« Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d'après son intime conviction. Le juge ne peut fonder sa décision que sur des preuves qui lui sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant lui. » (Article 427 du code de procédure pénale).
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Et, avant, l'article 353 du code de procédure pénale dit en outre : « Avant que la cour d'assises se retire, le président donne lecture de l'instruction suivante, qui est, en outre, affichée en gros caractères, dans le lieu le plus apparent de la chambre des délibérations : Sous réserve de l'exigence de motivation de la décision, la loi ne demande pas compte à chacun des juges et jurés composant la cour d'assises des moyens par lesquels ils se sont convaincus, elle ne leur prescrit pas de règles desquelles ils doivent faire particulièrement dépendre la plénitude et la suffisance d'une preuve ; elle leur prescrit de s'interroger eux-mêmes dans le silence et le recueillement et de chercher, dans la sincérité de leur conscience, quelle impression ont faite, sur leur raison, les preuves rapportées contre l'accusé, et les moyens de sa défense. La loi ne leur fait que cette seule question, qui renferme toute la mesure de leurs devoirs : "Avez-vous une intime conviction ?". ».
Cette intime conviction n'est pas une mince affaire puisque cela a conduit le cour d'assises du Tarn, à Albi, à condamner, ce vendredi 17 octobre 2025, après un délibéré de près de six heures, Cédric Jubillar à trente années de réclusion criminelle pour le meurtre de son épouse Delphine Jubillar. Or, celle-ci n'a jamais été retrouvée ; on ne sait donc pas si elle est morte ou vivante, et aucun élément ne peut prouver, sans contestation possible, non seulement la certitude de la mort de Delphine Jubillar mais aussi la culpabilité de son époux. Au contraire d'autres affaires, où on a retrouvé a posteriori le corps de la victime et où le prévenu a fini par avouer, cette affaire reste toujours aussi énigmatique avec cette question sans réponse : où est Delphine Jubillar ?
Soyons clairs : Cédric Jubillar n'est certainement pas un saint et les nombreux témoignages accablants de ses proches ou de sa famille (jusqu'à ses enfants et ses parents), d'une part, et son propre comportement, plutôt froid, durant le procès, sans empathie pour le sort de sa femme qui souhaitait divorcer et qu'il a rapidement remplacée après sa disparition, d'autre part, n'a jamais donné "envie" de l'aider, ni n'a jamais "plaidé" en faveur de son innocence. Pour autant, peut-on condamner un individu pour un meurtre alors que la réalité du meurtre n'a jamais été prouvée ? La justice en France dit oui et ce n'est pas nouveau.
Cédric Jubillar n'a jamais cessé de clamer son innocence, même après sa condamnation à Albi, si bien qu'il a fait immédiatement appel. Un avocat de la partie civile a reconnu que la plaidoirie de la défense avait été excellente, de grande qualité, mettant en lumière tous les éléments en faveur du prévenu (notamment une instruction toujours à charge), ce qui prouverait, selon lui, que la condamnation en était d'autant plus solide, car le procès s'est déroulé selon les règles d'équité.
Et c'est vrai que les éléments à charge sont très sérieux, en particulier l'hypothèse très peu probable d'un départ, d'une fugue, de Delphine Jubillar sans ses lunettes (retrouvées cassées, ceux qui portent des lunettes en permanence peuvent comprendre), avec son smartphone mais sans chargeur, sans son sac à main et donc sans carte bleue ni de moyens de paiement, ni de papier d'identité, et surtout, sans prévenir ses enfants, tandis qu'elle était déterminée à démarrer une procédure de divorce, tous ces éléments ont contribué à faire de son mari le coupable idéal d'un féminicide, d'autant plus qu'il « pouvait se montrer brutal, grossier et agressif, y compris envers les enfants » et qu'il s'est régulièrement vanté, lorsqu'il était déjà en prison, auprès de ses nouvelles conquêtes féminines, d'avoir tué sa femme (dans une menace à peine voilée d'après la dernière petite copine à qui il aurait dit : « Je l'ai déjà fait une fois [tuer], je peux le faire deux fois. Si tu ne me trompes pas, tu n'as rien a craindre. »).
Je reste néanmoins dubitatif sur le principe de condamner une personne alors que le corps du crime (ce n'est pas un délit ici) n'est pas avéré. Ce sera probablement le sujet du débat en appel même s'il a déjà eu lieu en première instance.
Comme on peut se douter, une telle affaire et un tel procès ont intéressé de nombreux personnes dans les réseaux sociaux, et donc les médias. L'écho médiatique tend généralement à polluer une instruction judiciaire parce qu'elle impose des surenchères pour augmenter les audiences (le cas le plus éloquent fut pour l'Affaire Grégory). C'est tout de même l'occasion de réfléchir sur la manière de juger et sur ce qui conduit à une condamnation lourde.
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Cela m'a fait penser à l'Affaire Dominici. J'ai revu récemment le film de Claude Bernard-Aubert (sorti le 1973) sur cette affaire, l'un des rares films où échangent deux monuments du cinéma français (sinon le seul ?), Jean Gabin (rôle de Gaston Dominici, le patriarche qui est condamné) et Gérard Depardieu (rôle de Roger Perrin, un petit-fils de 17 ans du patriarche). Il y a aussi Victor Lanoux et Gérard Darrieu (les deux fils accusés), Jacques Rispal (un témoin accusateur), Jean-Pierre Castaldi (un journaliste), etc.
Le film, plutôt militant, tourné vingt ans après les faits (le film se conclut par une allocution d'un vrai avocat de Gaston Dominici), montre comment le vieux patriarche, autoritaire et taiseux, d'une famille clanique s'est fait accuser par ses propres fils, chacun disant des mensonges, ce qui a abouti à sa condamnation à mort, le 28 novembre 1954, sans autre preuve que des ragots et des témoignages.
L'affaire a été marquée par une instruction particulièrement mal faite, sans sécurisation de la scène du crime (une famille anglaise, un couple et une fillette retrouvés le 5 août 1952, a été assassinée et laissée inanimée sur le bord d'une route), sans isolement des témoins, etc. Le prévenu a même fait des aveux pour protéger ses enfants avant de se rétracter. Finalement, le Président René Coty a communié la peine le 14 juillet 1957 en travaux forcés à perpétuité, puis, sous la pression de "l'opinion publique", De Gaulle l'a gracié et libéré au bénéfice de l'âge le 13 juillet 1960.
Certes, il est très difficile de comparer l'Affaire Jubillar avec l'Affaire Dominici : d'une part, l'enjeu est moindre car il n'y a (heureusement) plus le risque de la peine de mort, et donc, tout reste possible avant d'être irréversible ; d'autre part, l'assassinat est avéré pour l'Affaire Dominici, au contraire de l'Affaire Jubillar dont le corps de la probable victime n'a toujours pas été retrouvé.
En revanche, il y a quelques points communs sur l'absence de rigueur du début de l'enquête, les rumeurs mêlées au sensationnel médiatique et une partialité (supposée pour la défense dans l'Affaire Jubillar, avérée pour l'Affaire Dominici) de la justice elle-même.
Le plus terrible est que la justice doit juger en dehors de toute contrainte médiatique, mais aussi, politique, et l'un des avocats de la partie civile a demandé aux jurés du courage pour condamner une personne sans preuve tangible. J'aurais plutôt pensé qu'il fallait surtout du courage pour ne pas déclarer coupable un sale type (apparemment avéré) que tout accuse... sauf l'absence de cadavre, l'absence d'arme du crime, l'absence de scène du crime... et peut-être même l'absence de crime.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (18 octobre 2025)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Cédric Jubillar.
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L'Affaire Joël Le Scouarnec.
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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20251017-cedric-jubillar.html
https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/intime-conviction-cedric-jubillar-263917
http://rakotoarison.hautetfort.com/archive/2025/10/17/article-sr-20251017-cedric-jubillar.html
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