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3 décembre 2023 7 03 /12 /décembre /2023 04:41

« Il est des lieux qui tirent l’âme de sa léthargie, des lieux enveloppés, baignés de mystère, élus de toute éternité pour être le siège de l’émotion religieuse. (…) Ce sont les temples du plein air. Ici nous éprouvons, soudain, le besoin de briser de chétives entraves pour nous épanouir à plus de lumière. Une émotion nous soulève ; notre énergie se déploie toute, et sur deux ailes de prière et de poésie s’élance à de grandes affirmations. » (Maurice Barrès, "La Colline inspirée", 1913).




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Il y a cent ans, le 4 décembre 1923, l'écrivain et député nationaliste Maurice Barrès est mort, chez lui, à Neuilly-sur-Seine, d'une congestion pulmonaire, à l'âge de 61 ans (il est né le 17 août 1862 à Charmes, dans les Vosges). Il a eu droit à des funérailles nationales à la cathédrale Notre-Dame de Paris, en présence du Président de la République Alexandre Millerand, du Président du Conseil Raymond Poincaré, de l'illustre maréchal Foch, etc. Étrangement, dans la préface de "Souvenir d'un officier de la grande armée", publié en 1923, il écrivait : « J'ai achevé ma matinée en allant au cimetière de Charmes causer avec mes parents. Les inscriptions de leurs tombes me rappellent que mon grand-père est mort à 62 ans et tous les miens, en moyenne, à cet âge ; elles m'avertissent qu'il est temps que je règle mes affaires. ». Il fut lui aussi enterré à Charmes.

Cette reconnaissance quasiment unanime du talent littéraire de Maurice Barrès par la Troisième République qui l'a encensé au point de baptiser de nombreux lieux par son nom, elle pourrait presque étonner voire choquer de nos jours. Et certaines voix, très inquiétantes, commencent à se faire entendre pour disgracier dans la postérité ce personnage très contrasté, très clivant certes, mais si talentueux. Ce wokisme qui commence à remettre en cause certaines statures de la Troisième République (cela avait déjà commencé avec Thiers) est assez inquiétant mais heureusement, encore bien minoritaire.

En tant que Lorrain, j'ai été bercé au biberon par Maurice Barrès, certes pas par mes parents (qui ne s'y reconnaîtraient pas du tout !) mais par tout l'environnement culturel et historique. Et géographique. J'ai fait quelques balades sur la célèbre colline de Sion, balades est un petit mot, le gros, ce serait pèlerinage. J'y suis retourné il y a deux ou trois ans, peut-être quatre ans ? (le temps est une fureur galopante), et incontestablement, l'endroit est fréquenté, mais plus par des parapentistes que par des pèlerins. Qu'importe, le souffle divin anime toujours ce lieu d'une vie intense.


Cette colline est célèbre en France justement grâce à Maurice Barrès qui a écrit son roman "La Colline inspirée" publié en 1913, considéré comme l'un des meilleurs romans de la première moitié du XXe siècle : « La Lorraine possède un de ces lieux inspirés. C’est la colline de Sion-Vaudémont, faible éminence sur une terre la plus usée de France, sorte d’autel dressé au milieu du plateau qui va des falaises champenoises jusqu’à la chaîne des Vosges… ». Un monument en hommage à Maurice Barrès a été érigé et inauguré au sommet de la colline de Sion le 23 septembre 1928 après-midi au cours d'un rassemblement de 15 000 personnes, avec des discours notamment de Paul Bourget, Raymond Poincaré, du maréchal Lyautey, en présence d'Alexandre Millerand, du peintre lorrain Émile Friant, Henry Bordeaux, etc. et si Charles Maurras y était absent, c'est parce qu'il avait eu un accident.

Le gaullisme a aussi repris le culte de Maurice Barrès, déjà par son fils Philippe Barrès qui, résistant, journaliste et futur député, a été l'une des plumes de De Gaulle pendant la Résistance. De Gaulle a déposé une gerbe à ce monument le 20 mai 1950, puis Pierre Messmer, en tant que Premier Ministre, le 15 septembre 1973. Même Nicolas Sarkozy, pendant sa campagne présidentielle, le 17 avril 2007 à Metz, a rendu hommage à Maurice Barrès pour promouvoir sa politique d'identité nationale (sans grande originalité) : « Et sur la Colline inspirée de Sion, Barrès priait d’un même élan du cœur la Vierge, la Lorraine et la France et écrivait pour la jeunesse française le Roman de l’Énergie nationale ! ».

"La Colline inspirée" reste une référence très solide pour tout le monde, non seulement littéraire mais aussi spirituelle. Elle a été encore le sujet principal de l'homélie du nouvel évêque de Nancy et Toul, Mgr Pierre-Yves Michel, lors de sa messe d'installation le jeudi 18 mai 2023 en la cathédrale de Nancy : « "Il est des lieux où souffle l’Esprit". Nous pouvons reprendre ces mots pour méditer ensemble les derniers versets de l’évangile selon saint Matthieu que nous venons d’entendre. » [il s'agissait de l'Évangile du jour de l'Ascension].


Maurice Barrès est un écrivain majeur des vingt premières années du XXe siècle, qui a inspiré et influencé de nombreux intellectuels, comme Georges Bernanos, Jacques Maritain, François Mauriac, Pierre Drieu la Rochelle, Henry de Montherlant, André Malraux, Louis Aragon, Thierry Maulnieur, Charles Maurras, Léon Daudet, etc. Auteur de la trilogie "Le Roman de l'énergie nationale" dont le premier tome "Les Déracinés", sorti en 1897, l'a rendu célèbre (« Que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance, voila une condition première de la paix sociale. »), il a été élu à l'Académie française le 25 janvier 1906 par 25 voix (après une première tentative en 1905). Il a succédé à José-Maria de Heredia au fauteuil 4, et ses successeurs furent notamment le maréchal Alphonse Juin, Pierre Emmanuel, le professeur Jean Hamburger, Mgr Albert Decourtray et Mgr Jean-Marie Lustiger.

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À sa réception sous la Coupole le 17 janvier 1907, il a expliqué à ses nouveaux compagnons : « La plus forte des raisons qui peuvent convaincre un écrivain de solliciter vos suffrages, c’est qu’à s’asseoir parmi vous, il devient le confrère, non seulement d’une élite vivante, mais encore de tous vos prédécesseurs, le confrère après leur mort d’une suite incomparable de poètes, de savants, de philosophes, de politiques, de prêtres et de grands seigneurs qui ont travaillé à constituer la société française. Aussi, Messieurs, c’est avec un profond sentiment de respect que je viens prendre la place que votre indulgence a bien voulu me donner. (…) Ces grands hommes sont bien autre chose que des gloires littéraires. Tel d’entre eux, isolé, pourrait paraître un génial inventeur de divertissements, mais à les prendre d’ensemble et dans leur continuité, ils constituent la plus grande force politique et sociale. C’est que depuis trois siècles, l’Académie se conforme à la haute raison qui inspira votre fondateur, quand il ne voulut pas que les beaux esprits se bornassent à développer leur puissance propre et qu’il leur proposa de travailler constamment à rétablir le point d’équilibre social. ».


Cela ne l'empêcha pas de faire en même temps de la politique puisque juste après cette dernière phrase, il a poursuivi ainsi : « Cet équilibre, en France, à toutes les époques, risqua d’être ébranlé par l’afflux des influences extérieures. Chez nous, toutes les idées viennent se confronter et tous les sangs se mêler. Ces interventions, en même temps qu’elles peuvent nous augmenter, tendent à nous désunir et nous dénaturer. Le péril ne fut jamais plus évident qu’aujourd’hui, où l’on nous prêche que, pour mieux profiter des apports étrangers, nous devons renoncer à nos cadres et aux principes sur lesquels nous sommes fondés. On nous propose d’être moins Français pour nous faire plus humains, et, pour mieux nous élever à la bienveillance universelle, on veut que nous manquions à notre patrie. Pour ma part, je crois qu’un Français ne peut mieux déployer ses vertus que dans le respect des conditions qui formèrent la France. Et je voudrais que l’on se guidât sur la méthode que vous avez prise pour maintenir le caractère de notre société polie. Grâce à un certain tempérament dont votre Compagnie garde la tradition, les influences les plus lointaines et les plus diverses se fondent dans l’esprit français. Votre culture est ouverte à tous les étrangers ; ils s’y trouvent à l’aise pour produire ce dont ils sont capables, et nous-mêmes nous bénéficions de leur excellence. C’est ce que nous vérifierons en reconnaissant que nous avons servi l’Espagnol José-Maria de Heredia et que lui-même nous a servis. ».

1906 fut pour Maurice Barrès une année faste en reconnaissance puisqu'il fut élu académicien et il retrouva son siège de député qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie. Sa notice de l'Académie explique doctement : « Maître à penser de toute une génération, Maurice Barrès le fut tout autant par son œuvre littéraire que par son style de vie. Dans les années 1880, il fréquenta à Paris le cénacle de Leconte de Lisle et les milieux symbolistes. Parallèlement à sa carrière d’écrivain qui lui assura un succès précoce, il n’a que 26 ans quand paraît le premier tome de sa trilogie "Le culte du moi", il se lança dans la politique. Boulangiste par anticonformisme et par rébellion contre l’ordre établi, il fut élu député de Nancy en 1889. L’Affaire Dreyfus qu’il vécut comme une menace de désintégration de la communauté nationale l’incita d’emblée à se placer dans le camp des antidreyfusards dont il devint l’un des chefs de file. Dès lors, sa pensée s’orienta vers un nationalisme traditionaliste, plus lyrique et moins théorique que celui de Maurras, mais fondé sur le culte de la terre et des morts. ».

Maurice Barrès étonne encore aujourd'hui car l'écrivain est très différent de l'homme politique. Politique, il l'a été très tôt : il avait 27 ans à sa première élection de député après une campagne populiste où il se revendiquait du boulangisme et du socialisme. C'est le vote ouvrier qui lui a permis de battre notamment un polytechnicien et un bâtonnier. Député de Nancy de 1889 à 1893, donc, puis député de Paris de 1906 jusqu'à sa mort en 1923 (réélu en 1910, 1914 et 1919), après avoir échoué en 1893 à Neuilly-Bourgogne, en 1896 à Boulogne-Billancourt, en 1898 à Nancy, en 1904 à Paris, Maurice Barrès a été un nationaliste et un patriote, et il a même succédé à Paul Déroulède, un autre écrivain, à la présidence de la Ligue des patriotes le 31 janvier 1914, à la mort de ce dernier, et est resté président jusqu'à sa propre mort. Il en était membre depuis 1899.

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Il était nationaliste, mais pour autant, il restait républicain. Ce patriotisme était très clairement exprimé dans "La Colline inspirée", cet attachement à un lieu et à une nation. Il avait peu à voir avec Charles Maurras, nationaliste et monarchiste, même si ce dernier l'appréciait beaucoup et réciproquement. Dans "La Terre et les Morts", le 10 mars 1899, Maurice Barrès donnait sa définition de la conscience nationale : « Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d'un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes le prolongement des ancêtres. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder. ». Le 2 novembre 1903, il complétait ainsi : « Certaines personnes se croient d'autant mieux cultivées qu'elles ont étouffé la voix du sang et l'instinct du terroir. Elles prétendent se régler sur des lois qu'elles ont choisies délibérément et qui, fussent-elles très logiques, risquent de contrarier nos énergies profondes. Quant à nous, pour nous sauver d'une stérile anarchie, nous voulons nous relier à notre terre et à nos morts. » ("Amori et Dolori Sacrum").


À l'Assemblée Nationale, à partir de 1906, Maurice Barrès évoquait surtout l'affaire Dreyfus (qui a occupé l'esprit de la classe politique pendant toute une génération), et aussi la loi de séparation des Églises et de l'État. Il a notamment mobilisé les catholiques pour empêcher l'expropriation des biens de l'Église et a beaucoup polémiqué avec Aristide Briand dans les années 1910. Clemenceau, malgré son célèbre anticléricalisme, avait compris qu'il ne fallait surtout pas adopter la méthode brutale en laissant les choses se décanter (ce qui fut très sage et très visionnaire de sa part, car très efficace).

En raison de l'affaire Dreyfus (il était antidreyfusard antisémite comme beaucoup d'intellectuels de l'époque ; Léon Blum avait tenté en vain de le convaincre de soutenir la combat pour la réhabilitation de Dreyfus), Maurice Barrès était un adversaire politique de Jean Jaurès. Il l'a combattu dans l'hémicycle notamment le 19 mars 1908 pour s'opposer à la panthéonisation d'Émile Zola. Pourtant, les choses n'étaient pas aussi claires : Maurice Barrès était aussi un grand ami personnel de Jean Jaurès et il fut parmi les premiers à s'incliner devant sa dépouille le 1
er août 1914, un jour après son assassinat.

Maurice Barrès n'est pas forcément le nationaliste qu'on voudrait simplement dépeindre. Dans l'un de ses derniers romans, "Un Jardin sur l'Oronte" publié en 1922, il a choqué les milieux catholiques alors que lui-même prônait le retour au christianisme. En effet, son personnage, un croisé, ne va pas jusqu'à Jérusalem pour conquérir la ville car il tombe amoureux d'une princesse sarrasine ! Pierre Boisdeffre notait ainsi, bien après : « On ne comprendrait rien à l'œuvre de Barrès si l'on n'y soupçonnait pas le filigrane, les intermittences du cœur. ». Maurice Barrès lui-même mettait les pieds dans le plat dans "L'Écho de Paris" le 16 août 1922 : « Je suis d’accord avec la critique catholique : la morale c’est la morale chrétienne. Est-ce à dire que l’artiste ne doit connaître et peindre que des situations édifiantes ? Voulez-vous écarter le monde immense des émotions, des passions de l’âme et des affections du cœur ? ».


Il voyait le patriotisme d'abord sous le prisme de la perte de l'Alsace-Moselle de 1871 et de la Revanche. En 1888, il le définissait finalement avec une vision étrangement européenne (et eurocentrée) : « Quels que soient, d'ailleurs, les instants de la politique, trois peuples guident la civilisation dans ce siècle : la France, l'Angleterre, l'Allemagne aussi. Et ce serait pour nous une perte irréparable si l'un de ces flambeaux disparaissait. Le patriotisme d'aujourd'hui ne ressemble pas plus au chauvinisme d'hier qu'au cosmopolitisme de demain. Nous avons des pères intellectuels dans tous les pays. Kant, Goethe, Hegel ont des droits sur les premiers d'entre nous. » ("Sous l'œil des Barbares").

Léon Blum, qui a commencé sa vie publique comme critique littéraire, était séduit par Maurice Barrès, comme il l'a analysé en 1903 : « À une société très positive, très froidement sceptique, que Renan et Taine avaient dressée soit à la recherche tranquille des faits, soit au maniement un peu détaché des idées, Barrès venait apporter une pensée sèche en apparence, mais sèche comme la main d'un fiévreux, une pensée toute chargée de métaphysique et de poésie provocante. Il parlait avec une assurance catégorique, à la fois hautaine et gamine, et si dédaigneuse des différences ou des incompréhensions ! Toute une génération, séduite ou conquise, respira cet entêtant mélange d'activité conquérante, de philosophie et de sensualité. ». Le futur Président du Conseil socialiste allait confirmer plus tard, dans "La Revue blanche", avec ces mots très forts : « Si monsieur Barrès n'eût pas vécu, s'il n'eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres. Je ne vois pas en France d'homme vivant qui ait exercé, par la littérature, une action égale ou comparable. ».

En revanche, Clemenceau n'était pas tendre avec le député nationaliste, mais c'était valable avec toute la classe politique de son temps. Dans ses propos du 26 février 1928 rapportés par Jean Martet, le vieux moustachu commentait ainsi (il faut rappeler que Clemenceau était vosgien) : « Barrès n'avait rien dans la tête... mais rien ! ce qui s'appelle rien ! que quelques clichés : Venise, Tolède... et ce qu'il y a de plus admirable, c'est qu'il l'avoue, tout naïvement. Il ne lisait aucun livre. Il ne fourrait le nez que dans "La Grande Encyclopédie" et dans le "Littré". (…) Le malheureux ne comprend rien à rien et promène sur les hommes de grandes beaux yeux sans lueur et sans vie... Et ce qu'il devait s'embêter ! Il est de ces gens qui, pendant les deux tiers de leur vie, cherchent une idée et qui, une fois l'idée trouvée, s'y cramponnent, s'y incrustent. Un beau jour, il a découvert la Lorraine... en passant par là probablement avec ses sabots... et alors la pauvre Lorraine est devenue la propriété de Barrès ; il en a fait des bouquins, des articles... Ce grand nigaud de Déroulède lui avait passé ça comme une suite d'affaires. Il n'y comprenait rien, naturellement... il n'a jamais compris ce qu'était la Lorraine et ce qu'étaient les Lorrains, quels problèmes se posaient, quelle était la richesse, la complexité de tout ça... Il décrivait des coteaux, des vignes, des églises ; ça n'allait pas plus loin. Toute ma vie, j'ai été attaqué par des gens comme ça, qui ne se donnaient la peine ni de regarder, ni de réfléchir : Millevoye, Déroulède, Barrès... ça n'est pas que ce soit dangereux... Mais on perd un temps ! ».

Paul Léautaud n'était pas non plus très fasciné par le style de Maurice Barrès. Dans son "Journal littéraire", Léautaud notait le 24 février 1923 : « Des phrases à effet, un ton de romantique, du beau style (en admettant qu’un tel style puisse être beau) pour ne rien dire. Quand on a lu cela, on n’a rien lu. Tout ce ton livresque et ronronnant ne vaut pas la moindre notation spontanée. Quel temps j’ai perdu dans ma jeunesse à lire ce phraseur sans esprit, ce romantique artificiel, cet arlequin littéraire et quelques autres du même genre… Que diable avais-je à me complaire dans de pareilles lectures, qui m’ont retardé de vingt ans ? ».

Plus sérieux, le philosophe Alain mettait en doute le patriotisme de Maurice Barrès dans les faits ou l'absence de faits d'arme, pendant la grande guerre, le 10 septembre 1921 : « Parmi les jeunes qui, au mois de septembre de l'année 14, apprenaient en même temps que moi le métier des armes, il y avait un grand garçon à particule, membre de la Ligue des patriotes, qui distribuait de petites brochures, auxquelles il ajoutait ses propres discours, emphatiques et plats. Ce bruit emplissait la chambrée. Souvent je tirais ma pipe de ma bouche pour lui demander s'il savait quand Monsieur Barrès s'engagerait pour la durée de la guerre. Et de rire. Les bonnes plaisanteries ne s'usent point. Celle-là a toujours produit son double effet ; l'homme de l'avant se moquait, l'homme de l'arrière s'irritait. J'avais donc sous la main comme un réactif chimique qui me faisait connaître aussitôt, dans le doute, si un homme vêtu en militaire avait combattu ou non. Ce ridicule démesuré, je dirais presque inespéré, a vengé un peu la plèbe combattante. Mais, quoique l'expérience m'ait fait voir beaucoup de choses propres à user l'étonnement, je m'étonne encore qu'un homme en vue ait pu braver à ce point le mépris. » ("Propos").

Et puisqu'on en est aux propos polémiques, reprenons-en trois cités par le "Petit dictionnaire des injures politiques" de Bruno Fuligni. Laurent Tailhade en 1900 :
« Lorsque Barrès vint de Nancy pour exercer l'état de psychologue et faire emplette de chausses à la mode, il ne connaissait Hegel que par les notes de Fouillée. (…) Comme d'autres ont un eczéma ou l'haleine fétide, Barrès traîne partout avec soi la concupiscence de la députation. ». Pour comprendre la remarque de Tailhade, il faut aussi relire Maurice Barrès, dans "Mes cahiers", qui citait Alfred Fouillée sans donner l'origine de la citation : « Il y a un type français, un type anglais, un allemand mais non une race. Les peuples sont des produits de l’histoire. Les races, tout ce qu’on peut mettre sous ce nom, ce sont des produits sociaux, des "sentiments et des pensées incarnées". ». En ce sens, cette idée était très moderne et progressiste.


Jospeh Reinach dans l'hémicycle le 3 juillet 1908 : « La différence entre vous et moi, monsieur Barrès, c'est qu'au mépris d'une impopularité passagère, je défends les intérêts de la race française et que vous, vous en faites bon marché, préférant vous incliner devant les menaces des débitants d'absinthe et d'alcool ou des bouilleurs de cru. ». Enfin, Victor Méric en 1909 : « Cet éternel jeune homme sent la prostituée trop mûre. (…) Ce Juif, mâtiné d'Auvergnat, s'est révélé Lorrain et patriote sur le tard, lorsqu'il s'est aperçu que la carrière patriotique était la seule profitable. ».

Peut-être peut-on comprendre comment Maurice Barrès a pu être apprécié de tout le spectre de la vie politique malgré ses idées clivantes en faisant résumer la contradiction par André Malraux : « Il était caporal en politique alors que dans le domaine de la littérature, il était général. ». Un nain politique et un géant littéraire (tout le contraire de Valéry Giscard d'Estaing !). Et même Marguerite Yourcenar, qui avait 20 ans à la mort de Barrès, partageait cette ambivalence, en 1980, dans des entretiens avec Matthieu Galey : « Le Barrès de "La Colline inspirée" était bouleversant, parce que, de nouveau, c'était à la fois le monde invisible et l'autre, celui de la réalité paysanne (…). Je continue à croire que c'est un grand livre. » ("Les Yeux ouverts").

Pas seulement la Lorraine : Maurice Barrès pouvait aussi décrire la Bretagne. Pour preuve, cette remise d'un prix de la vertu (le Prix Honoré de Sussy) à J. de Thézac, fondateur de l'Œuvre des abris du marin, à Bénodet, dans le Finistère, le 21 novembre 1907 : « Voulez-vous que nous entrions, par exemple, dans l’abri de Concarneau ? Sur la porte, voici une affiche : "L’établissement est exclusivement réservé aux marins". C’est l’hiver, les mois d’inaction. Dans une vaste salle dont les cinq fenêtres ouvrent sur la mer, sept à huit cents pêcheurs de tous âges jouent aux dames, aux cartes, aux dominos. Au-dessus de leurs têtes se balancent des petits bateaux modèles ; aux murs s’alignent des quantités de cadres, photographies agrandies de sauveteurs héroïques, scènes de la vie maritime, beaucoup de cartes marines, toute une collection d’images et de chansons dirigées contre l’alcool. Les poutres du plafond elles-mêmes veulent parler à leurs hôtes. L’une d’elles nous dit : "On est ici pour s’aimer". Parole touchante et bien utile, dans ce rude peuple celtique, toujours prêt à former des clans ennemis. Pour l’entendre, il faut avoir vu ces petites villes de la côte où chaque cabaret, d’ailleurs plein de querelles intérieures, est sur le pied de guerre en face du cabaret voisin. Qui donc irrite ainsi le cœur généreux de ces grands enfants ? Rien que l’alcool. On n’en boit pas une goutte dans l’abri du marin. Au dehors le vent fait rage, la brume pénètre et glace les plus endurcis. D’instinct héréditaire, il semble ne pourraient se passer de mêler à leur sang les eaux-de-vie, rhum, whisky, vulnéraire, genièvre, punch, schnaps, sans parler des apéritifs, amers, bitters et absinthes. Quelle erreur ! Aujourd’hui la mode est à la bienfaisante tisane d’eucalyptus. Voyez au milieu de l’abri cette marmite aux larges flancs. Elle contient 150 bolées de la fameuse infusion, servie chaude et sucrée. Au cours d’une seule année, les pêcheurs dans les abris en ont absorbé 88 228 tasses. On ne s’arrête que faute de sucre. Leur enthousiasme pour l’eucalyptus s’étend, des feuilles qu’ils prennent en tisane, jusqu’aux fruits qu’ils voudraient mastiquer. Comment vous rendre l’accent d’un vieux loup de mer qui s’écriait : "Je ne chiquerais plus jamais de tabac, si j’avais des chiques d’eucalyptus ! ". Vous ne vous étonnerez pas, Messieurs, que nous donnions la plus belle de nos médailles à l’auteur de ces prodiges. Ces abris du marin, ce n’est rien moins qu’une vaste entreprise de sauvetage. Elle devra son succès à la noblesse morale autant qu’à l’esprit d’organisation de M. de Thézac. Il a bien vu dès le premier instant la grande vérité : que des hommes ne voudraient pas être guidés, prêchés, tenus en tutelle, qu’il fallait qu’ils se sauvassent eux-mêmes. ».


C'est bien la France de la Troisième République que Maurice Barrès a contribué à en écrire le récit. En ce sens, de la France éternelle, il en est un des écrivains immortels. Et le restera.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (02 décembre 2023)
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Pour aller plus loin :
Paul Déroulède.
Charles Maurras.
Maurice Barrès.
Bernard-Henri Lévy.

Jacques Attali.
Italo Calvino.
Hubert Reeves.

Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.

Robert Sabatier.
Hélène Carrère d'Encausse.

Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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4 novembre 2023 6 04 /11 /novembre /2023 04:37

« J’ai connu Bernard-Henri Lévy alors qu’il venait d’entrer à Normale supérieure. Je me flatte d’avoir pressenti en ce jeune homme grave le grand écrivain qu’il sera. Un danger le guette : la mode. Mais la souffrance, amie des forts, le sauvera. Tout l’y prépare. Je ne m’inquiète pas de ce goût de plaire qui l’habite et l’entraîne aujourd’hui hors de son territoire. Quand il s’apercevra qu’il possède en lui-même ce qu’il cherche, il reviendra à sa rencontre. Le voudrait-il qu’il n’échapperait pas au feu qui le brûle. Il a déjà dans le regard, ce dandy, de la cendre. Peut-être me trompé-je, peut-être cédera-t-il aux séductions du siècle au-delà du temps qu’il faut leur accorder. J’en serais triste. J’accepte qu’il dépense encore beaucoup d’orgueil avant de l’appeler vanité. » (François Mitterrand, le 15 septembre 1978).




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Le jugement de François Mitterrand, loin d'avoir encore conquis la première place de la République, était à la fois bienveillant et sans complaisance pour celui qui révolutionna la philosophie par les médias, Bernard-Henri Lévy, dit BHL, qui fête son 75e anniversaire ce dimanche 5 novembre 2023.

Il est loin le petit jeune au col ouvert jusqu'au nombril d'une chemise toujours blanche surmontée d'une chevelure à l'allure romantique. Normalien, agrégé de philosophie, on ne sait jamais vraiment comment le définir : philosophe, réalisateur, écrivain, journaliste, chroniqueur, diplomate, mari d'Arielle Dombasle... ou tout simplement homme des médias. Un de ses camarades d'école, le philosophe Jean-Luc Marion pouvait témoigner sur son époque étudiante : « Bernard a toujours été BHL. (…) Il avait son propre programme, depuis le début : publier, faire savoir des choses tragiques et, à l'occasion, se faire connaître. (…) Bernard avait tout pour devenir un professeur d'université. Il ne lui manquait que l'envie. Mais la sienne le portait vers Camus ou Malraux plutôt que vers Merleau-Ponty ou Husserl. ».

Son premier ouvrage fut un événement médiatique : "La Barbarie à visage humain", publié en mai 1977 chez Grasset, rompait avec les livres de philosophie traditionnelle en ceci qu'il condamnait les régimes totalitaire, autant le fascisme que le stalinisme. Ce livre suivait de quelques mois celui de son aîné André Glucksmann "La Cuisinière et le mangeur d'hommes", publié en juin 1975 aux éditions du Seuil dont le sous-titre était très explicite : "Essai sur les rapports entre l'État, le marxisme et les camps de concentration". André Glucksmann a ensuite rejoint BHL chez Grasset (avec "Les Maîtres penseurs"). Et BHL fut rapidement soutenu par Philippe Sollers et même par Emmanuel Levinas.

Il a suffi ensuite d'une émission de Bernard Pivot, "Apostrophes", le 27 mai 1977 où il avait invité Bernard-Henri Lévy et André Glucksmann pour faire monter la mayonnaise des "nouveaux philosophes". Il faut rappeler le contexte : dans ces années 1970, on sortait de la révolution culturelle en Chine, les soixante-huitards étaient quasiment tous maoïstes, l'antiaméricanisme était déjà très vivace à cause de la guerre du Vietnam et Pol Pot était en train de faire un nouveau "génocide" au Cambodge (même si le mot pourrait être contesté). Si le nazisme était assurément vilain, le communisme, au contraire, restait encore une idéologie de secours, une idéologie issue d'une naïveté désespérée, mais à la mode. Les "nouveaux philosophes" ont, les premiers, eu le courage de la remettre en cause pour combattre tous les totalitarismes, quels qu'ils soient. À l'instar d'Hannah Arendt.

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Parce qu'il a trop misé sur son image médiatique, BHL a été au cœur de nombreuses controverses et polémiques : sincérité ou cynisme, imposture ou engagement, on ne pourra pas lui reprocher une cohérence qu'il a déclinée à de très nombreuses occasions, hélas trop nombreuses, car il s'est engagé dans de nombreux conflits depuis près d'un demi-siècle contre le totalitarisme au prix d'être favorable aux guerres de libération. Afghanistan, Bosnie, Ossétie du Sud, Libye, Syrie, etc., aujourd'hui Ukraine, on ne compte plus les conflits où il s'est engagé, d'une manière ou d'une autre, toujours aussi visible qu'un autre prince de l'humanitaire et de l'ingérence, Bernard Kouchner.

Ne cachant pas son socialisme, typiquement mitterrandien (lire en tête d'article), il était membre du PS dans les années 1970, dans la cellule de réflexion ; Bernard-Henri Lévy a pourtant préféré la politique de Nicolas Sarkozy, qui est intervenu en Libye, à celle de François Hollande, qui, malgré quelques paroles, a lâché la Syrie aux mains des "gazeurs".


Effectivement, dès l'invasion de l'Afghanistan par l'armée soviétique en 1979, BHL était du côté des résistants et réclamait des armes pour leur victoire. Sur TF1, il disait ainsi le 29 décembre 1981 : « Il faut penser, il faut accepter de penser que, comme tous les résistants du monde entier, les Afghans ne peuvent vaincre que s’ils ont des armes, ils ne pourront vaincre des chars qu’avec des fusils-mitrailleurs, ils ne pourront vaincre les hélicoptères qu’avec des Sam-7, ils ne pourront vaincre l’armée soviétique que s’ils ont d’autres armes (…) que celles qu’ils parviennent à ravir à l’Armée rouge, bref, si l’Occident, là encore, accepte de les aider. (…) Je vois que nous sommes aujourd’hui dans une situation qui n’est pas très différente de celle de l’époque de la guerre d’Espagne. (…) En Espagne, il y avait un devoir d’intervention, un devoir d’ingérence. (…) Je crois qu’aujourd’hui les Afghans n’ont de chances de triompher que si nous acceptons de nous ingérer dans les affaires intérieures afghanes. ». Ce qui est remarquable, c'est qu'au fil des conflits, il a simplement changé les protagonistes mais pas le discours, et pour les Ukrainiens, c'est aussi une demande de fourniture d'armes (qui est toutefois très légitime) qui prévaut pour le philosophe.

En décembre 2011, la revue américaine "Foreign Policiy" a classé BHL parmi les 22 personnalités les plus influentes au monde. En effet, au fil des années et des décennies, Bernard-Henri Lévy est devenu une sorte de Ministre des Affaires étrangères bis inamovible de la France, présent sans légitimité dans chaque gouvernement, présent tant à droite qu'à gauche. Car s'il est socialiste (il a aussi soutenu Ségolène Royal en 2007), c'est bien chez les libéraux que ses convictions ont reçu le plus d'applaudissements, puisqu'il s'agit de se préserver de tout totalitarisme, au nom des libertés de chacun. Du reste, il a exprimé peu de considération pour le parti socialiste qu'il a enterré dans "Ce grand cadavre à la renverse" (publié chez Grasset en octobre 2007).

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Ce que le futur Président de la République socialiste appelait en 1978 la vanité l'a probablement conduit dans des impasses parfois très cocasses (voir l'affaire Botul), ou à des diffusions de films qu'il a réalisés avec très très peu de spectateurs (également pour certaines de ses pièces de théâtre qui ont joui pourtant d'une couverture médiatique complètement disproportionnée).

Mais les nombreuses critiques n'ont pas été que sur la forme, également sur le fond, comme l'a proposé l'éditorialiste politique Jean-François Kahn le 19 février 2014 : « BHL nous a entraînés dans la guerre en Libye dont nous payons aujourd'hui les conséquences, notamment au Mali. Nous attendons toujours son autocritique. ». Sans doute l'un des plus féroces critiques, par son livre "Les Intellectuels faussaires : le triomphe médiatique des experts en mensonge" publié en 2011 chez Gawsewitch, le géopolitologue Pascal Boniface ne mâchait déjà pas ses mots à son encontre le 14 avril 2009 : « La carrière de BHL est faite d’affabulations et de ratés monumentaux, qu’il veuille créer un journal, faire un film, écrire une pièce de théâtre ou un livre. Il y a un écart grandissant entre l’écho médiatique qui lui est donné et la désaffection du public, qui n’est pas dupe. ».

Le journaliste Mathieu Dehlinger de France Télévisions s'agaçait de son activisme médiatique le 19 février 2014 : « Armé de son uniforme, sa chemise blanche soigneusement déboutonnée, Bernard-Henri Lévy ne quitte plus les terrains de conflit. (…) Rodé à l'exercice médiatique, le philosophe apporte un soin particulier à son image. (…) Il faut le reconnaître, Bernard-Henri Lévy est un "bon client" pour les médias. "Il a toujours une opinion tranchée", explique Isabelle Dath [chef du service étranger à France Info]. (…) Ni journaliste, ni géopoliticien, BHL est parvenu à imposer sa propre figure : celle de l'intellectuel globe-trotter. ». Mais le journaliste Paul Amar y a mis un bémol aussi en 2014 : « Souvent "moi je". Mais aussi "moi l'Autre". Il serait malhonnête d'occulter cet engagement, cette main tendue à l'Autre, ce risque physique mis au service de l'Autre. ».

Près d'une cinquantaine de livres, principalement des essais ou des témoignages (deux pièces de théâtre), une quinzaine de films (parfois sélectionnés à des festivals, rarement par le public), BHL pourrait n'être qu'écrivain et réalisateur. Il est aussi millionnaire et homme d'affaire. Sa fortune, issue d'un héritage parental, se compterait avec trois chiffres pour les millions, ce qui, évidemment, pourrait étonner dans sa défense du peuple kurde ou d'autres peuples opprimés. Bernard-Henri Lévy est aussi un homme d'affaires, qui a réalisé quelques juteux investissements. De là à imaginer qu'il pourrait être victime d'attaques antisémites, ce serait très osé. C'est ce que l'homme d'affaires a évoqué en réaction à ce sketch de mauvais goût de Dieudonné en 2005 : « Ses milliards, il les a gagnés dans le commerce du bois précieux africain. Sur place, les gens n'ont plus de bois, ni de milliards. Il leur a tout volé. ».

Comme l'a décrit Paul Amar, la vie d'un philosophe mondain n'est pas tranquille : « Correspondant de guerre le lundi en Bosnie, regard sombre. Mariage princier à Saint-Paul-de-Vence, le dimanche, regard glamour. Tribune enflammée sur le Darfour, le mardi, dans "Le Monde", et pages people en bonne compagnie, cheveux au vent, le jeudi, dans "Paris Match". Tantôt Malraux, tantôt Delon. ». Mais qui l'en plaindrait ?


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (04 novembre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Ministre des Affaire étrangères bis de la France.
Bernard-Henri Lévy.
Arielle Dombasle.

Jacques Attali.
Italo Calvino.
Hubert Reeves.

Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.

Robert Sabatier.
Hélène Carrère d'Encausse.

Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20231105-bernard-henri-levy.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/bernard-henri-levy-le-grand-age-du-250737

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/11/02/40094147.html









 

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24 octobre 2023 2 24 /10 /octobre /2023 05:27

« Maintenant, je suis devenu un vieil homme, sans foi en lui-même. Pendant deux jours entiers j'ai "fait cuire à feu doux" deux pages. Je n'avance pas comme je voudrais, mais je n'abandonne pas. » (Tchaïkovsky, 1893).




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Quelle audace ! Je veux ici rendre hommage à un Russe ! Un merveilleux compositeur russe, Piotr Ilitch Tchaïkovsky dont le premier concerto a bercé mon enfance. Oui, heureusement, l'âme russe, le génie russe, c'est autre chose que les bombes de Vladimir Poutine sur les Ukrainiens. Tchaïkovsky est mort il y a cent trente ans, le 25 octobre 1893 à Saint-Pétersbourg. Enfin, pas vraiment, pour être exact, cette date est restée dans les mémoires parce que l'Empire russe était resté avec le calendrier julien mais dans le calendrier grégorien, le nôtre depuis plus de quatre siècles, il est mort en fait le 6 novembre 1893. Qu'importe.

Il est mort assez jeune, à 53 ans (il est né le 7 mai 1840, en grégorien, à Votkinsk), quelques jours après la création de sa Symphonie n°6 (le 28 octobre 1893 à Saint-Pétersbourg). Une mort plutôt mystérieuse. La version relativement officielle est qu'il serait mort du choléra après avoir bu une eau polluée. Mais on évoque aussi un suicide à cause d'un risque de scandale sentimental (il était entre autres homosexuel), voire un suicide "contraint" (poussé à absorber de l'arsenic). L'empoisonnement, un vilain mot russe. Toujours est-il que le compositeur a bénéficié de funérailles nationales offertes par le tsar à la cathédrale de Saint-Pétersbourg et qu'il est enterré au Monastère Alexandre-Nevski, pas loin notamment des compositeurs Moussorgski, Glinka, Borodine et Rimski-Korsakov.

Faut-il présenter Tchaïkovsky, maître de la musique romantique ? C'est l'un des compositeurs les plus joués de nos jours par les meilleurs interprètes. Il a marqué son époque et la nôtre également. Malgré sa mort précoce, il a composé de très nombreuses œuvres musicales dans des registres très différents. Sa première œuvre aurait été une improvisation au piano à l'âge de 4 ans. Douze ans plus tard, il est devenu fonctionnaire, assistant juridique dans un ministère, poste qu'il garda seulement quatre ans avant de se consacrer totalement à la musique à partir de 1863. Les compositeurs russes avaient généralement un autre métier (Borodine était chimiste, Rimski-Korsakov officier de marine, etc.).

Selon le catalogue officiel, Tchaïkovsky a composé 159 œuvres dont huit symphonies, trois ballets, dix concertos, et onze opéras. Pour lui rendre hommage, profitant de la mémoire collective qu'est Internet en général (et Youtube en particulier), je propose de le revisiter dans quelques-unes de ses œuvres les plus connues, des œuvres magistrales, des chefs-d'œuvre.


1. Concerto pour piano n°1 en si bémol mineur, op. 23 (1875)

Composé à Moscou de novembre 1874 à février 1876, ce concerto, qui est l'une des œuvres les plus connues de Tchaïkovsky, a été créé le 13 octobre 1875 à Boston par le pianiste Hans von Bülow à qui l'œuvre fut dédicacée. L'ouverture de ce concerto est utilisé comme hymne des joueurs russes concourant sous bannière neutre depuis que la Fédération de Russie a été bannie par le tribunal arbitral du sport en 2020.

Je propose l'interprétation de la pianiste Martha Argerich dirigée par son ancien mari Charles Dutoit en été 2014 au Festival de Verbier.





Une autre version, un extrait lors d'une répétition du pianiste Lang Lang dirigé par Paavo Järvi avec l'Orchestre de Paris avant le concert du 15 janvier 2015 à la Philharmonie de Paris.






2. Casse-Noisette, suites d'orchestre (extrait du ballet), op. 71A (1892)

Adaptation de la version d'Alexandre Dumas du conte allemand de Hoffmann (1816), Casse-Noisette est à l'origine un ballet composé de février 1891 à avril 1892 par Tchaïkovsky et créé le 18 décembre 1892 à Saint-Pétersbourg dont il a extrait huit suites orchestrales.

Par exemple, voici une interprétation par l'Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck en janvier 2021.






3. Le Lac des cygnes, op. 20 (1877)

Ballet en quatre actes, le premier composé de Tchaïkovsky (de l'été 1875 à 1876), Le Lac des cygnes, mondialement connu (comme Casse-Noisette), a été créé le 4 mars 1877 au Bolchoï de Moscou.

En voici une interprétation de l'Orchestre des Étoiles du Bolchoï en mai 2017.






4. Symphonie n°6 en si mineur, "Pathétique", op. 74 (1893)

Composée de février à août 1893, cette symphonie a été créée quelques jours seulement avant sa mort, le 28 octobre 1893 (en calendrier grégorien) à Saint-Pétersbourg, avec lui à la direction orchestrale. Tchaïkovsky écrivait en 1881 : « Je pense qu'il me sera donné d'écrire une symphonie exemplaire : probablement je me battrai jusqu'au dernier souffle pour atteindre la perfection sans jamais y réussir. ».

En voici une version interprétée par l'Orchestre philharmonique de Radio France sous la direction de Mikko Franck il y a un mois, le 15 septembre 2023, au Grand Auditorium de la Maison de la Radio à Paris.






5. Eugène Onéguine, op. 24 (1879)

Inspiré par l'œuvre romanesque de Pouchkine (1821), Tchaïkovsky a composé cet opéra lyrique de trois actes et sept tableaux de juin 1877 à janvier 1878 et cette œuvre (qui dure deux heures et demi) a été créée le 29 mars 1879 à Moscou.

Voici l'interprétation par l'Orchestre national de France dirigé par Karina Canellakis, avec une mise en scène de Stéphane Braunschweig et la participation de Mireille Delunsch, Jean-Sébastien Bou et Gelena Gaskarova, lors du concert du 10 novembre 2021 au Théâtre des Champs-Élysées à Paris.






6. Symphonie n°5 en mi mineur, op. 64 (1888)

Composée de mai à août 1888, cette symphonie a été créée le 17 novembre 1888 à Saint-Pétersbourg sous la propre direction de Tchaïkovsky. En 2018, le chef Valery Gergiev commentait ainsi cette symphonie : « Pour les chefs qui ont à diriger sa musique, c’est une chance et aussi un risque. Il est si facile de tuer l’esprit tchaïkovskien avec un simple forte mal exécuté ! Il ne faut jamais confondre puissance et intensité. Le son de Tchaïkovski ne doit jamais être clinquant ou agressif. Tout son être, toute sa culture, toute sa musique étaient aristocratiques. Le contraire de la vulgarité. (…) Je crois qu’au fil du temps Tchaïkovski avait développé un sens du mystère de la vie et de la mort. Une incroyable peur aussi, les circonstances étranges de sa disparition sont là pour le prouver. À partir de sa Quatrième Symphonie, une âme tourmentée est à l’œuvre. Tchaïkovski prend l’auditeur à la gorge. On sent qu’une force fatidique empêche le bonheur d’atteindre son but. Il ne peut cacher ce trouble obsédant. ».

Voici l'interprétation donnée par l'Orchestre national de France dirigé par Emmanuel Krivine le 31 mai 2018 au Grand Auditorium de la Maison de la Radio à Paris.






7. Souvenir de Florence, op. 70 (1892)

Composé en juin et juillet 1890, ce sextuor à cordes a été créé le 6 décembre 1892 à Saint-Pétersbourg.

L'excellent Quatuor Ébène l'a interprété le 7 septembre 2014 au Festival de Wissembourg, avec Arnaud Thorette alto et Felix Drake violoncelle.






Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (21 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


(Première illustration : détail du portrait de Tchaïkovsky par Nikolaï Kouznetsov en 1893, de la Galerie Tretiakov de Moscou).


Pour aller plus loin :
Piotr Ilitch Tchaïkovsky.
György Ligeti.
Vangelis.
Nicholas Angelich.
Joséphine Baker.
Léo Delibes.
Ludwig van Beethoven.
Jean-Claude Casadesus.
Ennio Morricone.
Michel Legrand.
Francis Poulenc.
Francis Lai.
Georges Bizet.
George Gershwin.
Maurice Chevalier.
Leonard Bernstein.
Jean-Michel Jarre.
Pierre Henry.
Barbara Hannigan.
Claude Debussy.
Binet compositeur.
Pierre Boulez.
Karlheinz Stockhausen.

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https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20231025-tchaikovsky.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/tchaikovsky-maitre-du-romantisme-250911

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/10/24/40084129.html





 

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15 octobre 2023 7 15 /10 /octobre /2023 05:04

« Toute l'œuvre de Calvino peut se lire comme un parcours arborescent, un réseau infini qui tente de relier "la main qui écrit au monde décrit". Inventeur de machines, de mécaniques littéraires, de jeux, de joutes, de stratégies combinatoires conjuguant la raison et la fable, la science et le conte, la géométrie et le chaos, l'abstrait et le tangible, Calvino multiplie les angles d'approches, les points de vue, pour dresser la carte du monde et du cosmos, pour "écrire selon une force de réalité qui explose tout entière dans l'imaginaire". » (Francesca Isidori, le 21 août 2007 sur France Culture).





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L'écrivain italien Italo Calvino est né il y a exactement 100 ans, le 15 octobre 1923 à Cuba. Il est mort à l'âge de 61 ans d'une hémorragie cérébrale à Sienne, le 19 septembre 1985. Il fait partie de mes auteurs contemporains préférés parce qu'il jouissait, dans son écriture, d'une énorme liberté de création et d'une originalité qui le rendait irremplaçable (et inimitable). Il me fait un peu penser à un M. S. Escher de la littérature. Ce n'est pas anodin qu'installé à Paris en 1964, il faisait partie de l'Oulipo (l'Ouvroir de littérature potentielle) aux côtés de Raymond Queneau, Roland Barthes, Georges Perec, etc. (les années 1980 ont été mortelles pour ce petit groupe d'écrivains créatifs et récréatifs).

Selon Aurélia Caton de l'INA, Italo Calvino est « l'un des romanciers italiens les plus originaux du XXe siècle, de par son imagination débridée et par sa volonté forte de renouveler la littérature ». Revenu de Cuba dans sa petite enfance (habitant San Remo), le futur romancier, étouffé par la propagande fasciste, s'est engagé dans la Résistance en 1943 et s'est inscrit au parti communiste italien juste après la guerre (qu'il a quitté en 1956 après l'invasion de la Hongrie par les troupe soviétiques). C'est son désir de raconter la Résistance qui l'a conduit à devenir écrivain.

J'ai dû découvrir les livres d'Italo Calvino dans les années 1980 probablement un peu par hasard, peut-être une bonne présentation de libraire, mais surtout avec des titres d'œuvre irrésistibles (je suis souvent très séduit par le titre d'un livre que j'achète alors d'un geste presque compulsif). J'ai ainsi notamment lu "Le Baron perché" (1957), "La Journée d'un scrutateur", "Cosmicomics" (1965), "Les Villes invisibles" (1972), "Monsieur Palomar" (1983), et surtout, à mon sens, le meilleur de ceux que j'ai lus, "Si par une nuit d'hiver un voyageur" (1979).

Son premier roman est sorti en 1947 ("Le Sentier des nids d'araignées", je ne l'ai pas lu car pas trouvé en librairie mais même sans connaître l'auteur, je l'aurais acheté sans hésitation), et le dernier ouvrage, "Lettres américaines" est sorti après sa mort, en 1988. En fait, sept livres sont sortis après sa mort jusqu'en 1995. Malgré cette mort beaucoup trop jeune, en près de quarante ans d'écriture, Italo Calvino a publié tout de même trente-deux livres, principalement des romans et nouvelles souvent loufoques, et deux livrets d'opéra, ce qui n'est pas rien !


Roland Barthes a vite apprécié cet écrivain hors normes : « Dans l’art de Calvino et dans ce qui transparaît de l’homme en ce qu’il écrit, il y a, employons le mot ancien, c’est un mot du XVIIIe siècle, une sensibilité. On pourrait dire aussi une humanité, je dirais presque une bonté, si le mot n’était pas trop lourd à porter : c’est-à-dire qu’il y a, à tout instant, dans les notations, une ironie qui n’est jamais blessante, jamais agressive, une distance, un sourire, une sympathie. ».

C'est un énorme plaisir de le lire, du moins dans sa traduction française (l'auteur lui-même parlait un français impeccable). Il y a à la fois une narration de type voltairienne (comme un habitant de Sirius qui observerait les humains) et une créativité fantastique. Italo Calvino, c'est le Siècle des Lumières au temps de l'arme nucléaire.

"Le Baron perché" fait partie d'une trilogie avec "Le Vicomte pourfendu" (1952) et "Le Chevalier inexistant" (1959), même si ces trois romans n'ont aucun lien entre eux : « Ils ne sont pas liés l'un à l'autre mais ils sont nés dans le même climat d'invention. ». Ces livres, qui sont des contes philosophiques, se basent sur une idée un peu bizarre (différente).

"Le Baron perché", c'est un enfant qui refuse de manger les escargots et il va s'isoler dans un arbre et n'en descend plus jusqu'à la fin de sa vie (les escargots de l'auteur, c'est le silence des dirigeants communistes italiens sur la répression soviétique à Budapest).

Extrait 1 : « Il ne peut pas y avoir d'amour si l'on n'est pas soi-même, et de toutes ses forces ! ».

Extrait 2 : « Pour bien voir la Terre, il faut la regarder d'un peu plus loin. ».

Extrait 3 : « Sa vie était gouvernée par des idées désuètes, comme il arrive souvent dans les périodes de transition. L'agitation de leur époque communique à certains le besoin de s'agiter aussi, mais à rebours, en dehors du bon chemin. ».

"Le Vicomte pourfendu", c'est un homme coupé en deux dans le sens de la longueur et les deux moitiés survivent et vivent leur vie indépendamment, l'une méchante l'autre gentille.

Extrait 4 : « Mort pour mort, à tous les cadavres ils faisaient le nécessaire pour qu'ils revinssent à la vie. Et je te scie par ci et je te couds par là, et je te tamponne des lésions et je te retourne des veines en doigts de gants pour les remettre en place avec plus de ficelle que de sang à l'intérieur, mais bien rapiécées et bien étanches. Quand un patient mourait, tout ce qu'il avait de bon servait à rapetasser les membres d'un autre, et ainsi de suite. Ce qui donnait le plus de fil à retordre, c'étaient les intestins : une fois déroulés, on ne savait plus comment les replacer. ».

Extrait 5 : « Elle avait allaité tous les jeunes de la famille Terralba, couché avec tous les vieux, fermé les yeux à tous les morts. ».

Extrait 6 : « J'allais souvent dans la boutique de Pierreclou, parce que c'était une belle chose que de le voir travailler avec cette adresse et cette passion. Mais le sellier avait toujours le cœur en peine. Ce qu'il construisait, c'étaient des potences pour innocents. ».

Interrogé par Pierre Dumayet le 11 mai 1960 pour l'ORTF, Italo Calvino évoquait son "baron perché" : « Ce n'est pas une image d'évasion complètement. C'est une image de solitude, c'est une image de volonté, c'est une image d'obstination. (…) Peut-être que sur les arbres, c'est un moyen d'être plus proche que celui qu'on vit sur la terre. (…) Parce qu'il y a cette distance, que c'est un lieu de voir mieux. (…) Ce n'est pas une évasion, cette position de solitude, c'est aussi de participation. ».





"La Journée d'un scrutateur" raconte la journée d'un intellectuel communiste qui est scrutateur pour les élections du 7 juin 1953 dans un dispensaire religieux soignant et hébergeant des milliers de personnes en situation de handicap à Turin (Cottolengo). Son but est d'empêcher les religieux de guider ces patients qui n'ont plus leur propre libre-arbitre à voter pour les candidats démocrates chrétiens (démocrates chrétiens et communistes étaient les deux forces électorales dominantes en Italie à cette époque, à l'instar des histoires de Don Camillo et Peppone), ou de les dénoncer si cela se passait ainsi.

Extrait 7 : « Des jeunes gens, le crâne rasé et la barbe hirsute, étaient assis là en demi-cercle, sur des fauteuils, les mains cramponnées aux accoudoirs. Ils portaient des robes de chambre bleues à rayures dont les pans descendaient jusqu'à terre, cachant le vase disposé sous chaque siège ; mais la puanteur stagnait et des rigoles se perdaient sur le carrelage, entre leurs jambes nues aux pieds chaussés de socques. Ils avaient cet air de famille qu'on rencontre partout au Cottolengo, et leur expression était celle de tous : leur bouche déformée s'ouvrait sur des dents plantées de travers en un ricanement qui tenait du sanglot ; et le tapage qu'ils faisaient se diluait en un jacassement étouffé de rires et de pleurs. ».

Extrait 8 : « Pendant ce temps, les autres faisaient voter un malade. On l'isola, lui et la petite table, derrière le paravent déployé ; cela fait, et comme il était paralysé, une sœur vota à sa place. On retira le paravent ; Amerigo vit une face violacée, révulsée comme celle d'un mort, une bouche béante, des gencives nues, des yeux hagards. On ne découvrait rien de plus que cette tête enfoncée au creux de l'oreiller ; l'homme était aussi raide qu'une pièce de bois, mis à part un râle qui sifflait au fond de sa gorge. ».

Extrait 9 : « On sait ce qu'il en est de ces moments où il semble que nous ayons tout compris : il se peut qu'une seconde plus tard, comme nous voulons préciser ce que nous venons de saisir, tout nous échappe. ».

"Cosmicomics" est un recueil de contes fantastiques et scientifiques qui utilisent la passion de l'auteur pour la sociologie et les sciences naturelles (sa mère était biologiste et son père ingénieur agronome).

Extrait 10 : « Notre destin était le plus, le toujours plus, et nous ne savions pas penser au moins, ne serait-ce que fugitivement ; dorénavant, nous irions du plus à l'encore plus, des sommes aux multiples aux puissances aux factorielles sans jamais nous arrêter ou ralentir. ».

Extrait 11 : « Les marées, quand la Lune était au plus bas, étaient tellement hautes qu'il n'y avait plus personne pour les retenir. Et il y avait des nuits de pleine Lune, celle-ci extrêmement basse, et de marée, celle-là extrêmement haute, au point que si la Lune ne se baignait pas dans la mer, il s'en fallait d'un cheveu ; disons de quelques mètres. Est-ce que nous avons jamais essayé d'y monter ? Et comment donc ! Il suffisait d'y aller, en barque, jusque dessous, d'y appuyer une échelle et d'y monter. ».

Extrait 12 : « Une nuit, j'observais comme d'habitude le ciel avec mon télescope. Je remarquai que d'une galaxie distante de cent millions d'années-lumière se détachait une pancarte. Dessus, il était écrit : JE T'AI VU. Je fis rapidement le calcul : la lumière de la galaxie avait mis cent millions d'années pour me joindre, et comme de là-bas ils voyaient ce qui se passait ici avec cent millions d'années de retard, le moment où ils m'avaient vu devait remonter à deux cents millions d'années. Avant même de contrôler sur mon agenda pour savoir ce que j'avais fait ce jour-là, je fus pris d'un pressentiment angoissant : juste deux cents millions d'années auparavant, pas un jour de plus ni de moins, il m'était arrivé quelque chose que j'avais toujours essayé de cacher. (…) Et voilà que d'un lointain corps céleste quelqu'un m'avait vu, et maintenant l'histoire revenait au jour. ».

"Les Villes invisibles" est une succession de descriptions de villes imaginaires (cinquante-cinq) racontées par Marco Polo. Conte poétique, il donne naissance à de drôles de villes, comme celle où les habitants ne touchent plus le sol (référence directe avec "Le Baron perché"), etc.

Extrait 13 : « La ville pour celui qui y passe sans y entrer est une chose, et une autre pour celui qui s’y trouve pris et n’en sort pas ; une chose est la ville où l’on arrive pour la première fois, une autre celle qu’on quitte pour n’y pas retourner ; chacune mérite un nom différent ; peut-être ai-je déjà parlé d’Irène, sous d’autres noms ; peut-être n’ai-je jamais parlé que d’Irène. ».

Extrait 14 : « Il arrive un moment dans la vie où entre tous ceux qu’on a connus, les morts sont plus nombreux que les vivants. ».

Extrait 15 : « L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tant ce qu’il n’a pas eu, et n’aura pas. ».

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Évoquant surtout "Monsieur Palomar" le 21 août 2007 sur France Culture, Daniele Del Giudice donnait quelques éléments de l'écriture de Calvino : « Si je parle d’Italo Calvino comme d’un "écrivain de formation" c’est que chaque roman est pour lui une forme expérimentale qui présente une certaine manière possible d’être dans le monde, et aussi dans la littérature. À chaque fois, il y a une tentative de s’adapter, non pas en s’aplatissant, mais plutôt en étant en adéquation avec l’expérimentation qu’il est en train de faire. Pour Palomar par exemple, il réussit à se libérer pour la première fois de l’idée de modèle, celui de la vraie société, de la vraie littérature. Dans les années 1960, il abandonne ce modèle unique pour davantage de complexité. Dans Palomar, quand il part de l’idée de "lire une vague" en essayant d’éviter toute méta-pensée, il se donne la possibilité de voir les personnes, les formes, sans plus avoir besoin de modèle. Ces expérimentations qui pourraient sembler purement littéraires sont en réalité d’ordre éthique. L’écriture de Calvino relève non pas d’une éthique prescriptive mais d’une éthique qui est celle du comportement d’un écrivain qui cherche à comprendre et à anticiper ce qui va advenir, à travers la forme qu’il donne, non seulement de la littérature mais aussi de la société. C’est en cela qu’on peut dire que Calvino est un expérimentateur. Ses expérimentations sont presque anthropologiques. Elles se mettent en marche, elles avancent, mais en réalité restent inachevées. Et cela, je crois que Calvino le fait exprès. Car je pense que rien n’est plus éloigné de sa pensée que la positivité. ».

Extrait 16 : « En effet, le silence aussi peut être considéré comme une forme de discours, en tant que refus de l'usage que d'autres font de la parole ; mais le sens de ce silence-discours réside dans ses interruptions, c'est-à-dire dans ce que de temps en temps l'on dit et qui donne un sens à ce que l'on tait. ».

Extrait 17 : « Le fait est qu'il voudrait, plutôt que d'affirmer une vérité particulière, poser des questions, et il comprend que personne n'a envie de sortir des rails de son propre discours pour répondre à des questions qui, venant d'un autre discours, obligeraient à repenser les mêmes choses avec d'autres mots, et peut être même à se retrouver en territoire inconnu, loin des parcours établis. Il voudrait bien aussi que les questions lui viennent des autres : celles auxquelles il répondrait en disant les choses qu'il a le sentiment de pouvoir dire seulement si quelqu'un lui demandait, mais qu'il pourrait dire seulement si quelqu'un lui demandait de les dire. De toute manière, il ne vient à l'esprit de personne de lui demander quoi que ce soit. ».

Extrait 18 : « Monsieur Palomar marche le long d'une plage déserte. Il rencontre de rares baigneurs. Une jeune femme est allongée sur le sable et prend le soleil les seins nus. Palomar, en homme discret, détourne son regard vers l'horizon marin. Il sait qu'en de pareilles circonstances, à l'approche d'un inconnu, les femmes souvent se hâtent de se couvrir, et cela ne lui semble pas bien : c'est dérangeant pour la baigneuse qui prenait tranquillement le soleil ; le passant se sent un gêneur ; le tabou de la nudité se trouve implicitement confirmé ; enfin, le respect des conventions à moitié est source d'insécurité et d'incohérence dans le comportement, plutôt que de liberté et de franchise. C'est pourquoi, dès qu'il voit se profiler de loin le nuage rose bronze d'un torse nu féminin, il se hâte de détourner la tête de façon que la trajectoire de son regard reste suspendue dans le vide et témoigne de son respect courtois pour l'invisible frontière qui enveloppe les personnes. ».

Extrait 19 : « C'est seulement après avoir connu la surface des choses, conclut-il, qu'on peut aller jusqu'à chercher ce qu'il y a en dessous. Mais la surface des choses est inépuisable. ».

Enfin, chef-d'œuvre d'Italo Calvino que je conseille vivement à la lecture, "Si par une nuit d'hiver un voyageur" est une véritable mise en abyme de l'écrivain et du lecteur. Rien que le titre paraît dément mais il se comprend assez vite si on sait que ce roman est une succession de onze débuts de roman dans laquelle Italo Calvino interpelle le lecteur, le fait participer à son écriture, le met dans le rôle du personnage principal (par une narration interpellante, à la seconde personne du singulier), ce qui est un peu fort de café ! C'est un texte donc aussi drôle qu'insolite, qui laisse entrevoir la complexité de la création comme les escaliers de M. S. Escher : « Tu es à ta table de travail, le livre posé comme par hasard parmi tes papiers ; tu soulèves un dossier et tu l’aperçois ; tu l’ouvres distraitement, les coudes sur la table, les poings contre les tempes, on dirait que tu te plonges dans l’examen d’une affaire, et te voilà en train de parcourir les premières pages d’un roman. ». Si on met bout à bout tous les titres de chapitre, cela donne d'ailleurs un nouveau message sous forme poétique.

Extrait 20 : « Le moment le plus important, à mes yeux, c’est celui qui précède la lecture. Parfois le titre suffit pour allumer en moi le désir d’un livre qui peut-être n’existe pas. Parfois, c’est l’incipit du livre, ses premières phrases… En somme : s’il vous suffit de peu pour mettre en route votre imagination, moi, il m’en faut encore moins : rien que la promesse d’une lecture. ».

Extrait 21 : « Lecteur, il est temps que ta navigation agitée trouve un port. Quel havre plus sûr qu'une grande bibliothèque pourrait t'accueillir ? Il y en a certainement une dans la ville d'où tu étais parti et où tu es revenu après ton tour du monde d'un livre à l'autre. ».

Extrait 22 : « Je voudrais savoir écrire un livre qui ne serait qu’un incipit, qui garderait pendant toute sa durée les potentialités du début, une attente encore sans objet. ».

Extrait 23 : « Je suis une de ces personnes qui n'attirent pas l'œil, une présence anonyme sur un fond encore plus anonyme; si tu n'as pu t'empêcher, Lecteur, de me remarquer parmi les voyageurs qui descendaient du train, puis de suivre mes aller et retour entre le buffet et le téléphone, c'est seulement parce que mon nom est "moi", tu ne sais rien d'autre de moi, mais cela suffit pour te donner le désir d'investir dans ce moi inconnu quelque chose de toi. ».

Extrait 24 : « Il n’est pas facile de trouver la bonne position pour lire, c’est vrai. Autrefois, on lisait debout devant un lutrin. Se tenir debout c’était l’habitude. C’est ainsi que l’on se reposait quand on était fatigué d’aller à cheval. Personne n’a jamais eu l’idée de lire à cheval ; et pourtant lire bien droit sur ses étriers, le livre posé sur la crinière du cheval ; ou même fixé à ses oreilles par un harnachement spécial, l’idée te paraît plaisante. On devrait être très bien pour lire, les pieds dans des étriers ; avoir les pieds levés est la première condition pour jouir d’une lecture. ».

Extrait 25 : « Dans un aéroport africain, parmi les otages de l'avion détourné qui attendent couchés sur le sol en s´éventant ou se pelotonnent sous les plaids distribués par les hôtesses au moment où tombe brusquement la température nocturne, Marana admire le calme imperturbable d'une jeune femme qui se tient accroupie dans un coin, les bras passés autour de ses genoux relevés sous sa longue jupe, ses cheveux qui tombent sur un livre lui cachant le visage, sa main abandonnée tournant les pages comme si l'essentiel se décidait là, au prochain chapitre. ».

Extrait 26 : « J'attends des lecteurs qu'ils lisent dans mes livres quelque chose que je ne savais pas ; mais je ne peux l'attendre que de ceux qui attendent de lire quelque chose qu'eux, à leur tour, ne savaient pas. ».

Le mot de la fin reste encore à Italo Calvino à propos de son métier d'écrivain : « Dans une certaine mesure, je crois que nous écrivons toujours au sujet de quelque chose que nous ne connaissons pas. Nous écrivons pour permettre au monde non écrit de s'exprimer à travers nous. De l'instant où mon attention se détourne de l'ordre régulier des lignes écrites pour suivre la mouvante complexité de ce qu'aucune phrase ne pourra contenir ou épuiser, j'ai l'impression d'être sur le point de comprendre que, de l'autre côté des mots, quelque chose essaie de sortir du silence, de signifier à travers le langage, comme des coups frappés contre les murs d'une prison. ».

La chaîne Arte a produit un excellent documentaire de Duccio Chiarini sur Italo Calvino qui a été diffusé le mercredi 11 octobre 2023 et qui reste disponible sur Internet (et ci-après) jusqu'au 8 janvier 2024.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (14 octobre 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Italo Calvino.
Hubert Reeves.

Jean-Pierre Elkabbach.
Jacques Julliard.

Robert Sabatier.
Hélène Carrère d'Encausse.

Molière.
Frédéric Dard.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.








https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20231015-italo-calvino.html

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-petit-monde-d-italo-calvino-250320

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2023/10/13/40072620.html








 

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5 août 2023 6 05 /08 /août /2023 20:52

« Immortelle, historienne du temps long, elle sut toujours marier le goût des institutions et des permanences, avec la singularité comme l’audace que toute sa vie inspire. (…) Du modeste appartement familial à Vanves, [ses parents] firent un inépuisable creuset de culture européenne, meublé par les livres, animé par les conversations qui débutaient en géorgien, en russe, ou en italien, pour se terminer en français, cette langue alors de survie, qui devint la langue de sa vie. » (Communiqué de l'Élysée).





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Quelques jours après Alexandre Adler, c'est une autre spécialiste de la Russie à l'époque soviétique qui vient de partir ce samedi 5 août 2023 à Paris. Hélène Carrère d'Encausse, célèbre soviétologue (on disait kremlinologue), s'est en effet éteinte à l'âge de 94 ans qu'elle avait atteinte un mois auparavant, née le 6 juillet 1929 à Paris. Un hommage national lui sera rendu par Emmanuel Macron « aux Invalides avant la fin de l'été ». Russie et langue française, sans doute les deux principales passion de l'historienne qui ont structuré toute son existence.

Originaire de Géorgie, elle s'appelait, à sa naissance, Hélène Zourabichvili, du même nom que l'actuelle Présidente de la République de Géorgie Salomé Zourabichvili (71 ans), qui est sa cousine germaine (la fille de son oncle). Sa famille paternelle avait émigré en France après la Révolution russe et la soviétisation de la Géorgie qui l'a fait plonger dans la grande pauvreté, tandis que sa famille maternelle était d'origine allemande (rhénane) et russe (sa mère Nathalie est née à Florence, en Italie). Son père Georges, philosophe et économiste, a été assassiné en 1944 et elle est restée sans nationalité jusqu'à l'obtention de la nationalité française en 1950 (à sa majorité à l'âge de 21 ans). Parmi ses ancêtres, il y a eu des grands serviteurs de l'empire russe et des dissidents, en particulier le président de l'Académie des sciences sous Catherine II et trois régicides (selon la notice de l'Académie française).

Héléne Carrère d'Encausse s'appelait ainsi parce que le 5 juillet 1952, elle a épousé Louis-Édouard Carrère (95 ans), fils de deux musiciens, le violoniste Georges Carrère et la pianiste Paule Dencausse, qui s'est fait appeler Louis Carrère d'Encausse. Cela explique pourquoi leurs enfants ont adopté ou pas ce second patronyme qui n'est en fait qu'un pseudonyme, l'écrivain Emmanuel Carrère, l'avocate Nathalie Carrère et la médecin et présentatrice d'émissions télévisées Marina Carrère d'Encausse (qui, au début, officiait sur France 5 en duo avec un autre médecin, Michel Cymes).

Elle a appris la langue russe avant la langue française, mais sa patrie d'adoption qui est aussi sa patrie natale, sa patrie intellectuelle a toujours été la France (le communiqué de l'Élysée évoque « un destin exceptionnel, mû par l’amour de notre pays, de sa langue et de sa culture, et la volonté d’écrire en français l’histoire du monde pour mieux servir notre nation et notre Europe »). Diplômée de Science Po Paris (IEP Paris), docteure en histoire en 1963 (son sujet de thèse était : "Réforme et révolution chez les musulmans de l’Empire russe", publiée en 1966 chez Armand Colin) et docteure ès lettres en 1976, elle a hésité puis renoncé à se présenter à l'ENA. Au lieu d'historienne, on aurait pu l'imaginer ambassadrice, par exemple.

Sa carrière d'universitaire fut prestigieuse : elle a enseigné l'histoire à la Sorbonne (elle a présidé Radio Sorbonne entre 1984 et 1987), puis à l'IEP Paris, elle a aussi été directrice d'études à la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), elle a aussi enseigné au prestigieux Collège d'Europe de Bruges et encore dans plusieurs universités américaines, canadiennes, belges, etc.

Entre 1959 et 2021, Hélène Carrère d'Encausse a publié une quarantaine d'essais historiques, principalement sur la Russie, au style clair et aux idées claires, en particulier des biographies (Staline en 1979, Nicolas II en 1996, Lénine en 1998, Catherine II en 2002, Alexandre II en 2008, Alexandra Kollontaï en 2021). Sa carrière médiatique a véritablement commencé en 1978 avec la publication d'un livre événement devenu best-seller : "L'Empire éclaté : la révolte des nations en URSS" (chez Flammarion).

Voici un extrait de la note de lecture de l'historienne et démographe Jacqueline Hecht (1932-2020) parue quelques mois après la sortie du livre :
« Les revendications de certains groupes nationaux, Tatars, Allemands, Juifs, ceux que Carrère d'Encausse appelle les "apatrides" de l'URSS, ou ceux qu'elle appelle encore les "rebelles", comme les Géorgiens, ou les "frères ennemis" (les Ukrainiens), montrent bien que l'intégration totale est loin d'être acquise et que le peuple dit soviétique est en fait un conglomérat de peuples. Le facteur religieux est, lui aussi, un facteur de renforcement des particularismes : ainsi le catholicisme en Lituanie et, à la périphérie, l'islam, puissant ciment d'organisation politique et sociale, qui apporte un autre système de valeurs dans la société soviétique, et à cause duquel, derrière l'Homo sovieticus, se profile désormais l'Homo islamicus. Celui-ci, sans s'opposer au système, témoigne par sa seule présence que "le peuple soviétique a au moins deux composants : les Soviétiques et les musulmans soviétiques". ».

C'était son neuvième ouvrage et il a détonné (surtout par son titre et sa quatrième de couverture) car l'auteure a anticipé l'effondrement de l'Union Soviétique plus de douze ans avant l'événement. Néanmoins, ses "prédictions" (du moins, ce qu'on pouvait interpréter comme telles, car en bonne historienne, elle ne faisait aucune prédiction) n'étaient pas forcément pertinentes puisqu'elle envisageait, au contraire de la réalité, un effondrement par explosion démographique dans les États musulmans d'Asie centrale. Or, l'effondrement a été principalement politique, porté par la Pologne, les Pays baltes, l'Allemagne de l'Est, la Hongrie, et l'évolution démographique, au contraire, a été fortement à la baisse, non seulement en raison d'une réduction des frontières de "l'empire russe", mais aussi d'une baisse de l'espérance de vie et d'une baisse de la natalité.


L'historienne a publié plusieurs ouvrage pour développer "L'Empire éclaté" et aussi mettre ses analyses à jour avec l'actualité. Je conseille notamment la lecture de "La Russie entre deux mondes" en 2010 (éd. Fayard) et de "Six années qui ont changé le monde : 1985-1991, la chute de l'Empire soviétique" en 2015 (éd. Fayard).

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C'est à la fin des années 1970 qu'Hélène Carrère d'Encausse a donc acquis sa notoriété auprès du grand public et aussi auprès des institutions. Car au-delà de sa passion intellectuelle pour la Russie et le monde russe qu'elle ressentait évidemment dans ses tripes, par son origine familiale, elle avait, comme le proposait le Président de la République « le goût des institutions » et plus généralement des honneurs et récompenses. Elle a été très décorée, en particulier grand-croix de la Légion d'honneur en 2011, officier de l'ordre national du Mérite, commandeur de l'ordre des Palmes académiques, commandeur de l'ordre des Arts et des Lettres en 1996, médaille de l'ordre de l'Honneur en 2009 (décoration en Russie, elle était, à ma connaissance, la seule récipiendaire non russe), etc. Elle a reçu le Prix Comenius de pour l'ensemble de son œuvre en 1992.

L'universitaire a été nommée dans de nombreux organismes : comme membre la Commission pour la réforme du code de la nationalité de 1986 à 1987, conseillère auprès de Jacques Attali à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) en 1992 « participant ainsi à l’élaboration d’une politique d’assistance à la démocratisation des anciens États communistes », présidente de la Commission des archives diplomatiques françaises, présidente de la Commission des sciences de l'homme au Centre national du livre (CNL) de 1993 à 1996,, membre du Conseil national pour un nouveau développement des sciences humaines et sociales en 1998, présidente du conseil scientifique de l'Observatoire statistique de l'immigration et de l'intégration en 2004, etc.

Lorsqu'on croisait Hélène Carrère d'Encausse, on avait l'impression aussi de croiser Simone Veil. Si les deux femmes (de la même génération) étaient très différentes et d'origine très différente, elles étonnaient d'abord par leur taille assez petite mais en contradiction avec le visage qu'elles affichaient, montrant qu'elles étaient des femmes de caractères, de volonté, de vision, de dynamisme qui, souvent, impressionnaient. En d'autres termes, des grandes dames.

Les deux ont eu des origines familiales bien particulières, très différentes mais issues des deux principales tragédies humaines du XXe siècle (les camps d'extermination nazis pour Simone Veil, la Révolution russe pour Hélène Carrère d'Encausse). Elles ont été des femmes actives, intellectuelles, elles n'ont pas hésité, après la guerre, à poursuivre des études longues. Elles ont eu pour l'Europe une passion particulière, l'une pour promouvoir la paix, l'autre pour tenter la réconciliation du continent européen (la guerre en Ukraine fut un véritable désespoir pour Hélène Carrère d'Encausse). Les deux ont été distinguées, gratifiées, récompensées par les institutions républicaines par de nombreux prix et décorations (Simone Veil jusqu'à être inhumée au Panthéon).

L'une et l'autre ont été députées européennes, l'une et l'autre ont été "immortelles", élues membres de l'Académie française et chacune élue première femme à la tête de ces deux grandes institutions. Simone Veil fut la première femme (et plus généralement personne) Présidente du Parlement Européenne en 1979 et Hélène Causse d'Encausse fut la première femme élue Secrétaire perpétuel (sans féminin encore, voir plus loin) en 1999 et elle le resta près d'un quart de siècle.

Les comparaisons pourraient s'arrêter là mais encore un aspect plus politique : aucune des deux femmes n'étaient ce qu'on appellent des "partisanes", c'est-à-dire des militantes forcenées de partis politiques. Par leur engagement européen, elles étaient naturellement proches de l'UDF, le parti fondé par Valéry Giscard d'Estaing (autre immortel), mais ni l'une ni l'autre n'ont jamais eu la carte de l'UDF. Simone Veil a eu une véritable carrière comme députée européenne (1979 à 1993) et l'Académie fut pour elle accessoire (élue le 20 novembre 2008).

De son côté, si Hélène Carrère d'Encausse a été élue députée européenne de 1994 à 1999, en numéro deux de la liste UDF-RPR menée par Dominique Baudis (maire UDF de Toulouse), c'était à la demande de Jacques Chirac et pour l'occasion, malgré sa proximité avec les idées de l'UDF, elle a pris sa carte du RPR pour être dans le quota des candidats RPR de la liste (en numéro deux, la liste alternait UDF et RPR, mais n'avait pas encore la contrainte de devoir alterner un homme, une femme). Ainsi, l'historienne a été pendant un mandat élue européenne, mais seulement à titre accessoire au contraire de Simone Veil. Elle a été néanmoins élue vice-présidente de la commission des affaires étrangères et de la défense du Parlement Européen.


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En revanche, l'Académie française ne fut pas du tout accessoire pour Hélène Carrère d'Encausse qui a été élue par cette noble institution le 13 décembre 1990, encouragée par Henri Troyat (dont les origines lui faisaient apprécier l'historienne) et par Jean d'Ormesson. Elle a été élue au 14e fauteuil, celui de Victor Hugo, du maréchal Hubert Lyautey, du maréchal Louis Franchet d'Espèrey, et elle a succédé directement à Jean Mistler (ancien secrétaire perpétuel), qui a été (entre autres) ministre de l'unique gouvernement de Joseph Paul-Boncour en 1932.

À son élection, Hélène Carrère d'Encausse était la troisième femme à avoir été élue à l'Académie, après Marguerite Yourcenar et Jacqueline de Romilly. Le 6 décembre 2012, elle citait Madame de Staël, George Sand et Colette comme possibles femmes académiciennes : « Le sens des usages, de la tradition, de leur dignité et le choix de leur mode de vie et de leurs comportements, c’est-à-dire le sens de leur liberté, les ont préservées de briguer l’Académie. Et ce sont les académiciens qui, reconnaissant des qualités si éminentes et les services rendus, ont décidé un jour d’inviter les femmes à les rejoindre. ».

Hélène Carrère d'Encausse a été reçue sous la Coupole le 28 novembre 1991 par Michel Déon (son épée d'académicienne lui a été remise le 21 novembre 1991 par Henri Troyat). Elle a été élue secrétaire perpétuel de l'Académie française le 21 octobre 1999, succédant à Maurice Druon (qui voulait absolument qu'une femme lui succédât pour reprendre la modernité aux autres académies de l'Institut), et l'est restée jusqu'à sa mort plus de vingt-trois ans plus tard. C'est la plus grande longévité d'un secrétaire perpétuel depuis le 8 mai 1870, à la mort d'Abel François Villemain, et la quatrième plus grande longévité depuis 1634, l'élection du premier secrétaire perpétuel.

Je l'ai rencontrée lors d'un colloque qui s'est tenu au Collège de France le 9 décembre 2013. Elle expliquait qu'elle revenait d'un voyage au Cambodge et était désolée que la langue française eût si peu de locuteurs. Dans ce pays faisant partie de la francophonie, il y a un centre culturel français pour apprendre le français, mais cela coûte très cher de s'y inscrire, donc impossible pour la plupart des habitants. En revanche, il y a un centre Confucius pour apprendre à parler chinois qui est gratuit et les inscrits sont même invités à passer un séjour d'immersion en Chine. Elle disait cela ...en insistant aussi sur le fait que pour la France, il n'y a pas qu'un problème d'argent mais aussi de visa : on ne peut même pas circuler librement à l'intérieur de l'espace francophone (d'autant plus que nos lois sont surtout ciblés vers les Maghrébins).

La défense de la langue française a été l'une de ses priorités à la tête de l'Académie française, notamment en refusant la réforme de l'orthographe de 1990 : « Il est remarquable que la tempête s’étendit à toute la société. Les médias y firent une place considérable et pendant des mois les Français, qui tendent à oublier l’orthographe, débattirent passionnément du sort de l’accent circonflexe. » (3 décembre 2009). Elle était également très opposée à l'écriture inclusive dont la motivation était stupide puisque cela signifierait que les mots puissent avoir un sexe. Va d'ailleurs être publié le dernier tome de la neuvième édition du Dictionnaire de l'Académie française (le premier tome est sorti en 1992) et Hélène Carrère d'Encausse en aura été l'une des principales contributrices en présidant les très nombreuses séances de travail.

Première secrétaire perpétuel femme, elle n'était pas insensible aux responsabilités données aux femmes, et pourtant, elle était peu adepte de la féminisation des fonctions, préférant son titre au masculin (secrétaire perpétuel) au titre féminin (secrétaire perpétuelle). Ce sera probablement une question de temps, comme cela était pour une femme Premier Ministre (Édith Cresson était Madame le Premier Ministre ; Élisabeth Borne est Madame la Première Ministre). Ou même ministre : Michèle Alliot-Marie voulait se faire appeler Madame le Ministre de la Défense, par exemple. Hélène Carrère d'Encausse voulait être appelée "président" et pas "présidente" d'un comité Théodule parmi les nombreux qu'elle présidait (voir plus haut). C'est seulement au bout de plusieurs années, en février 2019, qu'elle accepta de proposer quelques métiers au nom féminisé, sous la pression de l'époque.

Hélène Carrère d'Encausse a prononcé beaucoup de discours académiques en faveur de la langue française sous la Coupole. Le 5 décembre 2002, elle a déclaré : « Une volonté politique ferme est nécessaire. N’est-il pas temps de faire de la langue française la grande cause nationale de ce début de siècle ? ». Le 2 décembre 2004 : « Faut-il ajouter que l’anglais utilisé à tout va est davantage une langue d’aéroport que celle de Shakespeare ? Et que, de l’autre côté de la Manche, les Anglais se gaussent de cette anglophonie approximative ? Pour autant, nul n’hésite plus dans les entreprises, voire dans des universités, à répondre au courrier d’un Autrichien ou d’un Italien rédigé en français par une lettre écrite en anglais. ».

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Le 30 novembre 2006 : « Pourquoi maltraite-t-on le français dans notre pays ? Le vocabulaire se réduit, on ignore la grammaire et la syntaxe. La phrase n’est le plus souvent qu’une simple juxtaposition de mots employés hors de leur sens, ou d’anglicismes inappropriés, ou enfin d’un nouveau vocabulaire, qui évoque irrésistiblement la novlangue d’Orwell, fondé comme elle sur des critères de correction politique. Les mots utilisés couramment s’éloignent toujours plus de la réalité qu’ils nomment. L’école, qui a pour mission de transmettre la langue et la littérature aux adultes de demain, admet, hélas ! que ses élèves apprennent le français en écoutant Sky Rock ou Fun Radio, plutôt que dans les textes d’Anatole France ou de Colette. Mais il est vrai, nous dit-on, que dictées et récitations sont des exercices qui blessent la liberté des élèves. Montaigne, Rabelais, Corneille, Marivaux sont passés à la trappe des programmes parce que jugés incompréhensibles, et l’on considère que le néo-argot des banlieues et un vocabulaire technique anglo-américain simpliste sont les meilleurs outils de communication modernes. La langue, disent les spécialistes de l’éducation, doit s’adapter à une société hétérogène, à la mondialisation, aux nouvelles technologies de communication, à la professionnalisation. Et surtout à la libre invention de celui qui parle au mépris de toute règle. Il n’est guère étonnant dans ces conditions que ce français dégradé, déconcerte et décourage tous ceux qui, hors de nos frontières, continuent à chérir notre langue (…). ».

Une définition de la francophonie le 27 octobre 2007 : « Ceux qui au XVIIIe siècle liaient la position universelle du français à la puissance royale, à l’impérialisme des souverains, seraient déconcertés de constater qu’au XXIe siècle, alors que la France est passée du rang de très grande puissance au statut d’État moyen, que l’Europe est elle-même dépassée par la puissance américaine et surtout par les sociétés démographiquement si fortes d’Asie, la francophonie atteste d’une persistance de l’envie du français à travers le monde et reste une des formes d’universalité. Au XXIe siècle ni la puissance politique, ni la richesse, ni même le poids démographique remarquable des siècles passés ne peuvent expliquer la pérennité de l’envie du français et l’existence de cette communauté d’esprit qui se nomme francophonie. Le monde moderne est moins préoccupé qu’il ne le fut de la conversation, de la civilité, de la convivialité et de l’élégance, toutes composantes du prestige du français hors de ses frontières. Et pourtant, la francophonie qui unit aujourd’hui des centaines de millions d’hommes à travers un nombre considérable de pays, ceux qui participèrent au destin français par la domination coloniale, la plupart des pays européens, mais aussi des pays longtemps peu familiers avec la France et sa langue, témoigne d’une étonnante vitalité, d’autant plus étonnante qu’elle ne repose ni sur l’obligation, ni sur des pressions, ni sur des intérêts matériels. Le seul fondement de la francophonie est le choix, la passion d’une langue qui est associée à des valeurs indépendantes d’une nation particulière, le respect de l’altérité, l’esprit de liberté, la tolérance. ».

Un optimisme relatif exprimé le 27 novembre 2008 : « La "complainte du français perdu" n’est plus d’actualité. (…) Les signaux se multiplient indiquant que la mondialisation, conséquence première de la révolution des technologies de l’information et de la communication, s’accommode mal en dernier ressort de l’uniformité, linguistique notamment. Cette mondialisation n’abolit pas les différences entre États, ni les clivages des cultures et c’est pour cela qu’elle sera multilingue. Et la langue française, parce qu’elle est en France le ciment de l’État et de la société, par son rôle passé et présent au sein de l’Europe, parce qu’elle unit le monde francophone, y retrouve son prestige et son aptitude à rayonner. ».

Le 5 décembre 2013, Hélène Carrère d'Encausse remettait en cause le programme de français à l'école qui empêcherait d'aimer la lecture : « En dépit des différences sociologiques, c’est la maîtrise et le goût de la langue qui partout reculent. Et notamment parce que le goût de la lecture et le savoir lire sont en régression. Pour savoir lire, c’est-à-dire lire par goût, par appétit, il faut avoir lu beaucoup. Et le goût se forme au contact des œuvres. Les élèves de l’enseignement secondaire doivent selon les nouveaux principes de l’enseignement de la littérature décortiquer des textes isolés de leur contexte et non des œuvres. Et plutôt que d’en goûter les beautés, d’en chercher le sens, doivent chercher qui est l’énonciateur, à qui s’adresse l’énonciation, de quel genre relève ce texte et dans quel registre il se situe. Molière se serait diverti de ce galimatias. Mais les élèves, enfermés dans ces consignes abstraites, peuvent-ils comprendre la souffrance d’Emma Bovary ? Ou s’émouvoir au récit des adieux de Titus et Bérénice ? Le goût de lire ne s’acquiert qu’avec une certaine vacance. Chercher à analyser savamment un texte selon des préceptes rigides ne prédispose pas à la rêverie, à l’identification au héros, à la volonté de connaître la fin de l’histoire qui nous fait sauter les pages d’une description trop longue avant d’y revenir, tous comportements passionnés qui constituent le bonheur de la lecture. ».

Le risque de la mondialisation le 4 décembre 2014 : « Le défi n’est pas mince, il faut dans ce qui est devenu une jungle langagière restaurer un usage, sous peine de ne plus disposer d’outil permettant aux hommes de se comprendre. De façon fort étonnante, l’Académie retrouve, en sautant par-dessus près de quatre siècles, la raison d’exister qui incita Richelieu à inventer cette curieuse institution. À sa naissance elle devait contribuer à l’unité de peuples qui n’avaient pas encore constitué une nation. Au XXIe siècle, c’est pour répondre à la dispersion des hommes, à leur isolement, à leur désarroi qu’elle doit distinguer et définir l’usage de la langue qui pourrait les rassembler autour de leur longue histoire commune. Ne nous y trompons pas, l’aventure de la langue au XXIe siècle, en cet âge des incertitudes, n’est pas simplement une affaire française, toutes les sociétés y sont plus ou moins confrontées. Toutes sont convaincues que dans ce monde naissant, dont nul ne connaît encore les règles, seule la parole qui commande la pensée permet aux hommes de se parler pour reconstruire un monde compréhensible et pacifié, et pour sauver, en dernier ressort, notre civilisation. ».

Le dernier discours académique d'Hélène Carrère d'Encausse fut prononcé le 1er décembre 2022, il y a quelques mois seulement, pour évoquer la vie de Voltaire, et ses derniers mots fut une citation de Victor Hugo commémorant le centenaire de la mort de Voltaire : « Il y a cent ans un homme mourait, il est mort immortel. ».


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (05 août 2023)
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Pour aller plus loin :
Hélène Carrère d'Encausse.
Alexandre Adler.

Antone Sfeir.
G. Bruno.
Pap Ndiaye.
Geoffroy Lejeune.
Éric Zemmour.
Milan Kundera.
Vaclav Havel.
Denise Bombardier.
Victoria Amelina.
Edgar Morin.
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.

Michel Houellebecq.
Éric Zemmour.
Bertrand Renouvin.
Charles Hernu.
Éric Tabarly.
Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
Jacques Rouxel.
Jacques Maritain.
Aimé Césaire.

François Léotard.
John Wheeler.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Le Petit Prince.
Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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20 juillet 2023 4 20 /07 /juillet /2023 05:12

« Faisons donc ce rêve où le Maghreb serait un partenaire laïcisant et finalement assez vigoureux dans le monde musulman, hostile à la montée de l’islamisme politique. » ("L'Islamisme va-t-il gagner ?", éd. du Rocher, 2012).




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Admis à l'hôpital Pompidou de Paris, Alexandre Adler est mort ce mardi 18 juillet 2023 à l'âge de 72 ans (il est né le 23 septembre 1950 à Paris). D'origine allemande, russe et juive et marié à la philosophe Blandine Kriegel, Alexandre Adler était un normalien, agrégé d'histoire, professeur des universités, historien et journaliste, spécialisé en géopolitique et plus particulièrement à tout ce qui traitait de l'Union Soviétique, de la Russie et de l'Europe centrale et orientale.

On pouvait le croiser de temps en temps près de la Maison de la Radio (il tenait pendant longtemps une chronique sur France Culture). Alexandre Adler, à la voix claire et posée, était un bonhomme très sympathique, poli, courtois, érudit, et aussi très créatif, qui avait une vision très personnelle des relations internationales, qui posait les sujets avec une grande culture, une grand connaissance historique, en faisant des liens très audacieux voire farfelus entre différents événements dans le temps et l'espace.

Si les analyses géopolitique d'Alexandre Adler devaient toujours être sujettes à caution, elles avaient l'intérêt de l'originalité, de l'érudition et de l'intelligence, car l'intelligence, somme toute, qui vient du verbe comprendre en latin, c'est relier entre elles des connaissances éparses pour y déceler un sens, un chemin, et Alexandre Adler était très friand des sentiers qu'il balisait lui-même, proposant une vision très particulière du monde. Beaucoup ont parlé justement de ses analyses "audacieuses" car cet adjectif n'apporte aucune connotation négative ou positive, elle apporte surtout la notion d'un monde revu et corrigé.

Parallèlement à sa carrière universitaire, Alexandre Adler a eu une activité journalistique intense qui l'a fait connaître du grand public. Par écrit ou par oral, il intervenait depuis une quarantaine d'années dans de nombreux médias, en particulier "Libération", "Le Matin de Paris", "Courrier international" (dont il a été le directeur éditorial), "Le Monde", "Le Point", "L'Express", "Le Figaro", mais aussi à la radio, Europe 1, RTL, France Culture, et à la télévision Arte, France 5, Direct 8, etc. Auteur d'une trentaine d'essais depuis la fin des années 1970, il n'a jamais laissé indifférent ses auditeurs ou lecteurs par son audace, qui a été rarement prédictive (ou, si c'était le cas, seulement par chance et hasard, selon ses détracteurs).

Ses considérations ont aussi beaucoup évolué et il serait même difficile d'y voir une cohérence durable : communiste ou socialiste, selon les époques avant la chute du mur de Berlin (dans les années 1980, il était proche de François Mitterrand, Jean-Pierre Chevènement, Régis Debray, Max Gallo, François Hollande, Jean-Pierre Jouyet, etc.), Alexandre Adler est devenu partisan d'une alliance très forte avec les États-Unis après l'autre événement majeur de l'après-guerre, les attentats du 11 septembre 2001, au point de soutenir la croisade menée par George W. Bush contre l'islamisme (et en particulier, la guerre en Irak).

Néanmoins, cet ami de Kissinger a soutenu John Kerry en 2004 (il a pronostiqué la victoire de Kerry) et Barack Obama en 2008 (il a pronostiqué l'échec d'Obama). On a alors parlé d'un "virage atlantiste" d'Alexandre Adler. Il soutenait alors l'intervention des États-Unis au Moyen-Orient, en particulier en Irak et en Afghanistan, alors que quelques années auparavant, il estimait que l'invasion soviétique en Afghanistan était défendable, notamment parce que le gouvernement afghan a été le premier des gouvernements à reconnaître la future Union Soviétique en 1919 et à établir des liens diplomatiques.

Par ailleurs, il était partisan du Traité constitutionnel européen au référendum de 2005, après avoir soutenu deux fois pour Jacques Chirac en 1995 et en 2002 (malgré sa proximité socialiste d'origine et, plus tard, sa position favorable à la guerre en Irak), et a souvent fustigé le courant altermondialiste qu'il assimilait au courant illibéral.

Parmi ses détracteurs, Mathias Reymond, maître de conférences en sciences économiques à l'Université d'Évry, s'en est pris plusieurs fois à Alexandre Adler. Notamment sur le site Acrimed le 18 novembre 2004 avec un article au titre évocateur : "Les facéties d'Alexandre Adler : feu sur les altermondialistes" : « À longueur d’antenne et de colonnes, Adler rumine toujours les mêmes poncifs, à grands renforts d’analogies historiques dont la vacuité n’a d’égale que la vanité d’un cuistre, dissimulant derrière son érudition apparente (destinée à produire des effets de sidération) les haines recuites dont il parsème son vocabulaire. Ce pamphlétaire tous-médias (…) ne doit la place qu’il occupe qu’à la magie qui le fait passer pour un commentateur avisé auprès de nombre de ses confrères. Dans l’orchestre, Adler fait office de grosse caisse... ».

Et dans "Le Monde diplomatique" de juin 2005 avec un autre article au titre tout aussi évocateur : "Alexandre Adler, portrait d'un omniscient" : « Considéré par de nombreux journalistes comme la référence en matière de géopolitique et de conflits internationaux, Alexandre Adler (…) est présenté comme un commentateur avisé par ses confrères. Ils lui décernent le Prix du livre politique 2003 pour "J’ai vu finir le monde ancien" (…). Nul ne nie l’immense culture d’Alexandre Adler, dont la panoplie des connaissances embrasse l’histoire des États-Unis, le conflit du Proche-Orient, sans oublier la Russie, l’Amérique latine et l’Afrique. Cette science lui permet d’expliquer successivement que la victoire électorale de M. Silvio Berlusconi en 2001 est une "catastrophe morale. (...) On peut rapprocher les figures de Mussolini et de Berlusconi" ("Courrier international", 3 mai 2001), avant de se reprendre : "La victoire totale de Berlusconi permet de liquider enfin la Ligue (...). C’est en soi une victoire de la démocratie". ("L’Expansion", 23 mai 2001). (…) Assurément, Alexandre Adler ne peut être spécialiste de tous les sujets ; ses chroniques régulières dans un nombre important de médias ne lui laissent pas autant de temps qu’il le souhaiterait pour enquêter. (…) Alexandre Adler apprécie les rapprochements insolites. Il a signalé aux auditeurs de France-Culture que la "campagne [d’attentats du Hamas] a fait plus de morts en trois mois que l’ETA en vingt-cinq ans" (19 octobre 2004). Il a également mêlé M. Oussama Ben Laden, la capitulation franco-britannique de 1938 à Munich et la victoire électorale de M. José Luis Zapatero en Espagne : "Ben Laden vient de remporter une victoire stratégique importante. (...) L’électorat [espagnol] a voté pour la trouille, pour le renoncement, pour Munich. Donc le terrorisme parvient à ses fins, il est justifié puisqu’il obtient des résultats spectaculaires" (France-Culture, 15 mars 2004). (…) Souvent présenté comme un visionnaire de génie, notre expert a accumulé les prévisions malencontreuses. ».

Ces extraits sont un condensé de ce qui était souvent reproché à Alexandre Adler, à savoir de connecter des faits historiques entre eux qui n'auraient peut-être aucun lien, d'une part, et de faire des pronostics erronés, d'autre part.

Je propose ici quelques réflexions d'Alexandre Adler, qui restent très "adlériennes".

Jeudi noir et Staline :
« Pour cela, [Staline] fait concocter par ses services idéologiques une théorie de la stratégie mondiale dite de la "troisième période révolutionnaire", où il annonce, coup de chance, le début d’une nouvelle tempête révolutionnaire pour 1929. Or, celle-ci va bien avoir lieu, à Wall Street, mais sans que cette analyse soit liée à la moindre lucidité économique des théoriciens du Komintern. Ce faisant, il entraîne tous les partis communistes d’Occident dans un affrontement total et sans répit contre la social-démocratie, notamment allemande, désormais qualifiée de "social-fascisme", pour mieux rompre les ponts avec la stratégie léniniste du front unique, à un moment où le chômage de masse va affaiblir le réformisme syndical dans la République de Weimar. » ("Le Communisme", éd. PUF Que sais-je ?, 2001).

Anti-américanisme et islamisme :
« [L'anti-américanisme est] un sentiment fascisant qui, de fait, se trouve en sympathie avec le "fascisme musulman" propagé par les islamistes. » (Proche-Orient.info, le 14 octobre 2003).

Massoud et l'Iran :
« Face à la pression de l’armée pakistanaise et des intégristes arabes, n’est-ce pas vers Téhéran que s’est spontanément tourné le leader des Tadjiks afghans Ahmed Shah Massoud, ainsi que son allié le mollah sunnite modéré antiwahabbite Burhanuddin Rabbi ? De même au Tadjikistan, c’est Téhéran qui soutenait avec Massoud, depuis son réduit afghan, l’insurrection "islamo-démocrate" locale ; Massoud y a d’ailleurs poussé, dès 1995, ses alliés à se réconcilier avec les communistes soutenus par Moscou, dans le cadre plus général de l’alliance globale de l’Iran avec la Russie. » ("Rendez-vous avec l'Islam", 2005).

Covid-19 :
« Hormis un conflit planétaire majeur, que nous jugeons improbable, une pandémie serait l’autre événement de grande échelle qui, selon nous, pourrait stopper ce processus [de mondialisation]. » ("Comment sera le monde en 2020 ?", Rapport de la CIA, éd. Le Grand Livre du mois, 2005).

Islam et laïcité :
« L’existence d’un affrontement qui s’étend aujourd’hui, à divers degrés, à tout le monde musulman, renvoie à ce que nous avons connu à la Renaissance entre une conception religieuse fanatique et une conception orientée vers les Lumières et la tolérance. » ("L'Islamisme va-t-il gagner ?", éd. du Rocher, 2012).

Erdogan et Daech :
« Daech poursuit le même raisonnement que Ben Laden avant le 11 septembre 2001 : faire basculer les pays sunnites arabes dans une guerre contre l'Iran, de même que Ben Laden voulait déclencher une guerre globale contre l'Amérique. Pour l'Instant cette stratégie ne fonctionne pas. Le seul allié qui reste à Daech est la Turquie, et c'est un paradoxe total. La Turquie est, de loin, le pays le plus laïc, le plus moderne et le plus proche culturellement de l'Europe par sa civilisation matérielle (…). Erdogan défie la foudre, les meilleures volontés internationales qui lui étaient peu ou prou acquises s'étiolent, le bloc musulman grâce auquel il a encore une fois gagné les élections commence à se craqueler. » ("Le Califat du sang", éd. Grasset, 2014).

Europe et Brexit :
« Un train peut en cacher un autre : l'express monétaire allemand me semble bien plus redoutable encore pour l'avenir de l'Europe que l'eczéma souverainiste de l'Angleterre, de la Scandinavie et de la Pologne. Mais une certitude se présente déjà : c'est le gouvernement français qui sera bientôt sur la sellette pour son usage alterné de démagogie gauchiste et de geignardise conjoncturelle. La tempête ne fait que commencer. » ("Valeurs actuelles", le 30 juin 2016).

Trump : « L'irruption de Trump n'a pas de racine culturelle dans le sentiment démocratique américain, ni aucune racine biographique au-delà des préjugés les plus courants dans son milieu ; elle est réellement l'irruption du nouveau, et d'un nouveau fort désagréable, au cœur de la République américaine. » ("La Chute de l'empire américain", éd. Grasset, 2017).


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (19 juillet 2023)
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Pour aller plus loin :
Alexandre Adler.
Antone Sfeir.
Anne Sinclair.
Jean-François Kahn.

Victoria Amelina.
Éric Zemmour.
Denise Bombardier.
Pierre Loti.
Laurent Ruquier.
François Cavanna.
La santé à la radio.
Philippe Tesson.
Daniel Schneidermann.
Catherine Nay.
Serge July.
La BBC fête son centenaire.
Philippe Alexandre.
Alain Duhamel.

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12 juillet 2023 3 12 /07 /juillet /2023 05:49

 

« Toute la valeur de l'être humain tient à cette faculté de surpasser, d'être en dehors de soi, d'être en autrui et pour autrui. » ("Risibles Amours", 1968).




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Un immense écrivain est mort à Paris ce mardi 11 juillet 2023, des suites d'une longue maladie, comme on dit, à l'âge de 94 ans (né le 1er avril 1929 à Brno, en Moravie). Fils d'un célèbre musicien, Milan Kundera, romancier, poète, dramaturge, essayiste, est né Tchécoslovaque et est mort Français. Écrivain de langue tchèque et de langue française, il a commencé en publiant en 1953 un recueil de vingt-quatre poèmes lyriques ("L'Homme, ce vaste jardin").

Professeur en même temps qu'écrivain, il a été de ceux qui pensaient que le communisme était réformable, qu'il pouvait se faire à visage humain en 1968, lors du Printemps de Prague. C'était une erreur pour lui puisqu'il a été pourchassé par le pouvoir communiste, viré de son poste d'enseignant, censuré, exclu du parti communiste tchécoslovaque. Il est parvenu à s'exiler en France dès 1975 (il a enseigné à l'Université de Rennes et à l'École des hautes études en sciences sociales de Paris), il fut déchu de sa nationalité tchécoslovaque en 1979 et a obtenu la nationalité française en juillet 1981. Enfin, il fut réhabilité dans sa nationalité tchèque en novembre 2019. Il disait que la vie de Vaclav Havel, son ami Président philosophe, était une œuvre d'art.

Son statut d'exilé de son pays mais aussi de sa langue natale lui a apporté paradoxalement un très grand sentiment de liberté car la première édition de ses livres était une traduction française, ce qui lui permettait d'écrire plus librement sans se contrôler lui-même. À partir de 1995, il écrivait ses romans directement en français dont il se sentait suffisamment perfectionné.


On lui doit en particulier son œuvre magistrale, "L'Insoutenable Légèreté de l'être" (1984), une réflexion sur l'illusion et la condition humaine ; en tout, une trentaine d'ouvrages importants (chez Gallimard), dont "La Plaisanterie" (1967), salué par Louis Aragon qui en a rédigé la préface (« Ce roman que je tiens pour une œuvre majeure. »), "Risibles Amours" (1968), "La Vie est ailleurs" (1973), "La Valse aux adieux" (1976), "Le Livre du rire et de l'oubli" (1979), "L'Art du roman" (1986), "L'immortalité" (1990), "Les Testaments trahis" (1993), "La Lenteur" (1995), "L'Identité" (1998), "L'Ignorance" (2000), "Le Rideau" (2005), "La Fête de l'insignifiance" (2013).

Milan Kundera a parfois retraduit en français certaines œuvres en tchèque, d'autres ont été rédigées directement en français. Il a aussi fait l'analyse de sa propre œuvre, et s'est interrogé sur ce qu'il devait publier parmi ses œuvres censurées pendant une vingtaine d'années.


Parmi le grand nombre de prix et récompenses qu'il a reçus, on peut citer le Prix Médicis étranger en 1973, le Prix de la critique de l'Académie française en 1987 et le Grand Prix de littérature de l'Académie française en 2001. On regrettera bien sûr qu'il n'ait pas eu le Prix Nobel de Littérature (il était régulièrement nobélisable) et aussi qu'il n'ait pas été élu à l'Académie française qui se serait honorée de le compter parmi ses illustres Immortels. La consécration littéraire de Milan Kundera a eu lieu le 24 mars 2011 par la publication de ses œuvres complètes (de son vivant) dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade.

On pouvait aisément imaginer que ce Milan Kundera pouvait penser de la tentative d'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il suffirait de relire "L'Insoutenable..". : « Tous les crimes passés de l'Empire russe ont été perpétrés à l'abri d'une pénombre distraite. La déportation d'un demi-million de Lituaniens, l'assassinat de centaines de milliers de Polonais, la liquidation des Tatars de Crimée, tout cela est resté dans la mémoire sans preuves photographiques, donc comme une chose indémontrable que l'on fera tôt ou tard passer pour une mystification. Au contraire, l'invasion de la Tchécoslovaquie, en 1968, a été photographiée, filmée, et déposée dans les archives du monde entier. ».

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Pour lui rendre hommage, voici une vingtaine d'extraits succulents de ses œuvres, à savourer.



I. "La Plaisanterie"

1. « Le maniement de la pensée féminine a ses règles inflexibles ; celui qui se met en tête de persuader une femme, de réfuter son point de vue à coups de bonnes raisons, a peu de chances d'aboutir. Il est bien plus judicieux de repérer l'image qu'elle veut donner d'elle-même (ses principes, idéaux, convictions), puis d'essayer d'établir (par sophismes) un rapport harmonieux entre ladite image et la conduite que nous souhaitons lui voir tenir. »


II. "
Risibles Amours"


2. « Je crois qu'un homme et une femme s'aiment davantage quand ils ne vivent pas ensemble et quand ils ne savent l'un de l'autre qu'une seule chose, qu'ils existent, et quand ils sont reconnaissants l'un envers l'autre parce qu'ils existent et parce qu'ils savent qu'ils existent. Et ça leur suffit pour être heureux. Je te remercie (...), je te remercie d'exister. »

3. « Une femme pardonne toujours plus facilement à un étranger qu'à son ami. »


III. "La Valse aux adieux"

4. « Accepter la vie telle qu'elle nous est donnée, c'est accepter l'imprévisible. »

5. « Olga eût-elle été un peu plus sotte, elle se serait trouvée tout à fait jolie. Mais comme c’était une fille intelligente, elle se jugeait beaucoup plus laide qu’elle ne l’était en réalité car, à vrai dire, elle n’était ni laide ni jolie et tout homme aux exigences esthétiques normales eût volontiers passé la nuit avec elle. »


IV. "Le Livre du rire et de l'oubli"

6. « Vous savez ce qui se passe quand deux personnes bavardent. L'une parle et l'autre lui coupe la parole : "c'est tout à fait comme moi, je…" et se met à parler d'elle jusqu'à ce que la première réussisse à glisser à son tour : "c'est tout à fait comme moi, je…". Cette phrase, "c'est tout à fait comme moi, je…", semble être un écho approbateur, une manière de continuer la réflexion de l'autre, mais c'est un leurre : en réalité, c'est une révolte brutale contre une violence brutale, un effort pour libérer notre propre oreille de l'esclavage et occuper de force l'oreille de l'adversaire. Car toute la vie de l'homme parmi ses semblables n'est rien d'autre qu'un combat pour s'emparer de l'oreille d'autrui. »

7. « Quand un jour (et ce sera bientôt) tout homme s'éveillera écrivain, le temps sera venu de la surdité et de l'incompréhension universelle. »

8. « S'il voulait effacer des photographies de sa vie, ce n'était pas parce qu'il ne l'aimait pas, mais parce qu'il l'avait aimée. Il l'avait gommée, elle et son amour pour elle, il avait gratté son image jusqu'à la faire disparaître comme la section de propagande du parti avait fait disparaître Clementis du balcon où Gottwald avait prononcé son discours historique. Mirek récrit l'Histoire exactement comme le parti communiste, comme tous les partis politiques, comme tous les peuples, comme l'homme. On crie qu'on veut façonner un avenir meilleur, mais ce n'est pas vrai. L'avenir n'est qu'un vide indifférent qui n'intéresse personne, mais le passé est plein de vie et son visage irrite, révolte, blesse, au point que nous voulons le détruire ou le repeindre. On ne veut être maître de l'avenir que pour pouvoir changer le passé. On se bat pour avoir accès aux laboratoires où on peut retoucher les photos et récrire les biographies et l'Histoire. »


V. "L'Insoutenable Légèreté de l'être"

9. « Nous avons tous besoin que quelqu’un nous regarde. »

10. « Lorsque le coeur a parlé, il n'est pas convenable que la raison élève des objections. »

11. « Qui cherche l'infini n'a qu'à fermer les yeux ! »

12. « De ce point de vue, ce que l'on appelle le goulag peut être considéré comme une fosse septique où le kitsch totalitaire jette ses ordures. »

13. « Comme on est sans défense devant la flatterie ! Quand on se trouve en face de quelqu'un qui est aimable déférent, courtois, il est très difficile de se convaincre à chaque instant que rien de ce qu'il dit n'est vrai, que rien n'est sincère. »

14. « Il n'existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n'existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est la vie même ? C'est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même "esquisse" n'est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l'ébauche de quelque chose, la préparation d'un tableau, tandis que l'esquisse qu'est notre vie est une esquisse de rien, une ébauche sans tableau. »

15. « Si nous sommes incapables d'aimer, c'est peut-être parce que nous désirons être aimés, c'est-à-dire que nous voulons quelque chose de l'autre (l'amour), au lieu de venir à lui sans revendications et ne vouloir que sa simple présence. »

16. « Nietzsche sort d'un hôtel de Turin. Il aperçoit devant lui un cheval et un cocher qui le frappe à coups de cravache. Nietzsche s'approche du cheval, il lui prend l'encolure entre les bras sous les yeux du cocher et il éclate en sanglots. Ça se passait en 1889 et Nietzsche s'était déjà éloigné, lui aussi, des hommes. Autrement dit : c'est précisément à ce moment-là que s'est déclarée sa maladie mentale. Mais, selon moi, c'est bien là ce qui donne à son geste sa profonde signification. Nietzsche était venu demander au cheval pardon pour Descartes. Sa folie (donc son divorce d'avec l'humanité) commence à l'instant où il pleure sur le cheval. Et c'est ce Nietzsche-là que j'aime. »

17. « Mais qu'est-ce que trahir ? Trahir, c'est sortir du rang. Trahir, c'est sortir du rang et partir dans l'inconnu. »


VI. "L'Immortalité"

18. « Le modernité de demain diffère de celle d’aujourd’hui et pour l’impératif éternel du moderne il faut savoir trahir son contenu provisoire. »


VII. "La Lenteur"

19. « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli. »

20. « Si une femme me dit : je t'aime parce que tu es intelligent, parce que tu es honnête, parce que tu m'achètes des cadeaux, parce que tu ne dragues pas, parce que tu fais la vaisselle, je suis déçu ; cet amour a l'air de quelque chose d'intéressé. Combien il est plus beau d'entendre : je suis folle de toi bien que tu ne sois ni intelligent ni honnête, bien que tu sois menteur, égoïste, salaud. »

21. « Le sentiment d'être élu est présent, par exemple, dans toute relation amoureuse. Car l'amour, par définition, est un cadeau non mérité ; être aimé sans mérite, c'est même la preuve d'un vrai amour. »


VIII. "La Fête de l'insignifiance"

22. « L'insignifiance, mon ami, c'est l'essence de l'existence. Elle est avec nous partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Cela exige souvent du courage pour la reconnaître dans des conditions aussi dramatiques et pour l'appeler par son nom. Mais il ne s'agit pas seulement de la reconnaître, il faut l'aimer l'insignifiance, il faut apprendre à l'aimer. »


Et je termine par ces quatre dernières :

23. « La mémoire ne filme pas, la mémoire photographie. »

24. « Le piège de la haine, c'est qu'elle nous enlace trop étroitement à l'adversaire. »

25. « Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu'il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n'as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? Eh bien, dis-moi ! Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. (…) Prendre au sérieux quelque chose d'aussi peu sérieux, c'est perdre soi-même tout son sérieux. »

26. « Celui qui veut continuellement "s'élever" doit s'attendre à avoir un jour le vertige. »

Milan Kundera, lui, s'est maintenant élevé dans les Cieux et ne doit certainement pas avoir le vertige.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (12 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Milan Kundera.
Vaclav Havel.
Denise Bombardier.
Victoria Amelina.
Edgar Morin.
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.

Michel Houellebecq.
Éric Zemmour.
Bertrand Renouvin.
Charles Hernu.
Éric Tabarly.
Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
Jacques Rouxel.
Jacques Maritain.
Aimé Césaire.

François Léotard.
John Wheeler.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Le Petit Prince.
Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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8 juillet 2023 6 08 /07 /juillet /2023 05:14

« La littérature ne peut pas servir d'alibi. Il y a des limites, même avec la littérature. » (2 mars 1990 sur Antenne 2).



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Le mardi 4 juillet 2023, est morte une grande dame de la littérature, l'écrivaine québécoise Denise Bombardier, à l'âge de 82 ans à Montréal (elle est née le 18 janvier 1941 à Montréal) des suites d'une méchante et rapide maladie. Un grande dame courageuse.

Après une maîtrise de sciences politiques passée en 1971 à Montréal et un doctorat en sociologie soutenu en 1974 à la Sorbonne, Denise Bombarbier est devenue une femme de l'audiovisuel, animant et produisant de nombreuses émissions à la télévision et à la radio à partir de 1975. Elle était très connue à Radio-Canada où elle a reçu de nombreuses personnalités politiques (entre autres Golda Meir, Pierre Elliott Trudeau, Valéry Giscard d'Estaing, François Mitterrand, qui lui a remis les insignes de chevalière de la Légion d'honneur en 1993, etc.) et aussi culturelles (comme le romancier George Simenon).

Par sa formation, cette Canadienne connaissait bien la France et a sorti près d'une trentaine d'ouvrages, souvent des essais et des documentaires, dont le "Dictionnaire amoureux du Québec" en 2014 (éd. Plon) et une analyse sur les fans de Céline Dion pour qui elle a écrit une chanson en 2007. Au-delà de ses livres, Denise Bombardier a publié de nombreuses chroniques dans plusieurs publications françaises ou québécoises et un blog, dont certaines ont provoqué certaines polémiques.

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Car Denise Bombardier portait bien son patronyme : femme moderne, indépendante (au point d'adhérer à un parti indépendantiste au Québec dans les années 1960), elle n'hésitait pas à dire ce qu'elle pensait, dans un esprit militant, en particulier pour l'émancipation des femmes. Elle avait le courage de dire en face des personnes ce qui la choquait. Femme de médias, elle était à l'aise avec le micro et la caméra et avait le sens de la formule, ce qui donnait beaucoup d'intérêt et de dynamisme dans ses émissions.

En particulier, lorsque "l'affaire Matzneff" a éclaté en décembre 2019 avec la sortie du livre de témoignage de l'une des victimes de l'écrivain Gabriel Matzneff, Vanessa Springora, sous emprise de ce dernier quand elle avait 14 ans, l'Institut national de l'audiovisuel (INA), dont la mission est d'archiver toutes les émissions de l'audiovisuel public, a ressorti la fameuse sortie de Denise Bombardier contre l'écrivain dans une émission télévisée.

Ce qui est très étrange en revoyant cette émission, c'est que les mœurs ont à l'évidence changé. Autre temps, autres mœurs. Mais le plus troublant, ce n'est pas que ce soit passé dans les années 1970, années particulièrement libertaires, mais cet "Apostrophes" a été diffusé en direct le 2 mars 1990, sur Antenne 2, c'est-à-dire bien après cette époque de permissivité libertaire un peu anarchique (une reprise en main idéologique et morale a eu lieu à partir du début des années 1980, principalement avec l'arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux États-Unis).

L'animateur vedette Bernard Pivot recevait alors dans son émission littéraire très célèbre, entre autres, l'écrivain Gabriel Matzneff pour la sortie chez Gallimard (dans la prestigieuse collection NRF) de son livre "Amours décomposés" (au masculin selon un vers de Baudelaire). Interrogé pour en faire le service après-vente, le rédacteur de son journal affectif expliquait gaiement qu'il n'avait aucun succès auprès des femmes de plus de 20 ans et qu'il aimait bien mieux les jeunes adolescentes qui étaient encore gentilles, confiant qu'il avait jusqu'à une douzaine de relations simultanées ...toutes d'amour, bien sûr :
« Je préfère avoir dans la vie des gens qui ne sont pas durcis et qui sont plus gentils. Une fille très jeune est plutôt plus gentille, même si elle devient très vite hystérique et aussi folle que quand elle sera plus âgée... ».

Très instructive aussi est la manière dont la plupart des autres invités réagissaient : le sourire voire le rire d'audace. Comme si c'était juste grivois ! Une invitée a même lâché avec admiration, croyant faire un beau mot :
« Vous avez une santé extraordinaire ! ». Sauf une invitée, qui, elle, ne souriait pas mais était en colère face au spectacle qu'elle voyait. Après avoir gardé le silence et longuement écouté les uns et les autres, Denise Bombardier, voisine de fauteuil de Gabriel Matzneff, n'a pas en effet hésité à lui lâcher ce qu'elle avait sur le cœur : « Écoutez, moi, je crois que je vis actuellement sur une autre planète ! (…) Nous somme à la fin du Vingtième siècle. Nous défendons les droits de la personne, les droits à la dignité, les droits à l'intégrité des personnes, (…) le droit des enfants et des jeunes à être des jeunes et on les protège. ». Dans ce propos introductif, rien de particulier (des généralités). Puis, silence (elle a avalé sa salive, s'est posée pour mieux bondir).

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Ensuite, elle a attaqué le sujet par la face nord :
« Moi, monsieur Matzneff me semble pitoyable. Ce que je ne comprend pas, c'est que dans ce pays (…), la littérature entre guillemets serve d'alibi à ce genre de confidences. Parce que ce que nous raconte monsieur Matzneff dans un livre qui est très ennuyeux parce que la répétition est extrêmement ennuyeuse, le livre finit par me tomber des mains, c'est... ». Aussitôt, elle a été coupée par Gabriel Matzneff, piqué au vif, probablement plus par la critique littéraire (lecture ennuyeuse !) que la critique morale, qui s'est défendu très mal... mais Denise Bombardier ne s'est pas laissé impressionner et a continué : « Monsieur Matzneff nous raconte qu'il a sodomisé des petites de filles de 14 ans, 15 ans, que ces petites filles sont folles de lui. On sait bien que les petites filles peuvent être folles d'un monsieur qui a une certaine aura littéraire. D'ailleurs, on peut que les vieux messieurs attirent les petits enfants avec des bonbons. Monsieur Matzneff, lui, les attire avec sa réputation. (…) Mais ce que l'on ne sait pas, c'est comment ces petites filles de 14 ou 15 ans (…), qui ont été non seulement séduites, mais qui ont subi ce qu'on appelle, dans les rapports entre les adultes et les jeunes, un abus de pouvoir, comment s'en sortent-elles, ces petites filles après coup ? Moi, je crois que ces petites filles-là son flétries, et la plupart d'entre elles, flétries peut-être pour le restant de leur vie. (…) Tout cela est enveloppé, bien sûr, mais je crois effectivement quelque part, quand on veut dénoncer l'apartheid, quand on veut dénoncer la torture ailleurs, quand on veut dénoncer la violation des droits des gens, et à la fin Vingtième siècle, on en est rendu là, je crois qu'on ne peut pas défendre ça. Et moi, je ne comprends pas comment on peut publier des choses comme ça. ».

La réponse de Gabriel Matzneff, atteint dans son amour-propre, a montré sa surprise et sa colère, et surtout sa vanité : « Il n'y a pas une jeune fille de 14 ans, il y a des jeunes filles qui ont deux ou trois ans de plus, qui ont tout à fait l'âge de vivre des amours. Elles tombent sur un homme qui n'est pas un monstre de laideur, qui est relativement lettré, qui est assez bien élevé, qui est gentil et qui peut les rendre très heureuses. Et je vous interdis de porter des jugements, de ce genre de jugements (…). D'abord parce qu'un livre est une écriture, est un ton, c'est un univers. ». Rejetant l'alibi de la littérature, Denise Bombardier a néanmoins enfoncé le clou : « Et je crois que si monsieur Matzneff était plutôt un employé anonyme, dans n'importe quelle société, je crois qu'il aurait des comptes à rendre avec la justice. ».

Pour conclure, Gabriel Matzneff a eu le dernier mot, sans convaincre sinon de sa grande vanité : « Les termes qu'a employés ma voisine de droite, je les trouve inadmissibles, je les trouve injustes surtout, et elle n'a vraiment pas lu mon livre, elle l'a feuilleté. (…) Peut-être que pour faire plaisir à madame, il faudrait que je me tire une balle en public sur cette scène, n'est-ce pas ? (…) Je ne le ferai pas. Mais vraiment, je trouve que ce n'est pas extrêmement très honorable, chère madame, de profiter d'une émission en direct pour venir insulter un écrivain, et d'une manière aussi légère et aussi grossière. C'est tout ce que je puis dire. Cela dit, c'est le public qui dira, et si ce livre est encore lu dans x années, ça sera grâce à son écriture, à son style. Parce qu'un écrivain, c'est d'abord une écriture. Et avant d'apporter des jugements moraux sur un livre, on apporte d'abord des jugements esthétiques et artistiques. ».

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Denise Bombardier, un peu moins de trente ans après cette émission, dans une chronique publiée le 10 janvier 2020 au "Journal de Montréal", est revenue sur cette idée que le progressisme et l'art ne devaient pas être un alibi à l'abject : « Rien n’est plus démodé que la mode. C’est pourquoi se vanter d’être à la mode est une posture ridicule qui peut nous entraîner dans des dérapages, voire des culs-de-sac à nous dénaturer sans possibilité de retour à nous-mêmes. (…) Il en est de même des idées à la mode sur lesquelles s’abattent tous les obsédés cherchant à s’affranchir des interdits, des tabous et des codes sociaux, moraux ou culturels dont ils se croient prisonniers. Par ignorance, ou par confusion d’esprit, ces gens sautent à pieds joints dans ce qu’ils croient être le progrès et la supériorité sur les honnêtes gens, qui respectent les règles et incarnent la vie ennuyeuse et ratée du "monde ordinaire". Ces amateurs à la recherche de toutes les nouveautés parfois illicites et sexuellement déviantes et criminelles se proclament libres et s’estiment au-dessus de la mêlée. Ils se regroupent, car ils se reconnaissent dans des signes et des comportements douteux qui les remplissent de plaisirs plus ou moins pervers. Ils se rient des autres, se congratulent et vivent en quelque sorte en sectes. Ainsi goûtent-ils aux fruits enivrants du pouvoir, de la domination et de l’exclusion de ceux qui ne sont pas eux. ».

Mais les "ogres" sont toujours démasqués un jour ou l'autre :
« Attirés par les marginalités diverses, ils tombent facilement dans la victimisation, un statut qu’ils recherchent et leur permet de culpabiliser d’éventuels futés qui arriveraient à les démasquer. Ces abuseurs, exploiteurs et manipulateurs se croient au-dessus des lois, et dans leur omnipotence ils sous-estiment leurs victimes, qu’ils méprisent. Leur réputation leur permet, croient-ils, d’acheter les "faibles", qu’ils ont soumis à leurs vils instincts et à leurs désirs irrépressibles et insatiables. Un jour, à force de se gaver de puissance, ils commettent un impair impardonnable, celui de se prendre pour Dieu lui-même. Alors, les langues se délient, car les vraies victimes retrouvent la force d’affirmer leur vérité et leur dignité flétrie. ». On retrouve le mot "flétri" ainsi que l'excellent sens de la formule de l'écrivaine.

Et la chronique se termine par ces mots très forts :
« C’est ainsi qu’on voit ces ogres de toutes espèces marcher en déambulatoire dans les lieux où justice sera rendue, ou venir affirmer encore une fois leur parole criminelle enrobée dans des mots qu’ils appellent "l’amour", dans l’espace public d’où ils disparaîtront à jamais avec leurs amis et protecteurs. Mais personne n’a envie de se réjouir. Trop de dégoût habite ceux qui ont souffert et ceux qui se sont indignés de ces comportements abjects. ».

Merci, Madame Bombardier, d'avoir su exprimer si clairement votre colère trente ans avant la vague qui est aujourd'hui en train d'emporter "ces ogres" aux "comportements abjects". Vous pouvez reposer en paix avec ce sentiment d'avoir courageusement fait votre devoir d'alerte le moment venu, car c'est en grande partie grâce à des personnes comme vous que la société à évoluer vers plus de protection pour les enfants.



Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (08 juillet 2023)
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Pour aller plus loin :
Denise Bombardier.
Victoria Amelina.
Edgar Morin.
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.

Michel Houellebecq.
Éric Zemmour.
Bertrand Renouvin.
Charles Hernu.
Éric Tabarly.
Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
Jacques Rouxel.
Jacques Maritain.
Aimé Césaire.

François Léotard.
John Wheeler.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Le Petit Prince.
Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
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Les 90 ans de Jean d’O.




 


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6 juillet 2023 4 06 /07 /juillet /2023 05:29

« Esprit indépendant et original, Edgar Morin garde une appétence intacte pour les choses de la vie et les objets de la pensée. De l'élégance de l'hirondelle à l'humanisme post-marrane de Montaigne, de la mission de l'intellectuel au combat des femmes iraniennes, rien de ce qui est humain ne lui est étranger. » (Note de l'éditeur, quatrième de couverture de "Encore un moment...", juin 2023).



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Quelle santé ! Le sociologue et philosophe français Edgar Morin fête son 102e anniversaire ce samedi 8 juillet 2023. Non seulement le savant du complexe a traversé plus d'un siècle, mais à l'arrivée, il est encore, semble-t-il, en pleine capacité de réfléchir et même d'exprimer ses réflexions puisqu'il a sorti son dernier livre pas plus tard que le 7 juin 2023 chez Denoël ("Encore un moment..."). Ce livre est un recueil un peu disparate pour ne pas écrire désordonné de ses précieuses réflexions et souvenirs, un peu à la manière d'un blog, mais formulé à l'ancienne, c'est-à-dire avec du papier et de l'encre d'imprimerie : « Ces textes ont en commun l'inséparabilité de la vie, de la pensée et de l'œuvre de leur auteur. Ils témoignent de ma curiosité polymorphe et considèrent notre monde dans sa complexité. ».

À son centième anniversaire, l'écrivain a eu droit à une invitation à l'Élysée pour recevoir en personne les bons vœux du Président de la République Emmanuel Macron qui s'est toujours attaché à porter attention à nos grands Anciens.

À l'évidence, Edgar Morin a toujours aimé la vie et les humains, et sa grande longévité, qui n'est plus si exceptionnelle de nos jours, physique mais aussi intellectuelle, force l'admiration, même si lui n'en est pas trop le responsable. Il y a un grand facteur chance dans ce qui lui arrive, pas d'accident, pas de maladie, pas d'horribles circonstances qui auraient pu lui abréger la vie comme cela arrive hélas à tant d'autres de ses contemporains. Que faire de son âge ? Eh bien, écrire évidemment ! Et aussi aimer !

Non seulement il n'est pas inerte sur le plan éditorial, mais il est encore très dynamique pour aller parler de ses écrits, de ses idées et de lui-même dans les médias en général. Il a tenu des milliers de conférences depuis le début de sa carrière scientifique au CNRS (au début, il était très discret et mis un peu à l'écart par son étrangeté intellectuelle), des conférences scientifiques mais aussi des conférences populaires, ce qui lui a permis de rencontrer nombre de ses lecteurs dont certains sont restés fascinés par lui.

Ainsi, il était l'invité de Laure Adler sur France Inter le lundi 26 juin 2023 (la productrice terminait cette semaine-là sa longue carrière à la radio, j'y reviendrai). Ces dernières mois, il a pu proposer ses réflexions sur la mort (un peu plus que d'habitude) mais aussi sur l'actualité en général, la réforme des retraites, la guerre en Ukraine, les émeutes en banlieue, etc. La retraite ? Lui, à 102 ans, il n'a toujours pas décroché, à l'instar d'un Maurice Allais, qui disait que sa retraite, ce serait après la vie.

Le nouveau livre d'Edgar Morin commence par la sidération, une sidération presque candide, celle de vivre encore, à cet âge, après avoir tant vécu, si longtemps vécu. Le titre du chapitre est même un très étrange mot, "Rémission", comme si la vie était une maladie et que le "bourreau" lui accordait encore un moment... Ce sont évidemment les trois points qui sont le plus important dans le titre, comme un texte inachevé, et que la vie continue à tracer sa route, et lui à s'accrocher au guidon pour la suivre comme un adolescent en éveil.

Le philosophe est simplement étonné :
« Étonnement de vivre : pas seulement d'être en vie à cent un ans, mais tout simplement d'être un vivant au sein de la vie dont je jouis en même temps que l'oiseau, l'olivier proche, les palmiers plus lointains, les milliers de brins d'herbe de la pelouse, tous et chacun, dont moi, faisant leur métier de vivre. ».

C'est un étonnement de jeune qui précède un étonnement de... un peu moins jeune : « Et derrière cet étonnement devant la vie, l'étonnement d'être en vie, moi, pas seulement parce que je suis né par la chance d'un véloce spermatozoïde pénétrant dans l'ovule de ma mère (...), mais simplement parce que je suis vivant parmi les vivants, et plus encore parce que je suis sur Terre. Et la vie sur Terre m'étonne d'une autre façon depuis que j'ai la conscience de sa fabuleuse éco-organisation, à travers antagonismes et solidarités, prédations et symbioses. (…) Derrière mon étonnement d'être au monde, il y a l'étonnement de ce monde gigantesque, dont on ne sait pourquoi il est né et où conduit son expansion. ».

Ce qui l'entraîne à penser à sa propre disparition : « C'est parce que je ressens la plénitude d'être en vie et de jouir de la vie que je ressens la tristesse de perdre bientôt la vie, et plus que la vie, c'est tout l'Univers qui s'évanouira avec moi à jamais. Mon Je subjectif et mon Moi objectif vont disparaître en même temps, et cet anéantissement sera simultanément celui du monde en moi. Le monde continuera son aventure sans qu'on sache si elle est vouée à la disparition finale ou à toujours recommencer, notre soleil s'éteindra et la vie terrestre prendra fin. Mais d'ici là, qu'adviendra-t-il de l'aventure humaine ? Je regrette de ne pas pouvoir savoir ce qui va sortir de la conjonction des énormes crises que subit aujourd'hui l'humanité. Je regrette qu'il puisse me manquer une année ou deux pour percevoir ce qui se dessine, se détruit, prend forme. Je crains qu'advienne une longue période régressive, tout en sachant que l'improbable peut tout modifier, en mieux comme en pire. Je vais partir en plein suspense historique. ».

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Edgar Morin exprime là de manière synthétique et dense, de manière très efficace, ce que les humains devraient avoir comme sentiment avant de franchir cette dernière étape qu'est la mort : l'impossibilité de connaître la suite de l'histoire. Le professeur Axel Kahn, qui se savait condamné à court terme par cette saleté de maladie qu'est le cancer, avait, lui aussi, exprimé, d'une autre manière, ce grand sentiment de curiosité : il venait de commencer à lire un livre, et calculant le nombre de pages, le nombre d'heures qu'il était capable de lire dans une journée, et le nombre de jours qui lui restaient à vivre éveillé, en pleine conscience, il en avait déduit qu'il n'arriverait certainement pas à la fin du livre, à la fin de l'histoire. À lui aussi, il lui manqua quelques moments (il est mort il y a exactement deux ans).

En bon chercheur, Edgar Morin s'est donc posé la question qu'on ne se pose qu'une fois la situation vécue : pourquoi suis-je centenaire ? Il a eu déjà deux ans pour y réfléchir et il apporte quelques réponses sans beaucoup d'assurance, évidemment. Il propose deux explications.

La première, c'est la résilience. Il explique que lorsque le « véloce spermatozoïde » a atteint l'ovule, personne n'aurait misé un kopeck sur la longévité de cet être qui allait prendre forme car sa mère voulait avorter. Le petit Edgar n'aurait jamais dû vivre, dès le début mais aussi à la naissance (difficile), dans son enfance (où il a failli y rester, atteint d'une maladie), etc. À chaque fois, il a su rebondir, la vie plus forte que tout.

La seconde explication, qu'il considère comme une certitude, c'est sa curiosité et l'esprit d'émerveillement : « Je n'ai pas cessé d'être mû, jusqu'à mon âge avancé, par les innombrables et insatiables curiosités de l'enfance. J'ai gardé les aspirations de mon adolescence, tout en en perdant ses illusions. (…) En même temps que la curiosité et la passion pour mon travail, c'est l'amour et l'amitié qui m'ont fait vivre. C'est la recherche de la qualité poétique de la vie ainsi que la révolte contre ses cruautés qui m'ont entretenu tel que je suis. ».

Et pour couronner le tout, l'amour et plus généralement, l'Autre : « Depuis 2009, ma compagne et épouse Sabah a entretenu et nourri ma jeunesse de cœur, m'a encouragé à poursuivre la "mission" que je me suis donnée, m'a sauvé à quatre reprise d'une mort quasi-certaine à la suite d'hémorragies et de septicémies. En fait, ma résilience n'aurait pas suffi. Il a toujours fallu autrui (…) pour que j'arrive à mon âge. ».

Bref, on l'aura compris, cet ouvrage, que je n'espère pas le dernier, apporte quelques réflexions denses sur sa vie mais aussi, sur la vie en général et peut être très utile. Il se présente comme un observateur de sa propre existence, étonné d'avoir vécu et de vivre mais aussi étonné de la vie, celle des autres, celle de la planète et de tout ce qui la constitue. C'est pourquoi je lui souhaite un très joyeux anniversaire, le troisième d'un centenaire, en lui espérant encore du temps, suffisamment pour pouvoir comprendre les grandes évolutions de notre époque, et aussi pour pouvoir les expliquer dans de prochains ouvrages et nous faire partager cette compréhension.


Aussi sur le blog.


Sylvain Rakotoarison (02 juillet 2023)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Edgar Morin, 102 ans et toute sa vie !
Edgar Morin sur France Inter (à télécharger).
Les 100 ans d’Edgar Morin.
Le dernier intellectuel ?
La complexité face au mystère de la réalité.
97 ans.
Introducteur de la pensée complexe.
"Droit de réponse" du 12 décembre 1981 (vidéo INA).
Université d’été d’Arc-et-Senans avec Edgar Morin le 9 septembre 1990 (vidéo INA).
Pierre Loti.
Jean-François Kahn.

Michel Houellebecq.
Éric Zemmour.
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Charles Hernu.
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Henry Kissinger.
Roger-Gérard Schwartzenberg.
Philippe Sollers.
Jacques Rouxel.
Jacques Maritain.
Aimé Césaire.

François Léotard.
John Wheeler.
Mgr Jacques Gaillot.
Mgr Albert Decourtray.
Le Petit Prince.
Maurice Bellet.
Stéphane Hessel.
François Cavanna.
Art Spiegelman.
Molière.
Alfred Sauvy.
George Steiner.
Françoise Sagan.
Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.

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9 juin 2023 5 09 /06 /juin /2023 05:51

« La nature a en elle-même une valeur absolue, mais sa beauté n’est comprise que par ceux qui savent la voir. Des millions d’êtres humains avaient regardé avant vous les lieux que vous décrivez : vous seul, néanmoins, nous en laissez dans l’esprit une image ineffaçable. Cela tient à votre manière de sentir, à la poésie naturelle que vous portez en vous-même. Si l’on voulait découvrir la source où vous puisez cette émotion continue, cette sensibilité toujours prête, c’est à vos propres confidences qu’il faudrait en demander le secret. » (Alfred Mézières à Pierre Loti le 7 avril 1892).




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Le "voyageur" Pierre Loti (Julien Vaud à l'état-civil) est mort à Hendaye il y a cent ans le 10 juin 1923 à l'âge de 73 ans (il est né à Rochefort le 14 janvier 1850, et enterré à Saint-Pierre-d'Oléron, dans le jardin de la maison des aïeules de Pierre Loti), ce qui est l'occasion de "lui rendre visite", en quelque sorte. Plus de trois cent cinquante ouvrages lui ont déjà été consacrés, c'est qui est considérable.

Voyageur exotique même, car Pierre Loti, qui a adopté ce surnom utilisé à Tahiti en 1872 (loti veut dire rose) est un romancier prolifique inclassable, exubérant, fantasque, en même temps qu'un dramaturge, un photographe, un dessinateur, etc., et surtout, son métier, un officier de la marine nationale (capitaine de vaisseau) pendant quarante-deux ans (dont vingt ans en mer), il a d'ailleurs combattu pendant la Première Guerre mondiale. Tout petit, tout maigre, il était un homme rayonnant, adorant aller au bout du monde, allant y narrer ses aventures avec les populations autochtones, organisant à son retour des fêtes excessives de couleurs et d'exotismes.

Ses mobiliers de maison, ses décorations intérieures étaient très originaux et sentaient l'exotisme. Lui-même s'habillait avec des couleurs vives (il adorait se déguiser), sa sexualité était ambiguë et probablement homosexuelle (même s'il a été marié deux fois ; la première en 1885 avec une jeune Japonaise, Madame Chrysanthème : « Elle est très décorative (…). Je l'ai prise pour me distraire. », et la seconde en 1887, la mère de ses deux enfants), il aimait montrer à la poitrine ses décorations mais préférait discuter avec les "petites gens" dans des wagons de troisième classe à se frayer dans les dîners mondains qu'il multipliait pourtant.

Le côté voyageur pourrait le faire comparer à Jules Verne, mais cela s'arrêterait là. Ce goût à l'exotisme, et plus exactement à l'exotisme orientale (il adorait la culture turque au point de réduire la réalité du génocide arménien), le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Extrême-Orient, et même l(Océanie, allait bien avec la mode de cette société entre-deux-guerres, entre 1871 et 1914, celle Belle Époque où les arts, la littérature, la musique, la peinture (et quelle peinture, celle qui commençait avec les impressionnistes) étaient à l'honneur.

Pierre Loti a publié son premier roman "Aziyadé" en 1879 et en quarante-quatre ans d'écriture et de voyages, il a publié plus d'une quatre-vingtaine d'ouvrages, principalement des romans "exotiques", dont les plus lus furent "Le Mariage de Loti" ["Rarahu"] (1880), "Mon frère Yves" (1883), "Pécheur d'Islande" (1886), "Madame Chrysanthème" (1887) et "Ramuntcho" (1897). En particulier, les jeunes filles adoraient lire ses histoires de voyages. À chaque roman de Loti correspond un pays qu'il a visité et sa description, plus par sa sensibilité que par une étude intellectuelle.

En 1886, il a obtenu le Prix Vitet de littérature attribué par l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre, et le 21 mai 1891, la consécration à l'âge de 41 ans, Pierre Loti fut élu membre de l'Académie française, au sixième tour de scrutin, par 18 voix sur 35. Il fut reçu sous la Coupole le 7 avril 1892, dans le fauteuil de Racine et qui allait devenir celui Paul Claudel, Wladimir d'Ormesson (le diplomate mort en 1973), Maurice Schumann, Pierre Messmer et Simone Veil. Parmi ses concurrents, Émile
Zola, en était à sa vingtième tentative, et il ne reçut aucune voix ! Loti fut ainsi le benjamin des Immortels. Il n'avait pas pu "faire campagne" (généralement, les postulants rendent visite à chaque académicien) car il était en service en pleine mer : « J’étais loin de France, naviguant sur un des cuirassés de l’escadre et arrivé de la veille au port d’Alger, le jour où votre compagnie, Messieurs, me fit le grand honneur inattendu de me donner ici la place vide qu’Octave Feuillet avait laissée. ».

C'est au nom de l'Académie française qu'il a visité le front en septembre 1915 à Soissons, une des villes martyres, et en est revenu devant ses confrères le 25 octobre 1915 avec cette remarque sur le Kaiser et les Allemands en général (il évoquait la "race allemande") : « Je me souviens d’une phrase de Victor Hugo, qui jadis m’avait paru outrée et obscure ; il avait dit : "la nuit qu’une bête fauve a pour âme". Cette image, les âmes allemandes aujourd’hui me la font comprendre. Qu’est-ce que cela pourrait bien être, sinon de la nuit lourde et sans rayons, l’âme de leur sinistre empereur, l’âme de leur prince héritier, dont la figure chafouine s’enfonce dans un trop grand bonnet en poil de bête noire, agrémenté d’une tête de mort ? Durant toute une vie, n’avoir eu d’autres soins que de faire construire des machines pour tuer, d’inventer des explosifs et des poisons pour tuer, d’exercer des soldats à tuer ; avoir organisé, au profit d’un monstrueux orgueil personnel, tout ce qui sommeillait de barbarie au fond de la race allemande ; avoir organisé, je répète le mot, par ce que, s’il n’est pas assez français, hélas ! il est essentiellement allemand, organisé donc sa férocité native, organisé sa grotesque mégalomanie, organisé sa soumission moutonnière et sa crédule bêtise. Et après, ne pas mourir d’épouvante devant son propre ouvrage !... Vraiment, cela ose encore vivre, ces êtres de ténèbres ; en présence de tant de larmes, de tant de tortures, de tant d’immenses ossuaires, paisiblement cela mange, cela dort, cela reçoit des hommages, cela posera même sans cloute devant des sculpteurs, pour des bronzes durables, ou des marbres... quand il faudrait, pour eux, raffiner sur les vieux supplices de la Chine !... Oh ! ce que .j’en dis n’est pas pour attiser inutilement la haine mondiale ; non, mais je crois de mon devoir d’employer tout ce que j’ai de force à retarder le dangereux oubli qui retombera sur leurs crimes. J’ai tellement peur de notre chère légèreté française, de notre bonhomie et de notre confiance ! Nous sommes si capables de laisser peu à peu les tentacules de pieuvre s’insinuer à nouveau dans nos chairs. Qui sait si bientôt ne reviendra pas grouiller chez nous l’innombrable vermine des espions, des cauteleux parasites, et des terrassiers clandestins qui, jusque sous les planchers de nos demeures, bétonnent des socles pour les canons allemands ! Oh ! n’oublions jamais que cette race de proie est incurablement trompeuse, voleuse et tueuse, qu’il n’y a pas avec elle de traité de paix qui puisse tenir, et que, tant qu’on ne l’aura pas écrasée, tant qu’on ne lui aura pas coupé la tête, effroyable tête de Gorgone qui est l’impérialisme prussien, elle recommencera ! ».

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Je propose ci-dessous quelques citations de Pierre Loti.

Dans "Aziyadé" (1879) : « Samuel met deux culottes percées l’une sur l’autre pour aller au travail ; il se figure que les trous ne coïncident pas et qu’il est fort convenable ainsi. ».

Toujours dans "Aziyadé" : « Pourquoi aime-t-on une femme ? Bien souvent cela tient uniquement à ce que la courbe de son nez, l’arc de ses sourcils, l’ovale de son visage, que sais-je ? ont ce je ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je ne sais quoi qui fait le diable à quatre dans votre imagination. Ne vous récriez pas ! la moitié du temps, votre amour ne tient à rien de plus. Vous me direz qu’il y a chez cette femme un charme moral, une délicatesse de sentiment, une élévation de caractère qui sont la vraie cause de votre amour… Hélas ! gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et ce qui est en vous. (…) J’ai été amoureux de la Vénus de Milo et d’une nymphe du Corrège. Ce n’étaient certes pas les charmes de leur conversation et la soif d’échange intellectuel qui m’attiraient vers elles ; non, c’était l’affinité physique, le seul amour connu des anciens, l’amour qui faisait des artistes. Aujourd’hui, tout est devenu tellement compliqué, que l’on ne sait plus où donner de la tête ; les neuf dixièmes des gens ne comprennent plus rien à quoi que ce soit. ».

Dans "Le Mariage de Loti" (1880) : « L'esprit s'endort avec l'habitude des voyages ; on se fait à tout, aux sites exotiques les plus singuliers comme aux visages les plus extraordinaires. ».

"Madame Chrysanthème" (1883) anticipait la mondialisation voire la crise du covid-19 : « Il viendra un temps où la terre sera bien ennuyeuse à habiter, quand on l'aura rendue pareille d'un bout à l'autre, et qu'on ne pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu... ».

Dans le même ouvrage, Pierre Loti parlait de son épouse intérimaire en des termes fort peu "féministement" corrects : « Chrysanthème est à part, parce qu’elle est triste. Qu’est-ce qui peut bien se passer dans cette petite tête ? Ce que je sais de son langage m’est encore insuffisant pour le découvrir. D’ailleurs, il y a cent à parier qu’il ne s’y passe rien du tout. Et quand même, cela me serait si égal !… Je l’ai prise pour me distraire, et j’aimerais mieux lui voir une de ces insignifiantes petites figures sans souci comme en ont les autres. ».

Dans "Mon frère Yves", il y avait l'enfant : « Le forban couvait déjà, paraît-il, sous le petit sauvage breton ; le petit Yves, qui sautait pieds nus dans ces sentiers de Plouherzel, était le germe inconscient du marin de plus tard, indompté et coureur de bordées. ».

Et aussi la mère : « Le regard anxieux et profond fixé sur moi me causait une impression étrange. C’était pourtant vrai que toutes les mères, quelle que soit la distance qui les séparent, ont, à certaines heures des expressions pareilles. Maintenant il me semblait que la mère d’Yves avait quelque chose de la mienne. ».

Dans "Pécheur d'Islande" (1886), la description de la belle : « Elle se savait jolie de figure, mais elle était bien inconsciente de la beauté de son corps. Du reste, dans cette région de la Bretagne, chez les filles des pêcheurs islandais, c'est presque de race, cette beauté là; on ne la remarque plus guère, et même les moins sages d'entre elles, au lieu d'en faire parade, auraient une pudeur à la laisser voir. Non, ce sont les raffinés des villes qui attachent tant d'importance à ces choses pour les mouler ou les peindre... ».

Et pas de "happy end" : « Il ne revint jamais. Une nuit d'août, là-bas, au large de la sombre Islande, au milieu d'un grand bruit de fureur, avaient été célébrées ses noces avec la mer. ».

Chaque livre, chaque voyage lui permettait de repoussait l'idée de la mort, comme chez les Basques (où il est mort) dans son livre "Ramuntcho" (1896) : « La pauvre cloche d'agonie, qui s'épuisait à tinter là-bas si puérilement pour appeler d'inutiles prières, s'arrêta enfin, et, sous le ciel fermé, la respiration des grandes eaux s'entendit seule au loin, dans l'universel silence. Mais les choses continuèrent, à l'aube incertaine, leur dialogue sans paroles : rien nulle part ; rien dans les vieilles églises si longuement vénérées ; rien dans le ciel où s'amassent les nuages et les brumes ; mais toujours la fuite des temps, le recommencement épuisant et éternel des êtres ; et toujours et tout de suite la vieillesse, la mort, l'émiettement, la cendre... ».

Dans "L'Inde sans les Anglais" (1913), cette description : « L’horizon, rouge à la base, puis violet, puis vert, puis couleur d’acier, couleur de paon, est nuancé par bandes comme un arc-en-ciel. Les étoiles brillent tellement qu’on les dirait ce soir rapprochées de la terre et, du point où s’est couché le soleil, partent encore de grandes gerbes de rayons, très nets, très accusés, qui traversent toute la voûte immense, comme des zodiaques roses tracés dans une sphère bleu sombre. ».

Enfin, dans "La Mort de Philae" (1909), le romancier, de père catholique et de mère protestante, évoquait l'islam, toujours avec la notion de "race" : « Chez nous autres, Européens, on considère comme vérité acquise que l'Islam n'est qu'une religion d'obscurantisme, amenant la stagnation des peuples et les entravant dans cette course à l'inconnu que nous nommons "le progrès". Cela dénote d'abord l'ignorance absolue de l'enseignement du Prophète, et de plus un stupéfiant oubli des témoignages de l'histoire. L'Islam des premiers siècles évoluait et progressait avec les races, et on sait quel rapide essor il a donné aux hommes sous le règne des anciens khalifes ; lui imputer la décadence actuelle du monde musulman est par trop puéril. Non, les peuples tour à tour s'endorment, par lassitude peut-être, après avoir jeté leur grand éclat : c'est une loi. Et puis un jour quelque danger vient secouer leur torpeur, et ils se réveillent. ».


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Sylvain Rakotoarison (03 juin 2023)
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Les 90 ans de Jean d’O.

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