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28 novembre 2019 4 28 /11 /novembre /2019 03:47

« C’est un film absolument remarquable sur une affaire qui est importante, l’affaire Dreyfus. Un homme a été condamné par le simple fait qu’il était juif. Mais surtout, c’st le combat d’un homme seul qui risque tout pour que la vérité advienne. » (Laurence Bloch, sur France Inter le 11 novembre 2019).


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Le film commence par cette fameuse scène du 5 janvier 1895, connue par sa représentation graphique : dans la cour d’honneur de l’École militaire, à l’ombre du dôme des Invalides (et de la Tour Eiffel, pas oubliée dans le film), l’armée dégrade le capitaine Dreyfus.

Le dernier film de Roman Polanski, "J’accuse", est sorti dans les salles françaises le 13 novembre 2019 et c’est pour l’instant un grand succès. Très largement justifié, à mon avis. Dès la première semaine, il a allègrement dépassé les 500 000 entrées, ce qui en fait le meilleur démarrage pour un film de Polanski.

Je suis allé le voir, pas sans m’être interrogé sur la pertinence d’aller le voir (en particulier ici), et je veux juste revenir sur celle-ci à propos de certaines critiques contre la station de radio France Inter qui recommande ce film, comme de nombreux autres. Sa directrice Laurence Bloch a affirmé ainsi le 11 novembre 2019 : « C’est un partenariat de recommandation, c’est-à-dire que le service des partenariats de France Inter et la direction considèrent que le film, de par son propos, de par la qualité de sa mise en scène, de par l’exemplarité et la qualité de ses acteurs, doit être non seulement porté à la connaissance de ses auditeurs, mais aussi recommandé. Il n’y a aucun échange d’argent. Il n’y a évidemment aucune demande aux critiques de cinéma de France Inter de dire du bien du film. ». Et d’ajouter : « Les auditeurs sont adultes et ils feront, en conscience, ce qu’ils croient devoir faire. ».

Faut-il opposer ceux qui veulent lutter contre l’antisémitisme (encore très vivace de nos jours) et ceux qui veulent lutter contre les violences sexuelles, agressions, etc. ? Évidemment non ! Je reprends la phrase de la directrice d’une salle de cinéma : « J’estime qu’en programmant le film, je ne cautionne pas tous les violeurs de France. » (Annie Thomas, directrice du Trianon à Romainville). En le regardant, non plus.

Ce film que je trouve excellent (même s’il n’est pas parfait) trouvera sa place dans les fresques historiques majeures de la France contemporaine. Peut-être qu’on oubliera le cinéaste mais pas ce film, dans plusieurs décennies. Le film est d’ailleurs très ambitieux, sans tomber dans la prétention, puisque dès le début, le spectateur est prévenu : ce film relate des faits historiques réels. Le travail de la critique devra donc en être encore plus exigeant : ce n’est pas un roman historique, c’est, tout simplement.

En effet, il est parfois des œuvres qui l’emportent sur les faits historiques. C’est le cas de beaucoup de tableaux qui décrivent certaines réalités historiques dont on n’a que quelques fragments. Même les Évangiles sont des fragments de vérité historiques, des témoignages de l’existence et de la vie de Jésus-Christ. Depuis plus d’un siècle, nous sommes à l’ère de la photographie, du film, de l’enregistrement sonore, il n’y a plus besoin d’être un écrivain, un artiste peintre, pour témoigner de son époque, avec une facilité confondante. Et avec l’Internet, les réseaux sociaux, la capacité de s’exprimer à tous et de lire et voir de tout le monde, cette réalité est bien plus riche et dense, et si toutes ces données sont conservées, archivées (ce n’est pas du tout sûr, la durée de vie du plastique est de trente à cinquante ans, et donc, celle des supports d’enregistrements), elles constitueront une base de témoignages multiples, corrélés, confirmés, validés, très intéressants pour les générations futures.

Mais à l’époque du capitaine Dreyfus, ce n’était pas encore le cas, et le meilleur moyen de transmettre l’histoire, c’est de l’apprendre. J’ai eu la chance au lycée d’apprendre longuement sur cette affaire Dreyfus où se sont mêlés de nombreux sujets et enjeux : l’antisémitisme, la volonté d’une certaine partie de la droite monarchiste et catholique de reprendre le pouvoir, la défense de l’armée voire de la justice au prix de la vérité historique et de l’injustice individuelle. La Troisième République n’avait encore qu’une génération, vingt-cinq à trente ans. Elle était presque consolidée malgré la crise du boulangisme (qui s’est terminée en queue de poisson), et la France était surtout divisée par une guerre de religion que Clemenceau, étrangement, car il était un grand anticlérical, a su, par sa sagesse de futur gouvernant, éteindre dans la douceur des évolutions sociologiques…

À l’époque de Dreyfus, nous sommes encore vingt ans trop tôt. Indiscutablement, l’affaire a cristallisé les peurs et rancœurs de toute la société française, les familles furent divisées (un célèbre double dessin de Caran d’Ache, publié dans "Le Figaro" du 14 février 1898, montrait à quel point ce sujet hystérisait jusqu’à l’intimité des chaumières). Cela a renforcé le clivage droite/gauche qui existait depuis la Révolution française. J’écris plus haut que j’ai eu la chance de l’avoir apprise en détail au lycée, je ne sais pas si les lycéens actuels ont la même chance. Si bien que ce film pourra remplacer l’éventuelle absence d’une transmission par l’Éducation nationale. C’est le danger des œuvres cinématographiques, imprimer une vision inexacte de la réalité historique, la responsabilité du réalisateur est donc très élevée.

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Précisons que ce film était un projet déjà ancien et attendu de Polanski. Il lui manquait des investisseurs, des producteurs, et comptait même réaliser ce film en langue anglaise pour qu’il soit plus facilement "bankable". C’est peut-être le dernier film de Polanski. C’est peut-être "l’œuvre de sa vie". C’est en tout cas l’une de ses œuvres majeures.

Le scénario (adapté d’un roman du journaliste britannique Robert Harris publié en 2013) est la principale audace du réalisateur : cette audace, ce n’est pas de partir du capitaine Alfred Dreyfus. Comme le montre le film, c’était un homme largement dépassé par l’ampleur des événements. Il a été injustement déshonoré et condamné, mais il serait difficile d’en faire le symbole de la lutte contre l’antisémitisme ou contre l’injustice. Il fut une victime plutôt passive et impuissante de cette injustice. On le voit balbutier à son procès en révision (second conseil de guerre), parce qu’il a été considérablement affecté par son exil forcé.

Pourtant polytechnicien, Dreyfus était dans un registre plutôt "petit joueur", le film le montre bien à la fin, quand son seul sujet de préoccupation, lors de son rendez-vous en tête-à-tête avec le ministre de la guerre, c’est de se demander pourquoi il n’est pas monté en grade d’un cran supplémentaire. Dreyfus a préféré demander la grâce présidentielle à réclamer sa réhabilitation et l’annulation des précédents procès.

Il était donc difficile de faire de Dreyfus lui-même le héros de sa propre affaire. On aurait pu se placer du côté d’Émile Zola qui est probablement mort de son courageux "J’Accuse" dans "L’Aurore" du 13 janvier 1898, ce qui a donné le titre du film. Justement, je trouve erroné le titre français du film. Le titre anglais ou italien me paraît beaucoup plus parlant : "Un officier et un espion" (anglais, titre du roman de Robert Harris) ou "L’officier et l’espion" (italien). Car le héros, c’est justement un ancien formateur vaguement antisémite de Dreyfus, le lieutenant-colonel Georges Picquart, qui, bombardé à la direction du service de renseignement, a découvert avec des preuves accablantes que Dreyfus n’était pas le bon coupable d’espionnage.

Donc, c’est là l’audace : se mettre du côté de Picquart, personnage central du film, personnage partagé, contrasté, faisant partie de "l’etablishment" de l’armée, carriériste, ambitieux (nommé le plus jeune colonel), et puis, sa conscience, un innocent injustement frappé d’indignité nationale, le fait douter, puis se rebeller contre sa hiérarchie au prix de son avenir.

C’est donc sur ce personnage que le film essaie d’émouvoir. On le voit avec sa maîtresse cachée (femme d’un personnage important), jouée par Emmanuelle Seigner (Madame Polanski dans le civil), qui est très convaincante dans ce rôle.  Louis Garrel joue Dreyfus.

Au fait, qui joue Picquart ? Jean Dujardin. Avec sa moustache, il est quasiment méconnaissable. Loin le temps de "Brice de Nice" ! Avec "J’accuse", Jean Dujardin confirme (car il l’a déjà montré) qu’il est un grand acteur. À l’évidence, pour cette prestation, il mériterait un César du meilleur acteur. Mais je ne suis pas membre du jury !

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La distribution est d’ailleurs très riche, plusieurs comédiens sont de la Comédie-Française. Il y a de très nombreux acteurs, parfois pour des petits rôles. Ainsi, Philippe Magnan, figure d’autorité s’il en est, comme président du premier conseil de guerre (le procureur Brisset), Laurent Stocker, un peu moins convaincant comme général de Pellieux qui tentait d’instruire à charge l’enquête sur Picquart. Avec leurs moustaches et éventuellement barbe, c’est parfois difficile de reconnaître l’acteur qui est derrière !

De façon générale, les "méchants" (je simplifie : ceux qui croient à la culpabilité de Dreyfus ou la veulent pour diverses raisons : antisémitisme, soutien à l’armée, etc.), jouent excellemment bien, ils sont terriblement convaincants. Le commandant Hubert Henry (joué par Grégory Gadebois) est très ressemblant comme militaire pas très futé et finalement, auteur (mauvais) de fausses preuves (son destin finit tragiquement). Bertillon, le pionnier de la criminologie, joué par Mathieu Amalric, est affreusement odieux.

En revanche, j’ai été beaucoup moins convaincu par les figures de la défense, et principalement des deux imposants hommes de la Troisième République : Émile Zola et Clemenceau. Le film d’ailleurs, fait une erreur factuelle ; il laisse entendre que Picquart rencontre Clemenceau pour la première fois juste avant la rédaction de "J’Accuse", en présence aussi de Zola, de Reinach, etc., or, les deux hommes s’étaient déjà rencontrés.

Clemenceau, joué par Gérard Chaillou (qui s’est fait connaître comme Jean-Guy Lecointre, le DRH dans la mini-série télévisée "Caméra Café"), est manifestement trop vieux, d’une vingtaine d’années trop vieux (c’est le Clemenceau de la Victoire 1918 qu’on nous a proposé ici, pas le quinquagénaire de l’affaire Dreyfus). De plus, il est trop souriant et bienveillant. Zola aussi paraît un peu falot et éteint dans ce film (joué par André Marcon qui est plus âgé que dans l’histoire, mais cela ne frappe pas, au contraire de Clemenceau).

Puisque j’en suis à quelques reproches, il y a aussi un petit détail qui peut choquer même des personnes éloignées de la chose militaire : lorsqu’on est un gradé supérieur, on ne s’adresse pas à un inférieur en disant du "mon colonel", on dit "colonel" quand on est général. Je connais quelques femmes, qui n’ont pourtant jamais fait de service militaire, qui l’ont remarqué. Pourquoi donc, lorsqu’on fait un film qui se déroule dans les milieux militaires, n’a-t-on pas eu cette connaissance ? Il m’avait semblé que le général Lecointre, l’actuel chef d’état-major, avait été conseiller ou consultant pour ce film (je peux me tromper, c’est ce que j’ai cru lire sur le générique de fin). Je referme cette parenthèse car c’est un détail insignifiant mais très dommageable car il est facilement détectable et peut donc facilement amener à discréditer (injustement) l’ensemble du film.

La musique est aussi un élément important du film. Le choix du grand Alexandre Desplat (deux Oscars, trois Césars), très connu des fans de Harry Potter, a été excellent car sa composition entraîne le spectateur tout à fait là où la narration le demande.

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Deux remarques à ce stade. La première, c’est qu’il est un moment évoqué l’existence d’un fichier de personnes suspectes. Lorsqu’il hérite de son service de renseignement, Picquart se voit donc remettre ce fichier avec cette recommandation : en cas de guerre, il faut tous les arrêter au nom de la sûreté publique. Il faut noter que ces 1 500 à 2 500 personnes n’ont commis aucun crime ni délit, ils sont juste des suspects. On peut donc dire que le "fichier S" de maintenant n’est pas nouveau du tout !…

La seconde remarque sur les décors et costumes. On voit ici toute la splendeur du fameux uniforme que devront porter les malheureux Poilus au début de la Première Guerre mondiale, avec les fameux pantalons rouges bien voyants pour en faire de belles cibles. Quant à la lumière, les bureaux sont sombres, presque poussiéreux, y compris celui du ministre de la guerre, on a l’impression de vieux bâtiments, tandis que le bureau ministériel de Picquart, plus tard, est très clair. L’électricité semble avoir été plus tardif dans le film que dans la réalité.

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Pour terminer, je ferai encore deux reproches sur cet excellent film. Le premier, c’est un reproche générique valable pour toutes les reconstitutions historiques. Quelques scènes sont parfois téléphonées, car le spectateur (du moins, celui instruit, qui connaît la chronologie de cette affaire) imagine assez bien où veut en venir le réalisateur. Par exemple, quand Picquart prend son taxi et s’arrête devant une porte, hésite à l’ouvrir, et l’on imagine assez bien qu’il va alors rencontrer Clemenceau et Zola. C’est un reproche de genre et pas de réalisation. Le second reproche, c’est que la fin m’a paru beaucoup trop rapide. Je ne sais pas s’il fallait un format de durée, mais d’une part, il manque le procès du vrai espion, Esterhazy, qui n’a pas été condamné et qui a fui à Londres (sa protection est un vrai scandale), et surtout, il manque le procès en réhabilitation, ainsi qu’une scène à l’Assemblée Nationale pour voter la réintégration de Dreyfus et Picquart dans l’armée.

Le film s’est arrêté à la grâce présidentielle puis, se rouvre sur une dernière scène, dans le bureau de Picquart, devenu général et le ministre de la guerre de Clemenceau pendant tout le temps de son premier gouvernement, entre 1906 et 1909 (d’où la rencontre avec Dreyfus, déjà évoquée plus haut, venu lui parler).

Je dois d’ailleurs humblement, et surtout honteusement, avouer que je n’avais pas fait le lien entre le général Picquart, ministre de Clemenceau, et le lieutenant-colonel Picquart de l’affaire Dreyfus. Cela confirme d’ailleurs à quel point Clemenceau, qui était initialement antidreyfusard, tout comme Jaurès, parce qu’il était patriote et donnait foi aux affirmations de son gouvernement et de son armée, a fait de cette affaire une véritable affaire personnelle et politique qu’il a fait peser sur la vie politique pendant une dizaine d’années. Clemenceau aura alors la rancœur tenace contre toutes les personnalités politiques qui ont fait obstacle à la découverte de la vérité.

J’espère ne pas en avoir trop dit, mais l’avantage d’une reconstitution historique, c’est que la fin est déjà, en principe, connue avant de commencer à voir le film. Je n’ai pas d’action dans les films de Polanski mais je recommande avec insistance d’aller voir ce film qui manquait pour une affaire politique d’une telle importance. Je ne doute pas qu’il sera d’ailleurs diffusé dans les lycées comme vecteur pédagogique pour illustrer cette période très trouble et polémique. Quant à Jean Dujardin, il faut vraiment insister, il a été exceptionnel.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (17 novembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
"J’accuse" de Roman Polanski.
Roman Polanski.
Adèle Haenel.
Michel Bouquet.
Daniel Prévost.
Coluche.
Sim.
Marie Dubois.
Brigitte Bardot.
Charlie Chaplin.









http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191117-polanski-jaccuse.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-film-j-accuse-de-polanski-une-219554

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/11/18/37799688.html




 

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