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28 août 2008 4 28 /08 /août /2008 18:04

Voici un texte intéressant du journaliste Jean-François Kahn.



Publié le 28/08/2008 N°1876 dans Le Point

Adresse aux idéologues de la droite libérale


Cet article a été rédigé, à l'origine, pour Le Figaro, afin d'amorcer un débat démocratique. Comme c'était, hélas, prévisible, mais comme c'était aussi son droit le plus strict, ce journal n'a pas cru pouvoir le publier. Je remercie Le Point d'accepter cette confrontation.



«A
rchaïque », disent-ils. Ou bien, quand ils craignent que la culture de leurs auditeurs n'ait pas intégré ce délicieux concept : « Ringarde » ! Archaïque qui ? Ringarde qui ? La gauche française ! Comme « primitifs flamands », c'est devenu un pléonasme ! La gauche française est ringarde comme la blanquette est de veau. La droite n'a donc pas besoin, quand elle veut habiller pour l'hiver son vis-à-vis devenu son faire-valoir, de renouveler la garde-robe. Les « quartiers » sont « sensibles », nos soldats « valeureux ». La gauche, elle, est « archaïque ».

« Gauche ringarde », en un seul mot, comme hareng saur.

Et, en plus, c'est vrai. Garanti de chez garanti. Sur facture.

Un nouveau monde est en train de naître
sous nos yeux, et la gauche continue de s'ébattre dans l'ancien. Un néocapitalisme postfinancier se reconstruit sur les ruines de l'ancien modèle libéral de production, l'instantanéité des flux se substitue à la rapidité des processus, l'homme décentré, hier, par le socialisme au profit de l'Etat Léviathan est escamoté, cette fois, par le néolibéralisme au profit de l'argent Moloch et la gauche continue, imperturbablement, de se réclamer de ce qui n'exista jamais pour affronter ce qui n'existe plus.

On a rarement, depuis vingt ans, importé autant de travailleurs immigrés, ne serait-ce que pour « tenir » les rémunérations là où le marché du travail est tendu, et la gauche reproche imperturbablement au gouvernement de verrouiller, ou même d'« enfermer », la France recroquevillée sur elle-même. Aux yeux du Parti socialiste, l'aggravation des déficits, l'alourdissement de la dette sont scandaleux, la droite étant au pouvoir, mais tous les moyens proposés pour les réduire sont condamnables. Il feint de dénoncer un « ultralibéralisme » intrinsèquement « insécuritaire », mais il n'est pas une mesure, qualifiée par lui de « sécuritaire », qu'il accepte.

La cause est donc entendue : la gauche est ringarde.

Mais la droite ?

Nous ne nous appesantirons pas sur les aspects les plus potentiellement polémiques de la réponse. Vous avez dit archaïque ? Il n'est pas certain que la reconstruction de l'ORTF à l'ancienne, la nomination de son président directement par l'Elysée ou l'obligation faite au service public d'en revenir à l'école des Buttes-Chaumont, ou que la restauration d'une « gouvernance » monarchisante qui rappelle celle de la cour des Valois, avec double conseil, celui qui sied au Parlement et celui des « favoris », la latitude laissée au roi, à la reine et au petit prince de venir tous les jours, chez nous, par petit écran interposé, pour nous « serrer la pince », qu'une politique étrangère qui largue les états d'âme au profit des seuls froids rapports de forces (pour autant, je ne la désapprouve pas), que ces « innovations », donc, représentent la quintessence de la rupture avec le passé. La « modernité » ne se réduit pas, forcément, à la préférence accordée aux stars du show-biz ou du CAC 40 au détriment des officiers de l'armée de terre ou au choix de l'hypermarché contre le boutiquier du coin de la rue.

Au demeurant, baladé, le pauvre, de déficits publics sans cesse arrondis à la hausse et de dettes de plus en plus abyssales en triomphes offerts au dictateur syrien Bachar el-Assad, de négociations par l'entremise de Chavez avec les extrémistes gauchistes des FARC en affronts faits au corps des officiers rendus collectivement responsables d'un fait divers, de papouilleuses caresses dispensées à Jack Lang ou de soviétisation de la mémoire (Guy Môquet) en hommages rendus à Kadhafi, d'alliance objective avec Poutine en interventionnisme étatique tous azimuts, l'intellectuel de droite souffre autant aujourd'hui que l'intellectuel de gauche, même si lui ne moufte pas.

Mais ne retournons pas le couteau dans ce play-back.

La question essentielle est : le monde dans lequel se meut, aujourd'hui, le discours de droite est-il plus réel, plus actuel que celui dans lequel s'ébroue le discours de gauche ? Ne convient-il pas à la pensée conservatrice libérale de s'ébouriffer quelque peu le cervelet au moment où les Etats anglo-saxons dépensent massivement l'argent des contribuables pour voler au secours d'organismes financiers privés en situation de quasi-faillite ?

Un exemple entre mille : nous savions, déjà, qu'une politique conservatrice et néolibérale, celle de George Bush en l'occurrence, avait conduit à un creusement effarant des déficits cumulés américains, l'équilibre structurel du système financier de ce pays dépendant largement, désormais, du comblement par la Chine communiste de la dette des Etats-Unis, donc de sa détention de bons du Trésor américains. On ne sache pas que cette étrangeté ait provoqué le moindre réaménagement, fût-ce à la marge, du discours de droite ordinaire selon lequel le déficit est socialiste et l'excédent libéral.

Or, depuis, on a assisté à cet événement inouï
que l'une des plus importantes banques du premier pays capitaliste du monde a été sauvée du dépôt de bilan par un apport massif d'un fonds d'Etat (dit souverain) du régime communiste de Pékin. Eh bien, le discours de droite est resté, après ce coup de tonnerre, aussi intangible que le discours de gauche après le constat de l'inexistence de tout courant socialiste démocratique en Russie !

Encore cette remarque est-elle très partielle. Car le fond du problème, qui eût mérité de bouleverser radicalement la rhétorique conservatrice libérale, est celui-là : aujourd'hui, c'est dans un pays qui vit sous une dictature communiste implacable que le néocapitalisme a réalisé ses plus impressionnantes performances. La gauche aurait dû en avaler son dentier dogmatique. Mais la droite ?

Est-ce à dire, en effet, que le mode de gouvernance le plus adéquat à la mise en oeuvre du projet néocapitaliste, compte tenu des déchirures et des fractures qu'il provoque, est celui, resté totalitaire, qu'incarnent les autocrates communistes de l'empire du Milieu ? Interrogation d'autant plus pertinente que les succès les plus spectaculaires en matière de croissance, quantitative sinon qualitative, à caractère néolibéral, sont affichés par la Chine donc, par le Vietnam communiste, mais aussi par une Russie poutinienne qui a mis au service de cette dynamique une gouvernance de type étato-soviétique, par l'Inde ultrafonctionnarisée dont le dirigisme de type social-démocrate fut, avant l'explosion actuelle, le moteur du développement, par des féodalités pétrolières arabes, voire par le Brésil de Lula. Inversement (mais cela non plus, le discours droitier dominant ne l'a nullement intégré), ce sont les pays démocratiques qui se sont le plus puissamment investis dans la mondialisation néolibérale, en ont le plus franchement adopté les critères dits de « modernité », et ont été, pour cette raison, érigés en modèles par les conservateurs néolibéraux français-la Grande-Bretagne, l'Irlande, l'Espagne, le Japon, en particulier-qui subissent le plus durement, aujourd'hui, le contrecoup de la crise des subprimes. Au point qu'aux yeux de leurs ex-sectateurs leur « miracle » apparaît soudain comme un « mirage ».

Or, qu'est-ce que ces « culs par-dessus tête » en série ont changé au fond de sauce des mercuriales libéralo-droitières ? Rien, absolument rien ! Circulez...

Pourquoi et comment
le merveilleux modèle browno-blairiste, dont on a voulu ignorer qu'il avait provoqué, malgré ses évidents succès, un angoissant creusement des inégalités et une aggravation multiforme des exclusions, a-t-il finalement débouché sur un spectaculaire gonflement de la fonction publique, et un ex-excédent budgétaire transformé si vite en fort déficit ? Voilà une interrogation qui frise, apparemment, l'obscénité.

Pendant quarante ans, la gauche marxiste a refusé de prendre en compte les transformations qui rendaient obsolète sa vision de la réalité. Or la droite dite « libérale » réagit-elle différemment qui, par exemple, continue de soutenir que toute privatisation concurrentielle d'un service public agit mécaniquement en faveur de la baisse des prix, quand le cas de l'énergie en général, et de l'électricité en particulier, lui prouve un peu partout le contraire, au grand dam, en France, de certains chefs d'entreprise qui en ont fait les frais ?

Aujourd'hui que plusieurs rapports et études officielles dévoilent les conséquences déplorables, aussi bien pour la puissance publique que pour les usagers, de la privatisation des autoroutes, on peut se demander par quel aveuglement les conservateurs libéraux, à un François Bayrou près, n'ont pas relevé ce qu'il y avait d'aberrant, de la part de l'Etat, à vendre des entreprises non concurrentielles (une autoroute est, par définition, en situation de monopole) qui appartenaient, n'étant pas subventionnées, non au pouvoir politique d'un moment, mais, collectivement, aux contribuables et aux automobilistes taxés aux péages.

Il convient, au demeurant
, d'élargir le champ de cette remarque. Combien de soi-disant « progressistes » ont-ils, hier, accepté le qualificatif de « démocratie populaire » appliqué à des dictatures impopulaires ? Or, comment un libéral de droite peut-il justifier, par exemple, que tous les quotidiens d'information de l'est de la France, de Nancy à Grenoble en passant par Mulhouse, Epinal, Sedan, Lyon, Dijon, Romans et Saint-Etienne, passent sous le contrôle du même groupe financier propriétaire, en flagrante négation des deux fondements du libéralisme : la concurrence et la pluralité ? On aurait, au moins, pu s'attendre à un début de réflexion interrogative : néant ! Et sur quoi risque de déboucher la nouvelle loi sur le commerce ? Sur la fixation des prix, non par une concurrence « libre et non faussée » mais par quelques grandes « centrales d'achat » qui dominent si lourdement des pans entiers du marché-une seule centrale en contrôlant jusqu'à 70 % dans certains départements-qu'elles peuvent imposer aux petits producteurs-les PME-, et au risque d'asphyxier ce qui reste de commerces de proximité, tous les prix de dumping qui leur chantent. Le Figaro vient, dans son numéro du 2 août, d'en faire le constat : les entreprises du CAC 40 ont pu, malgré la crise, réaliser de très forts profits au premier semestre parce que leur taille leur a permis d'imposer des prix à la hausse au marché et à la baisse aux fournisseurs. Libéralisme ? Paradoxe : en juillet, les prix ont baissé mais grimpé dans les hypers. Concurrence faussée et non libre, en somme. Comment ont réagi les conservateurs libéraux ? Ils n'ont pas réagi.

Mieux : quand les éditions Hachette ont failli avaler les éditions Vivendi, ce qui aurait eu pour résultat qu'outre Plon, Laffont, Perrin, Fayard, Grasset, Stock, Calmann-Lévy, Hachette Littératures, La Découverte, etc., l'essentiel des livres scolaires, des dictionnaires et 80 % de la distribution, dont les NMPP et les Relay, seraient passés sous la férule d'un même groupe déjà puissant dans la presse écrite et les médias audiovisuels, aucun conservateur libéral emblématique n'a apparemment fait la moue. Et c'est finalement la Commission de Bruxelles, effarée que l'on puisse admettre une telle atteinte monopolistique au principe du pluralisme et de la concurrence, qui y a mis le holà. Les plus grands supports d'information, de culture, d'opinion appartenant à des groupes qui dépendent en partie des commandes publiques, donc de l'Etat et, surtout, du pouvoir politique, qu'en pense un authentique libéral ? Rien ! Le premier grand industriel de France, le plus riche (cela n'a rien de choquant), qui concentre les plus grandes marques de l'industrie du luxe, est en passe de contrôler un des plus grands groupes d'hypermarchés (la distribution, donc), alors qu'il possède le premier journal d'informations économiques, qu'en pense un authentique libéral ? Rien ! Et de l'annonce, comme jamais, de nouvelles subventions ?

Est-ce à dire que le « conservateur libéral » moderne ne serait nullement offusqué que le GOUM soviétique ou une refondation du communisme sur une base privée constituât, désormais, l'horizon du nouveau capitalisme ? Il est tout de même étrange, on l'a dit, que l'annonce d'une nette augmentation de la dette publique au cours du dernier trimestre, en attendant le coup de bambou de la croissance des déficits, n'ait provoqué aucune insurrection intellectuelle de la droite pensante. Ni les déclarations élyséennes selon lesquelles la suppression de la publicité sur les chaînes publiques « c'est bien, puisque c'est de gauche ! ».

Pas étonnant, dans ces conditions,
que le summum de l'habileté de droite consiste, désormais, à s'adjoindre ce qu'il y avait de pire dans la gauche caviar. Ou Alain Minc... Le néomonarchisme (c'est-à-dire le pouvoir totalement personnel, fût-il électif) constitue-t-il la nouvelle quintessence du libéralisme conservateur ? Problème : faut-il rappeler ici que Benjamin Constant, Guizot, Thiers, Tocqueville, Adam Smith ou Frédéric Bastiat s'affirmèrent à travers leur rejet intransigeant de la concentration des pouvoirs ?

On avait cru comprendre que « trop de lois tuait la loi » : or, on n'en a jamais tant produit à propos de tout et de rien. L'Etat partout, sauf là, évidemment, où il y a de gros profits à ramasser. On vient même d'inventer une taxe d'encouragement au dialogue social perçue sur la masse salariale !

Que paie-t-on, aujourd'hui, au prix fort ? L'instauration d'un système où, à tous les niveaux, la spéculation s'est substituée à la production et où la recherche d'une maximisation ultrarapide (court-termiste) des profits a été centralisée au détriment des valeurs dites « traditionnelles » et de la morale dite « bourgeoise ». Ainsi, accessoirement, qu'au détriment des vertus citoyennes. Pourquoi, à ce propos, ce manque de réaction face à la subversion éthique, à travers certaines délirantes explosions des rémunérations de grands patrons, du libéralisme par sa dérive néocapitaliste ?

Nous avons basculé dans un « autre monde », que dominent, également, une nouvelle traite de masse (dont la prostitution mondialisée ne présente qu'un aspect), une insécurité devenue systémique, y compris dans la rue, et un dopage généralisé qui nourrit en partie le marché de la drogue. Un séisme d'une telle ampleur a, en effet, rendu totalement obsolète le discours de gauche de papa, dirigé de façon pathétique contre un « libéralisme », le vrai, qui est en train de disparaître et qu'il faudrait sauver, au contraire. Mais le discours dominant de droite, tel qu'il continue à tourner mécaniquement en rond (y compris sur ou dans certains médias), est devenu, lui, franchement préhistorique !

Jean-François Kahn


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