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Pour en savoir plus :
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20190511-vincent-lambert-fdv2019cm.html
"Monsieur Vincent Lambert" et nous : que personne ne s'empare du tragique !
Qu’on le veuille ou non, la vie de Monsieur Vincent Lambert est liée à la nôtre, l’organisation de son soin est liée à l’organisation globale du soin médical et social. En effet, depuis la médiatisation d’un conflit qui porte sur les interprétations différentes de sa volonté et de son bien, le cas médical difficile de Monsieur Vincent Lambert est devenu une affaire puis une cause.
Sollicité pour répondre aux trois questions ci-dessous, je me sens le devoir d’écrire depuis que sa mort est, semble-t-il, définitivement programmée et médiatisée. Comment accepter que la mort de quelqu’un, une mort provoquée par la médecine et scénarisée par les journaux, fasse médiatiquement et symboliquement des gagnants et des perdants sur la scène conflictuelle de la recherche du bien ? Comment serait-il possible de réclamer, si ce jour-là arrive, un silence et un jeûne médiatiques pour que personne ne s’empare du tragique ? Comment rester dans le respect et la décence pour lui, pour ses proches, pour ceux qui sont comme lui, pour tous ? Comment refuser posément que la cause euthanasique puisse s’emparer du tragique d’une situation pour en faire une revendication ?
Selon vous, que nous dit l’affaire dite « Vincent Lambert » ? Et pourquoi le cas singulier de cet homme est-il devenu une affaire ?
Il serait d’abord bon de parler de « Monsieur Vincent Lambert » : cette personne est hospitalisée et elle doit être considérée avant tout avec respect jusque dans nos usages du langage. Parler d’emblée d’affaire, c’est la déposséder de sa singularité et du respect de sa dignité. Elle ne doit pas être le prétexte à des réclamations ou l’emblème de convictions à défendre. Il faudrait donc distinguer cas, affaire et cause.
Dans les réunions de concertations pluridisciplinaires (RCP) les médecins et les soignants traitent de cas, c’est-à-dire de situations singulières où il faut connaître précisément la singularité de la personne malade pour prendre une décision informée qui soit respectueuse de l’expression de sa volonté, de la relation avec ses proches et de la déontologie médicale.
Une affaire est un cas problématique exposé au grand public. Mais, quand un cas devient une affaire, les journalistes et le grand-public ne peuvent avoir accès qu’à certaines informations qui deviennent alors emblématiques d’exigences ou de réclamations concernant la justice, les droits personnels ou certaines grandes valeurs. L’enjeu est moins la singularité de cette personne et de la décision la concernant que ce qu’elle représente en fonction des valeurs et des convictions défendues par les protagonistes.
Quand l’affaire se durcit, elle devient une cause où les positions finissent par se polariser entre « pour » et « contre » en absorbant ainsi toutes les autres nuances, et donc toute la complexité du cas. « Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu l’emblème de la possibilité ou non de « faire mourir », c’est-à-dire d’euthanasier une personne qui n’est pas en fin de vie, dont les directives anticipées sont inexistantes et dont la volonté est l’objet de conflits, et qui dépend du soin médical pour continuer à vivre alors même que ses conditions de vie sont jugées par certains « insupportables ».
« Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu, socialement, par son silence et son absence de réaction, une personnalité disponible sur laquelle sont projetées les attentes de « bien vivre » et de « bien mourir », les craintes de souffrir, les angoisses de dépendre totalement d’autrui, de perdre son autonomie ou, comme le disent beaucoup, de « perdre sa tête » au point de ne plus pouvoir vraiment décider pour soi. « Monsieur Vincent Lambert » est ainsi devenu un espace de projection d’attentes et de réclamations contradictoires, qui finissent par se polariser, de nouveau, hélas, sur la promotion ou le refus de l’euthanasie. Il est un emblème de l’insuffisance du recours à l’autonomie pour résoudre toutes les problématiques bioéthiques ; il est un témoin de nos ambivalences et contradictions face à la dépendance et aux liens humains qui font ou défont la valeur de nos existences ; il est un point de cristallisation de nos interrogations et divisions sur ce que signifie « bien soigner ».
Du point de vue anthropologique et éthique, ce qui arrive à « Monsieur Vincent Lambert » pose des questions importantes.
1) L’humanité d’une personne se mesure-t-elle par ses conditions de vie et ses capacités de pensée et de relation ? Certains pensent qu’il y a des cas où l’humain s’est absenté de la vie. Il y aurait ainsi, pour eux et dans certains cas, « la vie sans l’humain », une « vie purement biologique », une « vie purement végétative ». Je ne partage pas du tout ce point de vue. L’humanité ne s’absente jamais de l’être humain que nous devons soigner mais c’est à nous de l’honorer par l’attention, le respect, le soin adapté.
2) L’alimentation et l’hydratation artificielles sont-elles des traitements ou des soins de base ? Nous avons longtemps tenu qu’elles ne pouvaient être assimilées à des traitements mais qu’elles relevaient de la nourriture et de la boisson, qui sont toujours dues à une personne, sauf dans de rares cas de fin de vie où elles ont des effets accentuant la souffrance et le risque. Certes, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur la qualification de « traitements » mais l’obligation éthique n’est pas suspendue pour autant. Ces traitements sont dus si l’on n’est pas dans les cas spécifiques de fin de vie qui ont été évoqués. « Monsieur Vincent Lambert » n’est pas en fin de vie, ne semble pas souffrir, n’exprime pas de refus permanent de soin et n’a pas exprimé clairement sa volonté : au nom de quel principe faudrait-il arrêter ce traitement particulier qu’est l’alimentation et l’hydratation artificielles, ce traitement particulier qui apparaît à beaucoup comme un soin de base dû à tout être humain ?
3) La réanimation est un défi entre le trop et le pas assez. Dans quels cas et quelles conditions est-il préférable de ne pas réanimer les personnes parce que cela entraîne des situations de vie limites et génératrices de grandes souffrances ? Généralement, il est impossible au stade initial de la réanimation de connaître le pronostic ultérieur de l’évolution de conscience du patient. Le cas se pose pour la réanimation néonatale et également pour la réanimation adulte. Mais, une fois que la personne a été réanimée, au nom de quels principes est-il possible d’arrêter ou de limiter les traitements ? Dans la pratique médicale, ces cas sont longuement débattus en fonction de principes bien réfléchis. Dans la situation présente, le principe semble assez simple : « Monsieur Vincent Lambert » n’est pas en fin de vie ; il n’a pas « le cerveau totalement détruit » comme l’a dit un médecin (il serait alors en état de mort cérébrale et déclaré mort) ; il ne souffre pas de façon perceptible et l’expression de sa volonté ne peut être attestée de manière certaine. Rien ne nous permet de dire avec certitude qu’il veut refuser les soins qui le maintiennent en vie. Qu’est-ce qui justifierait de les arrêter maintenant ?
4) Le respect de la volonté du patient est devenu un critère central du jugement éthique. Mais que faire en l’absence de l’expression certaine de la volonté du patient ? La polarisation sur la seule volonté du patient risque de nous faire oublier que cette volonté est ambivalente et fluctuante, qu’elle est tributaire du désir et du regard d’autrui et qu’il est donc nécessaire d’être protégé contre les regards et les avis dévalorisants et excluants. Par ailleurs, l’expression de la volonté du patient n’est pas le seul critère éthique : selon la déontologie, nous ne devons pas répondre à la volonté ou au désir de mourir par l’euthanasie mais par des soins adaptés.
5) Parce qu’il est devenu une cause, ce qui est dit de « Monsieur Vincent Lambert » est dit de toutes les personnes qui relèvent de situations analogues et qui seraient ainsi placées dans les mêmes catégories entrainant les mêmes décisions. C’est pourquoi l’UNAFTC (L’Union Nationale des Associations de Familles de Traumatisés crâniens et de Cérébrolésés) est partie prenante reconnue par le droit en raison de son rôle de défense des personnes en état pauci-relationnel ou en état d’éveil non-répondant. Comme le cas est devenu une cause, ce qui est dit de « Monsieur Vincent Lambert » est dit de ces personnes qui ont besoin de recevoir des soins adaptés dans des services spécialisés. Pourquoi « Monsieur Vincent Lambert » n’est-il pas soigné dans l’une de ces unités dédiées ? Parce que le transfert serait interprété comme une capitulation d’une certaine cause ?
6) Le médecin peut juger en sa conscience et selon une certaine compréhension du droit que l’état singulier de « Monsieur Vincent Lambert » relève de l’obstination déraisonnable mais, dans la situation présente, le geste qui mettrait actuellement fin à sa vie ne pourrait qu’être interprété comme un geste euthanasique provoquant le scandale dans une partie de la famille et auprès de beaucoup d’autres personnes, à commencer par les soignants qui veillent sur les patients en état pauci-relationnel ou en état d’éveil non répondant dans des unités spécialisées. Quel médecin voudra endosser la responsabilité d’un tel geste sans paraître inhumain en condamnant symboliquement avec lui beaucoup d’autres puisque « Monsieur Vincent Lambert », encore une fois, n’est pas en fin de vie et que plus de 1700 patients lui sont associés ? Quel médecin se limitant à sa tâche de médecin voudra assumer la singularité d’un cas qui n’en n’est plus un parce qu’il est devenu une cause ?
7) L’exposition médiatique conduit à des caricatures argumentatives qui sont déplorables. Dans certains médias, la transformation du cas en une cause conduit à polariser faussement le débat entre de mauvais catholiques traditionnels censés défendre la vie à tout prix et de bons progressistes – de préférence athées – censés défendre la volonté claire de « Monsieur Vincent Lambert ». Comment se laisser encore enfermer dans ces présentations caricaturales où les uns, au nom de leurs croyances, feraient souffrir un patient et les autres, au nom de leur idéal de liberté, feraient tout pour le délivrer ? Comment est-il possible de sortir de cette manière biaisée d’aborder les problèmes éthiques ? Le tragique de cette situation ne demande-t-il pas au moins un peu de raison et de décence ?
Quelle est la position de l’Eglise catholique sur cette affaire ?
L’Eglise ne peut pas et ne veut pas prendre position sur un cas quand elle n’est pas en mesure de connaître tous les éléments du cas, comme celui qui concerne « Monsieur Vincent Lambert ». En effet, elle ne peut pas être conviée à la procédure collégiale à partir de laquelle le médecin prend sa décision en exposant tous les éléments de jugement médicaux et non médicaux et en prenant en compte les différents avis dans le cadre du respect de la déontologie médicale.
L’Eglise ne veut pas se substituer à la conscience de ceux qui doivent prendre des décisions en médecine, c’est-à-dire les médecins. Mais elle souhaite contribuer à éclairer les consciences, notamment par le rappel des grands principes éthiques.
Elle estime de son devoir de rappeler les grands principes éthiques qui sont menacés quand le cas est exposé publiquement et devient l’emblème d’une cause comme celle de l’euthanasie ou celle d’une compréhension dévoyée de la sédation profonde et continue jusqu’au décès, qui est interprétée par certains comme un droit général ou une hypocrisie éthique.
Trois grands principes éthiques guident ici la position catholique. Ils sont à tenir ensemble :
1) La dignité de la personne, c’est-à-dire sa valeur absolue et intrinsèque. La personne ne peut donc jamais être instrumentalisée pour des causes sociales, économique ou politiques, et elle ne peut jamais être privée délibérément de sa vie. L’Eglise défend de manière ferme l’interdit de l’euthanasie comme un corollaire de la dignité de la personne. La médecine continue à le faire comme l’attestent les déclarations de l’Association Médicale Mondiale malgré de régulières contestations.
2) Le refus de l’obstination déraisonnable (ou acharnement thérapeutique). L’Eglise ne dit pas qu’il faut prolonger la vie à tout prix mais qu’il faut accompagner la personne en fin de vie en soulageant autant que possible ses souffrances physiques, psychiques et spirituelles. Le principe du double effet permet de réguler le soulagement de la souffrance lorsqu’il peut hâter la fin de vie. Ce n’est pas une hypocrisie mais la volonté de soulager autant qu’il est possible ces différentes souffrances, sans provoquer délibérément et directement la mort.
3) La fraternité, c’est-à-dire la solidarité de personnes qui partagent la même condition mortelle et la vulnérabilité commune, et qui sont désireuses de s’aider mutuellement dans l’affrontement à la maladie, la souffrance, la mort. Il faut analyser la cause qu’est devenu le cas de « Monsieur Vincent Lambert » selon l’exigence de fraternité. D’une part, il n’y a pas de solidarité pour la mort. Convoquer les médecins pour répondre à une demande de mort, c’est les instrumentaliser, c’est dévoyer leur mission de soignants. D’autre part, l’arrêt de l’alimentation et l’hydratation artificielle sans recueil de sa volonté, hors contexte de fin de vie et sans motif médical grave, signifie indirectement à tous ceux qui partagent sa condition qu’ils sont indésirables. Il est devenu impossible de dissocier les cas. Les proches des patients en état pauci-relationnel ou en état d’éveil non-répondant ne peuvent manquer d’interpréter ainsi la décision même si ce n’est pas ce que dit la loi. « Monsieur Vincent Lambert » est devenu l’emblème de l’exigence du soin du plus faible et des difficultés intrinsèques aux cas limites de la réanimation. La déclaration des évêques de France du 22 mars 2018 dit bien cette exigence de la fraternité face aux menaces de l’euthanasie sur les personnes et sur le tissu social : « Fin de vie : oui à l’urgence de la fraternité ! »[1]
Comment résumer la position de l’Eglise sur les deux lois Leonetti ? Considère-t-elle la sédation profonde et continue, avec arrêt des traitements, jusqu’au décès, comme une euthanasie déguisée ?
L’Eglise de France a salué le travail de la loi Leonetti qui reprenait des éléments importants de l’éthique catholique :
1) Le refus de l’euthanasie,
2) La reprise du principe de double-effet déjà codifié par Thomas d’Aquin au XIIIème siècle afin d’autoriser, dans certaines conditions, le soulagement de la souffrance au risque d’abréger la fin de vie.
3) La reprise du principe du refus de l’acharnement thérapeutique déjà codifié au XVIème siècle sous la forme de l’absence d’obligation, en fin de vie, de prendre des moyens extraordinaires pour prolonger la vie. C’est ce que la loi Leonetti appelle « le refus de l’obstination déraisonnable ».
4) L’exigence de développement des soins palliatifs.
La loi Claeys-Leonetti a été votée comme l’extrême limite au-delà de laquelle l’euthanasie est légalisée. Ce n’est pas, comme la première, une loi de consensus mais une loi de compromis. Dans le cadre de la précédente loi, la sédation profonde et continue jusqu’au décès (SPCJD) étaient déjà pratiquée avec discernement dans des services de soins palliatifs. Ce qui a changé, c’est sa présentation comme un « nouveau droit » selon des critères restrictifs qui, aux yeux de ceux qui ne prennent pas le temps de l’analyse, aussi bien chez les médecins que dans le grand public, sont compris comme trop limités ou trop délicats à appliquer. La loi Claeys-Leonetti souffre d’un déficit d’explication et de formation aussi bien dans le corps médical que dans le corps social tout entier. Elle peut être perçue par ceux qui n’ont pas pris le temps de l’analyse juridique et de l’analyse en situation dans des services compétents, comme une sorte de droit général (« j’ai droit à une sédation profonde et continue jusqu’au décès ! ») ou comme une euthanasie déguisée ou comme une horrible hypocrisie (« vous faites mourir les personnes de faim et de soif ! »).
Ces difficultés peuvent expliquer les divisions d’appréciation de la loi Claeys-Leonetti dans le monde catholique et entre les bioéthiciens très attachés au refus de l’euthanasie. Si la loi n’est pas expliquée aux citoyens et si le développement des soins palliatifs et de la formation des médecins, infirmiers et infirmières n’est pas assuré par les pouvoirs politiques, alors la loi apparaîtra effectivement et inéluctablement comme une préparation à l’acceptation de l’euthanasie. Les gouvernements et les médecins portent à cet égard une lourde responsabilité.
Je crois que nous pouvons encore échapper à ces déficiences qui conduiraient à l’acceptation de l’euthanasie. Les associations de soins palliatifs et les associations de patients jouent un très grand rôle. Elles montrent que l’enjeu est globalement celui de la qualité de considération et de soin des personnes malades et diminuées, et la qualité des liens de fraternité qui unissent les citoyens. J’espère que la crise du lien social que nous vivons depuis des mois nous rendra plus attentifs à l’importance du lien médical et du lien politique de la fraternité.
Dans l’intrication du cas, de l’affaire et de la cause, « Monsieur Vincent Lambert » ne doit pas être réduit à la cause d’une liberté bafouée ; il demeure aussi le témoin d’une exigence de fraternité et du respect des plus fragiles. Il me semble que c’est ce qu’a voulu signifier dans sa déclaration récente le Comité international des droits des personnes handicapées de l’ONU (CIDPH). Il n’aurait pas pu se prononcer ainsi si « Monsieur Vincent Lambert » avait été en fin de vie.
Dans la complexité de la situation, que faire ? Seule la mort non provoquée peut dénouer cette situation tragique et les accusations mutuelles où s’enferment tous les protagonistes. « Monsieur Vincent Lambert » n’appartient à personne ; il n’est pas à disposition pour défendre une cause. Continuer à prendre soin de lui, sans obstination déraisonnable, signifie qu’il est un indisponible. Le transférer dans une unité spécialisée pour les patients cérébrolésés serait une décision de sagesse… afin que personne ne s’empare du tragique.
Père Bruno Saintôt, directer du département Éthique biomédicale des facultés jésuites de Paris, le 13 mai 2019 à 09h42
[1] Evêques de France, « Fin de vie : oui à l’urgence de la fraternité ! », 22 mars 2018
Source : ethique-soin.blogs.la-croix.com/
http://rakotoarison.over-blog.com/article-srb-20190513-article-bruno-saintot.html
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