nerfs d’un bras sectionnés, et son foie serait endommagé par des lésions.

Entre la vie et la mort, le temps est suspendu, l’espace d’un moment, mais ce moment, pour Salman Rushdie, dure depuis trente-trois ans. Immense romancier britannique d’origine indienne, Salman Rushdie a sorti son quatrième roman "Les Versets sataniques" le 26 septembre 1988 en Grande-Bretagne. Ce roman a provoqué de nombreuses réactions, très contrastées globalement (dont la qualité a été appréciée par la critique), mais le livre a été très fortement condamné dans le monde musulman, au point que dans son propre pays d’origine, l’Inde, le gouvernement dirigé par Rajiv Gandhi en a interdit la publication au motif de garder une société apaisée au sein des communautés religieuses.

Salman Rushdie a été élevé par des parents musulmans mais lui-même se considère comme athée : « Je ne crois en aucune entité surnaturelle, qu’elle soit chrétienne, juive, musulmane ou hindoue. » affirmait-il alors dans le journal "India Today". Il n’a pas compris ce mouvement de haine qui montait contre lui, alors qu’il supposait que ses accusateurs n’avaient même pas lu son livre, du moins pas compris ce qu’il avait écrit. Il a expliqué qu’il avait mis plus de quatre ans à l’écrire, à l’époque, il avait une quarantaine d’années (il a fêté son 75e anniversaire le 19 juin dernier) : « [Mes] adversaires ne trouvèrent pas étrange qu’un écrivain sérieux puisse consacrer un dixième de sa vie à créer quelque chose d’aussi vulgaire qu’une insulte. » (2012).

Le 12 février 1989, une foule en colère de plusieurs milliers de personnes s’en est pris au Centre culture américain d’Islamabad (la capitale du Pakistan) et a tué cinq personnes (un gardien a été lynché). D’autres émeutes ont eu lieu à Karachi, aussi dans le Cachemire et à Djakarta. Mais même dans son pays, en Grande-Bretagne, il y a eu des foules de personnes musulmanes manipulées par des agents de haine contre lui qu’elles ne connaissaient pas, contre un livre qu’elles n’avaient jamais lu.

Car l’horreur a commencé le 14 février 1989 quand l’ayatollah Rouhollah Khomeiny (qui allait mourir le 3 juin 1989, la veille du massacre de Tiananmen) lança une fatwa de mort contre Salman Rushdie. Le Guide suprême iranien encourageait ainsi tous les fidèles à tuer l’écrivain, avec une récompense pécuniaire à la clef : « Je veux informer tous les musulmans que l’auteur du livre intitulé "Les Versets sataniques", qui a été écrit, imprimé et publié en opposition à l’islam, au prophète et au Coran, aussi bien que tous ceux qui, impliqués dans sa publication, ont connaissance de son contenu, ont été condamnés à mort. J’appelle tous les musulmans zélés à les exécuter rapidement, où qu’ils se trouvent, afin que personne n’insulte les saintetés islamiques. ». Le 17 février 1989, le Président de la République islamique d’Iran (et actuel Guide suprême) Ali Khamenei embrayait : « Même si Salman Rushdie se repent au point de devenir l’homme le plus pieux de notre temps, l’obligation subsiste, pour chaque musulman, de l’envoyer en enfer, à n’importe quel prix, et même en faisant sacrifice de sa vie. ».

Salman Rushdi fut donc l’homme le plus protégé du Royaume-Uni, peut-être à l’exception de la reine. Pendant dix ans, il a vécu sous une fausse identité, les six premiers mois, il a déménagé cinquante-six fois ! Après une baisse des tensions diplomatiques entre le Royaume-Uni et l’Iran en 1998, des mesures de protection ont été levées, et Salman Rushdie vit maintenant à New York, depuis une vingtaine d’années, il a même acquis la nationalité américaine, tout en vivant toujours sous protection policière (toutefois, certaines voix ont critiqué la grande faiblesse de sa protection à Chautauqua).

Cette fatwa a été le début d’une véritable hystérisation de fanatiques musulmans contre des œuvres culturels d’artistes qui sont totalement étrangers à l’islam, une haine qui a été renouvelée à l’occasion des affaires des caricatures de Mahomet et qui a engendré, entre autres, le carnage dans la rédaction de "Charlie Hebdo" le 7 janvier 2015, et l’assassinat de Samuel Paty.

Depuis 1989, évoquer Salman Rushdie est prendre position, pour ou contre cette fatwa. Monseigneur Jacques Gaillot, alors évêque d’Évreux, invité du "Club de la presse" le 12 mars 1989 sur Europe 1, a ainsi soutenu l’écrivain : « Il y a un droit au blasphème. Le sacré, c’est l’Homme. ». Mais ce qui est devenu clair, c’est que supposer critiquer l’islam pouvait être très dangereux et beaucoup d’auteurs se sont alors autocensurés de la sorte pour éviter les déboires de Salman Rushdie dont la vie a été bouleversée en conséquence.

Malgré une vingtaine de tentatives d’assassinat, Salman Rushdie est toujours resté courageux, refusant de reculer et de se dédire, de renoncer à son activité littéraire très intense (son dernier livre "Quichotte", publié en 2019, revisite le mythe de Don Quichotte dans un roman très finement construit salué par les critiques). Surtout, il n’a pas cessé de tenir des conférences un peu partout dans le monde pour répondre à ses lecteurs et à ceux qui analysent ses œuvres.

Salman Rushdie a notamment participé à une soirée mémorable organisée par France Culture en partenariat avec son éditeur français Plon, le mercredi 14 novembre 2012 dans l’amphithéâtre du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE), à Paris, interrogé par Laure Adler, à l’occasion de la sortie de son autobiographie "Joseph Anton", avec des passages de son livre lus par l’acteur Denis Podalydès. Une telle prestation, bien que pas rare, est exceptionnelle, car généralement, le lieu de la conférence est tenu secret jusqu’au dernier moment, la manifestation elle-même est communiquée au dernier moment aussi, pour des raisons compréhensible de sécurité.

 




Inspiré d’écrivains comme Günter Grass et Mikhaïl Boulgakov, apôtre du "réalisme magique", Salman Rushdie est un immense écrivain qui a montré une fois encore son courage exceptionnel, car la manifestation estivale à laquelle il se rendait était décontractée et connue pour la proximité de ses intervenants. Peut-être un argument pour lui décerner le Prix Nobel de Littérature avant qu’il ne soit trop tard. Ce ne serait pas une provocation. La provocation, ce serait plutôt dans le camp de tous ces porteurs de haine qui refusent que les autres pensent autrement qu’eux. L’émotion suscitée par cet attentat est, en ce sens, rassurant sur l’âme humaine. L’écrivain semble en avoir réchappé pour cette fois-ci, mais à quel prix et jusque quand ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 août 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Salman Rushdie.
Sempé.
Charlotte Valandrey.
Roger Penrose.
Yves Coppens.
Pierre-Gilles de Gennes.
Fred Vargas.
Jacques Prévert.
Ivan Levaï.
Jacqueline Baudrier.
Philippe Alexandre.
René de Obaldia.
Michel Houellebecq.
Richard Bohringer.
Paul Valéry.
Georges Dumézil.
Paul Déroulède.
Pierre Mazeaud.
Philippe Labro.
Pierre Vidal-Naquet.
Amélie Nothomb.
Jean de La Fontaine.
Edgar Morin.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20220812-salman-rushdie.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/salman-rushdie-est-il-sauve-243235

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2022/08/12/39592736.html





 

 


 

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