Orlando Patterson, professeur de sociologie à l'université Harvard, à Cambridge (Massachusetts), spécialiste de la "question raciale".
LE MONDE | 14.10.08 | 14h43 • Mis à jour le 14.10.08 | 17h25
Une récente enquête au Michigan montrait que nombre d'ouvriers blancs ne voteront pas pour Barack Obama parce qu'il est noir. Quel est le poids de la "question raciale" aujourd'hui aux Etats-Unis ?
De nombreuses études, depuis dix ans, se résument à un chiffre rond : 20 %. Ainsi, le General Social Survey de l'université de Chicago repose les mêmes questions tous les deux ans. Il en ressort que pour 20 % d'électeurs blancs l'identité raciale des candidats est un élément-clé de leur vote. Dans les sondages, 20 % répondent qu'ils ne voteront pour Barack Obama "en aucune circonstance". Tel est donc son "handicap" spécifique. Il peut le compenser en mobilisant les deux catégories qui votent historiquement le moins : les jeunes et les Noirs. Il suffirait que 5 % des 18-30 ans et 10 % de Noirs votent plus que d'habitude pour compenser le poids du facteur raciste.
Comment analysez-vous l'évolution de la "question raciale" aux Etats-Unis ?
Le changement est inouï. Il y a encore trente ans, un candidat noir aurait suscité une hostilité explicite. Aujourd'hui, l'Amérique est peut-être la nation la moins raciste des pays développés. Non seulement la ségrégation a été institutionnellement abolie, mais la contribution des Noirs en tant qu'Américains est reconnue. Les deux femmes les plus puissantes sont Condoleezza Rice (secrétaire d'Etat de l'administration Bush) en politique et, sur le plan sociétal, Oprah Winfrey (présentatrice vedette de la télévision). Il y a de plus en plus de maires et de PDG noirs.
Le changement majeur, c'est la formation d'une élite et d'une classe moyenne noire qui, en termes d'influence sociale et d'accès aux pouvoirs, possède un poids parfois disproportionné par rapport à sa réalité numérique. Des Noirs contrôlent des pans entiers de la structure de production de la culture, de la mode, du langage.
Pendant que les ouvriers blancs du Michigan étaient interrogés, leurs femmes regardaient Oprah Winfrey à la télé. Et leurs enfants, sur un autre écran, un match de basket, où 80 % des joueurs sont des Noirs. Quand les Boston Celtics ont gagné le championnat avec une équipe entièrement noire dans une ville WASP (blanche anglo-saxonne) par excellence, les jeunes se bousculaient pour toucher leurs héros.
Qu'est-ce qui n'a pas changé ?
C'est simple : la sphère publique a été bouleversée, mais, dans la sphère privée, l'Amérique est, sous certains aspects - l'école, l'habitat -, plus divisée qu'en 1960 ! Avant, tous les Noirs vivaient dans des ghettos. Aujourd'hui, les pauvres vivent dans des ghettos pauvres et les classes moyennes dans des zones résidentielles noires pour classes moyennes. Là est le paradoxe : la même femme blanche, qui regarde Oprah Winfrey et lit ses magazines, verra d'un très mauvais oeil un couple noir acheter la maison d'à côté. Bref, un Noir présentateur de télé, c'est parfait, un Noir comme voisin, non. Cela étant, cette attitude aussi est en recul. On le voit bien dans le rapport des jeunes Blancs à la culture noire.
Il y a cinquante ans, des parents blancs dénonçaient déjà le rock and roll que leurs enfants adoraient comme une "musique de Nègres"...
Oui, avec une différence : à l'époque, il fallait Elvis Presley. Seul un Blanc pouvait faire la médiation avec la "musique de Nègres". Les jeunes Blancs n'ont plus besoin de cette médiation. Cette évolution est fondamentale.
Avez-vous une explication à ce paradoxe entre sphère privée et sphère publique ?
La plupart des analystes y voient la persistance du racisme. Mais la ségrégation dans l'habitat n'est pas due qu'aux Blancs. On assiste à une montée en puissance très importante de la "politique identitaire" aux Etats-Unis. Je comprends d'où vient ce phénomène chez les Noirs. Mais il reste que l'identité raciale y est très puissante. Eux aussi ont un "problème" avec les Blancs ; eux aussi veulent rester "entre eux". Dans la ghettoïsation de l'habitat, je ne néglige pas les facteurs sociaux, la pauvreté. Mais le phénomène identitaire est très important.
Aujourd'hui, si un Noir des classes moyennes veut s'installer dans un quartier blanc, ce n'est pas simple, mais parfaitement possible. Et si les mariages interraciaux progressent à un rythme lent, là encore la pression sociale pour ne pas épouser quelqu'un de l'"autre" race n'existe pas que chez les Blancs.
Pourquoi Barack Obama se définit-il comme "candidat noir", pas comme métis ?
Au départ, en Amérique, quiconque est sang mêlé est "noir" : tel était le système raciste d'exclusion. Aujourd'hui, les plus favorables à s'identifier comme "noirs" sont les métis eux-mêmes. Or ils ne devraient pas avoir à choisir entre leur père et leur mère. Mais le leadership communautaire noir fait pression pour qu'ils s'enregistrent comme "Noirs seulement". Il faut le dire crûment : ainsi, ils préservent leur influence sur la communauté. Obama, en se définissant comme "Noir", s'insère dans cette quasi-obligation. L'ironie est qu'il le fait d'une manière qui met en péril le fonctionnement des institutions noires identitaires, car en réalité il pousse à l'abandon de la politique identitaire. Mais il doit le faire de façon très précautionneuse. Car, dans leur majorité, les Noirs sont suspicieux à l'égard des métis. De plus, Obama n'est pas un descendant d'esclaves. Mais il a géré le problème brillamment.
Après Harvard, il a opté pour devenir organisateur communautaire plutôt que de gagner tout de suite 500 000 dollars par an. De Barry, il a choisi de redevenir Barack et n'a pas eu honte de son second prénom, Hussein. Mais sa principale force a été sa femme. S'il s'était marié à une Blanche, pour la communauté noire, ce n'était pas même la peine d'essayer de quémander ses voix. Epouser une jeune femme très "racines", issue d'un milieu de cols bleus noirs, ça, c'est le gage absolu. Michelle a vraiment le black woman affect (la sensibilité de la femme noire). Bien sûr, elle sort d'Harvard. Mais elle est dure. Les Noirs reconnaissent en elle une sister. Elle est la part essentielle de son lien avec la communauté africaine-américaine.
Barack Obama n'est donc pas un candidat "post-racial" ?
Non : il a gardé deux liens séparés et établi un pont, c'est différent. Son succès est dû à sa capacité à ne pas s'aliéner le vote noir, dont il a besoin, tout en n'étant pas un "candidat noir" dans le sens habituel. Sa force est d'être capable de communiquer aussi facilement avec les Blancs qu'avec les Noirs. Quelque chose dans sa personnalité le lui permet. N'oubliez pas que culturellement, il est "blanc", élevé par des grands-parents blancs dans un milieu blanc au Kansas.
La plupart des Blancs ne se sentent pas menacés par lui. Même des racistes "moyens" - pas les forcenés, bien sûr - peuvent dire "j'aime bien ce type". Pour la première fois, ils sont à l'aise avec un Noir : il leur donne le sentiment de ne pas être racistes ! Quand, pour devenir sénateur de l'Illinois, il a remporté des circonscriptions du sud de l'Etat, au conservatisme puissant, racisme inclus, je me suis dit : ce gars-là ira très loin.
Aujourd'hui, une moitié de cette communauté n'est plus constituée des "descendants d'esclaves" mais de Latino-Américains, d'Africains et de Caribéens...
Obama est le résultat de l'entrée massive de Noirs sur le territoire américain depuis cinquante ans. Or, ceux qui ne sont pas des Africains-Américains historiques réussissent socialement souvent mieux. A l'embauche, beaucoup d'employeurs font plus confiance à un Antillais. On a oublié que Colin Powell, de parents jamaïcains, aurait pu être le premier candidat noir à l'élection présidentielle.
Quand Obama a émergé, les leaders noirs traditionnels ont réagi sur le mode : "Mais d'où vient ce type ? Il ne nous représente pas." Les descendants d'esclaves sont une communauté avec une volonté de différentiation très marquée. Un peu comme les juifs, ils se reconnaissent d'un clin d'oeil, rient ou ne rient pas des mêmes choses. Ces gens-là veulent souvent vivre entre eux. Moi, je suis d'origine jamaïcaine. Comme Colin Powell, je ne fais pas "partie de la bande".
Quelles sont les conséquences de cette diversité noire sur la campagne ?
Lorsque Obama évoque le comportement déplorable de tant de pères noirs qui abandonnent femme et enfants, c'est insupportable pour les dirigeants noirs traditionnels. Pas parce que c'est faux, mais parce qu'il en parle publiquement. Pour eux, critiquer les siens constitue un acte de déloyauté inadmissible. C'est pour ça qu'au début, le révérend Jesse Jackson dit, sans savoir qu'un micro est branché : "On va lui couper les c..."
Culturellement, ces dirigeants sont dominés par l'ethnicisme : la déloyauté envers le groupe de référence est le crime le plus grave. Là encore, je suis admiratif de la manière dont Obama a contourné l'obstacle. Aujourd'hui, les dirigeants noirs sont tellement enthousiastes à la seule idée qu'un Noir soit élu président qu'ils en oublient leurs griefs.
De tous points de vue, nous assistons à une campagne incroyable. Un affrontement entre deux candidats si profondément différents, dans une situation internationale, politique et financière, très tendue, avec une crise intérieure américaine, économique et culturelle, très profonde, tout tend à rendre cette élection l'une des plus exceptionnelles de l'histoire américaine. Les bouleversements qu'une victoire d'Obama générerait dans la communauté noire américaine n'en sont qu'un élément.
Propos recueillis par Sylvain Cypel
Article paru dans l'édition du 15.10.2008