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12 juin 2008 4 12 /06 /juin /2008 01:33

Un simple témoignage parce que c’est l’occasion…


Ses parents étaient allemands et habitaient du côté de Freiburg. Pour chercher du travail, avant la Première Guerre Mondiale, ils sont allés à Bâle, l’un des grands centres industriels de la Confédération helvétique.

Son père trouva du travail comme agent des postes. Sa mère faisait quelques aides ménagères pour compléter le revenu familial.

Henri Benz, de nationalité suisse donc, n’a pas eu le choix de poursuivre ses études. Il contribuait jeune à augmenter les revenus du foyer en ramassant le crottin derrière les chevaux, mode de locomotion le plus répandu à l’époque.

Puis, très vite, Henri a été embauché à Bâle dans une entreprise française de transport de marchandises. Une compagnie (1) qui, depuis quelques années, avait exploité le fret aérien naissant, notamment pour des échanges entre la France et la Grande-Bretagne.

Alors qu’il ne connaissait ni l’anglais ni le français, Henri Benz a été envoyé au Havre, où se tenait l’une des antennes historiques du groupe depuis 1846. Il y séjourna un an, puis sa mission l’amena à Londres pendant six mois.

Il se levait chaque jour vers cinq heures du matin pour apprendre l’anglais.

De retour à Bâle, son employeur lui proposa soit d’aller travailler dans une ville un peu plus à l’est en Suisse, soit à Nancy, dans la capitale lorraine où la société était également présente.

Henri choisit Nancy. Il resta toute sa vie en Lorraine mais ne prit jamais la nationalité française. Peut-être par indifférence, par négligence, par attachement à la Suisse (bien que ce ne fût pas incompatible).

Peu avant le Front populaire, Henri Benz invita à danser une jeune demoiselle de dix-sept ans, fermement accompagnée de sa mère qui veillait sur sa fille. Il en avait déjà vingt-cinq ans.

Le 1er mai 1936, Henri Benz se maria devant monsieur le maire et le lendemain, devant l’autel de l’église. De cette union, naquirent quatre enfants (deux filles et deux garçons), huit petits-enfants (quatre garçons, quatre filles) et trois arrière-petits-enfants (deux garçons, une fille).

Henri était d’origine protestante et son épouse d’origine catholique, bien enracinée dans la Lorraine profonde. Même si aucune religion n’était vraiment essentielle à leur esprit, certains enfants ont reçu une éducation protestante et d’autres catholique.

Pour s’occuper des enfants, son épouse devint femme au foyer et réussit à passer le permis de conduire vers quarante ans en cachette, sans le dire à son mari, qui en restait aux vieux comportements machistes de son époque, ni plus ni moins.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale, la famille lorraine a dû fuir comme de nombreuses autres au sud-ouest de la France, embarquant dans son automobile enfants, belle-mère, sœurs, nièces…

Petit à petit, à la force du poignet, Henri Benz a réussi à atteindre au sein de son entreprise des niveaux managériaux très enviables.

À sa retraite, il poursuivit sa passion philatéliste qui lui permettait de restait en contact avec de nombreux correspondants du monde entier avec lesquels il avait eu des rapports professionnels très cordiaux. Il envoyait des bergamotes aux uns, des dragées aux autres. Les lettres qu’il écrivait à la main d’une écriture consciencieuse étaient en français, en allemand, en anglais voire en espagnol (je crois).

Henri Benz était surtout un homme silencieux durant sa longue retraite. Il ne parlait quasiment pas. Juste une présence.

Certes, il était intéressé par la passion des autres. Il me demandait par exemple comme je verrais le monde dans vingt ans. C’était il y a une vingtaine d’années et j’étais loin d’être visionnaire. En général, on redonne les tendances qu’on entend. C’est difficile de prévoir et d’anticiper les mouvements de fond : internet, numérique supplantant l’analogique, la génétique, l’informatisation à outrance, la globalisation du monde…

J’imaginais plutôt l’exploration martienne (on y est) ou quelques éléments de domotique (le film de Jacques Tati ‘Mon Oncle’ montrait fort plaisamment la vanité de la modernité d’anticipation, qui différencie fort mal les outils essentiels des gadgets sans lendemain).

Un jour, il me montra un petit carnet qui datait… d’avant son mariage. Il avait dû être content de le retrouver et j’avais l’impression d’être le seul qui s’intéressait vraiment à son histoire. Écrites à la main, des petites notes… des courses de vêtements, de chapeau… et aussi… des prénoms avec des heures à côté, des rendez-vous… que je ne pourrais confirmer galants, puisque l’intéressé lui-même avait oublié, plus de soixante ans après.

Il était vieux mais il tenait la barre. Il s’était bien conservé et d’ailleurs, il était plutôt coquet. Il avait bien eu une petite attaque cérébrale qui l’eût emporté si les secours avaient été prévenus un peu plus tard.

Puis, ce fut la descente aux enfers.

En début décembre, la santé était très fragile. Il ne pouvait plus se redresser du fond de son profond fauteuil. Ses jambes ne le portaient plus.

Noël et le Nouvel An se passèrent cependant tant bien que mal. Il venait d’atteindre ce qu’il avait toujours voulu : vivre en l’an 2000. L’an 2000, le mythe de tous. La but de tant de projets, de tant de logos. Artificiel mais rond.

Dès le début janvier, on l’hospitalisa. En pleine grève des internes, il a fallu batailler pour éviter qu’un nonagénaire restât alité plusieurs jours dans les courants d’air des couloirs. Après des journées en chambre d’hôpital, on l’envoya dans un centre de rééducation physique. C’était en début février. Parce qu’il n’arrivait plus à se tenir debout, à marcher. Il n’y avait plus de muscle aux jambes.

J’avais eu l’occasion de discuter avec lui quelques minutes sans personne d’autre. Je m’amusais de son tout beau fauteuil roulant. Lui demandais comment il fonctionnait. Lui m’expliquait qu’il n’arrivait pas à se mettre debout ni à marcher, mais le personnel lui disait qu’il ne faisait aucun effort. Il comptait retrouver l’usage de ses jambes. Il adorait ses longues jambes minces, qu’il faisait bronzer quelques années encore plus tôt dans son jardin.

Finalement, l’absence de progrès le renvoya à l’hôpital.

Un dimanche soir, avant de repartir pour Paris, je décidai cependant d’aller le visiter. Une jeune interne vint nous parler à l’écart. Je venais d’apprendre le malheur indicible.

Les métastases étaient dans les os. Il n’y avait rien à faire. Issu d’un autre mal qui n’a jamais été décelé. Il faudrait trouver une maison avec soins palliatifs. Il y avait peu de chambres disponibles. Une sorte de macabre liste d’attente.

Si j’avais croisé le chef de service, aurais-je eu des mots aussi crus ? Sans doute pas. Mais la vérité ne pouvait être que nue, dans un tel cas.

L’interne me déconseilla d’informer Henri. Selon elle, il ne cherchait pas à savoir son mal. Il pensait encore récupérer ses jambes. Manque d’effort, qu’ils disaient dans l’autre centre ! avec des métastases osseuses !!!

Évidemment, je lui rendis visite juste après cette mise au point glauque. Il avait été installé dans une chambre à deux lits. Son voisin était là, à moitié vivant. Henri nous raconta tout le mal qu’avait souffert son malheureux voisin. Ce dernier venait de subir une ponction lombaire.

Pendant toute la conversation, il n’était pas question de lui, de ses souffrances sûrement, mais de son voisin de chambre. Une compassion. Loin de tout égoïsme qui aurait pu être à l’origine de son silence si ancien mais qui ne devait être, finalement, qu’une faible capacité à communiquer. Étrange pourtant pour quelqu’un qui avait passé sa vie professionnelle à faire du commerce.

Finalement, la semaine suivante, il trouva une place en soins palliatifs. Comprenait-il ce qu’il se passait ? La morphine le rendait à moitié conscient. Mais encore suffisamment conscient pour reconnaître les siens.

J’ai eu juste le temps de lui dire au revoir et surtout, bon courage. Bon courage pour le passage.

Une nuit blanche. Une épouse qui s’est finalement décidé à ‘tout préparer’.

La nuit du 11 mars 2000, tout était fini. Tout était éteint.

Revenir revoir que le corps n’était plus qu’une écorce.


Cet homme, qui, s’il avait survécu, aurait fêté son centième anniversaire ce 12 juin 2008, eh bien, il était mon grand-père.

Et un homme ordinaire, très ordinaire, comme un autre.

Qui naît, qui vit et qui part.

Dans ce précipice de destinées et d’étoiles

Qui avait sa face cachée et son cœur caché.

Mais dont le courage et l’empathie des derniers instants ne pouvaient que racheter les quelques écarts qu’il aurait pu accomplir par ailleurs.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 juin 2008)


(1) Un grand groupe qui fut racheté il y a dix ans par la Deutsche Post puis qui fusionna, cinq ans plus tard, en 2003, avec DHL en tant que première entreprise du fret aérien et deuxième du fret maritime, présente dans cent cinquante pays.





http://www.agoravox.fr/article.php3?id_article=40903





http://www.lepost.fr/article/2008/07/08/1221188_henri-benz-une-existence-comme-une-autre.html


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