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15 décembre 2019 7 15 /12 /décembre /2019 03:18

« Je n’en veux à personne sauf à moi, quand je fais une erreur, je l’assume (…). J’ai réparé mon erreur et j’aimerais continuer à défendre et soutenir ce projet (…). Si mon erreur doit desservir la réforme, j’en tirerai les conséquences. (Jean-Paul Delevoye, "Le Monde", le 14 décembre 2019).


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Avec les grèves qui paralysent l'économie du pays, le gouvernement n’avait vraiment pas besoin de cette "affaire" (qui n’en est pas encore une). Le Monsieur Retraite universelle par point du gouvernement, Jean-Paul Delevoye, a fait amende honorable et a reconnu qu’il avait fait des omissions dans sa déclaration d’intérêts à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) déposée le 15 novembre 2019, et sa nouvelle déclaration déposée le 13 décembre 2019 fait état de 13 fonctions au lieu de 3 fonctions (parfois bénévoles) susceptibles d’être en conflit d’intérêts avec ses fonctions actuelles.

Je n’ai aucune raison de douter de l’honnêteté de Jean-Paul Delevoye. Si le soutien du Premier Ministre Édouard Philippe paraît évidemment partial (ce dernier a déclaré au journal "Le Parisien" le 14 décembre 2019 : « Je pense que la bonne foi de Jean-Paul Delevoye est totale. »), je me fie surtout au commentaire par exemple d’un homme comme Raymond Soubie, "vieux" conseiller social de Premier Ministre ou de Président de la République depuis plus d’une quarantaine d’années, qui exprime généralement sa pensée de manière franche et sans précaution, qui, le 11 décembre 2019 sur France 5, expliquait que l’honnêteté de Jean-Paul Delevoye était réelle et que les fonctions accessoires qu’il occupait ou occupe n’avaient qu’une relation très vague avec le projet de retraite universelle par points du gouvernement.

C’est vrai qu’avoir une fonction, même bénévole, dans un organisme du secteur des assurances peut immédiatement susciter le soupçon et l’anathème, tant justement les critiques contre le projet gouvernemental peuvent porter sur la ptentielle arrière-pensée cachée de faire une retraite complémentaire par capitalisation dont les compagnies d’assurance seraient les premières impliquées (et bénéficiaires peut-être). Mais dans cette idée-là, l’actuel président du conseil région des Hauts-de-France Xavier Bertrand serait interdit d’évoquer de réforme de retraites, puisqu’il était lui-même, à l’origine, un agent d’assurances. Or la position de présidentiable (un peu velléitaire) de ce dernier l’amène forcément à s’exprimer sur les retraites comme sur tout autre sujet national.

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Rappelons qui est Jean-Paul Delevoye (72 ans). Son parcours politique est particulièrement atypique. Il ne vient pas d’un grand corps de l’État et n’a pas eu une voie royale pour atteindre le gouvernement. Non, il était plutôt un élu local.

Chef d’une entreprise d’agroalimentaire, il fut élu conseiller municipal d’Avesnes-lès-Bapaume de 1974 à 1977, puis conseiller municipal de Bapaume de 1977 à 2014. Lorsque le maire de Bapaume est mort, il fut élu maire de Bapaume (et sans arrêt réélu), exactement du 29 mai 1982 au 4 avril 2014 (sauf lorsqu’il était ministre entre 2002 et 2004) ainsi que président de la communauté de communs de la région de Bapaume de 1992 à 2013. Parallèlement, il a été élu conseiller général du Pas-de-Calais de septembre 1980 à mars 2001, conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais de mars 1986 à 1992, député du Pas-de-Calais de mars 1986 à juin 1988 (à la proportionnelle) et sénateur du Pas-de-Calais du septembre 1992 à juin 2002 (réélu en septembre 2001). S’il a pu cumuler autant de mandats locaux en même temps, c’était parce que Bapaume est une petite commune (proche d’Arras) dont les mandats ne sont pas pris en compte par les lois contre le cumul jusqu’à très récemment.

Il fut en outre élu président de l’Association des maires de France, entre 1992 et 2002, fonction stratégique de réseautage avec les élus dont le dernier successeur est François Baroin (furent présidents de cette association notamment Édouard Herriot, Alain Poher, Michel Giraud, Daniel Hoeffel et Jacques Pélissard).

Comme on l’a vu aussi pour sa déclaration d’intérêts, il a multiplié les responsabilités. Au Sénat, il fut le président du groupe des sénateurs-maires. Il a reçu aussi la mission de faire un rapport sénatorial sur la "Cohésion sociale et territoire" en 1999, à une époque où l’on ne parlait pas encore de "territoires" pour parler de la province.

Élu RPR, il fut chargé par le Président Jacques Chirac de (re)conquérir la présidence du RPR en décembre 1999. La situation était la suivante : à la suite de la dissolution malheureuse du 21 avril 1997, le RPR s’est retrouvé dans l’opposition le 1er juin 1997. Résultat, Alain Juppé, Premier Ministre sortant et président du RPR, a démissionné de la présidence du RPR. Aux assises extraordinaires du 6 juillet 1997 (l’équivalent d'un congrès), Philippe Séguin fut élu président du RPR par 78,9% des cadres du parti. Philippe Séguin a fait adopter aux assises extraordinaires du 1er février 1998 le principe de l’élection du président du RPR par l’ensemble des militants. La première élection a eu lieu le 13 décembre 1998, Philippe Séguin fut réélu président du RPR très largement, par 95,1% de tous les adhérents du RPR. Alors tête de liste aux élections européennes du 13 juin 1999, Philippe Séguin a démissionné de la présidence du RPR le 16 avril 1999 car opposé au Traité d’Amsterdam. Nicolas Sarkozy (proche d’Édouard Balladur), secrétaire général depuis le 1er février 1998, est devenu le président par intérim et a mené la liste RPR (qui fut dépassée de peu par la liste de Charles Pasqua). Considéré comme responsable de cet échec, Nicolas Sarkozy a alors renoncé à se porter candidat à la présidence du RPR.

Les résultats furent très décevants pour Jean-Paul Delevoye (et les chiraquiens). Au premier tour du 20 novembre 1999, Jean-Paul Delevoye est arrivé en tête avec 35,3% des voix, mais il fut talonné par Michèle Alliot-Marie, candidate indépendante, avec 31,2% et qui a recueilli le soutien pour le second tour de deux autres candidats du premier tour : François Fillon (proche de Philippe Séguin) qui a eu 24,6% et Patrick Devedjian (en "ticket" avec Jean-François Copé) qui a eu 8,9%. Au second tour du 4 décembre 1999, sans réserve de voix, Jean-Paul Delevoye fut battu avec seulement 37,3% face à Michèle Alliot-Marie 62,7%. Cet échec a étonné, d’une part, parce que Jean-Paul Delevoye avait le soutien de Jacques Chirac et Alain Juppé, et d’autre part, parce que Michèle Alliot-Marie, au premier tour, n’avait aucun soutien de barons du RPR (on imaginait plutôt un second tour chiraquiens contre séguinistes qui était le clivage RPR de l’époque après la rivalité chiraco-balladurienne).

Jean-Paul Delevoye fut cependant récompensé de son chiraquisme lors du retour de la droite au pouvoir en 2002. Il fut nommé Ministre de la Fonction publique, de la Réforme de l’État et de l’Aménagement du Territoire du 7 mai 2002 au 30 mars 2004, dans les deux premiers gouvernement de Jean-Pierre Raffarin. Il lança la réforme des retraites des fonctionnaires (parallèlement à la réforme Fillon) et la réforme de l’ENA.

Ensuite, il quitta le gouvernement car il fut nommé à des postes prestigieux de la République dont la qualité essentielle de l’occupant doit être d’être neutre et consensuel. Succédant à Bernard Stasi, Jean-Paul Delevoye fut en effet, nommé par Jacques Chirac, Médiateur de la République du 13 avril 2004 au 22 juin 2011 (cette fonction fut transformée en Défenseur des droits, attribuée à Dominique Baudis), puis, il fut choisi comme Président du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) du 16 octobre 2010 au 1er décembre 2015.

En mars 2014, ne se présentant pas à sa réélection à la mairie de Bapaume, il a soutenu le candidat PS (qui a gagné), ce qui l’a fait quitter l’UMP. Deux années plus tard, en 2016, Jean-Paul Delevoye est réapparu dans le débat politique, cette fois-ci comme le précieux allié du candidat Emmanuel Macron, avec une fonction stratégique : président de la commission des investitures pour les élections législatives de juin 2017. Cette fonction était cruciale puisque de très nombreux candidats choisis par cette commission, parfois inconnus des électeurs et même sans expérience politique, furent élus députés à la suite de l’élection d’Emmanuel Macron. Des députés LR sortants se sont retrouvés en position très difficile de devoir quémander une investiture En Marche auprès de leur ancien compagnon du RPR ou de l’UMP, ce qui explique pourquoi, aujourd’hui, LR est peu indulgent vis-à-vis de Jean-Paul Delevoye.

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Au début du nouveau quinquennat, Jean-Paul Delevoye fut officiellement chargé de préparer la réforme des retraites et de diriger les concertations avec les partenaires sociaux, tâche dont il maîtrisait bien les contours et les difficultés. Il fut ainsi nommé au conseil des ministres du 14 septembre 2017 Haut-commissaire de la Réforme des retraites, et il intégra finalement le gouvernement le 3 septembre 2019 avec le titre de Haut-commissaire aux Retraites. C’est parce qu’il est désormais membre du gouvernement qu’il doit remplir une déclaration de patrimoine et une déclaration d’intérêts au nom de la déontologie édictée depuis l’affaire Cahuzac.

Alors qu’il est resté finalement toujours dans les coulisses de la vie politique depuis le début de sa carrière, Jean-Paul Delevoye s’est retrouvé dans la lumière des feux de l’actualité avec la réforme des retraites. Ses déclarations parfois maladroites ces derniers mois ont semé le doute sur la clarté de la vision du gouvernement et même sur ses hésitations et sa détermination.

On pourrait lui reprocher de cumuler sa rémunération de haut-commissaire avec sa retraite du régime général (hors retraite parlementaire), comme l’a signalé en exclusivité "La Lettre A" le 10 septembre 2019, tout en mentionnant que la loi l’autorisait. C’est juste que pour l’auteur d’un changement radical du système de retraites, le fait de profiter au mieux de l’ancien système peut prêter à des critiques fondées seulement sur un aspect moral mais en aucun cas sur un aspect juridique.

Mais c’est le contenu de sa déclaration d’intérêts qui fait surtout polémique. Même si c’est de bonne guerre, le fait que l’opposition s’empare de ce sujet pour discréditer le projet de retraite universelle par points n’est pas très constructif mais cela risque de devenir un véritable poids pour promouvoir la réforme alors que son expérience, sa personnalité (plutôt consensuelle) et ses compétences étaient censées en faire un atout décisif dans la "bataille" actuelle entre le gouvernement et les syndicats.

La bonne foi de Jean-Paul Delevoye est difficile à remettre en cause car dès qu’il a vu son erreur (ou ses erreurs), il a immédiatement réagi (ce qui est rare, même de nos jours), d’abord en annonçant dès le 9 décembre 2019 sa démission des fonctions contestées, et surtout en s’engageant à rembourser toutes les sommes qu’il avait perçues au titre de ces fonctions diverses et variées. Qu’il soit un collectionneur de fonctions semble un fait, qu’elles soient bénévoles ou rémunératrices, mais sa volonté de servir avant tout la réforme des retraites est elle aussi un fait.

Le Premier Ministre Édouard Philippe est dans son rôle en le soutenant, ce serait particulièrement ingrat de sa part de le pousser vers la sortie d’autant plus que la présence de Jean-Paul Delevoye reste, à mon avis, nécessaire dans le dispositif de la réforme. En revanche, Jean-Paul Delevoye est lucide et a conscience que sa présence au gouvernement pourrait maintenant faire plus de mal que de bien.

L’élément déterminant ne sera peut-être pas politique mais judiciaire : une action a été initiée par la HATVP auprès de la justice. Si celle-ci répondait favorablement en ouvrant une enquête préliminaire, Jean-Paul Delevoye se retrouverait dans le même cas que François Bayrou, Sylvie Goulard ou Richard Ferrand (mais pas dans le cas de François de Rugy même si, à la fin, ça risque de finir de la même manière). Sa présence au gouvernement serait alors particulièrement contestée par l’opposition et serait un point de contestation qui polluerait la réforme des retraites elle-même. Il est parfois des sacrifices à envisager pour ce qu’on peut juger comme l’intérêt national.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (14 décembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Jean-Paul Delevoye.
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
François de Rugy.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191214-delevoye.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/la-francoisderugysation-de-jean-219996

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/12/15/37867355.html



 

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13 décembre 2019 5 13 /12 /décembre /2019 03:15

« Je suis totalement déterminé à mener à bien cette transformation, parce que je la crois profondément juste. Juste pour les plus fragiles. Juste pour des millions de femmes. Juste pour nos enfants. Je ne mésestime pas la complexité de la réforme et j’entends ceux qui me demandent de l’expliquer simplement. » (Édouard Philippe, le 11 décembre 2019).



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Ce sera sans doute la phrase-choc qui restera de ce gouvernement. Après avoir présenté son projet de retraite universelle par points au Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) à midi et au Sénat dans l’après-midi du mercredi 11 décembre 2019, le Premier Ministre Édouard Philippe a poursuivi sa campagne d’explication au journal de 20 heures sur TF1. Alain Juppé avait dit qu’il était droit dans ses bottes, et Édouard Philippe, lui, se déclare aujourd’hui déterminé, ferme mais pas fermé.

On ne peut douter de la sincérité d’Édouard Philippe. Incontestablement, il est un homme d’État. Il est d’une intelligence rapide, il a une grande capacité de travail, il a un grand sens politique, et surtout, il s’exprime extrêmement bien, il choisit ses mots, il porte une attention minutieuse à la formulation de ses messages, on le voit assez bien lorsqu’il répond à l’Assemblée Nationale, parfois interpellé sans ménagement, il sait toujours dépassionner les discussions et surtout, il sait choisir ses mots pour éviter toute vaine polémique, toute erreur d’interprétation, toute inutile stigmatisation.

Alors, une fois ce constat fait, certains pensent qu’il est capable de faire dans la provocation avec son projet de réforme des retraites. Un exemple parmi d’autres : dans son discours du 11 décembre 2019, qui, à ce jour, semble être le discours le plus important du quinquennat en cours, il a insisté sur sa méthode pacifique.

Ainsi, il a expliqué : « Je ne veux pas (…) entrer dans la logique du rapport de forces. Je ne veux pas de la rhétorique guerrière, je ne veux pas entrer dans ce rapport de forces. ». Plus loin, il a martelé : « La question n’est pas de savoir si le gouvernement va tenir, si certains syndicats vont gagner, si d’autres vont perdre. Il n’y aura ni vainqueur ni vaincu. Nous voulons que tous les Français gardent la tête haute, et qu’ils se rassemblent autour des trois principes d’universalité, d’équité et de responsabilité qui forment le cœur de notre projet. ». Ce type de discours se veut consensuel. Mais quand il a développé son projet, il a affirmé, en contradiction avec les "ni vainqueur ni vaincu" : « Les femmes seront les grandes gagnantes du système universel. ».

Certes, c’est un petit détail sémantique, mais pour un homme qui pèse et soupèse tous ses mots, c’est étonnant. Sinon faire une sorte de provocation pour bien indiquer la détermination du gouvernement.

Ainsi des régimes spéciaux. Après tout, la SNCF n’aura bientôt plus de régime spécial : dès l’année prochaine, les nouveaux embauchés n’auront plus de "statut" et donc, plus de retraite spécial. Pourquoi vouloir donc faire une transition pour les générations nées en 1985 et après alors que, de toute façon, au fil des années, le régime spécial de la SNCF s’estompera ? Le coût économique des grèves vaut-il la détermination politique ? Je ne dirais pas la même chose pour d’autres régimes spéciaux, comme celui de la RATP qui garde, elle, son statut à ce jour.

Autre provocation, le calendrier proposé : le projet sera soumis au conseil des ministres du 22 janvier 2020, puis au Parlement à la fin du mois de février 2020, c’est-à-dire à deux semaines des élections municipales. C’est casse-cou mais courageux, puisque la majorité est donc prête à assumer devant les électeurs cette réforme. On peut aussi rappeler une autre mesure casse-cou courageuse : la hausse de la TVA décidée par Nicolas Sarkozy le 29 janvier 2012 (TVA sociale), à trois mois de l’élection présidentielle : courageuse mais suicidaire !

La vraie provocation, selon certains commentateurs, c’était d’évoquer l’âge d’équilibre à 64 ans pour 2027, avec un commencement progressif de cette idée dès 2022, afin de retrouver un système à l’équilibre budgétaire. Laurent Berger, patron de la CFDT, ainsi que d’autres syndicats réformistes (l’UNSA, la CFTC, la CGC, etc.) avaient clairement annoncé que c’était la "ligne rouge". Elle a été franchie, et donc, les syndicats réformistes rejoignent également le "mouvement" le mardi 17 décembre 2019.

Édouard Philippe aurait-il pu séparer les deux (réforme systémique et réforme paramétrique) ? Évidemment, non ! Il a au contraire voulu mettre tout à plat, qu’on ne dise pas : oui mais demain, on augmentera l’âge légal de départ à la retraite.

Cela, sur la forme. Selon des indiscrétions, et selon notamment l’excellent journaliste économique Dominique Seux (des "Les Échos" et chroniqueur sur France Inter), le dîner de la majorité le mardi 10 décembre 2019 aurait montré le clivage suivant : Richard Ferrand, François Bayrou, Christophe Castaner, etc. auraient plaidé pour élaguer tout ce qui était paramétrique pour ne pas rendre illisible la réforme systémique. En face, Édouard Philippe était déterminé à maintenir cet âge d’équilibre. Avec le soutien du Président Emmanuel Macron, mais le silence des ministres ex-LR : Bruno Le Maire, Gérald Darmanin, Sébastien Lecornu… Gérald Darmanin, au sens politique très aigu, estimait qu’il valait mieux ne pas s’occuper du déficit dans un premier temps pour mieux faire accepter la réforme. Blâmés (ou briefés) par leur patron quelques jours auparavant, ils se sont tus.

À l’origine, Édouard Philippe n’était d’ailleurs pas forcément convaincu de la pertinence d’une réforme systémique. Pour lui, le principal est d’éviter que le système soit toujours déficitaire. Les premières mesures entreront en application en 2022, c’est-à-dire à la fin du quinquennat. Il n’était pas question pour Édouard Philippe, qui considère que les finances publiques doivent être gérées rigoureusement, de quitter Matignon en laissant la patate chaude à un successeur. Un mélange de rigueur et sans doute aussi d’orgueil : Antoine Pinay est toujours vivant !

Sur le fond, cela ne fait pas de doute que l’idée d’un âge d’équilibre est astucieuse à la fois politiquement et socialement. Tant que le rapport entre nombre d’actifs qui cotisent et nombre de retraités qui sont pensionnés dégringole, un système par répartition ne peut pas tenir si on ne règle pas quelques paramètres. Le pire, en France, c’est que l’âge légal de la retraite était à 65 ans avant 1983 à une époque où le temps moyen de la retraite était dix ans moins long qu’aujourd’hui.

Ce n’est pas parce qu’il y a eu au pouvoir, il y a près de quarante ans, un irresponsable démagogue qui ne comprenait rien à l’économie (François Mitterrand le reconnaissait volontiers) qu’il faudrait que les Français soient sans arrêt à faire payer aux générations futures les pensions des retraités actuels, par une dette accrue par ce déficit. De plus, tous les pays comparables au nôtre en sont plutôt à la retraite à 67 ans. La France est à 62 ans et le choix d’utiliser la notion d’âge d’équilibre (âge pivot) permet de laisser la liberté de prendre sa retraite entre 62 et 64 ans, sous condition d’avoir une pension moins élevée.

Du reste, l’âge moyen de départ à la retraite en France est de 63,6 ans (selon le dernier rapport du COR publié le 21 novembre 2019), ce qui signifie que l’âge de 64 ans est à peu près déjà adopté en moyenne par l’ensemble des Français, souvent parce que l’accès au marché du travail se fait de plus en plus tardivement et qu’il y a un nombre minimal d’années de cotisation.

Le problème souligné par les syndicats est que le taux de chômage des seniors (au-dessus de 55 ans) est particulièrement élevé (autour de 50%) et donc, tant que les seniors n’auront pas la possibilité de réellement travailler tardivement, le recul de l’âge légal de la retraite n’a pas beaucoup de sens, entre l’assurance-chômage ou la pension de retraite, ce sera toujours, in fine, une prestation sociale qui leur sera versée.

Faut-il aussi rappeler la réforme des retraites de Marisol Touraine en 2014, qui, sans en avoir fait une grande publicité, fait actuellement repousser l’âge de la retraite par l’effet mécanique d’un allongement de la durée de cotisation pour l’obtention d’une retraite à taux plein, à savoir d’un trimestre tous les trois ans de 2020 à 2035, pour atteindre 43 ans de cotisations pour les générations nées en 1973 et après ?

L’avant-dernière réforme des retraites, celle d’Éric Woerth en 2010, a fait reculer l’âge légal de départ à la retraite de deux ans, à 62 ans, et l’âge de départ à la retraite à taux plein à 67 ans en 2022, tout en allongeant la durée de cotisation à 41,5 ans pour les générations nées en 1956 et après.

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Certains disent aujourd’hui qu’il faut absolument que le gouvernement se réconcilie avec la CFDT. Comme l’histoire de l’âge d’équilibre est une ligne rouge des deux côtés, c’est difficile d’imaginer une réconciliation. Et d’ailleurs, gageons que Laurent Berger soit plutôt soulagé d’avoir une raison de faire grève aujourd’hui, car sa base n’aurait jamais compris qu’il puisse être du côté du gouvernement pour une telle réforme. Premier syndicat de France, ce titre lui serait alors très provisoire au profit de la CGT qui, elle, s’est pleinement mobilisée depuis le 5 décembre 2019.

La réforme ne serait pas basée sur la justice sociale ? Il faudra demander aux agriculteurs et aux petits commerçants et à plein d’autres professions qui ont des pensions très faibles. En mettant le minimum retraite à 85% du SMIC pour une carrière complète, on revalorise massivement de nombreux retraités tombés dans la précarité. Aucun syndicat ne semble apprécier une telle mesure. Certes, elle aurait pu être prise sans changer le système actuel.

L’une des mesures les plus sociales de la réforme présentée le 11 décembre 2019, c’est aussi une mesure "anti-riches" : « Jusqu’à 120 000 euros de revenus annuels, tout le monde cotisera au même taux, pour s’ouvrir des droits dans la limite de ce montant. Et au-delà de ce montant, les plus riches paieront une cotisation de solidarité plus élevée qu’aujourd’hui, qui financera, non pas des droits supplémentaires pour eux, mais des mesures de solidarité pour tout le monde. ». Ce n’est pas très clair, est-ce seulement la surcotisation qui ne leur donnera pas de droits supplémentaires (de points) ou est-ce qu’ils n’auront plus de droits acquis à partir des 120 000 euros de base ? Si c’est le cas, probablement qu’il faudra imaginer un système complémentaire par capitalisation.

Jouer sur les deux n’est d’ailleurs pas stupide. Le système par répartition est essentiel pour des raisons à la fois de principe et de sécurité pour tous : solidarité entre générations et surtout, protection de la valeur des pensions. Par capitalisation, le risque est que tout l’argent investi soit réduit à néant au bout d’une carrière en raison de crises boursières, de spéculateurs véreux, et d’autres accidents financiers. Assurer une grande part des pensions de retraite par répartition reste donc une véritable protection sociale pour tous les futurs pensionnés et c’est donc une priorité nationale.

En revanche, l’absence de fonds de pensions français est un handicap économique et financier dans la mondialisation. Pourquoi ? Parce que les fonds de pension gèrent des montants gigantesques et ont donc une force de frappe financière très imposante. Or, lorsqu’il y a des grandes entreprises françaises à racheter, les capitaux français ne sont pas aux rendez-vous, et seuls, des fonds de pension étrangers peuvent les acquérir. Le maintien dans l’économie nationale de certains fleurons industriels exigerait ainsi la création de fonds de pension français, utilisés de façon complémentaire au système par répartition qui doit rester le principe général. Dire ensuite que tout le monde ne pourra pas cotiser pour une retraite complémentaire par capitalisation est une évidence. Mais l’idée n’est pas de la rendre indispensable (au système par répartition de s’autosuffire le cas échéant), mais la création de fonds de pension pouvant concurrencer les fonds étrangers quand il s’agit de sauver une industrie française (que ceux-ci soient financés que par des "riches" est en fait une lapalissade et très anecdotique).

Les syndicats et l’opposition de type PS, FI, RN, ont fortement communiqué leur opposition au système par points présenté par Édouard Philippe avec pour principal argument que ce ne serait pas un système juste socialement (alors que c’est le maître mot du Premier Ministre tout au long de son discours).

Et pourtant, du côté de l’opposition de type LR, le principal argument pour s’opposer au projet est que personne ne connaît son coût, craignant que toutes les concessions aux syndicats sur la transition se chiffrent par milliards.

C’est intéressant d’analyser ces deux types de discours, car finalement, ils sont totalement contradictoires. Soit le système est très social et donc très coûteux, soit il n’est pas social du tout et pour le coup (pour le coût), il ne pèsera pas sur les finances publiques.

Ce qui manque toutefois à cette réforme et en serait complémentaire, c’est une véritable politique visant à encourager la natalité. Plus il y aura d’actifs dans trente ans, plus le système des retraites par répartition sera pérennisé. Les mesures qui récompensent le premier enfant au lieu seulement du troisième sont en fait peu incitatives. Dans le système actuel, chaque enfant permet de réduire de deux ans la durée de cotisation de la mère. Et il y a un abondement de 10% pour chacun des deux parents lorsqu’il y a au moins trois enfants. Le système proposé attribue un abondement de 5% pour l’un des deux parents dès le premier enfant (et 5% pour chaque enfant supplémentaire). Mais il n’y a plus de diminution de la durée de cotisation. Cette politique nataliste ne doit pas seulement se décliner avec l’assurance vieillesse, mais aussi avec les allocations familiales.

Plus généralement, c’est bien d’un pari qu’il s’agit. D’ailleurs, le mot a été repris par le Premier Ministre sur TF1, il fait le pari de réussir cette réforme. Là aussi, cela pourrait être interprété comme une provocation. Il joue et pense gagner. On revient à la logique d’affrontement dont il disait pourtant refuser le cadre. D’un pari, car il est bien compliqué d’imaginer comment un système, ancien ou nouveau, va évoluer financièrement dans les cinquante prochaines années. Certes, on peut avoir une petite idée de la démographie à moyen terme, mais il est complètement illusoire de supposer un taux de croissance annuel du PIB, par exemple, de ne pas prendre en compte des crises financières qu’il est difficile précisément d’anticiper (comme celle de 2008). Il y a donc une part d’incertitude, un pari pour l’avenir. Qu’on fasse quelque chose ou rien, d’ailleurs.

Je termine enfin sur un sujet qui me paraît important et qui a de quoi faire râler les enseignants. Curieusement, au-delà de Jean-Paul Delevoye (Réforme des retraites) et Agnès Buzyn (Solidarités et Santé), Jean-Michel Blanquer (Éducation nationale et Jeunesse) est l’un des ministres les plus impliqués dans la réforme des retraites. Pourquoi ? Parce que le système par points proposé aurait un effet dévastateur sur le montant de la pension des futurs enseignants retraités. La cause en est assez simple : à cause des deux mois de vacances scolaires supplémentaires, les enseignants sont en fait payés dix mois par an, répartis sur douze mois. Une revalorisation s’imposerait donc, selon le gouvernement.

Mais ce qui est très humiliant (sur le principe, parce que sur la forme, on pourrait aussi contester ; la CGT par exemple rappelait que les enseignants n’attendraient pas dix ans pour voir leur traitement revalorisé), c’est qu’on veuille revaloriser les salaires des profs uniquement à cause de la réforme des retraites. Alors que c’est, en lui-même, un sujet essentiel. Sur le dernier demi-siècle, il n’y a eu réellement qu’une revalorisation notable, c’était sous le gouvernement de Michel Rocard qui avait fait de l’éducation le point crucial de sa politique sociale (tout part de l’école). La moindre des choses serait de renforcer l’attractivité de ce métier qui devient de plus en plus compliqué et qui attire de moins en moins de talents. Là encore, la comparaison avec l’étranger est peu flatteuse pour la France. Il aurait fallu découpler l’idée d’une revalorisation avec les conséquences de la réforme des retraites sur les enseignants.

Si les syndicats sont quasi-unanimement désormais opposés à la réforme du gouvernement, c’est moins certain pour le peuple dans son ensemble. Un sondage réalisé par Elabe pour BFM-TV, publié dans la soirée du 11 décembre 2019, avait évalué que 50% des sondés soutenaient une telle réforme et 49% la rejetaient. La bataille de "l’opinion publique" n’est donc pas forcément "perdue" pour le gouvernement (en gardant une expression guerrière).

Il reste que pour les vacances de Noël, ceux qui voudront se déplacer auraient intérêt à posséder une automobile …ou à enrichir des plateformes numériques comme Blablacar ou Uber ! Nous ne sommes plus en 1995…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 décembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Édouard Philippe sur les retraites : déterminé mais pas fermé.
Les détails du projet de retraite universelle par points annoncé par Édouard Philippe le 11 décembre 2019.
Discours d’Édouard Philippe le 11 décembre 2019 au CESE (texte intégral).
Discours d’Édouard Philippe le 12 septembre 2019 au CESE (texte intégral).
Rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) du 21 novembre 2019 (à télécharger).
La retraite, comme l’emploi, source d’anxiété extrême.
Grèves contre la réforme des retraites : le début de l’hallali ?
Rapport de Jean-Paul Delevoye sur la réforme des retraites remis le 18 juillet 2019 : "création d’un système universel de retraite" (à télécharger).
Faut-il encore toucher aux retraites ?
Le statut de la SNCF.
Programme du candidat Emmanuel Macron présenté le 2 mars 2017 (à télécharger).
La génération du baby-boom.
Bayrou et la retraite à la carte.
Préliminaire pour les retraites.
Peut-on dire n’importe quoi ?
La colère des Français.
Le livre blanc des retraites publié le 24 avril 1991.

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https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/edouard-philippe-sur-les-retraites-219941

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26 novembre 2019 2 26 /11 /novembre /2019 03:05

« Aujourd’hui l’eau a baissé, les poissons ont disparu, une mousse glaireuse et stagnante dit la victoire du détergent sur la nature. » (Daniel Pennac, "Chagrin d’école", 2007).


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Le maire de Pau et président du MoDem François Bayrou n’a pas beaucoup de "chance". Il y a quelques semaines, le 5 novembre 2019, la presse a appris qu’il était convoqué par les juges pour le 6 décembre 2019 ("aux fins de mise en examen" selon "Le Monde"). La proximité du 5 décembre 2019 va-t-elle permettre à l’information de ne pas avoir un retentissant ? Probablement pas. François Bayrou est encore une personnalité politique majeure dans la vie politique, et plus encore dans la Macronie.

Il n’a pas de chance car avec Emmanuel Macron, tout son combat politique depuis 2002, depuis qu’il a voulu l’indépendance du centre et qui voulait rassembler les Français, autant la droite que la gauche, a trouvé une issue politiquement gagnante. François Bayrou est maintenant écouté, non seulement par le pouvoir (évidemment) mais aussi par l’opposition LR, ses anciens partenaires rivaux qui n’hésitaient pas à se moquer de lui.

Lui fait partie maintenant d’un ensemble qui a fait 22,4% des voix aux élections européennes de mai 2019 (LREM, MoDem, Mouvement radical et partenaires), eux, LR, ont fait seulement 8,5%. Il y a dix ans, aux élections européennes de juin 2009, l’UMP faisait 27,9% et le MoDem seulement 8,5% ! À fronts renversés. Les écologistes, d’ailleurs, en juin 2009, ont fait 16,3%, plus qu’en mai 2019 avec 13,5% dont le score n’est donc pas vraiment un "exploit".

François Bayrou, le farouche intègre, sur le point de défendre une loi sur la moralisation, l’imposant Ministre d’État, Ministre de la Justice en mai 2017, a dû démissionner le mois d’après, car Sylvie Goulard avait démissionné pour la même cause, le risque d’une mise en examen pour l’affaire des collaborateurs des députés européens MoDem. Sylvie Goulard a néanmoins tenté (sans succès) de se faire accepter à la Commission Européenne il y a quelques semaines. François Bayrou, lui, a dû se replier dans sa mairie de Pau, conquise après beaucoup de difficultés au fil des élections (son élection n’en fut que plus méritante, en mars 2014, mais cela signifie surtout que sa réélection n’est pas forcément gagnée d’avance, s’il se représente).

François Bayrou aura eu raison avant beaucoup de monde sur beaucoup de choses. C’était lui qui, dès sa campagne présidentielle de 2002, avait alerté sur la dette immense de l’État, sur les déficits qu’il était temps de réduire. C’était lui qui, dans sa campagne présidentielle de 2007, au prix d’un certain populisme qu’on a retrouvé aussi chez Emmanuel Macron durant sa campagne de 2017, avait rejeté les deux partis gouvernementaux, PS et UMP, pour demander la fin des faux clivages (à l’époque, le FN ne valait qu’un électeur sur dix).

Au moment où ses idées commençaient à triompher, au moment où le MoDem était le troisième parti parlementaire, devançant nettement le groupe socialiste, François Bayrou a dû s’éclipser par la mauvaise porte, celle de l’affaire judiciaire. Il a été écouté par les juges le 11 septembre 2019, et convoqué encore le 6 décembre 2019.

Déjà, Michel Mercier a été mis en examen le 22 novembre 2019. Il n’est pas peut-être beaucoup connu du grand public, mais il était un homme clef de l’UDF et du MoDem, trésorier national, et sénateur lyonnais (il a même cherché à conquérir la mairie de Lyon, et il fut président du conseil général du Rhône), et surtout, il présente la curiosité politique d’avoir été le seul ministre du MoDem sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, Ministre de la Justice, lui aussi.

De quoi s’agit-il ? Il s’agirait d’emplois illégaux. Des collaborateurs de députés européens n’auraient pas travaillé pour leur parlementaire employeur mais pour leur parti, ici le MoDem, mais une autre affaire concerne aussi le parti de Marine Le Pen.

Il faut savoir que le MoDem et le FN/RN sont des PME de la vie politique, à comparer aux grands groupes qu’étaient LR et le PS, mais ceux-ci sont comme le furent Manufrance, ou encore Creusot-Loire, en voie de disparition. Quant à LREM, c’est une start-up qui a réussi, un peu un facebook de la vie politique française.

Que ce soient des vieilles entreprises traditionnelles, ou des toutes nouvelles sur le marché, les grandes entreprises de la vie politique, celles qui ont de très nombreux parlementaires (plusieurs dizaines voire centaines de parlementaires), n’ont pas beaucoup de problème d’argent : les dotations de l’État peuvent leur assurer, qu’ils soient dans l’opposition ou, mieux, dans la majorité, des moyens de fonctionnement notables.

Lorsque la grande entreprise s’écroule, cela fait par exemple la vente du siège historique du PS, rue de Solferino, pour une ville de banlieue (moins chère). A contrario, le MoDem, qui n’avait au mieux que quelques députés, quelques députés européens et à peine plus de sénateurs, a trouvé de nouvelles ressources financières avec l’élection de plusieurs dizaines de nouveaux députés MoDem en juin 2017, et c’est tant mieux pour lui. La PME pourrait se transformer en grande entreprise, si l’essai de 2017 était transformé en 2022.

L’absence de nombreux parlementaires pendant longtemps a fait que les moyens financiers de subsistance des partis PME étaient faibles, notamment pour recruter leurs permanents. La tentation était donc forte que ces permanents pussent être payés par d’autres employeurs que le parti lui-même.

Ne préjugeant de rien et insistant sur la présomption d’innocence, je ne sais évidemment pas ce qu’il en est du MoDem ni du FN/RN. Avant toutes les lois sur le financement de la vie politique, les partis, même mastodontes, n’hésitaient pas à avoir des permanents payés non pas sur un Parlement Européen (qui n’existait pas encore), mais carrément des grandes entreprises vaguement publiques et en tout cas, fournisseurs de l’État. On appelait cela des "emplois fictifs".

Fictifs dans la mesure où un employé de cette entité pouvait ne pas travailler pour elle mais pour son parti. Les lois de financement ont à la fois interdit tout argent provenant d’une entreprise privée (ou publique), mais en contrepartie, l’État finançait une grande partie du fonctionnement des grands partis parlementaires, au prorata du nombre de voix et du nombre de parlementaires (un savant calcul, qui a évolué). Les grands partis pouvaient donc se permettre de se retrouver dans la loi, mais les partis moyens, les PME, ceux qui aspiraient à devenir gros tout en étant dans les faits des petits partis, n’avaient pas le financement public pour un fonctionnement selon leurs ambitions politiques. Résultat, la tentation de trouver toutes sortes d’astuces était grande. Celle des faux collaborateurs parlementaires qui étaient des vrais permanents de parti en était une.

Il faut rappeler aussi qu’on revient de loin. Un scandale avait éclaté en automne 1995 sur le fait que des collaborateurs de ministres, des chauffeurs notamment, étaient en fait payés non pas sur le budget du ministère desdits ministres, mais sur d’autres ministères, ils étaient des agents affectés autrement. Au sein même de l’État, celui qui fixe les règles, c’était encore la pagaille il y a vingt-cinq ans !

De même, la fameuse affaire des emplois fictifs de la ville de Paris, qui a coûté l’Élysée à Alain Juppé et rendu pénible la fin de la carrière politique de Jacques Chirac, tous les deux condamnés par la justice, était sur le même principe (après les premières lois sur le financement de la vie politique). Des personnes recrutées par la ville de Paris (il y a plus d’agents de la ville de Paris que de fonctionnaires européens à Bruxelles, qu’on se le dise !), pouvaient travailler en fait pour le RPR ou pour les campagnes électorales de Jacques Chirac lui-même.

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Dans l’histoire qui semble toucher tant le FN/RN que le MoDem, il s’agit de députés européens. François Fillon, lui, député national, a été touché par le fait que sa femme, officiellement sa collaboratrice parlementaire, n’en aurait pas été une (l’affaire n’est pas encore jugée, enfin, elle n’est pas encore jugée par la justice, car pour ce qui est des électeurs, ils l’ont jugée et l’ont jugée sévèrement, au point de renvoyer dès le premier tour le candidat qui était pourtant le favori de 2017 quelques jours avant que l’affaire n’éclatât).

On peut donc trouver des histoires avec des députés nationaux, sauf que… dans la réalité, cela ne se passe pas ainsi. Pourquoi ? Parce que les députés nationaux, élus au scrutin majoritaire, ont absolument besoin de leurs collaborateurs parlementaires, que ce soit à Paris pour faire la loi que dans sa circonscription pour être à l’écoute de la population (dans les permanences locales des parlementaires, au menu, l’emploi, le logement, la santé). Ne pas utiliser toute sa force de frappe de parlementaire, ce serait quasiment suicidaire pour le député (absent à Paris, absent en circonscription), sa réélection serait fortement compromise. D’ailleurs, c’est plutôt l’inverse, les députés se plaignent de ne pas avoir assez de collaborateurs pour assurer correctement leurs deux rôles nationaux (en dehors d’être des assistants sociaux dans leur circonscription) : faire la loi et contrôler l’exécutif.

Seules exceptions, impossible aujourd’hui (depuis 2017 et la loi sur le non-cumul des mandats), lorsque le député était également le chef d’un exécutif (mairie, intercommunalité, conseil général ou régional), il bénéficiait alors d’un staff, d’un cabinet, d’un secrétariat et d’une force de frappe indépendante de ses collaborateurs parlementaires, ce qui lui permettant de s’en passer sans réduire son activité de parlementaire. Comme il avait "droit" à ces collaborateurs, il pouvait alors distribuer ces emplois comme on distribuait des faveurs, à des proches, à des futurs obligés, etc., mais très rarement pour "servir" de permanents à leur parti respectif (qui ont besoin de stabilité dans leur organisation interne, or, si le député perdait son mandat exécutif, son parti perdrait son permanent, etc.).

Et c’est par cela que je souhaite terminer cet article. Si l’on écoute le témoignage de quelques députés européens, j’ai l’exemple de Corinne Lepage qui s’est fait élire députée européenne sur la liste du MoDem, mais c’est valable pour tous les élus, la personne qui a été élue sur une liste est redevable de son siège à son parti. C’est le principe du scrutin proportionnel : à part les deux ou trois premiers de la liste (ou même seulement la tête de liste), les autres candidats qui seraient élus ne le sont pas à leur mérite personnel mais à leur capacité à s’être bien positionnés dans l’ordre de la liste.

Il est donc facile d’imposer à ses candidats d’avoir un retour sur investissement, comme s’engager, une fois élus, à recruter sur leur propre compte un collaborateur qui bosserait en fait pour le parti qui les a fait élire (certains partis auraient même fait signer un tel engagement écrit aux candidats de leur liste).

Le scrutin proportionnel pour les élections européennes est une règle communautaire qu’il serait difficile de modifier même pour la France. La seule marge de manœuvre est sur l’échelon de la proportionnelle (grandes régions ou nation). En revanche, les élections nationales sont du seul registre des nations.

Or, ceux qui envisageraient d’instaurer le scrutin proportionnel pour nos élections législatives, même à petite dose, ils rendraient ces députés, élus sur les listes, complètement dépendants de leur parti sans lequel ils n’auraient jamais été élus. Un député élu au scrutin majoritaire doit son élection en partie à son mérite. Certes, il y a un indéniable effet présidentiel (ce fut très visible en juin 2017), mais pas seulement.

Exemple, Cédric Villani (l’actuel candidat à la mairie de Paris) a été élu député LREM de l’Essonne. Aurait-il été élu sans l’appui d’Emmanuel Macron ou sans l’élection de ce dernier ? Je n’en sais rien, mais ce que je sais, et il le prouve comme candidat dissident, il a sa propre autonomie et son propre mérite personnel, totalement découplé du macronisme. Son mérite personnel est même prestigieux : Médaille Field, jeune professeur des universités, directeur de l’Institut Poincaré, conférencier et chroniqueur de radio très écouté, etc.

C’est l’une des différences entre la proportionnelle et le scrutin majoritaire : la proportionnelle encourage ce genre de petites affaires entre les élus et leur parti, cette allégeance, ce qui, pour un député élu sur son nom dans sa circonscription, serait impossible à obtenir : l’obligation d’un retour d’ascenseur à son parti (d’autant plus qu’au scrutin majoritaire, certains députés ont été élus en rupture avec leur parti ou même sans parti du tout, ce qui serait impossible avec le scrutin proportionnel).

Bref, j’en termine par cette conclusion qui mériterait d’être méditée par tous ceux qui veulent changer de mode de scrutin pour les élections législatives : ces deux affaires judiciaires d’assistants parlementaires au MoDem et au FN/RN, qu’elles aboutissent finalement à des condamnations ou à des relaxes, sont toutes les deux des conséquences directes du scrutin proportionnelle aux élections européennes. Que cela soit dit !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (24 novembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
François Bayrou, les financements politiques, la proportionnelle et l’après-5 décembre 2019.
Sylvie Goulard.
Le scrutin proportionnel.
François Bayrou bientôt à Matignon ?
François Bayrou sycophanté.
François Bayrou, ex-futur Premier Ministre…
Loi de moralisation de la vie politique (1er juin 2017).
François Bayrou se macronise.
Déclaration à la presse de François Bayrou le 22 février 2017 à Paris (texte intégral).
Réponse d’Emmanuel Macron à François Bayrou le 22 février 2017 (texte intégral).
Un billet plein d’amertume…
Emmanuel Macron est-il de gauche ?
Comptes à débours.
Résolution française.
Et si… ?
L’élection en début janvier 2017.
Un rude adversaire.
L'élu du 7 mai 2017 ?
Pataquès chez les centristes.
Chevalier du vivre ensemble.
Fais-moi peur !
Le vrai clivage.
Soutien à Alain Juppé.
Bayrou et Delors, l’acte manqué.
La clairvoyance de François Bayrou.
La proportionnelle aux législatives ?
Changement de paradigme.
Mathématiques militantes.
2017, tout est possible…
Bayrou et l'affaire Merah.
Le soldat Bayrou à sauver.
Pourquoi Bayrou ?
Bayrou a refusé des valises pleines de billets.
Moralisation de la vie politique (25 juin 2012).
Bayrou 2007.
L’homme de Gourette.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191105-bayrou.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/francois-bayrou-les-financements-219512

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17 novembre 2019 7 17 /11 /novembre /2019 03:45

« On gagne plus par l’amitié et la modération que par la crainte. La violence peut avoir de l’effet sur les natures serviles, mais non sur les esprits indépendants. » (Ben Jonson, dramaturge anglais, 1598).


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Le mouvement des gilets jaunes, l’année d’après : le 17 novembre 2018, les gilets jaunes avaient investi les ronds-points pour protester contre la hausse des taxes sur les carburants. D’un mouvement quasi-poujadiste (anti-impôts) visant à bloquer la circulation sur des ronds-points stratégiques le samedi, le phénomène était devenu violent, au fil des semaines et des samedis, notamment au centre-ville des grandes agglomérations, Bordeaux, Toulouse, etc. et surtout Paris, et les Champs-Élysées.

Ce samedi 16 novembre 2019, il y a très peu de gilets jaunes mobilisés (28 000) pour célébrer le premier anniversaire de ce qui avait déjà disparu au printemps. Encore une fois, la violence haineuse s’est activée en plein centre de Paris, cette fois-ci à la Place d’Italie. Investie par des casseurs, la place fut rapidement prise sous le contrôle de la police grâce à un changement de tactique par le préfet de police Didier Lallement considéré comme un homme à poigne.

Effectivement, la police a assiégé les casseurs en fermant les accès de la place, ce qui lui a permis de faire des contrôles d’identité et éventuellement, des interpellations (124 personnes interpellées à Paris le samedi 16 au soir). Il faut bien rappeler qu’en masquant leurs visages, ces casseurs sont de la même graine que les islamistes qui veulent imposer la burqa à leur épouse. Des casseurs et des pilleurs ont aussi investi, le samedi 16 novembre 2019 en fin d’après-midi, les Halles, quartier très vivant du Paris nocturne.

Évidemment, le politiquement correct vise à bien différencier les gilets jaunes (les "gentils") des "méchants" casseurs… sauf qu’au bout de la énième semaine, s’il reste encore des gilets jaunes à manifester avec les casseurs, si ces gilets jaunes ne se différencient pas vraiment de ces casseurs, si même ils semblent heureux de détruire du mobilier urbain (qui n’aura comme seule conséquence que de la dépense d’argent public supplémentaire, et donc, d’une manière ou d’une autre, des impôts supplémentaires pour ceux-là même qui protestaient initialement contre le trop d’impôts), il faut malheureusement se résoudre à dire qu’au mieux, les gilets jaunes sont les complices tacites de ces casseurs. Casseurs de la République. Cela explique d’ailleurs la faible mobilisation.

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Sur les ronds-points, il n’y a jamais eu plus de 300 000 gilets jaunes mobilisés un même samedi, ce qui, il faut en convenir, ne représente pas beaucoup de personnes pour un pays de 67 millions d’habitants et seulement 0,06% des 47 345 328 électeurs inscrits que comptait la France lors des élections européennes du 26 mai 2019.

Au-delà des personnes blessées de part et d’autres (policiers et manifestants), que tout le monde, sauf les violents et les haineux, regrette vivement, le bilan économique est très élevé. Il a été évalué à 2,5 milliards d’euros de pertes économiques dues aux manifestations des gilets jaunes, entre dégradations et pertes de chiffre d’affaires voire dépôt de bilan de certaines entreprises (commerçants essentiellement). Mais pour l’État, et donc, il faut vraiment insister, pour l’argent des contribuables, il y a eu 17 milliards d’euros de dépenses supplémentaires, annoncées le 10 décembre 2018 par Emmanuel Macron.

Et il faut le répéter inlassablement : si le Président de la République a lâché du lest le 10 décembre 2018, ce n’était pas sous contrainte pour réagir aux violences du 1er décembre 2018 à l’Arc-de-Triomphe. Non, c’est avant tout parce que ce mouvement était soutenu par l’invisible "opinion publique" selon les nombreux sondages. Au contraire, la violence pendant les manifestations des gilets jaunes ne peuvent faire que le jeu du pouvoir exécutif qui en appelle à l’ordre public.

Pourquoi brûler la voiture d’un simple citoyen qui n’a rien fait à personne, ou même la bicyclette d’un jeune étudiant qui n’aura même pas les moyens de s’en racheter une autre ? Injustice bête et méchante, gratuite et stupide. Bêtise, haine, violence, le trio de ce qui restera, en une année, des gilets jaunes qui méritaient pourtant mieux.

Car les gilets jaunes sont un mouvement nouveau, et sociologiquement et politiquement intéressant voire passionnant à étudier, et on l’étudiera pendant des années encore… Au contraire de mouvements de protestation très éphémères, comme Nuit debout, ou les bonnets rouges (agriculteurs bretons), les gilets jaunes ont réussi à fédérer un malaise presque indicible de l’ensemble de la société française, indicible et jamais vraiment dit car s’il y a bien une chose qui est caractéristique et durable avec ce mouvement, c’est que c’est un mouvement revendicatif sans revendications.

À part la fin des hausses des taxes sur les carburants, aucune mesure concrète n’a été vraiment revendiquée spécialement. Les sondages disent que globalement, les gilets jaunes demandent la démission d’Emmanuel Macron (anticonstitutionnelle), la restauration de l’ISF, des référendums d’initiative dite citoyenne (citoyen n’est pourtant pas un adjectif), etc. mais chaque gilet jaune a sa liste de revendications et elles ne sont pas les mêmes que celles du voisin, d’où une certaine illisibilité politique et même une certaine confusion sociale.

En somme, les gilets jaunes étaient l’étendard des mécontents de tous bords. Mécontents de tout le pays, portez un gilet jaune, en gros, ce serait la devise. Il ne faut pas se leurrer : quand on n’exprime pas clairement ce qu’on veut, on est rarement écouté puisqu’on est inaudible.

L’autre caractéristique flagrante du mouvement des gilets jaunes et qui, comme l’absence de revendications communes, l’a passablement handicapé, c’est l’absence de structuration et l’absence de leadership. Quel que soit le mouvement, s’il veut être écouté, voire entendu, il faut des personnes humaines qui puissent l’incarner, exprimer ce qu’il veut et, dans l’hypothèse haute, négocier avec le pouvoir susceptible de les satisfaire.

Or, les seuls leaders qui ont pu émerger l’ont été grâce aux médias, oui, ces médias tant détestés, et en premier lieu, les chaînes info qui, se nourrissant chaque samedi de cette nouvelle actualité et ravivant leur audience (une aubaine), n’hésitaient pas à complaisamment inviter des gilets jaunes sur leur plateau de télévision. On ne peut pas dire que les médias ont ignoré les gilets jaunes, et l’on pourrait même dire le contraire, alors qu’ils ne représentaient plus grand-chose comme mobilisation (surtout par rapport à d’autres manifestations avec plus de mobilisation, comme sur le climat), il faut reconnaître que parfois, les gilets jaunes ont été surmédiatisés, ce qui d’ailleurs a contribué à leur grande durabilité.

Certains leaders étaient d’ailleurs très charismatiques, et sans doute la plus charismatique fut Ingrid Levavasseur, dont la vie (difficile), le talent pour parler, la sincérité et un indéniable …oserais-je dire sans être taxé de sexiste ? un indéniable "charme" (on remarque que des syndicats de policiers ont, eux aussi, des porte-parole "charmantes"), elle avait tout pour pouvoir transformer une incontestable sympathie de "l’opinion publique" pour les gilets jaunes par un engagement électoral, et le hasard faisait bien les choses puisque six mois après le début du mouvement, il y avait des élections européens dont le scrutin proportionnel permettait justement l’éclosion de listes hors du système politique classique. La haine l’a emporté sur l’intérêt politique (et peut-être le machisme l’a-t-il emporté aussi ?). Résultat, parce qu’elle n’avait plus le cuir d’être le centre d’une haine collective qui s’est acharnée sur elle, elle a préféré y renoncer.

Systématiquement, dès qu’une personnalité commençait à se faire connaître, à devenir un référent reconnu des gilets jaunes, elle se faisait descendre par les mêmes gilets jaunes. Avec cette situation, il n’y a eu aucun leader, aucune expression incarnant le mouvement, qui n’est donc jamais resté que muet et diffus, une sorte de fantôme qui hantait tous les samedis.

Les gilets jaunes n’ont jamais que prôné des meilleures conditions de vie, mais leur mouvement était diffus et insaisissable. Les gilets jaunes sont devenus une marque commerciale sans contrôle, et n’importe qui, de lui-même, pouvait se réclamer des gilets jaunes et agir en leur nom, ce qui, à la fin, rendait le mouvement complètement confus et désordonné. Les gilets jaunes sont donc devenus une sorte de boîte universelle de revendications multiples.

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En refusant le système représentatif pour leur propre mouvement, les gilets jaunes ont refusé aussi le jeu de la démocratie lors des élections européennes, et à ce titre, ils ont commis la même erreur que les manifestants de mai 68 qui ont considéré que les élections étaient un piège à c… Évidemment, avec cette considération, il ne faut pas s’étonner que les seules listes qui se réclamaient des gilets jaunes, dont une avec Francis Cabrel, n’aient reçu aucun écho auprès des électeurs. Comme j’ai écrit plus haut, ils avaient pourtant les moyens humains de faire une véritable liste de gilets jaunes, audible, cohérente, structurée, avec un potentiel électoral que les sondages avaient crédité en février 2019 d’environ 10 à 15% d’intentions de vote, ce qui est énorme pour une organisation politique nouvelle.

Et rappelons, qu'on l'apprécie ou pas, que l’élection d’Emmanuel Macron est la preuve même de la puissance démocratique de nos institutions puisqu’il s’est présenté hors de tout parti constitué, et contre tous les candidats du système (y compris la candidate du FN). Cela signifie qu’un nouveau venu sur la scène électorale a toutes ses chances d’être au pouvoir s’il est capable de convaincre les électeurs, il n’y a en tout cas pas d’obstacles institutionnels.

Dans l’analyse du mouvement des gilets jaunes, il faut aussi prendre en compte deux différences de taille, ce qui en a fait justement sa spécificité et même sa nouveauté historique.

D’une part, ce n’est pas un mouvement social "classique" comme le sont les syndicats lorsqu’ils font grève. D’ailleurs, pendant deux ans, beaucoup de leaders syndicaux (notamment celui de la CGT) ont cherché le "grand soir" lors de la réforme du code du travail, lors de la réforme de la SNCF, même lors de la réforme de l’assurance-chômage, et aucune mobilisation probante ne s’est manifestée. La réforme des retraites, parce qu’elle touche tout le monde, semble en revanche un sujet assez mobilisateur et très sensible. Ce serait une erreur de croire qu’en voulant impliquer les gilets jaunes, la journée du jeudi 5 décembre 2019 bénéficierait de plus de mobilisation, car les gilets jaunes ne sont pas des militants syndiqués.

En général, les gilets jaunes rejettent les institutions, et donc autant les syndicats que les partis politiques. Ils font partie de la classe moyenne, celle qui n’est pas assez pauvre pour avoir des aides sociales, mais pas assez riche pour boucler les fins de mois sans stress ou sueurs froides. Ce sont des travailleurs et ils ne veulent pas perdre un jour de travail, c’est pourquoi ils manifestent le samedi, jour de congé pour eux en général. Au contraire des militants syndiqués qui choisissent les jours les plus travaillés, les mardis et les jeudis, pour organiser leur "mouvement" (comprendre : leur non-travail, leur grève). La date du 5 décembre 2019 n’a aucun sens symbolique pour les gilets jaunes pour qui le 17 novembre a une vraie signification. 5 décembre car le 5 décembre 1995, c’était le début du "mouvement" qui a été la dernière grande grève des transports publics jusqu’à Noël qui a paralysé la France et son économie.

D’autre part, et je pense qu’on en reparlera longuement, les gilets jaunes sont des "rebelles" qui n’ont rien à voir avec les protestataires des "banlieues" et des "quartiers dits sensibles". Ce sont deux mondes différents qu’on pourrait caricaturer (trop simplement) par celui du "Français moyen" et celui de "l’écorché" des banlieues. En clair, cela fait plus de trente ans que les "banlieues" sont en état de protestation durable contre toute autorité institutionnelle, et l’un des exemples révolutionnaires les plus marquants fut les émeutes pendant plusieurs semaines en octobre-novembre 2005.

C’est en ce sens que le mouvement des gilets jaunes est nouveau, c’est en quelques sortes un troisième front social de contestation, et cela, les responsables politiques de l’ultragauche ne l’ont pas du tout compris et encore moins admis. Si l’on regarde bien le type de revendications à l’origine, ce mouvement était assez semblable du mouvement poujadiste qui protestait en janvier 1956 contre la vie trop chère et contre le surpoids fiscal. Or, les leaders de l’ultragauche, et en premier lieu, Jean-Luc Mélenchon (qui a scandaleusement confondu "milice" et "police" dans un tweet le 16 novembre 2019, ce qui a de quoi choquer les familles de toutes victimes des miliciens en 1944, à Annecy ou ailleurs), déprimé de n’avoir pas pu, pendant un an et demi, déclencher le "grand soir" contre Emmanuel Macron, a vu dans les gilets jaunes le mouvement providentiel pour enfin avoir raison avec la rue.

Mais c’était peine perdue. Si l’on regarde les rares gilets jaunes qui se sont engagés politiquement, peu l’ont fait du côté de FI. Par exemple, Benjamin Cauchy hésitait entre la liste de Nicolas Dupont-Aignan et celle de François-Xavier Bellamy (Nicolas Dupont-Aignan l’a finalement placé dans une position éligible, mais la liste n’a pas eu de sièges). Jean-Luc Mélenchon a politiquement cassé le mouvement des gilets jaunes en voulant à tout prix le récupérer à son compte. Sa seule "action" est d’avoir pu inoculer le virus du RIC dans les esprits.

C’est en voulant mettre systématiquement des thèmes gauchistes, anticapitalistes, qu’il a écarté de nombreux gilets jaunes d’origine refusant toute compromission avec un leader dépassé et passéiste. Il faut d’ailleurs souligner la grande habileté politique de Marine Le Pen qui, très déconsidérée par son débat du second tour, était sur le point de renoncer au combat politique et les gilets jaunes l’ont remise en bonne position alors qu’elle n’a rien eu à faire. Son habileté, c’était justement de rester plutôt silencieuse, de ne pas essayer d’en profiter, ni d’en abuser, ni de récupérer le mouvement mais plutôt, de l’accompagner, de le soutenir souterrainement. Cela l’a remise en position de chef de l’opposition, notamment aux élections européennes.

Dans la nouveauté du phénomène des gilets jaunes, il faut aussi ajouter qu’à son début, il fut soutenu pratiquement par tous les partis de l’opposition (multiple), non seulement les extrêmes à droite ou à gauche, mais aussi chez LR heureux de voir des gens qui protestaient contre le gouvernement et sa politique écolo-fiscale, et aussi au PS. Et cette situation était très nouvelle : en général, seulement un "camp" se reconnaît dans un mouvement de protestation, pas les deux camps opposés. Le problème pour LR et le PS, c’est qu’à l’intérieur de ces partis, il y a eu des lignes de division, car les plus "raisonnables", ceux qui restaient dans l’objectif de gouverner un jour le pays, se sont plutôt rapprocher du pouvoir tandis que les autres, plus populistes, se sont plus rapprochés des extrêmes, ce qui a rendu assez illisible le positionnement de ces deux partis, et singulièrement de LR (d’où l’échec des européennes).

Cela a rendu la réaction du gouvernement très délicate à construire. D’une part, que répondre à des gens qui râlent parce qu’il y a trop d’impôts et en même temps, qui réclament un renforcement des services publics ? Il faut être clair : Emmanuel Macron n’a pas compris immédiatement l’étendue du mouvement pendant les premières semaines et a fait ce qu’un pouvoir sûr de lui fait en général, il ne l’a pas pris en compte dans son action (la pire incompréhension ici). L’adhésion de "l’opinion publique" l’a convaincue de changer de comportement, en lâchant du lest, je l’ai écrit plus haut, pour 17 milliards d’euros. Il a mal lâché le lest puisque, encore aujourd’hui, des gilets jaunes disent qu’ils n’ont pas été entendus. En clair, les concessions qu’il a faites sur le pouvoir d’achat ne lui ont pas été créditées.

L’inconvénient de ne pas être du sérail politique et de ne pas avoir un grand parti structuré et implanté, trop nouveau pour avoir des relais partout dans les forces vives du pays, c’est de ne pas avoir de vecteurs de défense du pouvoir. L’avantage, c’est de pouvoir imaginer des réponses nouvelles. Or, l’idée du grand débat, à laquelle je ne croyais pas, a été géniale. Géniale pour le peuple, car ce grand débat a permis à des millions de personnes de s’exprimer, d’être enfin écoutées (et ce n’était pas qu’un grand déballage), et géniale évidemment pour Emmanuel Macron dont les prestations ont été excellentes. Débattre, confronter les idées, expliquer sa politique, c’est sans doute ce qu’Emmanuel Macron préfère dans son job présidentiel. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, sa cote de popularité est remontée par voie de conséquence.

En quelques sortes, le mouvement des gilets jaunes a consolidé le clivage entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen, clivage qui s’est réalisé furtivement à l’occasion du second tour de l’élection présidentielle mais qui pouvait rapidement s’effacer au cours du quinquennat. L’habileté des deux anciens candidats au second tour lors de la crise des gilets jaunes leur a apporté, chacun dans son camp, une nouvelle légitimité, confirmée d’ailleurs par les élections européennes.

Ce premier anniversaire des gilets jaunes se déroule aussi exactement, à deux ou trois jours près, à mi-mandat présidentiel. C’est une évidence qu’Emmanuel Macron a beaucoup changé à cause des gilets jaunes et lui-même le reconnaît volontiers, en disant qu’il a appris. C’est dommage de ne pas avoir élu un Président opérationnel immédiatement. À son actif, il est prêt à changer d’idée, si on lui fournit des arguments convaincants, ce n’est pas un idéologue, il est prêt à s’amender, à s’améliorer, c’est très rare pour un chef de l’État.

Prendre le pouvoir, c’est toutefois prendre la responsabilité des décisions, avoir le courage de celles-ci. Dire : "je n’ai pas d’opinion sur tel sujet, quel est votre avis ?" paraît assez inquiétant. Un Président de la République doit, oui, avoir un avis sur tout. Un avis éclairé, avec des bases solides, des collaborateurs compétents, mais un avis. Cet avis est ensuite regardé par rapport à l’idée majoritaire d’une "opinion publique" vouée à changer d’avis assez souvent (voir le nombre d’alternances politiques en quarante ans).

Or, depuis un an, la mécanique Macron est beaucoup plus lente.

D’une part, d’un point de vue institutionnel, il a laissé beaucoup plus de marge d’action à son Premier Ministre Édouard Philippe dont l’influence depuis le printemps a grandi. Il faut notamment remarquer qu’Emmanuel Macron a renoncé à son discours devant le Congrès de Versailles, qu’il voulait prononcer tous les ans, un peu à l’instar du discours de l’état de l’Union du Président américain ou du Président de la Commission Européen (ou du discours du trône de la reine du Royaume-Uni). Et cela au bénéfice d’Édouard Philippe qui a prononcé un nouveau discours de politique générale soumis à un nouveau vote de confiance (là encore, d’un point de vue parlementaire, c’était astucieux).

D’autre part, il y a les réformes. Emmanuel Macron ne veut pas être taxé de roi fainéant ou d’immobilisme, donc, il veut continuer ses réformes, mais il sait aussi qu’il faut un minimum d’adhésion populaire pour les réussir et éviter une paralysie générale du pays comme ce fut le cas en 1995. C’est pourquoi l’élection d’un Alain Juppé aurait été cohérente en 2017 : Alain Juppé a considérablement réfléchi sur son échec de 1995-1996 et a étudié la méthode des réformes plus que le fond des réformes.  Pour réussir les réformes, il faut la concertation.

Bien sûr, le sujet qui brûle les lèvres est la réforme des retraites. Rappelons que Michel Rocard avait prédit la chute d’une dizaine de gouvernements sur ce dossier. Beaucoup de Premiers Ministres ont fait des réformes : Édouard Balladur, puis Jean-Pierre Raffarin, puis François Fillon. Sans ces réformes, le système aurait été en faillite. Ce que propose Emmanuel Macron est différent : il assure que sa réforme n’a aucun objectif financier (mais concrètement, on sait bien que c’est inexact), et qu’elle n’est motivée que par plus d’égalité : tout le monde au même régime !

Pourtant, dans une société de plus en plus complexe, est-il judicieux de vouloir un système plus simple, qui soit unique, qui rejette tous les particularismes historiques mais aussi fonctionnels, professionnels ? Je n’en suis pas sûr. Ensuite, quand les premières projections font état qu’une grande proportion des futurs retraités vont y perdre, comment imaginer qu’une telle réforme puisse passer ? Le vrai problème du gouvernement actuel, c’est qu’il fallait un système actuel de financement des retraités équilibré pour pouvoir s’atteler à une réforme structurelle, systémique, afin que l’aspect financier ne pollue pas la philosophie de la réforme (qui reste elle-même discutable).

Les hésitations nombreuses du pouvoir sur sa détermination à mener la réforme des retraites renforcent évidemment la motivation des grévistes du 5 décembre 2019. Le risque pour Emmanuel Macron est qu’il y ait à la fois une grève longue et pénible (et l’on sait ce que cela signifie) et un retrait du projet. Dans tous les cas, il est absolument nécessaire que le gouvernement soit convaincu d’un axiome de base : on ne réforme jamais durablement contre le peuple. Emmanuel Macron, qui avait basé sa campagne présidentielle sur la bienveillance, aurait donc tout intérêt à revenir aux fondamentaux : celui qui écoute le peuple et qui veut son bien en dehors de toutes autres considérations. Ce serait en plus dans son intérêt électoral…


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (16 novembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


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29 octobre 2019 2 29 /10 /octobre /2019 03:21

« Avant Astérix, les dessinateurs qui avaient la chance d’atteindre les 30 000 exemplaires se disaient : c’est le plafond, le public est saturé, Hergé dépasse le million, les autres ne peuvent pas suivre… Puis, Astérix s’amène et dépasse Hergé, qui a perdu pied, d’ailleurs. Là, nous avons découvert que le marché était plus vaste qu’on ne le croyait, et peu à peu, les adultes n’ayant plus honte de lire de la BD, tous les auteurs se sont mis à vendre davantage. René Goscinny a ouvert les yeux à une nouvelle clientèle. Ce que n’avait pas fait Hergé. » (Tibet, 1997).


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Le personnage du guerrier gaulois Astérix est né il y a soixante ans, le 29 octobre 1959, apparu dans le magazine "Pilote". Cinq cents millions d’albums vendus dans le monde ! Pour l’occasion, toute l’année 2019 fut émaillée d’événements en rapport (édition de luxe des esquisses du premier album, timbres, monnaies, etc.) avec, le 24 octobre 2019, la sortie du 38e album, "La Fille de Vercingétorix" (éd. Albert René).

Créé par René Goscinny (scénateur) et Albert Uderzo (dessinariste), au contraire de Tintin mort avec son créateur Hergé, Astérix réussit à rester jeune grâce à la permanence d’auteurs. La mort de Goscinny en 1977 et le grand âge d’Uderzo (92 ans), qui avait repris seul la bande dessinée, ont conduit le dernier créateur à préparer la succession, avec, depuis 2013, un nouveau scénariste (Jean-Yves Ferri) et un nouveau dessinateur (Didier Conrad).

Soixante ans, c’est l’âge de la Cinquième République à un an près. Manifestement, ce petit village de Gaulois est bel et bien le peuple français lui-même (qui n’a d’ailleurs pas beaucoup d’ascendance gauloise, les invasions barbares étant passées entre-temps).

Mais qu’importe l’histoire antique : les deux compères Goscinny et Uderzo cherchaient surtout un cadre pour se marrer des mœurs contemporaines. Cela aurait pu être un Martien, un cow-boy du grand Ouest, un Tatar dans les steppes frisquettes, bref… l’idée était de trouver un cadre géographique et historique qui se prêtait bien à la chronique sociale. Et ce cadre gallo-romain, plus romain que gaulois d’ailleurs, était d’autant plus intéressant pour ne pas dire génial que deux républiques plus tard, Goscinny et Uderzo ont réinventé le mythe de Vercingétorix tout en utilisant celui du vainqueur, le (fameux) Jules César (pas encore empereur).

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Cadre idéal qui se prête bien à la diversité historique et géographique (Égyptiens, Phéniciens, Grecs, Babyloniens, Goths, Bretons, Ibères, Belges, etc.) et aux déclinaisons latines.

Ceux qui, en revanche, verraient ces Gaulois comme des résistants français et les Romains comme des collaborateurs, ou des occupants, ou encore des Allemands, malgré la page d’introduction récurrente (« Nous sommes en 50 ans avant Jésus-Christ… »), se trompent à mon avis. Les bagarres entre Gaulois et Romains sont des bagarres intestines. Le village gaulois, à mon avis, représenterait plutôt le peuple français, plus précisément, selon une maladroite expression, la "France d’en bas" (et selon une encore plus maladroite expression, ceux qui ne sont "rien").

Les Romains n’étaient pas une puissance d’occupation en tant que telle. Au contraire, les Romains, dans toutes leurs conquêtes, ont voulu préserver la culture d’origine, pour en faire une sorte de mélange culturel très enrichissant. En ce sens, ils n’ont rien des Américains qui échangent leur culture contre celle des autres.

L’intérêt du cadre gaulois, qu’on retrouve aussi dans la mascotte qui est un coq (jeu de mot entre coq et Gaule en latin), c’est qu’on peut identifier le peuple français avec les projections du peuple gaulois : divisé, mauvais joueur, râleur, susceptible, arrogant, bagarreur, mais aussi tendre, affectif, capable de s’unir pour des grandes causes, généreux, moral, messianique, prêt à porter la bonne nouvelle. L’histoire des colonisations montre d’ailleurs à quel point l’esprit français pouvait aller à l’encontre du propre intérêt français dans certaines missions, là où les Anglo-Saxons étaient plus pragmatiques et plus près de leurs propres intérêts (en particulier économiques et géostratégiques).

Je complète, car ma comparaison était incomplète. Le village gaulois représente le peuple français, tandis que les Romains, à mon avis (bis), représentent …le gouvernement, l’administration, ceux qui dirigent, l’élite, la technocratie, la bureaucratie, le "système". À cet égard, les aventures d’Astérix montrent de nombreuses occasions où cette technocratie s’invite chez les Français, que ce soit dans le domaine fiscal, culturel, économique, social, logement, restauration, transports, etc.

Un bel exemple : il faut souligner la présence d’un jeune énarque (aux traits ressemblant assurément à Jacques Chirac, à l’époque où il était jeune chef du gouvernement) dans "Obélix et Compagnie" avec cette idée que l’argent, l’appât du gain, et, en poussant, le consumérisme allaient étouffer les velléités de résistance et d’indépendance des Gaulois d’Astérix. En somme, la prospérité empêche la guerre, la décourage. Et c’est sur cette base-là, d’ailleurs, que la construction européenne s’est réalisée, et jusqu’à maintenant, avec succès. La croissance économique réduit les risques de guerre, et, réciproquement, l’effondrement économique l’encourage (on l’a vu pendant les années 1930).

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Cela n’empêche pas des intrigues politiques comme dans "Le Grand Fossé" en 1979 qui reprend l’histoire de Berlin avec son mur, ou encore les batailles aux élections présidentielles avec "Le Combat des chefs". C’est d’ailleurs dans cet album-ci que je n’ai trouvé (à ma connaissance) qu’une allusion à la science (la chimie et la pharmacologie), car c’est probablement ce qui manque le plus dans les histoires d’Astérix (je ne parle pas des albums après 2013 que je n’ai pas encore trop envie de lire), c’est le rapport avec la recherche scientifique. L’art, la culture, l’économie, l’économie, la stratégie militaire, le social, la diplomatie, la religion, le sport, la gastronomie, etc. sont assez bien abordés, mais pas du tout la science ni la technologie à une période qui a vu pourtant apparaître les centrales nucléaires, le Concorde, Airbus, Ariane Espace, le TGV, etc.

Les deux créateurs ont été très rigoureux pour éviter toute récupération politique de leurs personnages, ils ont eu bien sûr raison car en laissant certains personnages se politiser (par exemple, on pourrait imaginer Agecanonix ancien combattant xénophobe), ils auraient segmenté leur lectorat. L’apolitisme est toujours la recette du succès commercial. Cela n’empêche pas des prises de position, contre la corruption par exemple, ou contre le tout-béton dans "Le Domaine des dieux", ce qui pourrait laisser penser à une certaine attente du côté de l’écologie et de l’environnement, mais cela reste relativement consensuel.

Le climat actuel des territoires (après les terroirs) donne aussi un avantage à la bande d’Astérix dans ce qui est vrai et artisanal, sans produits chimiques, sans mettre en péril la faune et la flore (en revanche, ce n’est ni végan-compatible, ni islamocompatible, avec les sangliers en guise de repas copieux).

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Il y a aussi un paradoxe à promouvoir, jusque dans les écoles et les collèges, une bande dessinée qui est basée avant tout sur la force brutale, sur la violence aidée d’une potion magique (la triche sportive par excellence, comme on le voit dans "Astérix aux Jeux olympiques"). Peut-être que la dernière case, généralement un banquet convivial, permet d’aller au bout de la moralité. Après la bagarre, la réconciliation. Après la pluie, le beau temps !…

Et c’est peut-être cela, aussi, l’esprit français, l’esprit du peuple d’Astérix : toujours négatif, mais irréductiblement …optimiste !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (27 octobre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


(Toutes les illustrations proviennent des aventures d’Astérix, personnage inventé par Goscinny et Uderzo, aux éditions Dargaud, puis Albert René).


Pour aller plus loin :
Le peuple d’Astérix.
Pluralité dissonante.
Peyo.
Jacques Rouxel.
Pétillon.
Jean Moulin, dessinateur de presse.
Les Shadoks.
F’murrr.
Christian Binet et monsieur Bidochon.
Goscinny, le seigneur des bulles.
René Goscinny, symbole de l'esprit français ?
Albert Uderzo.
Les 50 ans d’Astérix (29 octobre 2009).
Cabu.
"Pyongyang" de Guy Delisle (éd. L’Association).
Sempé.
Petite anthologie des gags de Lagaffe.
Jidéhem.
Gaston Lagaffe.
Inconsolable.
Les mondes de Gotlib.
Tabary.
Hergé.
"Quai d’Orsay".
Comment sauver une jeune femme de façon très particulière ?
Pour ou contre la peine de mort ?

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191029-asterix.html

https://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/le-peuple-d-asterix-218899

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/10/28/37745162.html


 

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10 octobre 2019 4 10 /10 /octobre /2019 03:55

« La place du handicap à l’école dit beaucoup de ce que nous sommes, de notre pays, de nos valeurs, de notre capacité commune à ne jamais transiger lorsqu’il s’agit de l’égalité des droits ou bien parfois, plus tristement, de s’accommoder des inégalités. Car c’est bien de l’égalité des droits dont il s’agit aujourd’hui. L’égalité qui fonde notre socle républicain et qui fait qu’un enfant, un élève, ordinaire ou extraordinaire, porteur de handicap ou non, différent ou comme les autres, suivra une scolarité normale, apprendra, grandira, deviendra un citoyen complet et respecté. » (Aurélien Pradié, le 11 octobre 2018 dans l’Hémicycle).



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Il y a un an, le 11 octobre 2018, le député FI François Ruffin piquait une crise très médiatisée sur les bancs de l'hémicycle. Mais était-elle justifiée ? Retour sur l'un des incidents de cette législature, d'autant plus navrant qu'il est question des enfants en situation de handicap.

Voici un texte sur lequel tout le monde pourrait se retrouver : « [Les enfants en situation de handicap] sont une richesse pour notre pays. Leur inclusion dans la société constitue tant une obligation morale qu’un défi face auquel nous devons nous montrer à la hauteur, non plus seulement par des slogans mais par des actes forts et déterminants. Pour notre République, donner à chacun la possibilité et la chance de construire sa vie, de devenir une femme, un homme, un citoyen ayant toute sa place dans notre communauté nationale est une absolue et belle exigence. L’inclusion de nos enfants, de tous nos enfants, résonne plus régulièrement encore lorsqu’il s’agit de relever ce défi au sein même de l’École de la République. C’est ici que tout commence, positivement ou négativement. Ces différences sont également une richesse pour tous nos enfants, porteurs de handicap ou non. C’est au sein de l’école que se construisent les citoyens qu’ils seront demain. L’inclusion des enfants en situation de handicap est une chance pour toutes celles et ceux qui les côtoieront, les accompagneront, les comprendront et les regarderont comme des camarades, peut-être différents mais égaux et enrichissants. Au sein de notre République, chacun a sa place, du plus fort au plus fragile, du plus "conventionnel" au plus "différent". Au sein de notre République, les enfants qui en ont le besoin doivent être accompagnés, aidés et portés vers l’avenir qu’ils se construiront, à la hauteur de leurs ambitions, petites ou grandes mais toutes infiniment respectables. C’est le défi de l’inclusion. » (29 août 2018).

Ce texte, que j’ai mis ici en avant, semble en effet être une profession de foi dans laquelle la très grande majorité sinon l’unanimité des citoyens devrait se retrouver. Il est l’introduction à la proposition de loi n°1230 relative à l’inclusion des élèves en situation de handicap déposée le 29 août 2018 par le rapporteur Aurélien Pradié (député LR) et signé par les membres du groupe LR à l’Assemblée Nationale (dont Éric Woerth, Éric Ciotti, Daniel Fasquelle, Olivier Dassault, Virginie Duby-Muller, etc.). Ce texte, examiné par la commission des affaires culturelles et de l’éducation le 3 octobre 2018, a été discuté en séance publique le jeudi 11 octobre 2018 lors de la "niche" des propositions réservées au groupe LR (depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, chaque groupe a un temps législatif consacré à la discussion d’un texte qu’il juge important).

Ce thème du handicap et de l’insertion, ou plutôt, puisque c’est le mot désormais, "l’inclusion" des enfants en situation de handicap dans le milieu scolaire, devrait être un thème de consensus pour l’ensemble des groupes politiques. À la rentrée scolaire 2018, 341 500 enfants en situation de handicap sont scolarisés, soit 20 000 de plus qu’à la rentrée 2017 (il y en avait seulement 100 000 à la rentrée 2006). Ces enfants, pour certains, doivent être accompagnés (c’est là le problème majeur de cette scolarisation). Aujourd’hui, il y a 29 000 emplois aidés pour cet accompagnement, ainsi que 43 041 AESH, qui sont les "accompagnants des élèves en situation de handicap".

En présentant sa proposition le 11 octobre 2018, le rapporteur Aurélien Pradié a commencé avec cet appel au consensus : « L’école de la République, la place que l’on y fait au handicap, ne sont pas des sujets comme les autres. La cause du handicap nécessite de déposer les armes, de faire résonner autre chose que les querelles partisanes. Elle nous impose de nous mettre tous au travail. ».


La colère de François Ruffin

Or, ce jeudi 11 octobre 2018, les pires querelles politiciennes ont vu le jour à cette occasion. Le point d’orgue, ce fut la "colère" très médiatisée du député François Ruffin (FI). Cette colère, de sa part, je n’en doute pas, est d’autant plus sincère qu’il soutenait un texte du groupe LR (donc, généralement, peu proche politiquement du groupe FI) : « Chers collègues marcheurs, je vous le demande avec solennité : n’avez-vous pas honte ? Honte de votre paresse ? Honte de votre sectarisme ? Je ne m’adresse pas seulement aux citoyens hors de cet hémicycle, mais à vous, ici, pour que vous mesuriez votre déshonneur devant la situation (…). ».

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Et d’expliquer la situation des personnes qui accompagnent les enfants en situation de handicap dans les écoles, sous-payées, sans formation, sans statut, avec des contrats précaires : « Pour changer cela, depuis le début de la législature, quelle proposition de loi avez-vous défendue ? Aucune ! Et le gouvernement, quel projet de loi a-t-il présenté ? Aucun ! (…) Aujourd’hui, notre collègue, Aurélien Pradié, qui est de droite, je m’en fiche qu’il soit de droite, du centre, du Sud, de l’Est, de l’Ouest, peu m’importe, propose d’élever un peu leur statut. Son texte n’est pas parfait, loin de là. Il est nettement améliorable. Et nous, les Insoumis, comme les communistes, les socialistes, les UDI, les Républicains, nous avons déposé quantité d’amendements en commission. Vous, les Marcheurs, n‘en avez déposé aucun. Alors que vous êtres 300, vous n’avez déposé aucun amendement ! Vous n’avez même pas participé aux échanges. Vous vous êtes contentés, en groupe, en troupeau, de voter contre, contre, contre, de lever la main en cadence, comme des Playmobils. ».

Effectivement, la commission a rejeté tous les articles de la proposition de loi lors de son examen en commission, si bien que c’est le texte initial (sans les amendements présentés en commission) qui fut mis en discussion en séance publique dans l’hémicycle. Les députés de la majorité ont décidé de rejeter le texte purement et simplement. Ce qui explique l’absence d’amendement de leur part en commission.

François Ruffin a conclu ainsi : « Mais aujourd’hui, dans cet hémicycle, c’est pire encore. Vous allez voter une motion de rejet préalable, ce qui d’ailleurs porte bien son nom. Cela signifie que la discussion sur un point aussi important n’aura même pas lieu, que le texte ne sera même pas examiné. Vous empêchez carrément le débat, vous l’interdisez ! J’espère que le pays ne vous pardonnera pas ! Nous demandons un scrutin public. Les noms des votants seront publics. Je les publierai sur ma page Facebook, et je ne serai pas le seul ! Ils circuleront à travers la France et ce vote, j’en suis convaincu, vous collera à la peau comme une infamie. ».

Le ton de rage de François Ruffin, s’il est sincère (ce qui est à son honneur), il est aussi excessif, il dérape, puisque publier des listes de noms, c’est toujours lamentable. Et c'est dangereux pour la vie des personnes. Des déséquilibrés peuvent vouloir s’en prendre aux personnes nommées. On a vu récemment des permanences d'élus LREM détruites, vandalisées, parfois incendiées, mettant en péril la vie des habitants des étages. Aussi lamentable que de désigner les 6 000 maires qui ont augmenté la taxe d’habitation sans prendre en compte la situation financière particulière de chacune de leur commune (ce qu’a fait le ministre Gérald Darmanin pour riposter contre ces augmentations qui effacent la baisse gouvernementale).

Sur le plan factuel, François Ruffin a raison. Quelques minutes après son intervention, le texte fut en effet rejeté par une motion de rejet préalable par 70 voix contre 54 sur 124 votants.

Toujours sur le plan factuel, François Ruffin a effectivement raison sur le fait que ni le gouvernement, ni le groupe LREM n’ont déposé respectivement de projet de loi ou de proposition de loi visant à renforcer l’accompagnement des enfants en situation de handicap à l’école. C’est vrai.

Mais cela ne veut pas dire que le gouvernement ne fait rien à ce sujet. Bien au contraire. La générosité et la sensibilité de François Ruffin ont été implicitement instrumentalisées par le groupe LR. Ce serait presque cocasse si le sujet n’était pas aussi important. Car le groupe LR a déposé ce texte de manière très politicienne, en demandant le consensus de manière très hypocrite. Et son meilleur défenseur se trouve de l’autre côté de l’hémicycle.


Le gouvernement n’a pas attendu Aurélien Pradié ni François Ruffin pour agir

En effet, le gouvernement actuel a agi, peut-être beaucoup plus que les précédents. Le 18 juillet 2018, le Ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et sa collègue chargée des personnes en situation de handicap, Sophie Cluzel, ont présenté leur action dans le domaine de "l’inclusion" dans les écoles.

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La loi n°2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées voulue par le Président Jacques Chirac encourage cette inclusion des enfants dans les écoles. Tout le monde y gagne, ceux en situation de handicap comme ceux qui ne le sont pas et qui voient dans leur camarade non pas "un handicapé" mais un camarade, un convive, certes différent, mais qui peut les aider dans une matière, jouer avec eux pendant la récréation, etc. Au lieu d’être "des handicapés", ils deviennent "des personnes" avec leur spécificité, leur histoire, leurs humeurs aussi, leur psychologie, leurs talents, leurs défauts, etc., bref, tout ce qui fait la vie d’une personne.

La politique menée depuis deux ans par Jean-Michel Blanquer est très entreprenante dans ce domaine. La vraie différence de points de vue qui a motivé l’adoption de la motion de rejet préalable, c’est que le gouvernement ne désire pas faire passer par une loi (ni projet ni proposition donc) sa politique d’inclusion dans les écoles, mais de manière réglementaire.

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La députée Cécile Rilhac a ainsi expliqué au rapporteur du texte, lors de l’examen en commission le 3 octobre 2018 : « Si vous étiez membre de notre commission, vous auriez pu participer aux auditions des ministres Jean-Michel Blanquer et Sophie Cluzel, pour mieux vous rendre compte de nombreuses avancées réalisées ces dernières années. Vous avez dit vous-même que ce texte ne traite pas le sujet dans son ensemble. Or la question de l’école inclusive est beaucoup trop importante et sérieuse pour être traitée aussi partiellement et avec autant d’approximations que dans votre proposition. Les termes utilisés sont très maladroits, trop. Cette grande méconnaissance du vocabulaire démontre que votre texte n’a pas été travaillé. (…) Alors, je m’interroge sur l’opportunité de cette proposition de loi et sur la nécessité de passer par le chemin législatif, là où nous agissons par voie réglementaire depuis plus d’un an. ».

Cette idée a d’ailleurs provoqué, par avance, une diatribe anti-technocratique d’Aurélien Pradié, durant cette même séance de la commission le 3 octobre 2018 : « Ce qui rend les choses incohérentes, c’est cette vision extensive que certains peuvent avoir du domaine réglementaire. Vouloir devenir sous-préfet d’arrondissement ou préfet de département, je l’ai dit, est une vocation tout à fait respectable, mais ce n’est pas exactement, à mes yeux, la mission d’un député. J’ai véritablement un problème profond avec l’idée selon laquelle il nous faudrait progressivement abandonner l’essentiel de ce qui reste le cœur de l’activité du législateur, faire la loi, à un pouvoir réglementaire qui est d’une tout autre nature. Cette séparation des pouvoirs nécessaire est au contraire notre bien commun et nous devrions en prendre grand soin. » (Remarque : comme s’il n’y avait pas assez de lois comme cela !).


Une proposition "mal ficelée"

Ce que reprochent le gouvernement et le groupe LREM, c’est que la proposition de loi est bâclée, mal rédigée, qu’elle ne s’occupe du problème que de manière parcellaire voire anecdotique et qu’elle ne prend pas en compte les avancées déjà réalisées dans ce domaine par l’État. S’il y a polémique, c’est bien parce que le groupe LR, de mauvaise foi, a voulu faire de ce sujet un sujet de polémique. Finalement, le bénéfice de la polémique est retombé sur François Ruffin, bien malgré lui, lui-même loin de vouloir en faire une polémique pour une polémique, mais ulcéré du rejet pur et simple du texte qui lui laissait croire que la majorité ne aurait pas voulu s’intéresser à ce sujet, alors que le gouvernement agissait depuis plus d’un an, mais pas par la loi.

Le texte voulait donner un statut aux personnes qui accompagnent les enfants en situation de handicap. Un emploi souvent précaire et sans formation. La principale phrase de l’exposé des motifs est : « Il est temps de passer d’une organisation qui n’est que le produit de petits ajustements, sans vue d’ensemble ni grande ambition, à l’émergence d’un statut d’ "aidants à l’inclusion scolaire", pleinement opérationnel et stable pour l’avenir. ».

Voici deux exemples parmi d’autres qui montrent que ce texte n’est pas pertinent. Le mot "aidant" est maladroit car il désigne aussi bien des professionnels que des particuliers qui aident des personnes dépendantes (c’est le cas avec le "congé du proche aidant"). Vouloir donner un statut avec un terme qui désigne aussi des non professionnels, ce n’est pas très heureux. Le mot "accompagnant" est plus adapté. Du reste, en commission, Aurélien Pradié était d’accord pour modifier ce terme. Autre maladresse : vouloir donner une formation de BAFA (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur) à ces personnes qui accompagnent, là encore, c’est maladroit car justement, le BAFA est un brevet pour des non professionnels, et en plus, les AESH peuvent déjà passer le BAFA, donc, la proposition de loi ne tient pas compte de la réalité, des avancées déjà réalisées.

Toujours en commission le 3 octobre 2018, la députée Béatrice Piron a passé à la moulinette tout le texte : « Les articles 2 et 3 (…) sont parfois maladroits, ou ne prennent pas en compte les avancées concrètes et ambitieuses en faveur de l’école inclusive réalisées par le gouvernement et la majorité. ». Sur le BAFA : « En termes d’attente, les animateurs et les accompagnants n’ont pas la même mission. Le BAFA forme à l’accompagnement de mineurs à titre non professionnel et occasionnel ; il n’a donc pas l’ambition de former des accompagnants ni des aidants ; et l’on n’attend pas d’un aidant qu’il soit animateur. ». Pour conclure ainsi : « La nécessité de valoriser le métier d’AESH n’est donc pas laissée pour compte par le gouvernement et par la majorité. Nous nous saisissons de ces enjeux en traitant le sujet de l’école inclusive dans son ensemble ; or celle-ci ne se construit pas de manière approximative, mais en repensant l’ensemble de notre modèle éducatif pour prendre en compte les besoins éducatifs particuliers en intégrant le secteur médico-social et en accompagnant les établissements scolaires. ».

C’était ce qu’a rappelé la députée Cécile Rilhac lors de la séance publique le 11 octobre 2018 : « Nous regrettons que votre proposition de loi n’apporte pas de réponse adéquate face au constat que, tous ici, nous avons rappelé. (…) Votre proposition de loi ne nous semble pas répondre aux besoins actuels des enfants ni à ceux des accompagnants. Elle rebondit sur les difficultés rencontrées à la rentrée, sans parvenir à formuler des propositions appropriées. Les articles 1er et 2, ainsi que l’article 5, visent à mettre en place des dispositifs qui existent déjà. Quant à l’article 3, il passe à côté du sujet crucial du temps périscolaire. L’article 4, enfin, ne constitue pas une réponse juridiquement satisfaisante. ».

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Autre signe qui montre que la proposition de loi d’Aurélien Pradié a été "bâclée", c’est le très faible nombre de personnes auditionnées pour ce sujet si sensible et si importante, seulement neuf personnalités qualifiées, et encore, issues de seulement quatre organismes distincts. C’est un peu court pour faire un tour pertinent de la situation nationale du handicap à l’école.


La démagogie, la sincérité… et l’action

Les propos de François Ruffin le 11 octobre 2018 ont été excessifs. Parce qu’ils ne traduisent pas la réalité de la situation. Sans doute aussi parce qu’il est encore novice en politique et n’a pas vu que la loi n’est pas le seul outil pour améliorer les choses (heureusement, d’ailleurs). Il n’y a pas de honte ni de déshonneur à refuser de voter pour un texte mauvais, incomplet et maladroit quand le sujet concerne la vie des centaines de milliers d’enfants, leurs parents et leurs accompagnants. Il est simpliste de vouer ainsi aux gémonies la majorité qui a déjà beaucoup travaillé sur le sujet. Il est aussi injuste de faire croire que la majorité refuse le débat alors que le Sénat, avec sa majorité LR, a rejeté, lui aussi, une proposition de loi de LREM : « Permettez-moi ici une légère digression car je relève une contradiction : aujourd’hui, l’opposition parle de déni de démocratie, de refus du débat, alors qu’elle voyait de la sagesse quand une proposition de loi de la majorité a été rejetée par le Sénat. » (Cécile Rilhac le 11 octobre 2018).

Le mardi 16 octobre 2018, en pleine effervescence du remaniement ministériel, le député Adrien Taquet (LREM) est revenu sur le sujet lors de la séance des questions au gouvernement : « Je pourrais d’abord évoquer le tombereau d’insultes et de menaces que mes collègues reçoivent depuis quatre jours, de la part de gens attisés par des propos et des comportements irresponsables de certains membres de cette assemblée. Si tenir de tels propos, c’est être un "animateur de la démocratie", soyez convaincus que nous ne partageons ni la même conception du divertissement, ni la même conception de la démocratie. ».

Et de poursuivre sous les exclamations de députés FI : « Je pourrais vous demander, monsieur le ministre, d’expliquer à notre assemblée ce qu’est l’école inclusive ; car, lorsque je lis des propositions de loi ou des amendements qui évoquent, respectivement, les notions de "parcours éducatifs spécialisés" et d’ "inclusion sur mesure", toutes deux contraires à l’article 19 de la Convention des Nations Unies, non seulement les bras m’en tombent, mais je doute que leurs auteurs sachent vraiment de quoi ils parlent. ».

Puis, sous les exclamations de députés LR et FI : « Je pourrais vous demander de rappeler que cette question a fait l’objet de plusieurs heures de débats en commission et d’échanges nourris en séance ; ce à quoi je me permettrais d’ajouter que les groupes d’études de l’Assemblée Nationale sur le handicap ou sur l’autisme, par exemple, sont aussi des lieux de débats et de travail, surtout quand on en assure la vice-présidence. Mais encore faut-il y avoir mis les pieds une fois depuis le début de la législature ! ».

La réponse du ministre Jean-Michel Blanquer a montré que la majorité non seulement se préoccupait du sujet de l’insertion à l’école des enfants à situation de handicap, mais qu’elle y avait activement travaillé : « Ce sujet, résumons-le en quelques données : 340 000 élèves handicapés ; plus de 80 000 personnes pour les accueillir ; une politique du gouvernement qui, pour la première fois, tend à réduire le nombre d’emplois précaires, au profit d’emplois robustes dédiés à cet accueil. ».

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L’action du gouvernement a été efficace : « Pour la première fois, lors de la dernière rentrée, les accompagnants des élèves en situation de handicap, AESH, ont été plus nombreux que les contrats aidés : pour ces accompagnants, nous avons créé plus de 10 000 postes, auxquels s’ajouteront 12 000 autres dans le prochain projet de loi de finance. Pour la première fois, ces contrats sont assortis d’une politique de formation, à raison de soixante heures par an. Autrement dit, nous ouvrons des perspectives pour ceux qui occupent des emplois. (…) Les progrès accomplis sont salués par tous ceux qui connaissent le sujet. Bien entendu, la situation est encore imparfaite, même si elle s’est largement améliorée lors de cette rentrée. Elle s’améliorera encore à la rentrée prochaine, dans l’unité nationale. ». Le "dans l’unité nationale" que Jean-Michel Blanquer a répété plusieurs fois visait à ironiser sur la volonté d’unité nationale du groupe LR tout en cherchant à provoquer la polémique.

Sur l’action du gouvernement, pour prendre un exemple, le décret n°2018-666 du 27 juillet 2018 « consolide la formation initiale des accompagnants en affichant l’obligation d’un volume de soixante heures de formation continue » selon les mots de Jean-Michel Blanquer lors de la séance du 11 octobre 2018 qui commenta ainsi : « L’enjeu n’est pas tant de créer une nouvelle formation que de favoriser l’accès effectif à cette formation de base et de la compléter par un parcours de formation qualifiant en cours d’emploi, prévu par le décret n°2014-724 du 27 juin 2014. Grâce à ce décret, les accompagnants des élèves en situation de handicap qui ne sont pas titulaires d’un diplôme professionnel peuvent suivre une formation incluse dans leur temps de service effectif. Ils peuvent en outre bénéficier, toujours sur leur temps de service, de la formation nécessaire à l’obtention du diplôme. Cette dernière me semble bien plus importante que la possibilité pour les accompagnants de passer le BAFA (…). Les AESH ne sont pas des animateurs, mais des professionnels de l’accompagnement. ».

Dans sa réponse à Adrien Taquet le 16 octobre 2018, Jean-Michel Blanquer a ajouté aussi un problème de calendrier, légiférer maintenant ne prendrait pas en compte d’autres consultations à venir : « Dans dix jours, débutera aussi une concertation prévue de longue date. C’est sans doute un hasard si une proposition de loi mal ficelée a été présentée au même moment ! ».

Comme on le voit, le thème de l’insertion à l’école des enfants à situation de handicap, qui devrait être un sujet sérieux de consensus, a été instrumentalisé pour être un sujet de simples joutes parlementaires. Ce n’est pas nouveau d’attaquer un adversaire sur ce thème, mais si c’est particulièrement odieux, démagogique, irresponsable et surtout, irrespectueux des personnes qui souffrent d’un handicap.


La loi ELAN inquiétante pour les personnes en situation de handicap

C’est vrai que le gouvernement pouvait être soupçonné de mal se préoccuper des personnes en situation de handicap. En effet, le projet de loi (n°846) portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (ELAN) adopté en conseil des ministres le 4 avril 2018 pouvait inquiéter, et pas seulement par son volume (588 pages avec l’exposé des motifs et l’étude d’impact, 65 articles pour le texte initial).

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À l’origine (texte initial), reprenant les orientations décidées par le comité interministériel du handicap du 20 septembre 2017, son article 18 a réduit énormément les exigences d’accessibilité dans les bâtiments collectifs d’habitation « en créant la notion de logement "évolutif", c’est-à-dire accessible en grande partie et pouvant être rendu totalement accessible, par des travaux simples ». Il s’agissait également « de promouvoir l’innovation dans la conception de logements pour garantir leur évolutivité tout au long de la vie, plutôt qu’exiger que tous les logements soient accessibles. Un quota de 10% de logements accessibles est maintenu. ».

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Il faut se rappeler que la loi du 11 février 2005 oblige actuellement que 100% des logements neufs dans les bâtiments collectifs d’habitation soient accessibles aux personnes en situation de handicap. C’est normal car même s’il n’y a que 8% de population qui est en situation de handicap, les 92% restants peuvent (hélas) le devenir par la vieillesse, la maladie ou un accident.

Le  texte définitif adopté le 4 octobre 2018 par les députés (et par les sénateurs le 16 octobre 2018), après l’accord obtenu à la commission mixte paritaire du 19 septembre 2018, a augmenté le quota de logements accessibles à 20% (au lieu de 10% dans le texte initial, mais surtout, au lieu de 100% dans la loi du 11 février 2005). L’innovation juridique est de définitif des "logements évolutifs" obligatoires pour les 80% restants, qui permettraient (on verra à l’usage) de concilier à la fois la simplification des constructions de logements et l’accessibilité des personnes en situation de handicap.

Le texte définitif de la loi ELAN dit que des décrets devront préciser : « Les modalités particulières applicables à la construction de bâtiments d’habitation collectifs ainsi que les  conditions dans lesquelles, en fonction des caractéristiques de ces bâtiments, 20% de leurs logements, et au moins un logement, sont accessibles tandis que les autres logements sont évolutifs. La conception des logements évolutifs doit permettre la redistribution des volumes pour garantir l’accessibilité ultérieure de l’unité de vie, à l’issue de travaux simples. Est considéré comme étant évolutif tout logement dans les bâtiments d’habitation collectifs répondant aux caractéristiques suivantes. 1° Une personne en situation de handicap doit pouvoir accéder au logement, se rendre par un cheminement accessible dans le séjour et le cabinet d’aisances, dont les aménagements et les équipements doivent être accessibles, et en ressortir. 2° La mise en accessibilité des pièces composant l’unité de vie du logement est réalisable ultérieurement par des travaux simples. ».

Pour l’anecdote, l’une des rapporteurs du projet de loi ELAN était la députée de Gironde Christelle Dubos (LREM), nommée le 16 octobre 2018 Secrétaire d’État auprès de la Ministre des Solidarités et de la Santé.


Sujet polémique déjà en 2007

Le handicap a déjà été un sujet polémique lors d’une bataille présidentielle cruciale. Effectivement, le 2 mai 2007, il y a plus de onze ans, une candidate à un second tour de l’élection présidentielle avait affiché une colère froide, particulièrement hypocrite et déplacée, sur ce thème lors du débat télévisé avec le futur Président de la République. Ségolène Royal avait mal choisi son angle d’attaque : reprocher à Nicolas Sarkozy, et à travers lui, à la majorité sortante, de n’avoir rien fait pour les enfants à situation de handicap était particulièrement malvenu puisque la loi qui fut majeure date justement de 2005 par la volonté de Jacques Chirac (sujet promu comme priorité nationale le 14 juillet 2002, juste après sa réélection). La démagogie n’est d’ailleurs pas forcément efficace puisque Ségolène Royal n’a pas été élue.

Quand François Ruffin, de façon totalement irresponsable, crie : « J’espère que le pays ne vous pardonnera pas ! », qu’il se méfie de ne pas être l’arroseur arrosé. Le "pays", lui, est capable de comprendre dans quel camp se trouve l’esprit de responsabilité et l’esprit de solidarité sur ce sujet qui aurait mérité un peu plus de hauteur et de dignité. Pauvres enfants !


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 octobre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le handicap et l'école.
Proposition de loi d’Aurélien Pradié sur l’accompagnement des enfants en situation de handicap, déposée le 29 août 2018 (à télécharger).
Loi ELAN (projet déposé le 4 avril 2018 et "petite loi" définitivement adoptée le 3 octobre 2018, à télécharger).
Colère de François Ruffin sur le débat sur le handicap (le 11 octobre 2018).
Question et réponse de Jean-Michel Blanquer sur le débat sur le handicap (le 16 octobre 2018).
Le handicap, prétexte à la polémique politicienne ?
Handicap : le miraculé d’un train régional malgré l’indifférence des autres ?
Une candidate à l’élection présidentielle va toucher une auditrice en situation de handicap.
Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées (version consolidée au 7 octobre 2021).
Un débat électoral où le handicap était prétexte à une colère politicienne.
La scolarisation des enfants en situation de handicap, où en est-on ?
Et si nous bâtissions une société accessible à tous ?
Le congé de proche aidant.
L’élimination des plus faibles ?
Intouchables : le modèle républicain en question.
Un fauteuil pour Vincent.
Stephen Hawking.
Vincent Lambert.
Monique Pelletier.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20191011-handicap-francois-ruffin.html

https://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/handicap-a-l-ecole-la-colere-de-208744

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/10/09/37697640.html





 

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1 octobre 2019 2 01 /10 /octobre /2019 03:54

« La France, mes chers compatriotes, je l’aime passionnément. J’ai mis tout mon cœur, toute mon énergie, toute ma force, à son service, à votre service. Servir la France, servir la paix, c’est l’engagement de toute ma vie. » (Jacques Chirac, allocution télévisée du 11 mars 2007).



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On n’aura jamais fini de parler de Jacques Chirac. Le voici désormais enterré, auprès de sa fille aînée, à l’abri des regards indiscrets, dans sa pudeur originelle. Depuis le jeudi 26 septembre 2019, le peuple français vit des journées étranges. Jacques Chirac était un homme politique on ne peut plus clivant, un bulldozer cassant qui n’hésitait pas à tuer (politiquement), trahir (politiquement), mentir (politiquement). Et le voici comme le meilleur Président de la République selon un récent sondage, le meilleur ex-aequo avec le Général De Gaulle, 30% des sondés. Ce n’est qu’un sondage, et pour être plus convaincu, il faudra revenir dans dix ans, une fois l’émotion retombée, mais c’est un fait indiscutable : la disparition de Jacques Chirac a profondément ému de très nombreux Français.

Il y a des éléments un peu spécifiques. Par exemple, c’est le premier ancien Président de la Cinquième République à être enterré à Paris et pas dans une petite  ville de province. C’était donc plus facile d’y exprimer son émotion. Mais quand même… cette ferveur populaire était totalement imprévue, inimaginable et bien sûr réelle et sincère.

La file des citoyens devant le Palais de l’Élysée dès le 26 septembre 2019 pour signer les cahiers de condoléances, puis, cette journée du dimanche 29 septembre 2019 aux Invalides, de nombreuses personnes ont attendu jusque tard dans la nuit, pendant plusieurs heures, parfois sous une grosse pluie, pour aller se recueillir, pour rendre un dernier hommage à Jacques Chirac. Même des anciens ministres, comme Philippe Douste-Blazy et Jacques Godfrain, ont fait, eux-mêmes, la queue plusieurs heures, comme les autres, sans passe-droit, car tout le monde est égal, toute personne mérite la même dignité, le même respect.

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On dit souvent que les bons mariages sont des cérémonies qui sont à l’image des mariés. Ici, l’enterrement de Jacques Chirac était à son image : à la fois populaire, familial, et international, du relationnel extraverti et du pudique. Ces journées ont été organisées par sa fille Claude Chirac qui, émue par cette foule sous la pluie, a voulu la saluer pendant plus d’une heure en remontant le kilomètre de file, émue aussi parce que sa mère Bernadette, fragile, était quasiment absente de ces journées.

N’en déplaise à Laurent Joffrin (lire son éditorial du 30 septembre 2019), le fait que 7 000 personnes sont allées honorer la dépouille de Jacques Chirac aux Invalides est exceptionnel. C’est peut-être moins que les présents aux Champs-Élysées pour Johnny Hallyday, évidemment bien moins que ceux qui ont assisté au dernier cortège de Victor Hugo, mais c’est sans précédent pour un homme politique. De Gaulle n’a pas eu cela. François Mitterrand, plus cynique qu’humaniste, encore moins.

La journée du 29 septembre 2019 fut celle du peuple, la journée du 30 septembre 2019 fut celle de la famille et des officiels. Honneurs militaires dans la cour des Invalides, sans un mot, juste deux Marseillaises, en présence du Président Emmanuel Macron qui a su s’effacer derrière le deuil national. Le cercueil fut posé volontairement à même le sol, sans être surélevé d’un mètre comme c’est de coutume, par exemple, pour les soldats morts pour la France.

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À sa sortie des Invalides, et pendant son trajet jusqu’à Saint-Sulpice, où a eu lieu la seconde messe (appelons cette cérémonie "messe", notre monde médiatique est tellement hystérique qu’on n’ose plus nommer la "messe", comme les ministres n’osent plus communier, ce qui, du reste, n’entraverait en rien la laïcité républicaine, qui signifie liberté de pratiquer son culte, pas son interdiction), Jacques Chirac fut applaudi par les passants venus le voir. Personne ne les a forcés à applaudir.

À Saint-Sulpice, cent quinze dirigeants étrangers sont venus honorer la mémoire de Jacques Chirac. Certains éditocrates ont trouvé que la représentation diplomatique était assez faible, mais il faut se rappeler que Jacques Chirac a quitté le pouvoir en 2007, il y a plus de douze ans, et que l’eau a coulé sous les ponts de beaucoup de démocraties. On notera cependant l’absence de la Chancelière Angela Merkel (c’est le Président fédéral qui est venu représenter l’Allemagne) et surtout, celle de Gerhard Schröder (à cause d’une boulette diplomatique).

En terme de représentation, il y a pourtant de grandes personnalités. Il y a eu la présence de Bill Clinton (vieillissant) et surtout, de Vladimir Poutine, à l’évidence très ému, car Jacques Chirac l’avait un peu parrainé quand il est arrivé au pouvoir au Kremlin, en 1999. Surtout que Jacques Chirac lui parlait en russe, ce qui facilitait les relations. Dans sa jeunesse, Jacques Chirac a même traduit Pouchkine, un peu plus, et il aurait été le héros de l’un des récents et excellents livres de David Foenkinos, "Le mystère Henri Pick" !

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Vladimir Poutine avait même proposé à Jacques Chirac, à la fin de la Pésidence de ce dernier, un siège au conseil d'administration de Gazprom ; Chirac a refusé poliment, expliquant que cela choquerait en France, personne ne le comprendrait. Pour tenter de contrer les États-Unis, il y a eu un véritable axe Paris-Berlin-Moscou (Chirac-Schröder-Poutine) contre la guerre en Irak en 2002-2003. Premier Ministre du Liban (qui a décrété lui aussi une journée de deuil national ce lundi 30 septembre 2019), Saad Hariri a lui aussi été très ému, son père Rafiq Hariri, également Premier Ministre, qui fut assassiné le 14 février 2005, a été un grand ami de Jacques Chirac qui a voulu tout mettre en œuvre pour retrouver les assassins.

Parmi les absents à Saint-Sulpice, Marine Le Pen, persona non grata. Encore heureux qu’elle ne soit pas venue. Elle en avait eu l’intention et la famille a refusé fermement (insistons pour parler de famille et pas de "clan Chirac" qui ne signifie rien, il n’y a pas de clan, il n’y a plus qu’une famille, peu nombreuse). La présence d’un membre d’extrême droite aurait été un total manque de respect de la mémoire de Jacques Chirac, tel qu’il concevait son idée pour la France.

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Justement. Reprenons cette dernière allocution à l’Élysée, juste avant de se retirer de la vie politique, le 11 mars 2007 à 20 heures. Au contraire de Valéry Giscard d’Estaing, battu, qui a surtout laissé l’image d’un siège vide, c’est-à-dire, un message autocentré sur lui, égocentré, son successeur Jacques Chirac a voulu en quelque sorte laisser un testament politique.

Voici quelques-uns de ses messages qu’il voulait nous faire passer (je n’ai pas tout énuméré) : « Je voudrais vous adresser plusieurs messages. D’abord, ne composez jamais avec l’extrémisme, le racisme, l’antisémitisme ou le rejet de l’autre. Dans notre histoire, l’extrémisme a déjà failli nous conduire à l’abîme. C’est un poison. Il divise, il pervertit, il détruit. Tout dans l’âme de la France dit non à l’extrémisme. (…) Mon deuxième message, c’est que vous devez toujours croire en vous et en la France. Nous avons tant d’atouts. Nous ne devons pas craindre les évolutions du monde. (…) Enfin, il y a la révolution écologique qui s’engage. Si nous ne parvenons pas à concilier les besoins de croissance de l’humanité et la souffrance d’une planète à bout de souffle, nous courons à la catastrophe. » (11 mars 2007).

La lutte sans concession contre l’extrême droite était sa priorité. Au contraire de ses partisans qui se réjouissaient de la victoire prochaine, l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002 a complètement traumatisé Jacques Chirac.

Son dernier message est aussi un message de clairvoyance, il y a déjà douze ans sur la transition écologique à accomplir. Quelques années auparavant, le 2 septembre 2002 au Sommet de Johannesburg, il avait déjà surpris le monde entier en employant cette formule juste et reprise inlassablement : « La maison brûle, et nous regardons ailleurs. ».

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La cérémonie en l’église Saint-Sulpice a été d’autant plus émouvante qu’elle a rassemblé toute la classe politique aux valeurs républicaines. Les onze anciens Premiers Ministres ont été présents, et les trois anciens Président de la République aussi, Valéry Giscard d’Estaing, fatigué, Nicolas Sarkozy et François Hollande, aux côtés des quatre premiers personnages de l’État, Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Gérard Larcher et Richard Ferrand. Elles sont très rares, ces occasions d’unité nationale. Au-delà de la ferveur populaire, c’est bien la classe politique qui s’est réunie pour honorer l’un des siens.À la fin de la messe, lorsque le cercueil est sorti de l’église, la foule, restée sur le parvis, a spontanément et longuement applaudi Jacques Chirac, et aussi sa famille. Seulement deux cents personnes ont eu la chance de pouvoir assister à la messe à l’intérieur de l’église, visiblement trop petite pour contenir tout ce monde. Daniel Barenboim fut invité à jouer au piano un "impromptu" de Schubert.

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Ces cinq journées ont été un peu folles dans les médias. Déjà parce qu’une catastrophe industrielle de première importance a été négligée par les médias à cause de la disparition de l’ancien Président. Au-delà des conséquences graves sur l’environnement et la santé publique, le grave incendie de l’usine Lubrizol marquera longtemps les esprits, si ce n’est dans le pays, au moins à Rouen et en Normandie.

Ensuite parce que quarante ans de vie politique se résument toujours très difficilement. Le nombre d’erreurs entendues de la bouche de journalistes a été très élevé. Certaines étaient seulement des détails, d’autres des contresens dans les interprétations.

Par exemple, lorsqu’une vidéo montre au début d’un conseil des ministres, le Président Valéry Giscard d’Estaing en train de saluer chacun de ses ministres, et lorsqu’il est arrivé au niveau de Jacques Chirac, son Premier Ministre, il lui a refusé de serrer la main pour passer au ministre suivant, ce n’était pas un acte d’humiliation, c’était simplement que les deux hommes s’étaient entretenus pendant une heure dans le bureau présidentiel juste avant le conseil des ministres, ils s’étaient donc déjà salués.

Le plus grand contresens fut cependant le thème de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995. Cela nécessiterait un peu plus de développement, mais Alain Madelin, qui fut l’un des rares leaders politiques à avoir soutenu sa candidature en 1995, a rappelé le 26 septembre 2019 que la "fracture sociale" n’était qu’une simple formule et que le contenu des discours de campagne était assez clair, il s’agissait de libérer l’économie pour réduire la fracture sociale, il n’y a jamais eu aucune volonté d’adopter une politique "de gauche". En revanche, l’erreur a été de ne pas avoir nommé à Matignon la personnalité qui correspondait à cette campagne, à savoir Philippe Séguin, considéré comme incontrôlable (Jacques Chirac lui aurait dit que s’il l’avait nommé à Matignon, il serait tellement rapidement en colère qu’il le refuserait au téléphone dès le troisième jour !).

L’ancien Ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine a aussi précisé une chose importante. On a souvent loué le refus de Jacques Chirac d’accepter la guerre en Irak. Jacques Godfrain le 28 septembre 2019 est même allé jusqu’à dire qu’il a évité la guerre en Irak… mais non ! Il était effectivement contre la guerre en Irak, et en ce sens, il a sauvé l’honneur de la France et des Français (un peu comme De Gaulle, en résistant, a sauvé l’honneur de la France et des Français en 1940), mais il n’a rien évité du tout, la guerre a bien eu lieu en Irak, et comme hélas il l’avait prédit, ce fut une catastrophe humaine et politique dont on paie encore le prix.

Dans "C dans l’air" sur France 5 le 30 septembre 2019, une journaliste n’a apparemment pas compris la forte émotion populaire autour de Jacques Chirac. Elle était à faire des calculs politiciens sur la présence ou l’absence de Marine Le Pen, sur le fait que les Français aimeraient les cérémonies pour se retrouver. Pas du tout, gageons qu’à la disparition, que je souhaite la plus tardive possible, de, par exemple, François Hollande, il n’y aura pas une telle ferveur, et cela cérémonies ou pas cérémonies.

L’enterrement de Jacques Chirac n’a pas à avoir une finalité politique, il est d’abord humain, les proches, la famille, mais aussi, de nombreux Français ont été choqués par cette nouvelle de la mort, leur émotion n’a pas de but, elle est la réaction (hélas ordinaire) d’un deuil qui touche de près. La moindre des choses, c’était de respecter Jacques Chirac, qui ne voulait aucune compromission avec les partis extrémistes.

Que Marine Le Pen en profite pour se victimiser et mieux se placer en 2022, Jacques Chirac, du fond de sa tombe, s’en moque un peu (je ne citerai pas sa célèbre formule un peu "crûe") : il n’aurait jamais voulu être un prétexte à une récupération politique de sa personne par Le Pen, déjà que De Gaulle a failli être récupéré par cette famille dont un membre, il n’y a pas si longtemps avait des amis qui voulaient la mort de De Gaulle. La mort réelle, physique. Il y a un minimum de décence à avoir en de pareilles circonstances.

Si les Français aiment tant Jacques Chirac, ce n’est pas un hasard, c’est simplement parce que Jacques Chirac, en de très multiples occasions, leur a montré qu’il les avait beaucoup aimés. Et c’est par cette déclaration d’amour qu’il a fini sa dernière allocution avant de s’effacer définitivement du paysage politique français : « Vous l’imaginez, c’est avec beaucoup d’émotion que je m’adresse à vous ce soir. Pas un instant, vous n’avez cessé d’habiter mon cœur et mon esprit. Pas une minute, je n’ai cessé d’agir pour servir cette France magnifique. Cette France que j’aime autant que je vous aime. Cette France riche de sa jeunesse, forte de son histoire, de sa diversité, assoiffée de justice et d’envie d’agir. Cette France qui, croyez-moi, n’a pas fini d’étonner le monde. » (11 mars 2007).

Ce n’est que justice que les Français le lui rendent aujourd’hui en retour. Cela ne signifie pas qu’il fût un être parfait et sans reproche. Personne ne l’a prétendu. Au contraire, il y avait mille raisons pour en vouloir à Jacques Chirac, mais au-dessus de tout cela, il a consacré toute son existence à la France et aux Français, alors qu’il aurait pu simplement se trouver une petite zone ensoleillée loin du monde et prendre du bon temps… C’est une notion de sacrifice, contrebalancée évidemment par l’appétit du pouvoir, mais qu’il ne faut pas négliger. Un tel sacrifice sur une si longue durée, qui serait aujourd’hui capable de le faire ?


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (30 septembre 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le dernier bain de foule de Jacques Chirac, l’universaliste.
Chirac au Panthéon ?
À l’heure où Jacques Chirac entre dans l’Histoire…
Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L’héritier du gaulllisme.
…et du pompidolisme.
Jérôme Monod.
Un bébé Chirac.
Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190930-chirac.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-dernier-bain-de-foule-de-218254

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26 septembre 2019 4 26 /09 /septembre /2019 12:20

« De cette relation avec lui, contrastée mais ancienne, je retiens la force du courage quand il est soutenu par une volonté, la nécessité de replacer l’homme au cœur de tout projet, le poids de l’expérience. » (Jacques Chirac, hommage à François Mitterrand, le 8 janvier 1996).


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C’est avec beaucoup d’émotion que je viens d'apprendre la mort de Jacques Chirac ce jeudi 26 septembre 2019. Il y a trois ans, le 22 septembre 2016, une infection pulmonaire avait déjà fait craindre le pire. Il était alors hospitalisé à Paris depuis le 18 septembre 2016 et l'hospitalisation de son épouse Bernadette le 21 septembre 2016 avait multiplié les rumeurs sur sa disparition. Il allait avoir 87 ans dans un peu plus de deux mois, le 29 novembre prochain.

La dernière fois que je l'avais croisé, il était déjà très affaibli, c'était le 11 mai 2011 lors de l'enterrement de Bernard Stasi qui était l'un de ses amis très chers de Science Po.

L'année 2016 était un année terrible pour la famille Chirac, l'année 2019 le sera hélas aussi. Sa fille aînée, Laurence, était partie le 14 avril 2016 à l’âge de 58 ans, et son ancien proche collaborateur Jérôme Monod le 18 août 2016. La France en 2016 avait aussi perdu un autre de ses amis et aussi figure majeure de la vie politique, Michel Rocard. À la différence de ce dernier, Jacques Chirac a atteint, à force de persévérance, son objectif, l’Élysée. Seul Premier Ministre à diriger un gouvernement de la Ve République à deux époques différentes, du 27 mai 1974 au 25 août 1976, puis du 20 mars 1986 au 10 mai 1988, il fut élu deux fois Président de la République, le 7 mai 1995 avec 52,6% des voix et le 5 mai 2002 avec le score quasi-soviétique de 82,2% des voix.

Je me souviens de la liesse populaire qui a accompagné sa première élection. Il avait réussi à entraîner au-delà de son électorat traditionnel, la jeunesse, les forces vives de la nation, sur le thème de la réduction de la fracture sociale. Je savais aussi que la déception allait être grande quelques mois plus tard, car les discours basés sur des promesses se retournent toujours contre leurs auteurs. François Hollande l'a su en 2016.

Pendant douze années, du 17 mai 1995 au 16 mai 2007, il fut Président de la République française. Son bilan, assez faible, de ses années au pouvoir l’a rendu très impopulaire jusqu’à son départ à la retraite. Il n’avait jamais été beaucoup aimé des Français et il n’avait jamais dépassé 21% des suffrages exprimés au premier tour des quatre élections présidentielles auxquelles il avait participé.

Pourtant, depuis son départ de l’Élysée, il avait regagné beaucoup en popularité. Peut-être parce que les comparaisons sont toujours très éloquentes. Ses deux successeurs directs, très impopulaires, ont rappelé que Jacques Chirac avait gardé une certaine tenue et retenue dans la fonction présidentielle, plus de distance, moins d’arrogance, du moins dans le ressenti.

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Que les Français puissent l’aimer une fois sa carrière achevée était d’ailleurs assez étonnant. Car commençant sa longue trajectoire d’une manière très tranchante, il a été avant tout un opportuniste bourré d’ambition, au point d’être très fluctuant sur beaucoup de sujets politiques. Ses combats souvent fratricides (on dit qu’il a politiquement tué Jacques Chaban-Delmas, Valéry Giscard d’Estaing, Raymond Barre et Édouard Balladur) ont eu de quoi agacer la plupart des Français, d’une manière ou d’une autre.

Je crois que l’émotion qui peut être aujourd’hui éprouvée, c’est que Jacques Chirac aimait profondément les humains, et plus particulièrement les Français. Une démarche humaniste assez paradoxale par rapport à son action politique, mais que tout le monde pouvait ressentir au contact avec l’homme. À cela s’est ajoutée la maladie, qui a fait d’un homme hyperactif et dynamique redoutablement solide un vieillard s’accrochant à sa canne (et ne reconnaissant plus ses proches à la fin de sa vie, selon son fidèle Jean-Louis Debré). Son côté humaniste pouvait par exemple être compris lors de son interview du 14 juillet 2002 où il proposa quatre objectifs essentiels à son quinquennat : la sécurité routière (la politique des radars a été très efficace), la lutte contre le cancer, la recherche sur les maladies neurodégénératives (en particulier la maladie d’Alzheimer) et aussi la place dans la société des personnes qui ont un handicap. Il l’avait prouvé bien avant par son vote en faveur de l’abolition de la peine de mort.

J’aurai l’occasion de revenir plus tard sur son bilan, ses idées (ou non idées), son comportement…

Jacques Chirac fut d’abord le modèle suprême de l’homme politique de la Ve République, celui de la première génération, d’avant les smartphones, des réseaux sociaux et de l’Internet interactif (on se souvient qu’il ne savait pas ce qu’était une souris) : une ambition démesurée mais au service d’une véritable passion pour la France, des moyens de la nourrir par le contrôle d’un grand appareil politique doté de larges financements (UDR, RPR, UMP), de très nombreux mandats cumulés : député, député européen, maire de Paris, président du conseil général de Corrèze (ce qui en a fait un double président de conseil général puisque le maire de Paris est aussi président de conseil général), et bien sûr, président d’un grand parti et Premier Ministre.

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Au contraire de François Mitterrand, Jacques Chirac était un véritable enfant de la Ve République. Issue de la méritocratie républicaine (IEP, ENA, Cour des Comptes), il a commencé sa carrière politique en juin 1962 à Matignon, au service du Premier Ministre Georges Pompidou qui fut son seul véritable mentor. Poursuivant deux vies, locale pour avoir des mandats électifs et nationale pour prendre de plus en plus d’influence sur le cours du pouvoir, Jacques Chirac a montré tous les travers d’un régime dont l’élection présidentielle est devenue le seul rendez-vous fort avec la démocratie.

Jacques Chirac a duré plus longtemps que De Gaulle à l’Élysée, et aussi à Matignon. Dès mai 2007, son absence dans la vie politique s’est fait ressentir. Beaucoup de personnes pouvaient lui en vouloir pour une raison ou une autre, pour une action ou une inaction, mais il faisait partie de la famille républicaine, il faisait partie du décor, et même, il rassurait.

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L’une des plus grandes allocutions télévisées de Jacques Chirac fut son hommage très sincère à François Mitterrand lors de la mort de celui-ci le 8 janvier 1996. En quelques sortes, beaucoup de ses phrases auraient pu lui être associées personnellement : « Je voudrais saluer la mémoire de l’homme d’État, mais aussi rendre hommage à l’homme, dans sa richesse et sa complexité. ».

La volonté qu’il faisait visiblement sienne : « Volonté de servir certains idéaux. La solidarité et la justice sociale. Le message humaniste dont notre pays est porteur, et qui s’enracine au plus profond de nos traditions. L’Europe, une Europe dans laquelle la France, réconciliée avec l’Allemagne et travaillant avec elle, occuperait une place de premier rang. Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. Une démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l’alternance maîtrisée, qui a montré que le changement de majorité ne signifiait pas crise politique. Et nos institutions en ont été renforcées. ».

De la même manière, il pouvait aussi s’identifier à cette attitude qu’il prêta à son ancien adversaire : « En politique, François Mitterrand fut d’abord profondément respectueux de la personne humaine, et c’est pourquoi il décida d’abolir la peine de mort. Respectueux aussi des droits de l’Homme : il ne cessa d’intervenir partout où ils étaient bafoués. Ses choix étaient clairs, et il les a toujours faits au nom de l’idée qu’il se faisait de la France. ».

Et il poursuivit par l’homme privé : « Certaines existences sont paisibles, et égrènent des jours semblables, parsemés d’événements privés. Le Président Mitterrand, au contraire, donne le sentiment d’avoir débordé sa propre vie. Il a épousé son siècle. Plus de cinquante ans passés au cœur de l’arène politique, au cœur des choses en train de s’accomplir. ».

La phrase venant du cœur : « Ma situation est singulière, car j’ai été l’adversaire du Président François Mitterrand. Mais j’ai été aussi son Premier Ministre, et je suis, aujourd’hui, son successeur. Tout cela tisse un lien particulier, où il entre du respect pour l’homme d’État et de l’admiration pour l’homme privé qui s’est battu contre la maladie avec un courage remarquable, la toisant en quelque sorte. ».

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Jacques Chirac a même étonné tous ses amis politiques en concluant ainsi : « À l’heure où François Mitterrand entre dans l’Histoire, je souhaite que nous méditions son message. ».

Je ne sais pas quel message Jacques Chirac laissera à la postérité, mais probablement que sa présence a dynamisé les institutions de la République. Au moment où son héritage politique est en mille morceaux, ne représentant plus que 8% de l'électorat, cassé par des personnages trop ambitieux et sans convictions, la France pleure l'un de ses derniers monuments de la vie politique...


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (26 septembre 2019)
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Pour aller plus loin :
À l’heure où Jacques Chirac entre dans l’Histoire…
Jacques Chirac a 86 ans : comment va-t-il ?
Présidence Chirac (1) : les huit dates heureuses.
Présidence Chirac (2) : les huit dates malheureuses.
Jacques Chirac contre toutes les formes d'extrême droite.
Jacques Chirac et la paix au Proche-Orient.
Sur les décombres de l'UMP, Jacques Chirac octogénaire.
Jacques Chirac fut-il un grand Président ?
Une fondation en guise de retraite.
L’héritier du gaulllisme.
…et du pompidolisme.
Jérôme Monod.
Un bébé Chirac.
Allocution télévisée de Jacques Chirac le 11 mars 2007 (texte intégral).
Discours de Jacques Chirac le 16 juillet 1995.

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14 septembre 2019 6 14 /09 /septembre /2019 03:17

« La politique, c’est savoir à qui on prend du fric pour le donner à qui. » (Abbé Pierre, 2006).


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Cette semaine, c’était la rentrée judiciaire : audition de François Bayrou et Marielle de Sarnez le 11 septembre 2019, mise en examen de Richard Ferrand, Président de l’Assemblée Nationale, le 12 septembre 2019, au point que cette annonce a rendu inaudible le Premier Ministre Édouard Philippe sur la réforme des retraites (discours au CESE le matin, journal de 20 heures sur TF1 le soir), mise en examen de Jean-Marie Le Pen (91 ans)… mais l’information la plus importante reste que Patrick Balkany a dormi à la prison de la Santé cette nuit du 13 au 14 septembre 2019.

En effet, le verdict du premier volet du procès qui s’était ouvert le 13 mai 2019 a été rendu ce vendredi 13 septembre 2019 en début d’après-midi. De quoi confirmer la vieille tradition de malheur associée au vendredi 13 pour les époux Balkany jugés pour fraude fiscale. Patrick Balkany a été condamné à quatre ans de prison ferme avec mandat de dépôt et à dix ans d’inéligibilité, et sa femme Isabelle Balkany à trois ans de prison sans mandat de dépôt et à dix ans d’inéligibilité par le tribunal de Paris. Leurs avocats ont annoncé immédiatement qu’ils feraient appel et ont dénoncé la sévérité du verdict.

Patrick Balkany (71 ans), actuellement maire de Levallois-Perret, et Isabelle Balkany (72 ans dans une semaine), actuellement première adjointe au maire de Levallois-Perret (elle a annoncé dans la soirée qu’elle remplacerait le maire tant qu’il serait indisponible), sont un couple politique très connu des Hauts-de-Seine. Ce ne sont pas des intellos, mais quand Patrick Balkany a fait son service militaire, c’était à l’Élysée, à côté de la boutique de son père, rue du Faubourg-Saint-Honoré à Paris, et à l’époque de Georges Pompidou. Il se lia d’amitié avec Michel Jobert et s’engagea à l’UDR puis au RPR. Jacques Chirac l’envoya aux législatives de mars 1978 au casse-pipe contre l’un des ministres giscardiens très en vue, Jean-Pierre Soisson à Auxerre.

Après cet échec, il décida de s’investir à Levallois-Perret, au même titre que d’autres jeunes du RPR s’étaient implantés dans les Hauts-de-Seine : Nicolas Sarkozy à Neuilly-sur-Seine (à l’époque promis à Charles Pasqua), Patrick Devedjian à Antony, etc. Contre toute attente, Patrick Balkany fut élu maire de Levallois-Perret en mars 1983. II fut réélu en mars 1989, battu en juin 1995 par un chiraquien (Olivier de Chazeaux qui s’est fait aussi élire sur sa circonscription en juin 1997), puis inéligible en 1996, puis réélu en mars 2001 (mais invalidé car il était encore inéligible), puis réélu en septembre 2002, mars 2008 et mars 2014. Et inutile de dire que malgré son âge, il avait bien l’intention, avant son procès, d’être candidat à sa réélection en mars 2020. Il faut préciser qu’en 1995, Patrick Balkany avait soutenu la candidature présidentielle du Premier Ministre Édouard Balladur.

Patrick Balkany a été élu député des Hauts-de-Seine à peu près au même moment où il était maire, de juin 1988 à juin 1997, et de juin 2002 à juin 2017. En 2017, le cumul des mandats l’empêcha de rester député mais il était de toute façon sérieusement concurrencé. Ses plus grands rivaux ont toujours été des personnalités proches de son parti. Et en juin 2017, parce que "son" candidat a été largement battu au premier tour, il a soutenu au second tour …la candidate de LREM qui a été élue (contre son rival de LR).

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Son épouse Isabelle, elle, a voulu succéder en 2007 à Nicolas Sarkozy à la présidence du conseil général des Hauts-de-Seine, quand ce dernier, un grand ami du couple, a été élu Président de la République. Patrick Devedjian a cependant été élu, et en mars 2011, elle fut même battue sur son propre canton contre l’un de leurs rivaux, Arnaud de Courson.

Leur personnalité clive à l’évidence, ils ont des grands détracteurs et aussi des fidèles. Il faut dire que Patrick Balkany est un homme très convivial, qui a le sens de l’attachement, mais aussi, il peut être très odieux et arrogant. Celui qui aurait rêvé d’un ministère pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy est avant tout le maire de Levallois-Perret, et depuis plus de trente-cinq ans, il sait s’occuper des habitants avec une passion et une sincérité désarmantes.

Il suffit de rappeler le récent grave incendie du marché Barbusse complètement détruit, dans la nuit du 17 au 18 août 2019, où 160 pompiers ont dû intervenir. Par chance, il n’y a eu aucun blessé, mais il a fallu reloger plus d’une centaine d’habitants et le maire s’en est occupé personnellement, allant voir régulièrement les familles, vérifiant que tout allait bien, prenant le temps de rester en contact avec elles. Un responsable attentionné. On ne s’étonnera donc pas qu’il soit tant aimé de la population locale.

Homme d’un grand humour, dont la sonnerie de téléphone mobile est la musique des Tontons flingueurs, Patrick Balkany est pourtant également très détesté par ceux qui voient en lui une concentration de ce qu’ils n’apprécient pas. Une arrogance, renforcée quand l’ami de trente ans fut Président de la République, et aussi, un tempérament de flambeur, un tantinet machiste (il aurait fait partie des siffleurs en apercevant la robe à fleurs de la ministre Cécile Duflot dans l’hémicycle), et pouvant être très désagréable envers ses opposants.

Patrick Balkany n’est pas un intellectuel, c’est plutôt un représentant de commerce, qui ne cesse de vouloir se montrer, au point qu’il a même commencé (quand il était jeune) une carrière d’acteur dans un film retraçant la vie de Raspoutine. Se montrer, se montrer, se montrer. L’humour excuse beaucoup de choses. Encore récemment, puisque, au début de la semaine, il plaisantait sur le fait que peut-être que la justice allait lui offrir des nuits de repos à partir de vendredi.

Pour beaucoup des habitants de Levallois-Perret, l’emprisonnement de leur maire est vécu comme une violence injuste. Injuste car, avec l’appel, il reste encore présumé innocent de la fraude fiscale dont on l’accuse. On n’est  considéré coupable que lorsqu’on est condamné définitivement, ce qui a été le cas pour le furtif sous-ministre socialiste Thomas Thévenoud qui a dû quitter le gouvernement neuf jours après sa nomination à cause de son oubli de payer ses impôts (il a été condamné définitivement aussi cette semaine, le 11 septembre 2019).

La mise en examen de Richard Ferrand et la condamnation de Patrick Balkany, ont discrédité, par les faits, les incantations de Jean-Luc Mélenchon (qui a fait sa rentrée politique le 12 septembre 2019 à la Maison de l’Amérique latine) car il accusait la justice d’être politisée (contre lui) : a priori, aucun parti n’a échappé, ne serait-ce que cette semaine, à une décision peu agréable de la justice. Et si la justice avait été téléguidée par l’Élysée, on imagine mal pourquoi l’un des trois plus fidèles soutiens du Président de la République, par ailleurs quatrième personnage de l’État, n’aurait pas été mieux protégé… C’est le problème d’une justice indépendante, son calendrier est défini hors du cadre politique, ce qui a nettement défavorisé, d’ailleurs, la candidature de François Fillon.

Revenons à Patrick Balkany. Fallait-il l’emprisonner ce vendredi 13 septembre 2019 alors qu’il a toujours été présent à chaque convocation de la justice et qu’il n’a jamais été question pour lui de fuir la justice ? Si Isabelle Balkany a échappé à la prison, c’est en raison de sa santé plus fragile, mais elle était condamnée, elle aussi, à plusieurs années de prison ferme. Son avocat a parlé de décision injuste et inutile, soumettant l’idée que le juge se serait "payé" Balkany.

Même son principal accusateur et opposant à Levallois-Perret a considéré que la prison était inutile et n’intéressait pas les habitants, alors que cet opposant considère que le maire aurait abusé de l’argent municipal et qu’il faudrait avant tout qu’il le rembourse. Car Patrick Balkany aurait parfois un peu mélangé les comptes entre personnel et public.

C’est cependant sa gestion municipale qui est mise en cause. Certes, la ville a connu un véritable essor, un développement économique sans égal, accueillant de nombreux sièges de grandes entreprises, des programmes de logements, des équipements pour les enfants, les familles, etc. Mais cela au prix d’un endettement excessif. La commune est endettée au point que cela correspond à une dette de 8 000 euros pour chaque habitant !

Il ne faut jamais se réjouir d’une personne qui va en prison, car cela reste une épreuve, malgré les fautes commises (et il faut évidemment bien différencier les délinquants des criminels). Il est probable d'ailleurs que le séjour en prison, à court terme, ne se prolongerait pas très longtemps puisqu’un procès en appel se profile dans un futur proche. Bien sûr, si un délit est commis, son auteur doit en payer le prix, c'est juste devoir du vivre ensemble. Personne ne remet en cause le principe de la peine.

Les opposants auraient sans doute préféré qu’au lieu de la prison ferme immédiatement appliquée, ce fussent les dix ans d’inéligibilité qui soient immédiatement applicables, ce qui ne sera pas le cas car la mesure sera suspendue avec l’appel. Concrètement, cela signifie que rien ne l’interdira de se représenter aux municipales de 2020 tout en restant en prison. Ce ne sera évidemment pas facile pour faire campagne, mais le sentiment d’injustice et surtout le manque d’équité (par rapport à d’autres justiciables qui ont fait bien pire et ont été bien moins sanctionnés) pourraient au contraire rassembler ses électeurs derrière lui pour le soutenir.

La seule raison de se réjouir de cette semaine très dense en décisions de justice dans des affaires politico-financières, c’est qu’il n’y aura jamais plus impunité dans un monde politique qui était surprotégé il n’y avait encore pas si longtemps, et que la justice est maintenant réellement indépendante et cette semaine l’a prouvée. Cela n’empêche pas que des juges puissent éventuellement être partiaux pour ne pas dire partisans, au même titre qu’il y a de mauvais enseignants, de mauvais médecins, etc., mais l’organisation de la justice est telle que si un juge a trop manqué de discernement, cela se verra en appel voire en cassation. Dans tous les cas, la justice n’est pas arbitraire.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (13 septembre 2019)
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Pour aller plus loin :
Patrick Balkany.
Bernard Tapie.
Jérôme Cahuzac.

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17 juillet 2019 3 17 /07 /juillet /2019 03:47

« Tous les gens qui m’ont interpellé sont unanimes sur un point : ils ne comprennent pas pourquoi François de Rugy n’a pas démissionné tout de suite. » (Bruno Bonnel, député LREM du Rhône, le 15 juillet 2019).



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Le retour face aux électeurs de sa circonscription, notamment à l’occasion des cérémonies locales du 14 juillet, est toujours très difficile pour un député de la majorité lorsqu’un ministre est en pleine tourmente. Ce qui était inéluctable est donc survenu, une demi-heure avant l’impossible séance des questions au gouvernement : le Ministre d’État, Ministre de la Transition écologique et solidaire, François de Rugy, a annoncé ce mardi 16 juillet 2019 sa démission, acceptée immédiatement par le Président Emmanuel Macron de retour de Belgrade. Visiblement émue et réagissant à chaud, la députée Olivia Grégoire, porte-parole du groupe LREM à l’Assemblée Nationale a déclaré : « C’est la preuve qu’il est à bout, c’est aussi pour protéger sa famille. ».

Encore une fois, le pouvoir a été pris de court dans cette affaire, puisque le Premier Ministre Édouard Philippe, qui avait convoqué sèchement le ministre le 11 juillet 2019, avait élaboré un calendrier d’enquête qui devait durer jusqu’à la fin de cette semaine. Le Premier Ministre n’en a pas dit un seul mot dans l’hémicycle ce 16 juillet 2016.

Le Président a peu de chances avec tous les ministres d’État qu’il a nommés depuis le début de son quinquennat : tous ont déjà démissionné : François Bayrou (Justice), Nicolas Hulot (Écologie), Gérard Collomb (Intérieur) et maintenant François de Rugy (Écologie).

Le poste lui-même est hautement instable. Depuis 2012, pas moins de huit ministres se sont déjà succédé à l’Écologie. Nathalie Kosciuscko-Morizet, qui a démissionné le 22 février 2012 pour être porte-parole du candidat Nicolas Sarkozy, remplacée par le Premier Ministre François Fillon par intérim jusqu’au 10 mai 2012. Sous le quinquennat de François Hollande, d’abord Nicolas Bricq, brièvement jusqu’au 21 juin 2012, remplacée par Delphine Batho qui, elle-même, a démissionné d’elle-même en opposition avec son gouvernement, le 3 juillet 2013 (encore en juillet), remplacée par Philippe Martin. Avec la nomination de Manuel Valls, il y a eu un peu plus de stabilité avec Ségolène Royal qui resta jusqu’à la fin du quinquennat, du 2 avril 2014 au 17 mai 2017. Son successeur Nicolas Hulot a annoncé sa démission le 28 août 2018, démission rendue effective le 4 septembre 2018 après la nomination de François de Rugy qui est poussé à la démission le 16 juillet 2019.

Qui comme successeur ? Trois pistes : un secrétaire d’État promu (ce fut le cas de NKM après le départ de Jean-Louis Borloo le 14 novembre 2010), cela pourrait alors être Emmanuelle Wargon (choisie comme animatrice du grand débat, et qui est chargée de défendre la loi Énergie et Climat le soir du 16 juillet 2019 au Sénat), Sébastien Lecornu ou encore Brune Poirson ; un (vrai) poids lourd politique (Daniel Cohn-Bendit, Ségolène Royal, etc.) ; une personnalité hors de la classe politique (comme Corinne Lepage, etc.). C'est finalement la Ministre déléguée aux Transports Élisabeth Borne qui a été nommée pour succéder à François de Rugy, selon un communiqué de l'Élysée publié en fin de soirée de ce 16 juillet 2019.

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Revenons à François de Rugy. Oui, il y a eu un "lynchage" médiatique qui ne paraît pas raisonnable et surtout qui paraît disproportionné par rapport aux faits reprochés qui sont légaux mais socialement indécents. Quand on s’engage en politique, il faut avoir du cuir épais, sinon, on fait autre chose (voir Michèle Barzach, Georgina Dufoix, etc.). Il est normal, surtout à notre double époque, celle des réseaux sociaux et de l’actualité immédiate de surréactions excessives, et celle d’une volonté de transparence accrue, qu’un des ministres les plus importants du gouvernement soit la cible des opposants, des rigoristes, des persifleurs (personne ne l’a obligé d'accepter cette responsabilité).

Ce que j’expliquais lundi, c’est que la démission était inéluctable, probablement avec injustice (d’autres ont dû faire pire que lui), simplement parce qu’il ne pourrait plus exercer efficacement ses fonctions. La moindre apparition publique serait polluée par cette affaire facilement identifiée par un homard. J’évoquais surtout la négligence et l’imprudence.

Ce que révèlent toutes les affaires où une personnalité politique est mise en cause parce qu’elle est un peu trop gourmande (sur les deniers de l’État, donc des contribuables), c’est avant tout le décalage entre la classe politique et le peuple, ce que vit réellement le peuple, pour qui 5 euros d’APL en moins ou 20 euros de pension de retraites en moins sont ressentis comme un sacrifice d’autant moins acceptable que d’autres se gaveraient de champagne et de homard.

J’ai toujours cru qu’une personne agissait toujours en accord avec le miroir que lui reflète son entourage. Comment pouvoir regarder en face la personne que l’on aime, ou sa famille, ou ses amis les plus proches, si ceux-ci étaient scandalisés par ce que l’on fait, en l’occurrence sur le plan de la morale dans l’action publique ? Cela signifierait-il que l’entourage est lui-même déconnecté des réalités ?

Une personnalité politique "professionnelle" devrait pourtant savoir que tout ce qui touche au luxe, à l’argent, est un sujet ultrasensible chez les Français. On pourra toujours s’interroger sur le pourquoi (il faudrait peut-être faire une "psychanalyse sociologique") mais c’est un fait : les Français, plus que d’autres peuples (notamment anglo-saxons, qui n’ont pas peur de montrer leur réussite pécuniaire), sont très sensibles à tout ce qui touche à la richesse, peut-être par jalousie (mais je ne crois pas que la jalousie seule puisse l’expliquer), peut-être le rapport à l’argent ?…

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Ainsi, ce sont des fautes politiques, même si ce ne sont pas des infractions judiciaires, de vouloir montrer trop luxe : le Fouquet’s le 6 mai 2007 pour Nicolas Sarkozy, le yacht de son ami Bolloré, mais aussi la photographie de Dominique Strauss-Kahn, pas encore candidat, qui, en déplacement à Paris, était montré à côté de la Porsche d’un des amis publicitaires, ont choqué les gens. Ce sont des fautes que même certains élus locaux n’auraient pas faites. 

Je prends pour exemple un ancien adjoint de la ville de Nancy, que j’apprécie beaucoup, qui me disait, déjà à la fin des années 1980 (c’était pourtant une autre époque), qu’il avait les moyens de s’acheter une Porsche mais qu’il ne pouvait décemment pas aller à la mairie avec une telle voiture, on le lui reprocherait (avec raison). Il s’était alors contenté d’une Renault 25. Le jour où il m’a fait partager cette réflexion, avec sourire et légèreté, j’ai reçu ainsi une belle leçon de sobriété (qui n’était pour moi toutefois pas très surprenante).

C’est cette incompréhension-là qui m’étonne de la part de celui qui était très en avance sur la moralisation de la vie politique et la transparence (député, François de Rugy avait publié ses revenus dès 2009). Il est clair que l’acharnement de Mediapart n’est pas à l’honneur de ce site, quand on voit le côté très dérisoire des faits reprochés (notamment dans sa dernière livraison).

Mais il ne faut pas non plus plaindre François de Rugy : la vie politique a toujours été un univers très dur. Il y a des excès de gloire égocentrique (au moment d’une élection, d’une nomination) et donc, c’est normal qu’il y ait aussi des trous de carrière qui font très mal à l’ego (défaite électorale, démission, etc.). Que François de Rugy, le soir même sur Twitter, se soit permis de comparer sa situation à celle de Pierre Bérégovoy qui s’est suicidé, en rappelant les mots de François Mitterrand à l’enterrement de l’ancien Premier Ministre, me paraît à la fois pleurnicheur et démesuré.

On peut parler d'injustice (je l'ai évoquée), mais il faut alors parler de toutes les injustices, dans les deux sens. Il y a autant d’injustice à devoir démissionner pour cause de homard géant à l’Hôtel de Lassay que d’injustice à avoir été élu au perchoir en ne représentant au niveau national que 3,8% des rares militants socialistes qui ont voté pour la primaire du PS le 22 janvier 2017, parti qui a obtenu laborieusement 6% des voix à l'élection présidentielle. Ne représenter que 4% des 6% des voix, et devenir le quatrième personnage de l'État ? Bravo l'artiste !

De sa vie, François de Rugy n’a jamais fait que de la politique, et sa démission bénéficie d’un parachute grâce à Nicolas Sarkozy, il retrouvera en effet automatiquement son mandat de député dans un mois, sans élection partielle (mandat auquel avait cependant renoncé Jérôme Cahuzac à sa démission en mars 2013). Je le répète, je trouve plutôt injuste cette affaire mais j’insiste sur le fait que la démission était inéluctable et je remarque que ceux qui aujourd’hui "pleurent" le ministre pleuraient beaucoup moins pendant la descente aux enfers du candidat François Fillon pendant la campagne présidentielle de 2017.

Pourtant, c’était le même schéma :

1°. Des abus plutôt ordinaires et en tout cas, pas exceptionnels (manger du homard à l’Hôtel de Lassay, il faudrait faire une enquête, probablement que les menus proposés ne datent pas de l’arrivée de François de Rugy, tout comme une grande partie des parlementaires ont eu recours à leur conjoint comme collaborateur parlementaire).

2°. Des attaques très politiques plus ou moins de bonne foi (et compréhensibles : opposants au gouvernement, adversaires à l’élection présidentielle).

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3°. Une défense personnelle très inefficace (qui fait enfoncer la cible dans ses contradictions et confusions).

Enfin 4°. Un lâcher-prise (démission, échec à l’élection présidentielle) et un très mauvais souvenir. J’ai d’ailleurs entendu un éditorialiste dire avec raison que si François de Rugy avait démissionné plus tôt, il aurait préservé probablement plus de dignité.

S’il n’y a pas lieu de le plaindre, il n’y a pas lieu non plus de s’en réjouir. Pour la démocratie, cela ne fait pas plaisir de voir un ministre poussé à la démission pour une telle affaire qui, nécessairement, ne peut que renforcer le sentiment d’antiparlementarisme qui se traduit d’ailleurs plus par l’abstention (et le "dégoûtisme"ou "dégagisme") que par le vote pour les extrêmes (quels qu’ils soient).

C’est donc aussi un échec pour les opposants eux-mêmes qui ont voulu profiter politiquement de cette affaire mais qui n’ont pas compris que c’est toute la classe politique qui est, avec les homards, sur le banc des accusés, pas seulement les partis de la majorité.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (16 juillet 2019)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Le syndicat des homards contre-attaque !
François de Rugy et la République du homard géant.
François de Rugy et le bâton de maréchal du politicien manœuvrier.
Allocution de François de Rugy lors de son élection au perchoir (27 juin 2017).
Premier tour de la primaire socialiste du 22 janvier 2017.
Troisième débat de la primaire socialiste du 19 janvier 2017.
Deuxième débat de la primaire socialiste du 15 janvier 2017.
Premier débat de la primaire socialiste du 12 janvier 2017.
Programme de François de Rugy (à télécharger).
La primaire EELV de 2016 (premier tour).

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190716-francois-de-rugy.html

https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/le-syndicat-des-homards-contre-216663

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2019/07/16/37504076.html



 

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