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20 octobre 2008 1 20 /10 /octobre /2008 09:43

(dépêche)


Le siècle de soeur Emmanuelle

Par Claire Chartier, mis à jour le 14/08/2008 - publié le 14/08/2008

A la veille de son 100e anniversaire, la religieuse au tempérament et au destin extraordinaires s'est confiée à Annabelle Cayrol et Jacques Duquesne dans un livre qui paraît ce jeudi, J'ai 100 ans et je voudrais vous dire (Plon). Extraits exclusifs.

Le temps a filé si vite... Le 16 novembre prochain, soeur Emmanuelle, notre Mère Teresa à nous, aura 100 ans. Un siècle tout rond pour cette sainte populaire au tempérament et au destin extraordinaires, toujours vive malgré le poids des ans. Avant que Nicolas Sarkozy l'accueille en grande pompe à l'Elysée et que moult documentaires et biographies reviennent sur le chemin hors du commun de ce brin de femme cabocharde à l'énergie incroyable, L'Express publie en exclusivité des extraits du dernier entretien qu'elle a accordé à la productrice Annabelle Cayrol et au journaliste Jacques Duquesne, J'ai 100 ans et je voudrais vous dire (Ed.Plon). Un document rare : tapie dans une grande maison au parc fleuri de l'arrière-pays varois appartenant à sa congrégation, Notre-Dame-de-Sion, rivée à sa chaise roulante, soeur Emmanuelle ne parle presque plus aux journalistes. La retrouver contant ici, avec ses mots sans façon et de nombreuses anecdotes inédites, sa jeunesse fofolle, ses premiers pas de servante de Dieu auprès des demoiselles de la bourgeoisie turque, puis sa plongée, vingt ans durant, dans les bidonvilles du Caire, à l'âge où d'autres prennent leur retraite, est un pur bonheur. On ignorait que cette religieuse de feu, partisane du mariage des prêtres, écrivit un jour au bon pape Jean-Paul II, pour lui laisser entendre l'intérêt qu'il y avait, au coeur des cloaques cairotes, à user de la pilule. On ignorait aussi que cette infatigable batailleuse, fondatrice d'une association pour les mères en détresse et qui se mit en tête, à 80 ans bien sonnés, de vouloir repêcher les SDF de son village, avait aussi été amoureuse. « J'ai eu une vie heureuse, dit-elle. Je ne peux que répéter qu'il faut donner aux autres optimisme, volonté et amour [...]. Sans partage, sans solidarité, on ne peut faire progresser l'humanité, il faut donc s'acharner. » Puisse Dieu laisser cette vieille dame entêtée s'acharner quelque temps encore.

La mort du père

« Je n'avais pas 6 ans quand mon père s'est noyé sous mes yeux. Il poussait sa barque, au bord de la mer, il faisait très beau, le ciel était d'un de ces bleus pâles et fragiles comme on en voit sur la mer du Nord. Et soudain, la vague, l'imprévu, le drame.

J'ai beaucoup pleuré ensuite. Longtemps.

On m'a parfois demandé avec insistance si ce n'était pas ce choc, terrible, qui avait provoqué ma vocation. Je ne crois pas. [...]

Vous avez cherché en Dieu le père que vous aviez perdu ? Et n'était-ce pas une fuite ?

[...] Je me disais, plus ou moins clairement : "Qu'est-ce que je vais faire, accrochée à un homme, toute ma vie ? Je connaîtrai peut-être des déceptions..." J'ai voulu, moi, m'appuyer sur ce qui ne me trompera jamais. Jamais ! j'ai choisi Dieu. [...] Je voulais l'Absolu. Et sur terre, l'homme, quel qu'il soit, ne peut pas vous apporter l'Absolu. »

Seule à bord

« J'ai [...] un souvenir très précis qui date de 1914, de décembre 1914 exactement. Ma mère et nous - nous étions trois enfants - vivions alors en Angleterre. Les Allemands avaient envahi la Belgique où nous habitions et nous avions fui par le dernier bateau qui quittait Ostende, je crois bien.

Ce départ pour l'Angleterre fut une nouvelle épreuve. C'était quelques jours seulement après la mort de mon père. Et voilà que le capitaine nous dit que des mines magnétiques flottent dans la mer du Nord, qu'il est possible que l'une d'entre elles fasse sauter le bateau et qu'il fallait mettre nos ceintures de sauvetage. Vous imaginez la panique ! Voilà la mort qui s'approchait de nouveau. Et j'ai craint la mort de ma mère. Elle y pensait aussi, puisque, dans cette panique, elle a pris nos petits vêtements et, avec un coton rouge - ou un crayon, je ne sais plus -, elle y a marqué l'adresse de notre grand-mère à Paris : elle craignait donc, elle aussi, de disparaître et voulait donner une chance de sauvegarde à ses jeunes enfants. Je crois qu'à partir de ce moment s'est développé en moi un grand esprit d'indépendance : l'hypothèse de me retrouver seule, vous comprenez ? »

Jeune et coquette

« Ensuite, dans ma jeunesse, je ne pensais qu'à m'amuser, danser, voir des films, aller au théâtre. C'était le monde des années vingt, qu'on a nommé les Années folles [...]. J'habitais Bruxelles, mais j'allais à Paris, où vivaient mes tantes. [...]

Tenez, je vais vous raconter l'histoire du chapeau Lindbergh. J'avais à peu près 18 ans, je crois, quand cet Américain, Lindbergh, a traversé l'Atlantique à bord d'un avion, pour la première fois. Un événement considérable qui a eu un énorme retentissement. J'étais en Belgique alors. Et les modistes avaient lancé la mode du chapeau Lindbergh. Il était très cher, ce chapeau. J'en voulais un, puisque c'était la mode. Ma mère m'a dit : "Ecoute, tu veux encore beaucoup d'argent, et ce chapeau, tu ne le porteras même pas une semaine. Tu le jetteras bien vite." J'ai tellement insisté qu'elle a fini par céder. Elle n'en pouvait plus, vraiment. Et ce qu'elle avait prévu est arrivé : ce chapeau n'était pas du tout seyant ; je ne me sentais pas moi-même quand je le portais dans la rue. Au bout d'une semaine, je l'ai jeté.

Voilà comment je me comportais. L'argent ? Pff... J'étais à Paris, je voulais aller à Bruxelles ; j'étais à Bruxelles, je voulais aller à Paris. Ou encore à Londres, où nous avions vécu pendant la guerre. L'argent ne me posait pas de problème. »

Amoureuse

« J'aimais beaucoup danser. Beaucoup, beaucoup. Avec de jolis garçons de préférence. Ma mère me le répétait : "Tu veux que les garçons t'aiment bien, t'approuvent, t'entourent, t'admirent. Et si tu te fais religieuse..." Je lui répondais : "Pour Dieu, je laisserai les jolis garçons." [...]

Soyez franche : vous n'avez jamais été attirée par un homme ? [...]

Si. Quand j'étais enseignante, en Tunisie. Je n'étais plus toute jeune déjà... J'ai été amoureuse d'un homme que je trouvais intelligent et séduisant... J'ai connu le coeur qui bat...

Et ?

Eh bien, rien. Je n'allais pas lui dire ce que je ressentais. On nous avait appris à ne jamais dire à un homme qu'on l'aimait. J'ai réfléchi, j'avais choisi Dieu, je ne voulais pas changer de route... Je ne regrette rien. Je suis fière de m'être prise en main... Ç'a été un peu difficile, mais on peut y arriver si on a un choix de vie.

Vingt ans après, j'ai reçu une lettre de lui. J'ai reconnu sa belle écriture sur l'enveloppe...

Et ?

Rien. C'était une lettre administrative.

Vous étiez déçue...

Un peu... »

Des débuts dans le grand monde

« Vous ne vouliez pas être privilégiée, vous parlez de liberté totale, et de partage de la vie des pauvres... Il n'empêche que vous avez commencé votre vie religieuse en enseignant les lettres à des jeunes filles de la bourgeoisie à Istanbul.

Ah ! Cette question-là, je l'attendais. On me l'a posée si souvent... Tout d'abord, il existait une école pauvre, pour des enfants du quartier, avec qui il fallait vraiment commencer par la base, le b.a.-ba. [...] Et voilà que j'ai attrapé une typhoïde épouvantable.

La seule maladie qui vous ait frappée pendant toutes ces années, y compris au bidonville...

Oui, la seule. J'ai été protégée. Mais cette typhoïde... j'ai failli y passer. Toutes les soeurs ont proposé leur sang pour me sauver. A l'époque, les transfusions de sang, c'était assez rudimentaire, plutôt rare, et parfois dangereux. Je leur en étais très reconnaissante et je me demandais comment les remercier. [...] Je me suis mis en tête de leur faire une conférence intéressante. Je connaissais un peu l'histoire de Soliman le Magnifique, le grand sultan ottoman qui a failli prendre Vienne mais qui avait aussi de bonnes relations avec François Ier. Sa vie est un roman extraordinaire. J'ai donc décidé qu'elle serait le sujet de ma conférence. [...] Il paraît que cela a a passionné la communauté. Si bien que la directrice du collège m'a demandée à la supérieure. Laquelle a accepté de me nommer à ce collège.

Quand elle m'a appelée pour me l'annoncer, je lui ai rappelé qu'elle m'avait promis de me mettre avec les pauvres. Réponse : "Ma soeur, je le sais et je sais que vous les aimez. Vous vous occupez très bien de ces petits enfants. Mais ce que vous faites, d'autres pourraient l'accomplir. Comprenez qu'au fond ce n'est pas grand-chose. Tandis que, dans notre collège, il y a des filles de ministres qui seront sans doute, plus tard, des épouses de gens importants, qui ont déjà quelque influence sur leurs parents et qui en auront davantage. Si bien que vous serez plus efficace pour les pauvres que vous ne pourriez l'être chez les petits." Vous voyez qu'elle savait bien parler, la supérieure ! »

Bienvenue au bidonville

« Le soir de mon arrivée, j'ai posé mes quelques affaires dans une cabane que m'avait donnée un chiffonnier [...] et je me suis interrogée : que faire ? A entendre ceux qui m'avaient parlé de ce bidonville auparavant, il n'était peuplé que de voleurs, de tueurs, de brigands. [...]

Bon, j'étais venue, et je n'allais pas reculer. D'autant que j'avais pris le Christ avec moi et prié. Alors, je suis sortie pour aller jusqu'à la plus proche cabane. Dans ce coin, elles étaient très serrées les unes contre les autres. Un homme était assis par terre - bien sûr, il n'y avait pas de chaises - et c'était le soir, après le travail ; il tentait d'échapper à la chaleur de l'intérieur. Je lui ai tendu la main, en me penchant un peu vers lui, et je lui ai simplement demandé [...] comment il allait. Je m'étais un peu penchée pour qu'il comprenne que mon regard était amical. Il m'a aussitôt tendu la main, lui aussi. On s'est serré les mains et j'ai compris qu'il fallait m'asseoir près de lui. Alors : "Veux-tu un verre de thé ?" J'ai accepté avec joie. Le thé est arrivé, des voisins aussi. On a fait le cercle, tous assis par terre. Vous imaginez cela ici ? Impossible. Improbable.

Dans les bidonvilles où j'ai vécu - je vais employer un mot un peu vulgaire, mais tant pis - on "rigolait". Pas toujours, bien sûr [...]. Mais la joie régnait, une joie profonde, qui tenait à la solidarité.

[...] Tous les bidonvilles du monde sont des concentrés de misère. Mais au Caire, chez les chiffonniers, c'était pis, puisqu'ils ramenaient de la ville des montagnes d'ordures, fumantes, puantes. Ma cabane donnait sur une cour où mon voisin, Habib, élevait des cochons. Dès la première nuit, les rats m'ont réveillée. Ce qui m'a étonnée, ce fut de me retrouver ainsi, la soixantaine passée, dans un monde que j'avais ignoré, dont je ne parlais pas très bien la langue, plongée dans cette misère matérielle, et d'éprouver malgré tout un sentiment de joie comme je n'en avais jamais connu. J'avais atteint mon but. »

La lettre à Jean-Paul II

« J'ai [...] écrit un jour au pape Jean-Paul II pour lui décrire le monde dans lequel je vivais. J'étais entourée de gamines mariées à 11 ou 12 ans, qui faisaient un bébé tous les dix mois et en perdaient la moitié. Or l'un des docteurs qui travaillaient avec moi leur fournissait des pilules. Moi, je ne le faisais pas, mais ce docteur venait dans ma clinique et je savais très bien ce qu'il faisait. J'ai donc voulu attirer l'attention du pape sur des situations comme celle-là. Je sais qu'il a reçu ma lettre, parce que je la lui ai fait apporter par un intermédiaire qui le connaissait très bien.

Et la réponse ?

Il ne m'a pas répondu. Et je l'ai très bien compris [...]. Imaginez que le pape ait semblé m'approuver, en tenant compte de ma situation exceptionnelle. Vous voyez ce qu'aurait écrit la presse mondiale : le pape approuve la pilule ! »

Fervente militante

« Dès 1974, je suis partie à l'assaut de l'Europe. J'avais quelques adresses en poche et une seule idée en tête : obtenir 30 000 dollars. Ça n'a pas été très facile parce que, en France, en Europe, on est comblés. Pas partout, bien sûr. Il existe aussi des miséreux. Mais ceux qui ont les moyens d'aider ne peuvent pas comprendre ceux qui ont moins. C'est très difficile, presque impossible. Quand même, ces dollars, j'ai fini par les rassembler. Grâce à la générosité des Américains et des Européens, nous avons pu construire des logements en dur, des salles de classe, des foyers pour les filles-mères. Pas aussitôt, bien sûr. Tout cela a pris du temps.

Mais ce que je veux souligner, c'est l'assistance que j'ai reçue de gens de l'ambassade de France. Ils sont venus me voir et m'ont dit : "Ma soeur, il faut absolument créer une association, pour prendre en charge tout ce travail." La femme de l'ambassadeur elle-même est venue. Elle a laissé sa voiture assez loin du bidonville parce que l'on ne pouvait pas y pénétrer comme cela, vous pouvez l'imaginer. Nous sommes allées un peu partout, dans les cailloux, les ordures, l'odeur bien sûr - ah ! l'odeur... - et au retour elle s'est arrêtée un moment, m'a fait face et m'a dit - écoutez bien et souvenez-vous qu'il s'agissait de l'épouse de l'ambassadeur - elle m'a dit : "Ah ! Soeur Emmanuelle ! Comme vous avez de la chance ! Comme je voudrais être à votre place !" Je lui ai répondu que je n'aimerais pas être à la sienne, surtout pas ; ce n'est pas facile d'être femme d'ambassadeur, non ? Surtout à l'époque. Finalement, elle a persuadé son mari et quelques autres de créer l'Association des amis de soeur Emmanuelle... »

Les feux de la rampe

« J'ai parfois des tentations de vengeance, par exemple. Il m'est arrivé, dans certaines affaires, de serrer les dents afin de ne pas rendre mauvais coup pour mauvais coup ; je me disais : "Non, je ne peux pas le faire. Si, je vais le faire. Non... Si..." Ce fut terrible. Mais, en fin de compte, je me suis calmée. Parce qu'il est plus puissant que moi, le Christ. Et aussi parce que j'ai beaucoup prié. Je me suis calmée peu à peu. Je dis bien : peu à peu. Pas en un jour. L'orgueil aussi. Depuis des années, quelque chose de terrible m'est arrivé : je suis devenue médiatique. Pour servir les autres, j'ai brassé des millions, parcouru la planète, rencontré ceux que l'on appelle les plus grands - les plus puissants et les plus célèbres en tout cas. Cela m'a donné un sentiment grisant. Pourtant, aujourd'hui, j'en mesure les limites. »

La fin du voyage

« Je sens maintenant ma barque s'éloigner peu à peu du rivage. Et je ne crains pas pour moi, je l'ai déjà dit. Mais pour la suite de cette action. L'association, qui a été un peu mon âme, a en charge 70 000 enfants dans le monde, dans les pays les plus pauvres. Si bien que, lorsqu'on me demande si je regrette de ne pas avoir eu d'enfants à moi, je réponds que j'en ai 70 000. Mais cela signifie d'énormes besoins. Et il faudra continuer, bien sûr, parce que le monde n'en a pas fini avec la pauvreté et la misère. [...] Je suis comme une mère qui va quitter ce monde et qui laisse ses enfants. Ce sentiment de continuité, de prolongement me rassure. Je me dis, comme tous les gens je l'espère, au terme d'une vie pleine et heureuse : je passe la main, la cordée est solide [...].

Vous êtes donc en paix avec votre conscience ?

Je citerai Montaigne : "Que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d'elle, et plus encore de mon jardin imparfait !"

J'aurais pu mieux faire, j'aurais dû mieux faire ! Mais j'ai fait ce que mon coeur et Dieu me dictaient !

Si vous le voulez bien, c'est avec lui que j'en parlerai ! »


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