« Frère Roger, sans doute, aura été l’un des plus immenses de nos contemporains. (…) Pas un fondateur d’empire. Pas un potentat de l’industrie ou du commerce. Pas un vaniteux de la notoriété médiatique. Pas un opulent du patrimoine et des biens fugitifs. Il n’a rien laissé de concret, de matériel, de palpable, de négociable. Il a fondé une parcelle d’humanité. Comme réinventé une manière d’être humain. Avec les mots de tous. » (Bruno Frappat, "La Croix" du 27 août 2005).
Cela faisait trois mois qu’il avait atteint l’âge canonique de 90 ans, et il était toujours en "activité". Activité, c’est un mot assez générique, assez vague. Il n’avait pas pris de retraite, même si les derniers mois, il était fatigué. Son activité, il l’avait commencée soixante-cinq ans plus tôt. C’était le soir. Il priait comme il priait tous les soirs d’été avec d’autres milliers de personnes venues le rejoindre dans l’église de la Réconciliation, en Bourgogne.
Une femme de 36 ans s’est alors avancée, a rejoint le chœur où il se trouvait et l’a assassiné de plusieurs coups de couteau. L’œuvre d’une déséquilibrée, d’après l’enquête. Un non-lieu psychiatrique a d’ailleurs été prononcé par le parquet du tribunal de grande instance de Mâcon le 14 décembre 2007 pour la meurtrière. L’enterrement a eu lieu sept jours plus tard en présence de douze mille personnes dont de nombreuses personnalités, Nicolas Sarkozy (à l’époque Ministre de l’Intérieur et donc en charge des cultes), Horst Köhler, ancien directeur général du FMI et à l’époque Président de la République fédérale d’Allemagne, des représentants des catholiques, des protestants, des orthodoxes… Ce fut le cardinal et théologien allemand Walter Kasper, président, au Vatican, le Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens, qui présida la cérémonie d’adieu.
C’était un 16 août, il y a juste dix ans, en 2005, alors que le pape Benoît XVI réunissait des centaines de milliers de jeunes à Cologne dans ses premières Journées Mondiales de la Jeunesse, Cologne, une ville que le pape connaissait bien. Lui, le malheureux religieux assassiné, qui aurait eu 100 ans le 12 mai dernier, c’était Roger Schutz, plus connu sous le nom de Frère Roger, prieur et fondateur de la Communauté de Taizé. Ce fut le Frère Aloïs, qui était alors à Cologne, qui le remplaça, prévu à cette charge depuis 1978.
Né Suisse et protestant, Frère Roger, pasteur, fils de pasteur, a fait des études de théologie à Strasbourg et à Lausanne et a décidé, juste au début de l’Occupation allemande, en 1940, de venir vivre en France. Il est parti à vélo : « De Genève, je suis parti à bicyclette pour la France, cherchant une maison où prier, où accueillir et où il y aurait un jour cette vie de communauté. ».
Il s’est alors arrêté à Taizé, à dix kilomètres au nord de Cluny, dont les habitants l’ont accueilli avec beaucoup de convivialité et son chemin était fixé. Taizé, près de la ligne de démarcation, du côté de la zone libre. Il allait y trouver le matériau pour réaliser son rêve : fonder un communauté œcuménique. Avec sa sœur Geneviève, il y recueillit alors des dizaines de Juifs pourchassés par les nazis. Alors qu’il accompagnait un réfugié jusqu’à la frontière suisse, il a dû rester à Genève entre 1942 et 1944 car il aurait été arrêté par la Gestapo s’il était revenu. Il retourna à Taizé en 1944 avec trois autres frères et y aida cette fois-ci des prisonniers allemands et des enfants orphelins.
Petit à petit, la maison de Taizé devint une véritable communauté de prière (ils étaient sept frères en 1949). Elle est aujourd’hui composée d’une centaine de frères issus d’une trentaine de pays, qui se sont engagés dans une vie de prière et d’entraide. Vœux de pauvreté et de chasteté, entre autres. Aussi vœu d’obéissance au prieur. Ce furent les premiers protestants à constituer une communauté monastique (de type clunisien). Et peut-être le véritable début de l’œcuménisme.
Car la communauté est en effet œcuménique. Cela signifie qu’elle est chrétienne dans son sens très général, ouverte tant aux catholiques qu’aux protestants et aux orthodoxes. Frère Roger lui-même était protestant et au début des années 1970, il est peu à peu devenu catholique sans conversion, sans retournement, comme une évolution progressive. Il ne comprenait de toute façon pas beaucoup les raisons des séparations religieuses puisque l’essentiel de l’enseignement était d’aimer et de se rassembler : « J’ai trouvé mon identité de chrétien en réconciliant en moi-même la foi de mes origines évangéliques avec le mystère de la foi catholique, sans rupture de communion avec quiconque. » (déclaration publique à Jean-Paul II dans la Basilique Saint-Pierre en 1980).
La communauté est devenue très active partout dans le monde à partir des années 1950, pour aider les déshérités de la vie, que ce soit en Afrique, en Asie, en Amérique latine ou même en Europe (jusqu’à la chute du mur de Berlin, pour venir en aide aux peuples opprimés par la dictature communiste).
Mais pas seulement qu’à l’étranger. En France, les frères aident les jeunes et surtout les écoutent. Une attention commencée bien avant la crise de mai 1968 qu’ils avaient pressentie dès le début des années 1960. Cent mille jeunes se rendent chaque année à Taizé ! Le message aux jeunes est toujours le même, les encourager à être porteurs de confiance, de solidarité et de réconciliation partout autour d’eux.
La notoriété de la Communauté de Taizé dépassa les frontières le jour où le pape Jean XXIII la compara à un « petit printemps ». Ce bon pape, devenu son ami, invita d’ailleurs Frère Roger et un autre frère de sa communauté à participer au Concile Vatican II comme observateurs. Paul VI aussi l’invita régulièrement à Rome.
Quant à Jean-Paul II, qui partit quelques moi avant Frère Roger, il compara la Communauté de Taizé à « une source » lors de sa visite le 5 octobre 1986 : « On passe à Taizé comme on passe près d’une source. Le voyageur s’y arrête, se désaltère et continue sa route. ». Il lui dit aussi : « En voulant être une "parabole de communauté", vous aiderez tous ceux que vous rencontrez à être fidèles à leur appartenance ecclésiale… mais aussi à entrer toujours plus profondément dans le mystère d’une communion qu’est l’Église dans le dessein de Dieu. ».
Fort du grand succès des Rencontres de Taizé, du début du printemps à la fin de l’automne, qui pouvaient rassembler parfois cinq mille jeunes de soixante-quinze pays différents pendant une semaine, Frère Roger avait donné à Jean-Paul II l’idée géniale des Journées Mondiales de la Jeunesse qui sont désormais un rendez-vous eucharistique régulier incontournable de la jeunesse mondiale.
L’annonce de la disparition de Frère Roger a profondément ému de très nombreuses personnes qui avaient la chance de le rencontrer (Frère Roger préférait s’adresser individuellement à chacun de ses invités au lui de s’exprimer en public, pour marquer son attention et son écoute). Pour n’en citer que deux, voici des témoignages reconnaissants et assez représentatifs trouvés sur Internet sur Frère Roger.
Serge Séguin : « Je l’ai rencontré un jour à Taizé (…), je l’ai entendu prêcher et suis allé le saluer personnellement. (…) Je revois encore son visage reflétant la paix et la bonté du Christ, rayonnant la joie intérieure. (…) Depuis cette rencontre, il n’a cessé d’être pour moi un modèle, une inspiration concrète. Il m’invite à toujours chercher la réconciliation, à souhaiter la compréhension et la collaboration (…), et surtout à porter comme lui le rêve de l’unité des chrétiens. » (août 2005).
Philippe Gislais qui a rappelé que Frère Roger fut « le seul pasteur protestant de l’histoire confident de trois papes » : « Il a suffi que je lise quelques-uns de ses textes (…) et que je le vois une fois, à Taizé (…), que je rencontre son regard profond et d’une infinie bonté, que je l’entende prononcer avec une douceur incomparable quelques paroles au cours d’une célébration eucharistique dans l’église de la Réconciliation, pour que ma vie en soit marquée définitivement. Combien d’hommes peuvent prétendre à provoquer une impression si profonde sur leurs contemporains, quels hommes peuvent par quelques paroles et un regard accompagner toute une vie d’autres hommes ? Simplement (…) ceux qui savent, jusque dans leur mort, susciter des vocations, et montrer, comme l’a dit l’abbé Pierre, que "la vie, c’est un peu de temps pour apprendre à aimer". » (août 2005).
Auteur de vingt-deux livres de réflexions et de prières, Frère Roger avait souvent la formule joyeuse, comme dans "Dynamique du provisoire" publié en 1965 : « La liberté est une flamme autour de laquelle je danse. ».
Voyageur infatigable autour du monde, Frère Roger avait rencontré entre autres Dom Helder et Mère Térésa, et à chacun de ses voyages, il écrivait une lettre adressée aux jeunes, que ce soit depuis un bidonville de Nairobi ou de Manille, Johannesburg, etc. Frère Alois a rappelé que quelques heures avant sa mort, il réfléchissait encore à la lettre qu’il écrirait après le séjour à Milan qu’il devait faire peu de temps après : « L’après-midi de sa mort, le 16 août, Frère Roger appela un frère et lui dit : "Note bien ces mots !". Il y eut un long silence, pendant qu’il cherchait à formuler sa pensée. Puis il commença : "Dans la mesure où notre communauté crée dans la famille humaine des possibilités pour élargir…". Et il s’arrêta, la fatigue l’empêchant de terminer sa phrase. On retrouve dans ces mots la passion qui l’habitait, même dans son grand âge. » (Frère Alois).
Terminons nous aussi par quelques phrases de Frère Roger qui ont une valeur universelle car cela concerne tous les humains : « Sommes-nous si fragiles que nous ayons besoin de consolation ? À tous il arrive d’être secoués par une épreuve personnelle ou par la souffrance des autres. Cela peut aller jusqu’à ébranler la foi et éteindre l’espérance. Retrouver la confiance de la foi et la paix du cœur suppose parfois d’être patient avec soi-même. Il est une peine qui marque particulièrement : celle de la mort d’un proche, dont nous avions peut-être besoin pour cheminer sur la Terre. Mais voilà qu’une telle épreuve peut connaître la transfiguration, alors elle ouvre à une communion. » (Frère Roger).
C’est en souvenir de cette épreuve qu’il a affrontée il y a juste dix ans que j’ai souhaité ainsi rendre hommage à Frère Roger, qui n’avait besoin de la permission de personne pour faire du bien autour de lui, et qui a toujours exigé de sa communauté de rester complètement indépendante, en refusant tout don ou legs.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 août 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Revue "Unité des Chrétiens" n°173 de janvier 2014 (rencontre avec Frère Alois).
Concile Vatican II.
Jean XXIII.
Paul VI.
Jean-Paul II.
Benoît XVI.
Pape François.
Monseigneur Romero.
Sœur Emmanuelle.
Abbé Pierre.
Le dalaï-lama.
Jean-Marie Vianney.
Jean-Marie Lustiger.
Albert Decourtray.
Le Pardon.
La Passion.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20150816-frere-roger.html
http://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/frere-roger-1915-2005-le-fondateur-170417
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/08/16/32438339.html