« Notre système, précisément parce qu’il est bâtard, est peut-être plus souple qu’un système logique. Les "corniauds" sont souvent plus intelligents que les chiens de race. » (Georges Pompidou, "Le Nœud gordien", 1974).
Il est toujours instructif d'observer scrupuleusement les débuts d'un nouveau Premier Ministre. Il doit à la fois être loyal avec le Président de la République, lui être fidèle, ne pas lui faire de l'ombre, mais être suffisamment dynamique pour être entendu et marquer les esprits (sauf bien sûr en période de cohabitation), et je m'étonne de ne pas avoir entendu (à ma connaissance) de remarque à ce propos pour ce nouveau gouvernement de Gabriel Attal.
D'abord, la chronologie de son interminable nomination restera sans doute dans les annales d'histoire politique comme celui d'un accouchement très laborieux. Rien que le nom du nouveau Premier Ministre a mis un jour à être annoncé, le 9 janvier 2024, un jour après l'acceptation par l'Élysée de la démission de la Première Ministre, démission demandée pourtant par le Président de la République. Ce qui veut dire que le Président était le "maître des horloges" de cette "séquence" et il y a eu des retards dès le début.
La première vague de nominations des ministres a eu lieu deux jours plus tard, le 11 janvier 2024, ce qui était un délai raisonnable. Après la surprise de la nomination de Gabriel Attal à Matignon, l'autre surprise a été le débauchage de Rachida Dati à la Culture, débauchage tant vis-à-vis de LR que de la ville de Paris dans la perspective des prochaines élections municipales en 2026. Catherine Vautrin au Travail était une moindre surprise dans la mesure où elle avait déjà été pressentie à Matignon en mai 2022.
Moins raisonnable a été le délai pour nommer les autres ministres, ministres délégués et secrétaires d'État, puisqu'il a fallu pratiquement un mois pour cette seconde vague de nominations décidée seulement le 8 février 2024. Il y a sans doute plusieurs causes à ce retard à l'allumage, mais cela a coûté politiquement car beaucoup de sujets n'avaient plus de titulaire ministériel, en particulier pour les transports, l'énergie, le logement, la santé, etc., et même l'école, puisque Amélie Oudéa-Castéra n'a finalement pas réussi à franchir son mois au Ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse en raison de ses maladresses verbales (elle reste cependant au Sports et aux Jeux olympiques et paralympiques).
Énumérons tout de même les causes possibles de ce retard à la détente. Une première cause très basique : depuis quelques années, l'Élysée vérifie que le candidat pressenti ministre n'a pas casserole, notamment fiscale, sociale ou judiciaire (et encore, il y a eu des trous dans la raquette dans le passé). Une deuxième cause de retard serait cet accord implicite avec Éric Ciotti qui aurait négocié avec Gabriel Attal la fin du débauchage des élus LR en échange d'une attitude plus ouverte des parlementaires LR face aux projets du gouvernement. La troisième cause est sans doute la série de décisions judiciaires qui a ponctué les premières semaines de l'année, en particulier la relaxe en première instance de l'ancien Ministre du Travail Oliver Dussopt le 17 janvier 2024 et celle de François Bayrou le 5 février 2024. Mais Emmanuel Macron n'a toutefois pas attendu la confirmation de la relaxe de Gérald Darmanin par la Cour de Cassation (qui a été prononcée le 14 février 2024). Enfin, la quatrième cause est une conséquence de la troisième avec un poids lourd de la Macronie, François Bayrou, qui retrouvait sa capacité politique à diriger un ministère (même si le parquet de Paris a fait appel de sa relaxe en première instance). L'éventualité d'un retour de François Bayrou au gouvernement pouvait bouleverser considérablement la composition du gouvernement puisqu'il n'aurait pas été nommé ministre délégué mais plutôt à la tête d'un superministère. Pour une raison pas encore bien identifiable, le président du MoDem est finalement resté à quai.
Il n'y a pas eu que l'accouchement de ces nomination qui a été long (et douloureux). Le discours de politique générale a mis aussi très longtemps à se faire, puisque Gabriel Attal l'a prononcé devant l'Assemblée Nationale seulement le 30 janvier 2024, soit trois semaines après sa nomination. Ce n'est cependant pas exceptionnelle sous la Cinquième République, on peut rappeler ainsi que Lionel Jospin, nommé le 2 juin 1997 à Matignon après la victoire de son parti aux élections législatives, a mis, lui aussi, presque autant de jours pour présenter sa politique générale à sa majorité parlementaire, soit le 19 juin 1997.
Ce qui a changé, c'est que deux semaines auparavant, le Président Emmanuel Macron a tenu une grande conférence de presse le 16 janvier 2024, entre la nomination de son Premier Ministre et son discours de politique générale. Une conférence très protocolaire, et exceptionnelle puisque c'est seulement la seconde fois qu'il en a organisé une telle depuis le début de son premier mandat. Il est vrai que ses Premiers Ministres pouvaient y être habitués puisque son premier Premier Ministre Édouard Philippe a eu la désagréable surprise d'avoir été doublé par le Président qui a tenu un discours très solennel devant les membres du Parlement réunis en Congrès à Versailles la veille de son discours de politique générale, au début du mois de juillet 2017 !
Mais ce n'est pas vraiment cela qui m'a surpris dans cette (longue) "séquence" de démarrage du gouvernement Attal. Lors de l'annonce de la seconde vague de nominations, le 8 février 2024, ce qui m'a étonné a été que le prochain conseil des ministres qui allait rassembler tous les ministres et sous-ministres n'était annoncé que la semaine suivante, le 14 février 2024 (les sous-ministres ne seront présents aux conseils des ministres suivants que lorsque un sujet de l'ordre du jour concernera leurs attributions). Alors que généralement, il y a un conseil des ministres quasiment à la suite des passations de pouvoirs dans les ministères, c'est-à-dire généralement le lendemain du décret de nomination. C'était le cas pour la première vague, le nouveau gouvernement s'était réuni à l'Élysée sous la présidence du Président de la République le 12 janvier 2024.
Le plus troublant, c'est qu'avant ce premier conseil des ministres, Gabriel Attal a réuni l'ensemble de son gouvernement le samedi 10 février 2024. L'annonce publique a évoqué un "séminaire gouvernemental" et cette prise de marque n'était pas anodine puisque tous les ministres ont ensuite tweeté quasiment les mêmes éléments de langage, que le gouvernement est "déterminé", qu'il souhaite être le plus efficace possible, agir rapidement, concrètement, être à l'écoute des Français, etc. Une sorte de grand briefing à usage autant externe qu'interne, et évidemment en concertation avec le Président de la République. Ce séminaire gouvernemental prévu à la fin de la semaine précédente ou au début de cette semaine, avait été repoussé, pour donner le temps de terminer les nominations des sous-ministres.
Or, l'expression même de "séminaire gouvernemental" est étonnante dans ce type de cas. En effet, les "séminaires gouvernementaux", qui existent depuis au moins la Présidence de Nicolas Sarkozy (peut-être même de Jacques Chirac), sont généralement des réunions du gouvernement organisées par le Président de la République lui-même pour réfléchir à une stratégie d'ensemble de l'action publique.
Or, dans le cas du 10 février 2024, le Président de la République, a priori, n'était pas présent. Il s'agirait donc plutôt de ce qu'on a appelé un "conseil de cabinet". Le conseil de cabinet, c'est le chef du gouvernement qui réunit l'ensemble de son gouvernement à Matignon sans la présence du Président de la République. C'était fréquent sous la Troisième République et la Quatrième République, dans la mesure où le Président de la République n'avait pas de rôle autre que protocolaire, présidait les conseils des ministres de façon formelle, mais c'était le Président du Conseil qui initiait l'action du gouvernement.
C'est la raison pour laquelle Michel Debré, qui a dirigé le premier gouvernement de la Cinquième République, du 8 janvier 1959 au 14 avril 1962, a réuni son gouvernement en conseils de cabinet douze fois en trois ans. Ce qui n'était pas du tout du goût de De Gaulle qui considérait que le Président de la République devait être présent dans les instances décisionnelles. De Gaulle, lui-même, lorsqu'il était Président du Conseil du 1er juin 1958 au 8 janvier 1959, réunissait souvent son gouvernement en conseils de cabinet, tandis que les conseils des ministres, chambres d'enregistrement, ne duraient qu'une trentaine de minutes. De Gaulle et ses successeurs ont donc fait en sorte que les conseils de cabinet soient rares et exceptionnels. Sous la Présidence de Georges Pompidou, le Premier Ministre devait inviter les ministres à déjeuner pour pouvoir les réunir implicitement en conseil de cabinet.
Bien entendu, lors des trois cohabitations (1986 à 1988, 1993 à 1995 et 1997 et 2002), le Premier Ministre réunissait son gouvernement fréquemment en conseils de cabinet pour ne pas avoir à discuter des mesures à prendre au cours des conseils des ministres présidés par un Président d'un autre bord politique, et les conseils des ministres ne devenaient que des chambres d'enregistrement. Il y a certes eu des conseils de cabinet depuis 1962 hors de ces périodes de cohabitation, mais de manière rare et exceptionnelle. Par exemple, Manuel Valls a réuni un conseil de cabinet le 14 octobre 2015 pour faire un tour d'horizon des sujets économiques, sociaux et culturels pour l'outre-mer, dans la perspective de la préparation du projet de loi de finances de 2016. Là aussi, le nom retenu par Manuel Valls était "séminaire gouvernemental".
C'est pourquoi la réunion d'un "séminaire gouvernemental" par Gabriel Attal sans Emmanuel Macron le 10 février 2024 est un élément institutionnel notable qu'il convient de souligner. Il s'est fait en accord avec le Président de la République et il indique clairement qu'Emmanuel Macron veut laisser une certaine autonomie à son Premier Ministre, au contraire du temps de la Première Ministre Élisabeth Borne où les négociations sociales passaient souvent par l'Élysée. Cela traduit une grande confiance de la part du Président de la République envers son Premier Ministre, mais aussi une volonté évidente de se dégager des affaires du quotidien (même si, par correction, Emmanuel Macron a rencontré récemment les organisations d'agriculteurs), pour se consacrer avec plus d'intensité aux relations internationales dans une situation particulièrement tendue (il a rencontré le Président ukrainien Volodymyr Zelensky le 16 février 2024 au soir).
Il faudra donc suivre attentivement l'évolution de cette pratique institutionnel, voir si ces conseils de cabinet se multiplieront ou s'il ne s'agissait que d'un cadrage de démarrage. Et suivre aussi, mais c'est le cas pour tous les nouveaux Premiers Ministres, l'évolution des rapports entre le Premier Ministre et le Président de la République. Si Gabriel Attal a des vues élyséennes (ce qui, aujourd'hui, est bien trop tôt pour se poser la question), il devra nécessairement faire preuve d'indépendance par rapport à Emmanuel Macron, au risque d'écorner la susceptibilité de ce dernier, comme cela a été le cas pour tous les Premiers Ministres de la Cinquième République qui ont nourri des ambitions présidentielles (en dehors bien sûr des périodes de cohabitation) : Georges Pompidou (vis-à-vis de De Gaulle), Jacques Chaban-Delmas (vis-à-vis de Georges Pompidou), Jacques Chirac et Raymond Barre (vis-à-vis de Valéry Giscard d'Estaing), Laurent Fabius et Michel Rocard (vis-à-vis de François Mitterrand), François Fillon (vis-à-vis de Nicolas Sarkozy), Manuel Valls (vis-à-vis de François Hollande) et Édouard Philippe (vis-à-vis d'Emmanuel Macron). Le cas le plus rare (et unique) est Alain Juppé qui a toujours gardé une fidélité extrême à celui qui l'avait nommé à Matignon, Jacques Chirac, au point d'avoir gâché ses perspectives présidentielles pour avoir endossé les affaires judiciaires de son mentor.
En nommant Gabriel Attal à Matignon, sans doute Emmanuel Macron a voulu un Emmanuel Macron bis pour le suppléer dans ses tâches élyséennes. L'avenir dira s'il l'a nommé avec discernement.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 février 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Séminaire gouvernemental, conseil de cabinet et conseil des ministres.
Les souris du gouvernement de Gabriel Attal.
Liste complète de tous membres du premier gouvernement de Gabriel Attal au 8 février 2024.
Mais quelle mouche a donc piqué François Bayrou ?!
Le capitaine Gabriel Attal fixe le cap du réarmement de la France.
Discours de politique générale du Premier Ministre Gabriel Attal le 30 janvier 2024 à l'Assemblée Nationale (texte intégral et vidéo).
Les 10 mesures de Gabriel Attal insuffisantes pour éteindre la crise agricole.
Gabriel Attal répond à Patrick Kanner sur les crédits pour l'hôpital.
Pour que la France reste la France !
Conférence de presse du Président Emmanuel Macron le 16 janvier 2024 à 20 heures 15 à l'Élysée (texte intégral et vidéo).
Gabriel Macron.
Tribune du Président Emmanuel Macron dans "Le Monde" du 29 décembre 2023.
Le gouvernement de Gabriel Attal sarkozysé.
Liste complète des membres du premier gouvernement de Gabriel Attal.
Cérémonie de passation des pouvoirs à Matignon le 9 janvier 2024 (texte intégral et vidéo).
Gabriel Attal plongé dans l'enfer de Matignon.
Élisabeth Borne remerciée !
Macron 2024 : bientôt le grand remplacement ...à Matignon ?
Vœux 2024 d'Emmanuel Macron : mes chers compatriotes, l’action n’est pas une option !
https://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20240214-gouvernement-attal.html
https://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/seminaire-gouvernemental-conseil-253140
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2024/02/16/40207274.html