« La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin au réveil, on s’aperçoit que tout est blanc. » (Jules Renard).
En fait, Jules Renard n’a pas vraiment raison. La vieillesse, Gauthier l’a vue arriver petit à petit, certes, sournoisement au début mais les nombres parlent d’eux-mêmes. Cela faisait cent trois ans et deux jours qu’il vivait et il avait encore ce visage de poupin au sourire de l’adolescent d’il y a si si longtemps.
J’ai déjà évoqué son étonnante joie de vivre alors que toutes les forces quittent petit à petit le navire. Je suis revenu le voir vers midi moins le quart dans sa résidence médicalisée. Pour entrer dans les lieux, il faut toujours tapoter un code pour pénétrer dans la propriété, puis un système de double porte, où la seconde porte ne s’ouvre que lorsque la première est refermée, permet de s’introduire dans le bâtiment.
En raison de l’heure, j’ai foncé vers le restaurant, pensant qu’il était déjà à table. Et effectivement, de nombreux résidents étaient déjà à table, mais je n’ai pas aperçu Gauthier. Petit pincement au cœur. Je suis donc monté au deuxième étage pour aller vers sa chambre et j’ai vu au bout du couloir que justement, il était en train d’être acheminé. Il n’était pas seul puisqu’une autre résidente, visiblement plus valide physiquement (mais peut-être pas intellectuellement), était avec lui, debout marchant très lentement avec un déambulateur. Une employée s’occupait de les conduire vers l’ascenseur.
Gauthier m’a tout de suite reconnu et m’a salué par mon prénom, avec un grand sourire faisant oublier que l’opération de transfert reste toujours un épisode laborieux et délicat. Je ne viens pas souvent le visiter, pour des raisons très géographiques, mais je reste toujours stupéfait par cette force de l’esprit. Moi-même qui suis un piètre physionomiste, je n’ai pas attendu d’être âgé pour ne pas reconnaître certaines personnes !
J’ai laissé l’employée de la résidence avec la voisine au déambulateur et pris le contrôle du fauteuil. J’aime bien pousser les poussettes de bébé, et aussi les fauteuils. Au contraire d’un caddie d’hypermarché, outil symptomatique d’une société de consommation sans âme voire sans vie, les poussettes et les fauteuils roulants sont les vecteurs d’un échange particulièrement intime avec l’humain. On aide sans que ce soit quelque chose de très lourd pour celui qui aide. C’est un moyen de solidarité facile mais chaleureux et convivial. C’est une contribution empathique.
J’ai poussé Gauthier dans l’ascenseur, puis après le passage dans le grand hall d’entrée, jusqu’à une petite salle attenante au réfectoire. Personne, mais une sono très bruyante. Une radio privée avec ses pages de réclames particulièrement désagréables et agressives. Pas de chance pour faire la discussion avec Gauthier qui est un peu dur d’oreille. J’ai dû demander deux fois à des employées de la résidence d’éteindre cette infâme radio qui tournait à vide (la salle était vide) parce que les premières ne savaient pas comment l’éteindre.
Cela m’a permis une vingtaine de minutes d’échanges un peu plus au calme. Au contraire de la précédente visite, il ne semblait pas très heureux. La mort d’Angèle, l’an dernier, son épouse qu’il a aimée plus de trois quarts de siècle, devait le peser. Il savait en rire, de son deuil, de cette femme qui voulait toujours faire les choses plus vite que la musique, y compris pour atteindre le ciel, mais là, il ne semblait plus en parler sereinement. Il n’en a pas parlé du tout, d’ailleurs.
En fait, Gauthier semblait s’ennuyer. Il trouvait le temps long, mais comment faire pour un homme pétillant de vie ? Il ne peut plus lire, cela lui fatigue trop les yeux, ni regarder la télévision car il entend trop mal. En fait, son activité préférée, comme cela a dû l’être depuis plus d’un siècle, c’est de papoter. Il adore les relations humaines mais il faut qu’on vienne le visiter. Il trouvait que certains de sa famille ne venaient pas souvent, mais il ne faut pas oublier que sa fille aînée s’approchait des 75 ans voire des 80 ans (je ne sais plus trop bien). En revanche, il savait rendre hommage à son petit-fils aîné, qui, malgré les cent cinquante kilomètres, le travail, la famille, venait le visiter très régulièrement. Oui, Gauthier avait toute sa tête et quand je regardais un peu ses voisins de résidence, je me disais qu’il devait vraiment s’ennuyer car beaucoup n’étaient plus vraiment en capacité de tailler une bavette.
Du coup, c’est bien naturellement que ses relations avec les infirmières deviennent un moment important dans la journée. Hélas, il était de plus en plus compliqué pour lui d’établir une relation durable avec elles. Parce qu’elles changeaient toujours. Lorsqu’il arrivait à sympathiser avec l’une, elle était remplacée le jour d’après par une autre. Et le voici alors obligé de tout répéter à propos des soins le concernant. Ce turn-over qui donnerait le tournis, dont je ne connais pas la raison, contribue à la déshumanisation d’une telle résidence. Les personnes, a fortiori les personnes âgées, ont besoin de stabilité dans leur environnement humain et relationnel.
C’était donc la principale critique qu’il émettait à propos de sa résidence, ne pas pouvoir établir de relations suivies avec les personnes qui le soignaient. C’était sûrement pour cela qu’il semblait fatigué, comme lassé, ennuyé, détaché, au point de lâcher : « Je ne sais plus ce que j’aime ! ». Il réussit cependant à plaisanter encore un peu. Vieux réflexe.
Profitant de m’avoir pour demander un mouchoir, je lui ai trouvé des mouchoirs en papier qu’il a utilisés pour éponger un peu sa bouche. Il en a gardé un en réserve mais quand je l’ai ensuite conduit jusqu’à la salle du restaurant, il s’est mis à crier pour se faire entendre des employés : « Mouchoir ! mouchoir ! » et je me suis dit que cet inconfort devait être récurrent.
Une fois que je l’ai installé devant sa place sur une table rectangulaire où les cinq autres convives étaient déjà présents, il a demandé à ce qu’on lui servît à boire. Du rosé très transparent. Il prit alors le verre précipitamment pour le porter à ses lèvres…
Après m’avoir salué, me suivant du regard, il m’a fait un signe de la main, au loin, et esquissé un sourire avant que je ne disparusse de la salle de restaurant. Il était toujours en bonne forme, apparemment, mais il avait besoin d’être sollicité. De l’humain, toujours de l’humain…
« La divine douceur est sans preuve. Elle ne se donne pas par des arguments, des explications, des justifications. (…) Pourquoi divine ? parce qu’elle ne serait pas humaine ? C’est tout l’inverse : elle est divine d’être humaine, entièrement humaine en vérité. (…) Elle est présence, elle est hospitalité, elle est parole échangée. Elle est compassion. Elle est la discrétion même. (…) Elle est le sel de la vie. Mais le moment où on le sait est celui de la douleur. » (Maurice Bellet, 1987, lignes écrites sur un lit d’hôpital).
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Sylvain Rakotoarison (24 mai 2016)
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