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21 février 2023 2 21 /02 /février /2023 04:34

« Tant que je pourrai écrire une ligne, je serai présent parmi les vivants. » (François Cavanna, le 13 janvier 2011 dans "Lune de miel", éd. Gallimard).




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Ce n'est pas vraiment un hommage car il n'aimait pas ce genre de chose : François Cavanna est né il y a un siècle, le 22 février 1923 à Paris (d'origine ritalienne). C'est difficile de le définir dans une case (c'était le genre à ne pas s'enfermer dans une case) et après une énumération comme journaliste, écrivain, etc., c'est amusant de lire que le site Wikipédia le qualifie de
"patron de presse français".

Bon, c'était un peu vrai qu'il était un "patron de presse satirique" (mais "satirique" est plus important que "patron") en cofondant "Hara-Kiri" en 1960 avec le professeur Choron (Georges Bernier) puis "Charlie Hebdo" en réaction à l'interdiction du précédent après la mort de De Gaulle (le fameux "Bal tragique à Colombey"). À l'origine, les deux compères se sont connus à "Zéro" en 1954, Cavanna y était rédacteur en chef et Choron allait en devenir le directeur des ventes. La collaboration a duré une vingtaine d'années, jusqu'en 1982, victoire de la gauche et mauvaise gestion de "Charlie Hebdo", ce qui a arrêté sa diffusion. Une nouvelle version de "Zéro" entre 1986 et 1988 (au retour de la droite au pouvoir) leur a permis de se retrouver momentanément.

Entre-temps, François Cavanna a sorti de très nombreux livres, dont deux autobiographiques qui ont été remarqués (car remarquables),
"Les Ritals" en 1978 chez Belfond et "Les Russkoffs" en 1979 chez Belfond (Prix Interallié). Il y a raconté notamment son enrôlement au STO pendant la guerre. D'autres ouvrages autobiographiques ont suivi, racontant son aventure éditoriale, en particulier "Bête et méchant" en 1981 chez Belfond (c'était le slogan des périodiques en question) et "Les Yeux plus grands que le ventre" en 1983 chez Belfond. En tout, Cavanna a publié plus de soixante-dix ouvrages, des romans et des essais, ses chroniques dans "Hara-Kiri" puis "Charlie Hebdo".

En 1992, François Cavanna a accepté de participer à la résurrection de "Charlie Hebdo" avec l'équipe de Philippe Val, Cabu et Wolinski. Il y contribua jusqu'en 2013. Choron fut vexé de ne pas avoir fait partie de la nouvelle équipe et en 2000, a tenté sans succès de faire renaître "Hara-Kiri" (avec André Bercoff et Bernard Tapie). L'amitié entre les deux hommes a été pas mal abîmée par des actions en justice de part et d'autres.

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Sorte d'anarchiste libertaire d'extrême gauche, Cavanna défendait des valeurs parfois traditionnelles ; ainsi, il défendait vivement l'usage du point virgule. Amoureux de la langue française, il condamnait la réforme de l'orthographe. Un exemple de réflexion sur la langue : « Il y a des mots, les adverbes, qui modifient le sens des autres mots : bien, beaucoup, très fort… Ceux-ci sont censés renforcer le sens. Ce sont des augmentatifs. Or, dans le cas présent, tout au contraire, ils amenuisaient l’effet, ou le spécialisent. C’est pourquoi "Je vous aime bien" est moins fort que "Je vous aime" et concerne une autre façon d’aimer, moins absolue, moins sublime. On aime "bien", ou "très fort", ou "beaucoup", ou…, son grand-père. "Je vous aime" est réservé à quelqu’un d’autre. ». Un autre exemple : « Pourquoi la parole y échapperait-elle ? Ils ont passé les moyens de faire grand et beau. Là où les siècles passés n’avaient que la sueur des hommes, ils ont la fantastique puissance des machines, et ils ne savent produire que camelote mort-née... Allons, ils l’auront, leur réforme de l’orthographe. Mais qu’en feront-ils ? Ils n’écrivent plus. ».


Parmi ses autres combats, la condition des animaux et la lutte contre leur maltraitance (surtout quand c'est pour le simple divertissement des humains : « Quand l’homme eut inventé la selle, il s’aperçut que le plus dur restait à faire : attraper le cheval. »). Il était anticonsumériste, antimilitaire, écolo avant l'heure (exemple : « On a calculé que les fêtes de Noël provoquent chaque année la mort de dix mille fois plus de jeunes sapins en bonne santé que ne le font tous les incendies de forêt du mois d'août. »), féministe aussi. Il était contre la consommation de drogue depuis qu'il avait perdu une petite-fille par overdose (il a signé un appel dans "Le Nouvel Observateur" du 27 juin 1986 : « Vos enfants sont en danger, même les plus sages. »).

Son dernier combat fut plus intime et impossible : il l'a annoncé dans un ultime récit intitulé "Lune de miel" sorti le 13 janvier 2011 (chez Gallimard). Loin d'une histoire d'amour, l'expression désigne le moment où la maladie de Parkinson s'éloigne avant de revenir de plein fouet. Cavanna n'envisageait pas de vivre sans écrire et cette maladie qu'il appelait « une salope infâme » s'attaquait à sa capacité même d'écrire : « Cette écriture qui, du jour au lendemain, s'est mise à foutre le camp dans toutes les directions ? Cette irréelle sensation de flou dans la démarche, de ralenti dans les gestes ? (…) Le pire, c'est l'écriture. Vous n'imaginez pas ce que m'a coûté d'efforts ce que vous lisez en ce moment. Ma main ne m'obéit plus. Ce n'est pas tellement qu'elle tremble, ça elle le fait rarement et pas longtemps. Mais elle n'en veut faire qu'à sa guise. J'avais une grande écriture, rapide et très régulière, mon principal souci, quand j'écris, étant d'être compris au premier regard. Si je la laisse faire, ma main, elle tend à griffonner des signes minuscules, lilliputiens, quasi invisibles sur le papier. Ça, c'est les bons jours. Il y a les autres, les plus nombreux, où la rebelle refuse de tracer la moindre lettre identifiable, la salope. ».

L'occasion d'évoquer le thème de la dépendance qui interpelle tout le monde : « J'en ai parlé. (…) C'est pas de la maladie "honteuse" (…) mais son nom répand, sinon la terreur, du moins la méfiance. Ça se passe dans le cerveau, cette horreur. C'est plus ou moins un truc de cinglés, ou pas bien loin. La proximité sémantique d'alzheimer n'arrange rien. Ceux qu'ont lu des magazines vous disent, sincères : "Heureusement, c'est pas l'alzheimer. C'est pas drôle non plus, mais au moins on garde sa lucidité jusqu'au bout". Dès qu’est prononcé le mot "Parkinson", le mot "Alzheimer" n’est pas loin de montrer le bout de son nez. Et toujours s’épanouit la charitable comparaison qui débouche sur la constatation qu’il vaut mieux souffrir et n’être plus maître de ses mouvements mais garder l’intégrité de sa lucidité, sous-entendu "de son intelligence", mais on est modeste, plutôt que sombrer dans l’état de légume, béat, peut-être, mais tellement dégradant. Et de plaindre le pauvre légume dans son inconscience grignoteuse et sa descente vertigineuse aux enfers de l’inexistant puisque non pensant. Derrière tout ça perce la trouille, non pas d'être un jour alzheimer soi-même, mais d'hériter d'un légume, et de sa petite voiture, et du caca qu'il faut nettoyer après avoir forcé le légume à l'ingurgiter par l'autre bout. "Ils ont bien du courage. Moi, je sais pas ce que je ferais à leur place". Tu ferais comme eux, Ducon, si t'as pas les moyens de payer une aide ou un placement en maison "médicalisée". Et tu charmerais tes putains de jours en imaginant comment tu t'y prendrais pour empoisonner le vieux, ou la vieille comme dans les polars, mais sans te faire prendre, cela va de soi. ».

Le style de Cavanna est très alerte, impliquant systématiquement le lecteur (à qui il s'adresse), toujours de bonne humeur, même quand il parlait de sa salope infâme, il finissait par : « Oh, et puis, merde, ce putain de chapitre, on va pas se le finir dans la tristesse et l'amertume ! Champagne, jeune fille, et que ça saute. ».

Cavanna s'était plu, dans les années 1970, à s'imaginer immortel, ne vieillissant pas. Il n'avait pas peur de la mort, mais il trouvait cela dommage que la vie s'arrêterait un jour. Car il aimait chaque matin la vie qui lui était donnée. On peut l'écouter en décembre 1976 puis en 1977 évoquer ce sujet finalement assez personnel.








L'écrivain satirique est mort le 29 janvier 2014 (il y a neuf ans) d'une insuffisance respiratoire au cours d'une hospitalisation qui n'avait rien à voir avec sa maladie (« Au pied du lit d'hôpital, un inconnu m'attendait. Un nouveau moi. »). Il avait presque 91 ans. À un an près, il aurait pu connaître l'horreur de l'attentat qui a massacré la rédaction et les principaux rédacteurs et dessinateurs (en particulier Bernard Maris, Elsa Cayat, Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, etc. pour ne citer qu'eux). Il laisse, au-delà de ses cendres à Chaumes-en-Brie, de nombreuses pages savoureuses qui contribuèrent à enrichir la littérature française.

En voici quelques échantillons...

La politesse : « L'Homme n'est pas un mammifère spontanément poli. Ou alors c'est qu'il a une idée derrière la tête. Si je ne haïssait pas le calembour plus que tout au monde, je dirais que la pierre fut polie longtemps avant l'Homme. » (1972).

Mathématiques militaires : « Euclide fonda la Géométrie. C'est à son génie que nous devons les immortels théorèmes qui ont conduit tant de lycéens à la Légion étrangère. » (1972).

Amour des livres : « On choisissait sur catalogue, mais les titres qui vous faisaient envie étaient toujours en main, il fallait faire une liste par ordre de préférence, la barbe, j'aimais mieux fouiner dans les rayons et me laisser séduire par la bizarrerie d'un titre ou les effilochures d'une très vieille reliure. J'aimais les livres énorme. » (1978).

Langues européennes : « J'aime le français, passionnément, c'est ma seule vraie langue, ma maternelle, elle m'est chaude et douce, depuis ma dixième année elle n'a plus de coins noirs pour moi, je m'en sers comme de mes propres mains, j'en fais ce que je veux. L'italien, que je comprends un peu, que j'apprendrai un jour, je ne le connais qu'à travers le "dialetto" de papa, je pressens un parler doux et sonore, à la grammaire jumelle de la nôtre, un jeu d'enfant pour un français. J'ai fait de l'anglais à l'école, j'étais même bon, maintenant je m'attaque à l'allemand, c'est une langue formidable, restée toute proche du parler des grands barbares roux casseurs de villes en marbre blanc, si je n'avais pas connu le russe au même moment j'en serais tombé amoureux, je le suis, d'ailleurs, mais la souveraine fascination du russe surpasse tout, balaie tout. » (1979).

Le patriotisme : « J'emmerde les héros, les martyrs, les causes sublimes, les dieux crucifiés et les soldats inconnus. Je suis rien qu'une bête, t'as raison, une pauvre bête traquée, j'ai l'intention d'essayer de survivre dans ce monde de dingues enragés qui passent leur vie à tout massacrer pour sauver la patrie, pour sauver la race, pour sauver le monde, pour assurer l'harmonie universelle. Ou pour gagner plus de fric que le voisin... Qu'ils crèvent dans leur pisse ! Ils auront pas ma peau. Ni celle de ceux que j'aime. » (1979).

Autodescription : « S’ils le voyaient, le fracassant éditorialiste, champion de toutes les libertés, promoteur de toutes les licences, conchieur de familles, vomisseur de convenances, déchiqueteur de hiérarchies, empaleur de petits jésus, s’ils me voyaient, moi, la grande gueule, moi, le vieux ricanant, le sceptique à tout crin, s’ils me voyaient, jaune de teint et l’œil hagard, vivant cet amour en épais phallocrate d’un autre âge empêtré dans ses contradictions merdeuses, se rongeant le foie, clamant ses bobos à la une, oscillant de Dumas fils à Feydeau, du drame pompier à l’amant en caleçon dans l’armoire avec le pan de chemise qui dépasse, triste zinzin ahuri dans ce siècle tonitruant, hibou effaré dans ce Luna-Park… Oh, qu’ils rigoleraient les sales cons ! » (1983).

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Art lacrymal : « Pour maman, la valeur artistique se mesurait au tonnage de larmes. Pas que pour maman ! Si tu veux laisser un nom, fais dans le pathétique. Surtout pas dans l'humour, surtout pas ! Seul le triste est noble, seul le triste est beau. Ils aiment pleurer. Masos comme des petit-suisses, ruisselants comme des couches-culottes. La culture, quoi ! est dominée par le mélo popu ou mélo grandiose, mélo chic ou mélo de beuglant, tout dépend de la sensibilité de l'auteur, de son talent et du public qu'il s'est choisi. » (1985).

Aix-la-Chapelle : « Aachen, c'est Aix-la-Chapelle, la fameuse et alors toute neuve capitale de Charlemagne. Je ne vous accable pas de couleur locale, mais là, quand même, je trouve qu' "Aix-la-Chapelle" sonnerait un peu trop franchouillard dans la bouche de ces Teutons. De même que je dis "Karl" plutôt que "Charles", je dirai "Aachen". Je sais, il faut faire un petit effort, se racler la gorge comme pour expulser une arrête coincée dans le gosier : "A-a-KHHen". Mais vous pouvez prononcer "Achène" si vous trouvez ça trop épuisant, la seule graphie du mot est déjà d'un exotisme efficace pour l’œil et l'imaginaire. » (1986).

La valeur travail : « La fourmi est travailleuse, elle n'arrête pas de porter des bouts de bois sur son dos toute la journée en courant sur ses petites pattes. Nous devons admirer la fourmi et nous inspirer de la leçon qu'elle nous donne. La cigale est une grosse feignante qui ne pense qu'à rigoler et à chanter, on l'a appris dans une fable de La Fontaine qu'il fallait réciter par cœur. Le maître nous a expliqué qu'il fallait comprendre cette fable avec finesse parce que ça fait semblant de parler d'animaux comme la cigale et la fourmi, pour ne pas vexer les gens humains, mais que si tu es instruit, tu comprends que la fourmi, ça veut dire les enfants travailleurs et la cigale les gros paresseux, comme par exemple, les mauvais sujets au fond de la classe. Ça nous faisait réfléchir profond et on était bien contents d'être des bons sujets ou des moyens sujets, et alors on regardait au fond de la classe tous ces mauvais sujets qui allaient finir misérablement comme la cigale, peut-être même sur l'échafaud... » (1987).

L'Ukraine... et autres lieux : « L'homme aime tuer. Tuer pour tuer. L'homme aime le massacre... Alors, pourquoi pas moi ? Qu'est-ce que je fous sur cette planète d'assassins ? Oh, bon dieu, partout le sang, le plaisir du sang, la volupté d'écraser, de dominer, d'anéantir la beauté qu'on ne peut avoir, d'abattre l'oiseau en plein vol... » (1991).

Amour des livres (bis) : « Je lis beaucoup. Énormément, même. Trop, c'est sûr. Et je ne jette jamais un livre, même très con. L'objet livre, peu importe ce qu'il contient, m'inspire un profond respect, une espèce de ferveur sacrée. Un livre c'est la perfection de la forme autour de la plus grande concentration de plaisir. Tout ce qu'il y a, dans un livre ! Et ça se feuillette, chaque page est une porte qui tourne sans bruit sur ses gonds, et ouvre sur une autre porte, et une autre après celle-ci, et chaque page est aussi un arbre de Noël plein de choses à cueillir, des choses qui t'entrent dans la tête par les yeux, quelle merveille ! Les disques, les cassettes, c'est formidable aussi, je dis pas, mais ça n'a pas la souveraine simplicité du livre, ça ne parle pas tout seul. ça demande un machin qui tourne et du courant pour le faire tourner, ça fait du bruit... » (1995).

Comme la modestie : « L'habileté vantée n'est déjà plus l'habileté. L'homme vraiment habile est celui dont on ignore l'habileté. » (2001).

Notre-Dame-de-Paris : « À l’école on m’avait expliqué que Notre-Dame avait été reconstruite presque à partir de zéro par un nommé Viollet-le-Duc, qu’il fallait beaucoup admirer cette merveille, surtout les sculptures du Moyen Âge, et moi, justement, je venais à peine de lire "Notre-Dame de Paris", qui est de Victor Hugo, je regardais de tous mes yeux, je voyais très bien les gargouilles, tout là-haut, j’imaginais Quasimodo, et la belle fille, j’ai oublié son nom, amoureuse d’un con comme souvent les filles, et j’aurais voulu raconter tout ça à papa, juste là devant Notre-Dame, mais papa n’avait pas la tête à ça, je le voyais bien. » (2011).


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (18 février 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
François Cavanna.
Charlie Hebdo.
Art Spiegelman.
Maus.
Jean Teulé.
Dmitri Vrubel.
La fresque qui fait polémique.
Sempé.
Maurits Cornelis Escher.
Reiser.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20230222-francois-cavanna.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/francois-cavanna-ni-bete-ni-246746

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/02/20/39821030.html








 

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