Or à la même époque, j’étais un petit enfant infernal. Je ne supportais pas une seule cigarette allumée autour de moi. Je n’acceptais que la paternelle habitude, car légitimiste bien que rebelle, je devais bien quand même la respecter.
Mais pour les autres, c’était la catastrophe. Une course effrénée. Je soufflais sur la flamme du briquet (inutile d’essayer avec des allumettes, tout le paquet y serait passé), une poursuite. Un véritable jogging. Le souffle de plus en plus court, coupé. Et une clop en moins. Ca me rapportait parfois des taloches, mais généralement, plutôt l’admiration de mes ascendants.
Époque où la réclame me disait qu’une cigarette écrasée, c’était quelques minutes de vie en plus. Ca énervait. Ca rendait même fou certains qui voyaient ainsi leur réserve diminuer inutilement. Combien ai-je écrasé de cigarettes en ces temps-là ? je ne sais pas, mais cela devenait de notoriété publique qu’il ne fallait pas égarer son paquet près de moi.
J’avais des raisons à ce comportement. Je ne supportais pas le manque d’oxygène. Fenêtre ouverte en toutes saisons. Mais pas seulement l’oxygène. Les yeux pleuraient systématiquement devant les fumeurs. Et je ne parle pas des odeurs, des vêtements, des rideaux, des moquettes complètement pollués par le tabac.
Un odorat assez fin peut avoir quelques avantages, je n’en voyais que des inconvénients. Repérage à cinquante mètres du fumeur même sans cigarette au bec.
L’adolescence, la lointaine jeunesse a dû pourtant s’accommoder des entourages enfumés. Réunions interminables dont l’air vicié n’engendrait plus aucune efficacité. Discussions familiales aux yeux systématiquement heurtés par les nuages de fumée. Haleine discutable des interlocuteurs au travail, et je vous épargne les mégots "égarés" prestement sous mes appareils technologiques.
Le savoir-vivre, la politesse, l’allégeance sociale, la galanterie m’interdisaient alors le comportement de l’ancien petit gamin. Fallait-il supporter ? Non, bien sûr, la langue n’était pas rangée dans la poche. Je protestais systématiquement, mais je me fais rembarrer aussi systématiquement. Minoritaire sans doute. Mais surtout, rabat-joie !
Oui, et ce sentiment me mettait hors de moi. Le non-fumeur incommodé qui demande à un fumeur de ne pas fumer, ou, du moins, de ne pas mettre la fumée sous son nez, c’est un emmerdeur, un rabat-joie, un aigri.
Si je confirme que je suis bien un chieur, je refusais que ce fût pour cette raison-là.
Le combat a commencé à prendre une tournure différente avec la loi Évin du 10 janvier 1991 (1). Les non-fumeurs étaient reconnus comme "sains" ! Le droit était désormais pour eux. Alors qu’avant, il n’étaient que des empêcheurs de liberté.
Appliquée à partir de 1993, cette loi a été salutaire. Petit à petit, la conscience générale se modifiait. On ne fumait plus pendant les réunions, du coup, les réunions s’écourtaient, ou on faisait de salutaires pauses pour en fumer une. Et s’aérer l’esprit.
Jamais je n’aurais imaginé que les "gens" pouvaient ainsi évoluer de la sorte. Dans le bon sens. Et ce n’étaient pas les risques de cancers qui ont transformé les choses, ces risques étaient connus bien avant ma naissance et je les connaissais avant même de savoir les exprimer.
Bizarrement, c’est à cette période que cette Manufacture des tabacs (désertée par la Seita et laissant un énorme bâtiment en plein centre du Nancy aisé) se métamorphosa en Cendre National d’Art Dramatique et en Théâtre... de la Manufacture (2,3). Évolution sublimissime !!!
Désormais, les emmerdeurs changeaient de camps : c’étaient les fumeurs qui emmerdaient les non-fumeurs et plus l’inverse.
Hélas... c’était encore insuffisant.
Les espaces publics les plus sociaux tels que les bars, restaurants ou boîtes de nuit (certains y vendent même des cigarettes) ne respectaient pas du tout la loi. Ou confinaient les non-fumeurs dans des espaces sans aération.
La politesse était restée très marginale. Ou hypocrite.
- Puis-je fumer ?
- Je vous en prie.
Alors quand j’ai appris la volonté du gouvernement actuel, malgré les lobbys existants et surtout, juste avant une période électorale si dense, de renforcer la loi Évin, et en plus, par voie réglementaire, ce qui évite une discussion parlementaire où la polémique serait de nouveau au rendez-vous, je ne pouvais qu’applaudir des quatre coussinets !
Désormais, à partir du 1er février 2007, il sera interdit de fumer dans tout espace public couvert. Point barre, comme on dit. Les bars, restaurants et boîtes de nuit auront quand même un an de répit.
Plus de faux espaces non-fumeurs. Plus de ventilation hésitante. Plus de politesse inexistante. Surtout, plus de fumées qui torturent mes yeux et mes poumons quand je m’attaquerai à un délicieux magret de canard dans un restaurant !
Je ne suis pas sot. Je vis et j’ai toujours vécu au milieu d’amis fumeurs. À dix-huit ans (à l’époque, on ne fumait pas à douze ans), ils fumaient pour se donner une contenance (j’étais évidemment tenté, mais ça m’intoxiquais trop). À vingt-cinq ans, ils me répétaient : "j’arrête quand je veux !". Et depuis qu’ils ont acquis la trentaine, ils cherchent bien à arrêter, mais ils n’y arrivent pas. Classique.
Alors, je me dis : comme c’est stupide que des jeunes, parfois de très jeunes, se bousillent la santé pour pas grand chose. Pour frimer.
Pour une fois, l’État choisit le courage et en finit avec le double langage. Les statistiques sont incroyables (4) : 66 000 morts du tabacs en France chaque année, et 5 000 meurent de la fumée des autres. 175 000 agents (soit 4 pour 300 fumeurs !) seront là pour vérifier l’application du décret. L’astuce n’est pas seulement de verbaliser le contrevenant (68 euros), mais aussi le responsable des lieux (135 euros, ce qui peut lui revenir cher la journée, surtout si le fumeur ne paie qu’une p’tite bière ou un p’tit café).
Alors, je me dis : vive ce 1er février 2007 !
...et bon courage aux fumeurs pour arrêter !
(1) http://www.minilien.com/?W860hKUqYy
(2) http://www.theatre-manufacture.fr/section/s49.xml
(3) http://www.ot-nancy.fr/sortir/manufacture.php
(4) http://fr.news.yahoo.com/30012007/185/dehors-la-cigarette.html