« L’être humain est, au fond, un animal sauvage et effroyable. Nous le connaissons seulement dompté et apprivoisé par ce que nous appelons la civilisation. » (Schopenhauer, 1850).
En déplacement à Lyon en 2006, après une réunion au campus universitaire de Villeurbanne, je m’étais un peu détendu en me promenant au Parc de la Tête d’Or, que j’avais connu il y avait déjà un bon paquet d’années pour y avoir fait quelques joggings. Je m’étais alors arrêté devant un enclos où vivaient trois éléphantes. J’apprécie peu le principe des zoos (enfermer des animaux pour le simple plaisir des touristes et visiteurs ne me paraît pas très "éthique"), même si je conçois que certains zoos s’occupent bien de leurs animaux, les protègent et même, protègent leur espèce lorsqu’elle est en voie de disparition.
Mais là, c’était vraiment différent. Ce parc, comme le Parc de la Pépinière de Nancy qui hébergeait ours et gorille il y a encore peu d’années, n’est pas un zoo et ce n’est pas sa vocation. Et en les observant bien, je me suis aperçu que ces éléphantes étaient vraiment très malheureuses. Chacune se tenait avec une patte avant sur un tabouret et tapotait ainsi de la patte, un peu comme, lorsqu’on s’ennuie, on tapote du doigt. C’était une évidence, il suffisait de les voir, pour savoir qu’elles n’étaient pas très bien traitées dans ce parc. Elles n’avaient pas beaucoup d’espace. Elles étaient là depuis 1998, à la retraite, plus capables de faire les tours de cirque.
Peut-être aurais-je dû réagir ? écrire une lettre au maire ? aux pouvoirs publics ? à des associations de protection des animaux ? Je me disais que ce parc étant tellement fréquenté que si une action pouvait se faire, elle aurait été déjà faite. Mais je me trompais peut-être. On ne peut pas s’engager sur tout. Et puis, l’humain vaut plus que l’animal. Enfin, je peux le croire.
Ce fut avec cette impression initiale désagréable que j’ai donc suivi de près, à partir de septembre 2010, la saga judiciaire de ces trois éléphantes et si leur situation était très différente d’autres situations humaines (comme celles de Vincent Lambert et Alfie Evans), il faut bien reconnaître qu’elle avait trait à une tentative euthanasique. Là encore, ce fut plutôt la justice administrative qui s’est prononcée (pour remettre en cause des arrêtés préfectoraux). Notons, entre parenthèses, que lorsqu’on emploie, à tort, le mot "végétatif" pour caractériser l’état de santé de certains humains, on les rabaisse en deçà du niveau animal.
La principale raison de cette volonté euthanasique ? Des tests sanguins avaient conclu (à tort, voir plus loin) que les éléphantes étaient porteuses de la tuberculose. Il faut bien préciser que ce n’est pas facile de détecter la tuberculose chez les éléphants. Non seulement il faut faire des prises de sang, mais il faut aussi prélever de la muqueuse issue des poumons, les faire tousser, etc. ce qui nécessite une grosse infrastructure, du temps et des frais importants (ce ne sont pas des chats !). La première mesure a été d’isoler les trois éléphantes du public, ce qui ne contribuait pas à augmenter la qualité de vie de ces êtres très sociaux.
Inutile de développer trop précisément les rebondissements judiciaires. La réalité était que le maire de Lyon et le préfet de Lyon, ce dernier en charge de la sécurité de la population de Rhône-Alpes, ont cherché par tous les moyens à euthanasier ces éléphantes dont personne ne voulait, et pas leur propriétaire, un cirque. Par égard pour l’actuel Ministre d’État, Ministre de l’Intérieur, je tairai d’ailleurs le nom de ces responsables…
La raison invoquée était sanitaire et dans une époque où l’on tue par millions des canards ou des poules en cas de soupçon de grippe aviaire, ou des troupeaux entiers lorsqu’une malheureuse vache folle est détectée, que valaient trois malheureuses vieilles éléphantes ? Je ne remets pas en cause d’ailleurs les protocoles de sécurité et de protection de la population, ces abattages massifs sont probablement nécessaires pour être sûr d’éradiquer une épidémie.
Pas trois, mais deux en fait. Deux éléphantes. Car en août 2012, Java, une des trois éléphantes, la plus vieille en captivité en Europe, est morte à 67 ans. De là à imaginer qu’elle était morte de tuberculose, il n’y avait qu’un pas. L’espérance de vie d’un éléphant est d’environ 50-60 ans. Une mort qui a mis administrativement en danger les deux autres, Népal et Baby, qui avaient, en 2012, autour de 44 ans et 45 ans.
Pour résumer très grossièrement, le propriétaire n’avait pas les moyens financiers de vérifier si les deux éléphantes restantes étaient réellement porteuses de tuberculose ou pas, les autorités publiques n’avaient pas la volonté de le financer elles-mêmes et trouvaient bien plus facile et rapide de supprimer ces deux éléphantes. Certaines mauvaises langues supputaient d’ailleurs à l’époque que le maire avait d’autres projets pour utiliser la place occupée par l’enclos des éléphantes. Les éliminer rendait donc ses projets plus faciles à mettre en œuvre.
Heureusement, parfois, l’indifférence peut être vaincue, mais uniquement par des "stars" ! Car qui voulait se préoccuper de ces éléphantes ? Il ne s’agissait pas seulement de les sauver de l’euthanasie, il fallait aussi proposer une solution pour les faire quitter le Parc de la Tête d’Or. Tout le monde ne peut pas accueillir deux éléphantes chez soi. Sensibilisée par cette affaire, Brigitte Bardot a fait un peu de battage médiatique assez efficace pour que l’affaire atteignît les médias et le grand public, prêt à s’enflammer sur le devenir de ces pauvres animaux. Elle avait d’ailleurs proclamé qu’elle s’exilerait en Russie si on mettait à exécution le projet de les abattre.
Finalement, l’histoire a fini bien. On n’a pas voulu confier les éléphantes à Brigitte Bardot, qui avait proposé de les prendre en charge, mais on les a confiées à une autre "star", la princesse Stéphanie de Monaco, intéressée par le "challenge". Le 12 juillet 2013, Népal et Baby firent donc leur entrée dans la magnifique propriété de cinquante hectares de la princesse, à Roc Agel, sur le domaine de Fontbonne, dans la commune de Peille, en Alpes-Maritimes, qui surplombe la Principauté de Monaco.
Depuis quatre ans et demi, Stéphanie de Monaco s’occupait ainsi de ces deux éléphantes, grâce à son Association Baby et Népal qu’elle préside, qui lui permet, grâce à l’aide du public, de financer les nombreux frais d’entretien des éléphantes. Pour la princesse, ce fut véritablement une nouvelle vie et cela lui plaît, visiblement. Ce n’est pas évident de s’improviser maître d’éléphant et elle a dû apprendre auprès de spécialistes. Les deux éléphantes ont vécu dans de grands espaces, heureuses et épanouies, ce qui fait penser à cette formule savoureuse de l’ami André Gide : « Chaque animal n’est qu’un paquet de joie. » (1935). Je n’ai pas pu les voir heureuses, mais en 2006, je peux assurer qu’elles étaient malheureuses et tristes.
Les deux éléphantes ont subi deux séries de tests sérologiques selon les protocoles établis par les autorités sanitaires françaises, en juillet 2013 et en octobre 2013, et tous ces tests ont montré qu’elles n’étaient pas porteuses de tuberculose et qu’elles étaient en bonne santé. Ces tests ont été certes assez coûteux mais ont montré que les pouvoirs publics devaient un peu mieux instruire leur dossier avant de mettre à mort un animal.
Je n’oserais évidemment pas remettre en cause la bonne foi du maire ou du préfet. Il y avait effectivement un risque de tuberculose et pour les animaux, le bénéfice du doute se transforme rapidement en principe de précaution : on-abat-au-cas-où.
Que ce serait-il passé si les tests sérologiques de 2013 avaient été positifs ? Il aurait fallu soit les abattre quand même, soit s’assurer qu’elles eussent été parfaitement isolées selon sans doute des conditions très lourdes.
Pourquoi est-ce que j’en parle maintenant ? Parce que l’une des deux éléphantes, Népal, vient de mourir ce lundi 30 avril 2018, à un âge autour de 50 ans. Elle est morte de sa belle mort, heureuse des grands espaces depuis l’été 2013. Pour Baby, ce sera difficile de rester seule. Il y a des malheurs plus grands dans le monde et finalement, même si c’est une mort, c’est sur une note positive que je veux terminer ici, car ce n’était pas une mort provoquée, voulue par des autorités administratives insensibles qui se moquaient bien des animaux. Juste une mort de sa belle mort.
L’enseignement à en tirer, c’est qu’il devient de plus en plus difficile de considérer les animaux comme de simples biens de consommation ou choses. Ce sont des êtres, une loi a même inclus dans le code civil le fait que ce sont des êtres sensibles. Cela n’empêchera pas des les tuer plus ou moins proprement dans les abattoirs, ou dans les champs (quand il s’agit de lutter contre des insectes). C’est vrai qu’on aurait plus de compassion pour un éléphant que pour un insecte. Un éléphant est "gentil" (même si cet animal peut tuer parfois), immense (on ne peut pas ne pas le voir), et avec une espérance de vie de même ordre de grandeur que l’humain.
Hegel a écrit : « Ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, ce n’est que la conscience qu’il a d’être un animal. » (1835). Cette lente évolution de la conscience humaine de la sensibilité des animaux est une bonne chose, même si elle n’aboutira jamais à grand-chose en raison de cette impossible équation : l’homme, qui aime se faire accompagner par des animaux domestiques qu’il chérit, est carnivore et restera toujours un prédateur des autres animaux, et c’est à la fois culturel …et naturel !
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (30 avril 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Népal : on abat au cas où.
Un panda diplomatique.
Les animaux ont-ils une âme ?
La sensibilité des animaux reconnue par le code civil.
Les chasseurs…
La vie dans tous ses états.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20180430-elephante-nepal.html
https://www.agoravox.fr/actualites/environnement/article/nepal-on-abat-au-cas-ou-203984
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2018/08/06/36371642.html