(tiré du site gend-ouvea.asso.fr)
(Sommaire ici)
Ouvéa, 22 avril 1988, 7h30.
La cérémonie du lever de couleurs vient d’avoir lieu dans l’enceinte de la brigade de gendarmerie de Fayaoué, la seule que compte la plus septentrionale des îles Loyauté.
Fayaoué, c’est la “capitale” de l’île, une minuscule agglomération qui s’étire tout en longueur, face à la route qui longe une plage de sable immaculé et un lagon aux eaux de turquoise.
Trente-et-un gendarmes sont présents dans la brigade, don trois territoriaux et vingt-huit mobiles qui sont venus en renfort, ces derniers jours pour assurer le bon déroulement des élections dans cette île où la minorité loyaliste est menacée d’être empêchée de participer au double scrutin territorial et présidentiel, que les indépendantistes ont décidé de boycotter “activement”.
Ces “mobiles” appartiennent aux escadrons de Villeneuve d’Ascq (banlieue de Lille, la métropole du Nord de la France) et d’Antibes (chef-lieu de canton des Alpes Maritimes, proche de Cannes); mélange de nordistes et de méridionaux, par conséquent, qui sont commandés par le lieutenant Florentin, tandis que les territoriaux sont aux ordres du maréchal des logis-chef Lacroix.
On se trouve à deux jours maintenant, du premier tour de l’élection présidentielle que le ministre Pons a décidé, pour des raisons de commodité, de jumeler avec le scrutin territorial.
C’est dire que la tension est vive, aussi bien à Paris qu’à Nouméa, dans les états-majors politiques où le problème calédonien demeure d’une brûlante actualité.
Le F.L.N.K.S. multiplie les communiqués, continuant à dénoncer le “statut Pons”, assimilé à un arrêt de mort pur et simple de la “coutume”.
Très peu de personnes au demeurant, ont pris la peine de lire ce statut, aussi bien chez les Européens que chez les Mélanésiens, mais la rumeur s’est propagée parmi ces derniers qu’il était “mauvais” et à rejeter en bloc.
Les slogans ont aussitôt fleuri, tracés à grands jets de “bombes” sur les édifices publics ou privés et sur les routes: “Non au statut Pons!” .
La couleur est ainsi annoncée et, une fois de plus, Yeiwéné Yeiwéné va prendre son bâton de pélerin et s’envoler pour Ouvéa où il va longuement s’entretenir avec ses troupes, 48 heures avant le drame…
Les gendarmes d’Ouvéa ne sont pas outre mesure inquiets.Sur place, l’ambiance a toujours été bon enfant.
Les rapports sont cordiaux avec une population très nettement acquise à la cause indépendantiste, dans son ensemble, mais qui ne méconnaît pas, pour y avoir souvent fait appel par le passé, les services appréciables que peuvent rendre les gendarmes en de nombreuses occasions.
A cette heure matinale, le chef Lacroix est en grande conversation avec le Lieutenant Florentin, de la compagnie mobile d’Antibes, dans le bureau de la brigade où le gendarme Dujardin, un territorial qui demeure sur place avec femme et enfant, est occupé à taper un procès-verbal à la machine à écrire (1).
A ses côtés se tient le gendarme Alengrin, un détaché qui exerce les fonctions de planton.
La garde est assurée par le gendarme Jumetz tandis que ses collègues Marquez, Tripier et Roiffe sont en charge de l’alerte. Les autres vaquent à leurs occupations, sous le soleil naissant.
A l’extérieur de l’enceinte de la brigade, Chanel Kapoeri, un conseiller municipal originaire de Mouli, cette langue de corail paradisiaque qu’un point relie à la partie méridionale de l’Ile d’Ouvéa depuis quelques années, est en grande discussion avec un gendarme mélanésien originaire de Lifou et qui répond au nom de Samy Ihage: “Tiens, s’écrie soudain Kapoeri, je vais aller serrer la main de mon ami Lacroix et lui parler de sa commande de langoustes”.
Il peut-être 7h45. Rejoint par trois comparses qui lui emboîtent le pas, l’homme de Mouli franchit l’enceinte et pénètre dans le bureau de la brigade, l’air faussement bonhomme.
Quelques banalités d’usage sont échangées, puis il est effectivement question un instant de poissons et de langoustes.
Tout à coup, les quatre visiteurs sortent de leurs vêtements des armes blanches et des tamiocs. Kapoeri brandit un couteau sous le nez de Lacroix et lui crie: “Ton arme vite, ou je te tue!”.
Le chef de la brigade va croire un instant à une plaisanterie? Il connaît son vis-à-vis depuis longtemps et le tient pour un homme sympathique, volontiers porté à la rigolade.
Le gendarme Alengrin et le lieutenant Florentin, eux, ont immédiatement réalisé que la menace était réelle. Le premier tente de ceinturer Kapoeri mais une giclée de bombe anesthésiante reçue en pleine figure, interrompt net son élan.
Portant la main à son ceinturon, le second dégaine son pistolet automatique et fait feu au juge, blessant l’un des trois agresseurs, le nommé Auguste Poumely, au visage.
Presque en concomitance, il est atteint d’un formidable coup de tamioc au sommet du crâne, qui l’étend raide et le laisse pour mort.
Alertée par la détonation, la sentinelle s’écrie immédiatement: “Aux armes!”, au moment-même où une quarantaine de Mélanésiens qui s’étaient regroupés à la périphérie de l’enceinte, dissimulés par la végétation ou par les constructions avoisinantes, se ruent sur la brigade.
Profitant de l’effet de surprise, ils ont tôt fait d’investir la place en hurlant. Le gendarme Dujardin tente aussitôt de se précipiter sur le téléphone.
Un des agresseurs l’a aperçu et fait feu dans sa direction. Une balle à ailettes lui sectionne net la main(2).
Le malheureux trouve cependant la force de s’enfuir par la fenêtre et de courir vers sa maison.
Une seconde balle l’atteint dans le dos et le touche en pleine course.
Le gendarme Zawadzki est le premier rendu à l’armurerie ou les armes, rangées au ratelier, sont cadenassées comme le veut le règlement. Fébrilement, il parvient à libérer un Famas (3) et entreprend d’épauler.
Une balle en plein front l’étend net avant qu’il ait eu le temps d’achever son geste. Dans la cour où les gendarmes commencent à s’allonger sur le sol, face à terre, dans l’attitude de reddition que leur ont commandée les agresseurs, le gendarme Leroy fait mine de se relever, désireux de parlementer.
Il est abattu froidement, à bout portant.
Voyant la tournure dramatique que prennent les événements, l’adjudant-chef Moulie, encore libre de ses mouvements, s’avance crânement vers un groupe d’assaillants et leur lance une phrase dans le genre: “Allez, suffit, assez déc… comme ça. Maintenant vous allez déposer les armes et décamper”.
Une décharge de chevrotine, tirée en pleine tête, à raison de son courage.
Un peu plus tard, évacué sur Nouméa dans un état désespéré, il sera transféré en Australie et rendra l’âme à l’hôpital de Sidney.
Le sort en est donc jeté. Trois gendarmes sont morts et un quatrième est mourant. Tous les autres, dûment neutralisés, sont à l’horizontale dans la cour, les mains sur la tête.
Leurs agresseurs s’emploient maintenant à les menotter, deux par deux, et à évacuer les armes, les postes de transmissions radio et les véhicules.
Deux convois vont se former. Le premier constituer de onze otages qui sont embarqués dans trois 4X4 Renault qui prennent la route en direction du Sud de l’île.
Le second, plus important, composé de seize otages que l’on entasse dans une Land Rover, une vieille Jeep US et… le camion-citerne rouge, seul équipement dont dispose la municipalité indépendantiste pour lutter contre l’incendie!
Ce second convoi, après un temps d’hésitation, s’ébranle en direction du Nord de l’île.
Moins d’une demi-heure après le début de la fusillade, les lieux ont retrouvé leur silence.
Le soleil commence à darder ses rayons brûlants et le sang qui s’écoule lentement des blessures des victimes, rougit le sable blanc qui tapisse la cour de la gendarmerie.
A quelques douze kilomètres de là, dans la direction de l’Est, en bordure du terrain d’aviation situé sur le territoire de la tribu d’Ouloup, se trouve le lieutenant Destremau, à la tête d’une section du régiment d’Infanterie de Marine du Pacifique.
Il effectue une de ces opérations de “nomadisation” chères au général Francheschi, le prédécesseur du général Vidal, qui vient tout juste de lui succéder en qualité de commandant supérieur des forces armées en Nouvelle-Calédonie.
Destremau a perçu les échos d’une fusillade lointaine et il entreprend aussitôt d’aller aux nouvelles. Chemin faisant à peu de distance de l’aéroport dont il a la garde, il croise un Mélanésien loyaliste qui lui raconte succinctement ce qui vient de se passer à Fayaoué.
Conscient de l’extrême gravité de la situation, l’officier d’infanterie décide de regagner se base, craignant que les agresseurs de la gendarmerie ne tentent de se rendre maîtres, dans un second temps, du terrain d’aviation.
Le temps de disposer ses hommes en position de combat et il rend compte à Nouméa de ce qu’il vient d’apprendre.
Au Q.G. de la gendarmerie territoriale, on se doutait qu’un événement exceptionnel venait de se passer à la brigade d’Ouvéa avec laquelle toute communication, aussi bien téléphonique que radio, était interrompue.
L’annonce du drame installe une véritable panique. L’autorité militaire est immédiatement informée, qui répercute à l’autorité civile qui alerte à son tour le chef de cabinet du Premier ministre à Paris. C’est aussitôt le branle-bas dans tous les états-majors civils et militaires.
Quelques heures plus tard, les journalistes sont informés et, à partir de ce moment, tous les journaux, toutes les radios et toutes les télévisions nationales vont traiter à la Une de “l’affaire d’Ouvéa”.
Les deux officiers supérieurs de la gendarmerie présents en Nouvelle-Calédonie, les lieutenants-colonels Picard et Benson, sont aussitôt envoyés à Ouvéa.
Bien que l’affaire revête une importance nationale, elle est encore du strict ressort de la gendarmerie et celle-ci a bien l’intention de traiter le problème avec ses propres moyens.
Des renforts ont été dépêchés de différents points du Territoire et la première mesure va consister à évacuer l’adjudant-chef Moulié qui a sombré dans un coma profond. Pour les trois autres, hélas, il n’y a plus rien à faire…
Où sont passés rebelles et otages? C’est évidemment la question que tous ces hommes désemparés se posent et leur première action, fort logiquement, va consister à tenter d’obtenir des renseignements auprès de la population.
Mais celle-ci, silencieuse et apeurée, s’enferme dans un mutisme complet.
Pas moyen de savoir quoi que ce soit, sinon - information de bien maigre portée - que les otages ont été scindés en deux groupes qui se sont dirigés, respectivement, vers chacune des extrémités de l’île d’Ouvéa qui affecte grossièrement la forme d’un os à deux têtes.
Or, ces deux renflements terminaux sont recouverts d’une végétation extrêmement dense où les arbres et les buissons qui poussent sur le sol corallien de cet ancien atoll soulevé et basculé, sont couverts d’épiphytes et enlacés par des lianes qui forment un écheveau quasiment inextricable.
Matignon s’affole, Matignon tempête, tandis que l’Elysée contemple la scène du balcon. C’est que ce drame ne pouvait survenir à pire moment.
Les couteaux sont dégainés en vue de l’affrontement des présidentielles et, dans ce jeu sinistre de la conquête du pouvoir suprême, où tous les coups sont permis, c’est à qui poignardera l’autre.
Bernard Pons est déjà en route vers Nouméa, bien décidé à crever l’abcès pour le plus grand bénéfice du candidat Premier ministre dont il a épousé la cause.
Des ordres ont été transmis au haut-commissaire Clément Bouhin, à charge pour lui de les répercuter à qui de droit: se refuser à tout compromis dès le moment qu’il y a eu mort d’hommes, agir vite et fort, éviter dans toute la mesure du possible toute nouvelle effusion de sang, libérer les otages et arrêter leurs ravisseurs avant le premier tour de l’élection.
Investis de cette mission impossible, les responsables de la gendarmerie qui ont été dépêchés à Ouvéa sont rapidement obligés d’avouer leur impuissance et l’ordre leur est en conséquence intimé de regagner d’urgence Nouméa pour participer aux réunions qui verront la confrontation des points de vue et l’élaboration d’une stratégie.
Un premier briefing se tient en haut lieu. La décision est prise de lancer sans délai une action mettant en œuvre deux détachements bien distincts:
le premier composé de “mobiles” renforcés par des gendarmes, les “cobras” de l’ELIGPM (Equipe Légère d’Intervention du Groupe des Pelotons Mobiles), chargés de se lancer à la recherche des otages ayant pris la direction du Sud;
le second formé d’un escadron de “mobiles” renforcé par les gendarmes de l’escadron parachutiste, chacun restant en contact radio permanent avec l’autre par l’intermédiaire de hélicoptères Puma en vol.
On est le 23 avril. Le premier tour de l’élection présidentielle est prévu pour le lendemain.
Dans le Nord, les choses vont prendre d’emblée une très vilaine tournure.
Les routes sont barrées, de place en place, par des troncs de cocotiers, volontairement abattus pour contrarier la progression des forces de l’ordre.
Le détachement se trouve par ailleurs en présence d’une population qui ne craint pas d’afficher ouvertement son hostilité et il va même essuyer ces coups de feu qui le contraindront à se réfugier à l’intérieur de l’église de Saint-Joseph où l’ambiance est épouvantable.
A l’autre pôle de l’île, en revanche, les choses vont prendre une tournure bien différente.
Certes, la population de Mouli refuse de coopérer et de fournir le moindre renseignement, mais on la sent inquiète, comme dépassée par l’ampleur des événements.
Le lieutenant-colonel Benson a immédiatement repéré cette faille et son action va surtout être d’ordre psychologique: renforcer le sentiment de crainte, en agitant le spectre d’une intervention imminente des parachutistes de l’armée, réputés beaucoup moins tendres que les gendarmes.
C’est que le ratissage systématique de l’île de Mouli, et en particulier de la zone comprise entre la tribu de Wakat et la corne sud de l’île, n’a pas apporté grand chose.
Pour finir, un ultimatum de 48 heures est donné au chef de la tribu de Mouli, Pierre Doumai, dont le territoire est suspecté - à raison, la suite des événements le prouvera - de servir de prison aux onze otages.
S’il ne s’exécute pas, il aura à assumer la plaine et entière responsabilité d’une action musclée.
Ce bluff va payer, d’autant plus que les meneurs sont, dans cette partie de l’île, beaucoup moins déterminés que ceux du Nord.
Moins de 48 heures plus tard, le 25 avril en début de matinée, les otages, qui avaient été entraînés dans un abri carverneux cerné par la forêt, seront relâchés et regagneront Fayaoué par leurs propres moyens avec l’essentiel de leur armement et au volant de leurs propres véhicules!
Quelques heures plus tard, les ravisseurs, à l’exception de leur chef, Chanel Kapoeri, et d’un de ses bras droits, seront interpellés et mis en état d’arrestation.
Ce qui s’est passé exactement? Un des otages libérés en fera un peu plus tard le récit en ces termes: “Après avoir été désarmés et rassemblés dans la cour de la gendarmerie de Fayaoué, la face tournée vers le sol, nous avons été menottés deux par deux et embarqués dans nos propres camions.
Initialement, tous les otages que nous étions ont pris la direction du Sud, puis, les meneurs s’étant concertés, le groupe a été scindé en deux. Le premier, dont je faisais partie, a poursuivi en direction de Lékin.
L’autre, rebroussant chemin, s’est dirigé vers Saint-Joseph. Nous avons coupé à travers la brousse pour gagner la baie de Lékin dont le bras de mer a été traversé à gué. Puis nous avons longé le récif de la côte Est de l’île de Mouli où nous avons pris pied, tard dans la nuit.
Un repas frugal nous a été servi à hauteur de la centrale électrique de Mouli et des vêtements secs nous ont été distribués. Nous avons passe le reste de la nuit dans les parages avant de nous remettre en marche, dès l’aube! toujours sous la menace des armes.
Au terme d’une progression d’environ une heure, nous sommes arrivés dans une sorte de caverne ou nous sommes restés parqués jusqu’à notre libération, le 25 avril. Notre surprise a été grande d'être relâché aussi vite.
On vous a conduits vers les trois véhicules 4X4 qui nous attendaient sagement, dissimulés par un couvert d’arbres. La plupart de nos armes s’y trouvaient, ainsi que nos deux postes de radio et que deux paires de menottes.
Durant cette brève captivité, aucun d’entre nous n’a été maltraité et nos ravisseurs, qui ne semblaient pas très surs d’eux, nous ont même offert de la langouste lors de notre premier repas du soir!”.
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