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6 juin 2016 1 06 /06 /juin /2016 01:41

« Ô vous (…), les écartés, les allongés, les promis à la mort, les sans force et sans pouvoir, à tout être humain vivant, il est permis d’être le sel de la terre. (…) Tout être humain peut ouvrir la bouche, pour nourrir sa grande faim et donner sa parole au monde. Car tel est le mot de la divine douceur, le premier et le dernier, elle ne dit rien d’autre : il n’y a pas de bouche inutile. » (Maurice Bellet, 1987).


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Je l’ai connu entre la vie et la mort en plein été. Il avait alors 67 ans. La maladie s’est déclarée en août. Quand j’écris "déclarée", c’est comme lorsqu’un volcan est en éruption, elle était déjà présente depuis longtemps, peut-être depuis une dizaine ou une vingtaine d’années. Une de ces maladies neurodégénératives dont on connaît encore mal le cours, les mécanisme, les conséquences.

Quand je l’ai visité, souvent, il faisait plutôt bonne figure pendant ces presque trois mois d’hôpital. Son médecin lui avoua plus tard qu’il avait flirté avec la ligne irréversible, le front fatal, le point de non retour, une grave infection qui aurait pu l’emporter corps et esprit. Il en a réchappé et ce petit miracle l’a fait définitivement renoncer à la cigarette.

Je me rappelle l’avoir appelé au téléphone le 4 novembre pour lui envoyer une petite pensée. C’était en milieu d’après-midi. Il était justement sur le point de quitter sa chambre d’hôpital. Les bagages étaient faits et il allait partir.

Je m’en souviens bien. Ce jour-là, c’était la première fois que j’avais pris des photographies numériques. J’étais allé dans la forêt de Fontainebleau qui resplendissait des mille couleurs de l’automne. Il fallait se dépêcher, ce spectacle ne durait généralement que quelques jours à son maximum. La météo avait été taciturne, sans soleil. J’avais été très déçu du résultat. Toutes les photos étaient floues car le temps de pose était plus long que pour l’argentique. Je n’avais pas encore compris cela.

Il a eu encore de nombreux mois de convalescence avec des "rechutes" en ce sens qu’il devait aussi refaire quelques séjours soit d’analyses, soit de "remises à niveau" biologiques en raison de carences de certains éléments. Souvent, c‘était dans des centres spécialisés, entre hôpitaux et maisons médicalisées.

J’avais souvenir, bien des années avant, que dans une conversation "à froid", il m’avait confié que pour rien au monde, il n’aurait pas voulu vivre définitivement dans un fauteuil roulant. Provisoirement, oui, mais pas  définitivement.

Là, devant moi, sur son lit de convalescence, il avait encore un anus artificiel. Il l’avait provisoirement. Il fallait attendre que ses "boyaux" se reconstituassent un peu pour pouvoir s’en passer.

C’était presque indécent pour lui. Souvent, il y avait des problèmes d’étanchéité et on imaginait bien à quel degré d’inconfort et, aussi, d’humiliation il était plongé. L’infirmière qu’il avait appelée ne venait pas rapidement. Elle avait d’autres urgences, plus vitales. Lui devait attendre dans son inconfort qui n’avait rien à voir avec un pronostic vital. Pourtant, à ce moment-là, il m’avait bien dit que si jamais il devait garder définitivement ce type d’équipement, il préférerait alors mourir à conserver cet odieux dispositif où l’amour-propre était quasiment bafoué plusieurs fois par jour. La dignité humaine, un élément essentiel dans la réflexion sur la maladie, le handicap et la dépendance. Les dépendances.

Heureusement pour lui, ce n’était que provisoire et il a pu s’en dispenser quelques mois plus tard. Mais la maladie avançait malgré tout, rongeait petit à petit. J’évoque aujourd’hui une maladie mais à l’époque, il n’était pas du tout question d’une maladie. Il était question d’un grave problème très ponctuel qu’il a fallu résoudre médicalement en urgence, mais ce problème n’était en fait qu’une conséquence d’un mal particulièrement effrayant : les nerfs répondaient de moins en moins aux ordres du cerveau. Cela avait commencé avec la fonction digestive et des nécroses locales.

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La dégénérescence programmée. On ne le comprit que bien plus tard. Elle progressait. C’était très étrange. Ses tics de la bouche, déjà anciens (je ne peux m’empêcher aujourd’hui de les comparer à ceux, un peu différents, mais peut-être de même origine, de Jacques Chirac), m’avaient fait comprendre rétrospectivement que la maladie existait depuis très longtemps déjà, et peut-être n’était-elle pas due forcément à la manière de vivre, parfois peu en adéquation à la vie saine (comme fumer), mais qu’elle était peut-être inscrite dans ses gènes depuis toujours. Ou pas.

Ce fut ensuite la parole qui s’éteignait progressivement. Il ne pouvait plus articuler. Son esprit, sa pensée, et même sa mémoire, ne lui ont jamais été atteints, mais il avait de plus en plus de mal à articuler, à parler, à prononcer des mots parfois simples. Sa bouche ne fonctionnait pas.

Ce fut d’ailleurs difficile, car ce n’était pas seulement l’élocution qui était atteinte, mais aussi la fonction vitale de déglutition, la fonction vitale d’alimentation et d’hydratation dont on a tant parlé pendant les débats parlementaires sur la loi Claeys-Leonetti. Il avait aussi du mal à tousser, à recracher ce qui bouchait ses voies respiratoires.

Sa femme s’est occupée beaucoup de lui, au point finalement d’avancer l’âge de sa propre retraite pour avoir un peu plus de temps. C’était très dur, souvent épuisant, tant physiquement et matériellement que moralement et psychologiquement. Il mangeait des purées, des compotes, des viandes hachées, comme un retour à la petite enfance. Il fallait lui tendre la cuillère, à la fin. Il avait un verre avec une fermeture sur le dessus et un petit goulot comme sur les gourdes des cyclistes. Heureusement, il existe dans des magasins spécialisés tout une panoplie d’objets très utiles pouvant aider à accompagner cette maladie dans des conditions plus confortables.

Parallèlement, sa main gauche n’existait quasiment plus. Elle tremblait tellement qu’il n’était plus capable de rien faire avec elle, ni de la maîtriser, de la contrôler. Avec une seule main, la droite, heureusement, il était droitier, il ne pouvait pas tout faire, pas faire des gestes très élémentaires, comme lacer ses chaussures (merci le velcro), mettre des vêtements, se laver…

J’ai évoqué son épouse qui travaillait encore au début, épuisée de s’occuper de lui. Et pourtant, malgré la terreur formidable qui pouvait envahir son esprit, il était un doux malade, il ne passait pas sa colère ou sa peur sur les personnes qui l’aidaient. Au contraire, il leur en était reconnaissant, il savait ce que cela leur coûtait, il savait ce qu’il leur devait.

Il y a eu des épisodes parfois désastreux. Des scènes d’horreur humaine, parce qu’il ne maîtrisait pas toujours ce qui lui avait échappé en premier, lors de son hospitalisation du début, et que le bon goût, la décence et la pudeur m’interdisent de décrire plus précisément sans tomber dans un récit scatologique.

Je me souviens qu’en avril, peu avant ses 71 ans, il ne pouvait plus parler, mais il pouvait encore communiquer avec sa main droite, traçant, avec sa belle écriture d’intellectuel, les réflexions qu’il voulait échanger. Il s’appliquait lentement et il savait que sa main droite finirait aussi par lui désobéir. Elle aussi commençait à trembloter et cette fenêtre d’écriture se refermerait à terme.

Sa femme lui acheta un ordinateur portable avec une interface et un logiciel spéciaux pour taper avec juste un doigt, mais c’était trop tard. La maladie avait trop avancé et c’était trop difficile pour lui, non seulement de réussir les gestes nécessaires, mais aussi de se remettre à l’informatique.

Pourtant, il s’était servi en pionner des premiers ordinateurs au début des années 1970, c’était avec des cartes performées et il était très en avance sur ses collègues. Au début des années 1980, il faisait même des petits programmes avec des machines à l’allure de calculatrices, et je me rappelle une discussion qu’il avait eue avec une adorable amie, professeur de lettres, qui montrait beaucoup de réticence face à l’utilisation d’un langage informatique qui bafouait autant la langue française avec tant d’instructions en anglais ("goto", "print", "poke", "if" … "then", etc.).

Mais bien plus tard, il n’avait jamais utilisé de micro-ordinateur "moderne" (autonome), jamais surfé sur Internet, jamais conversé avec ses proches par messagerie électronique, etc. Sa femme lui avait confectionné un petit carton plastifié où se retrouvaient non seulement les lettres de l’alphabet et les chiffres mais aussi quelques signes rapides comme "oui", "non", "pourquoi ?" ou "demande", etc. Il cherchait les signes avec sa main droite hésitante, de sorte à positionner un doigt sur la bonne case, mais malgré la grosseur des caractères, il avait de plus en plus de mal à communiquer ainsi.

C’était long et fastidieux et souvent, alors qu’il avait des choses à dire, il se décourageait assez rapidement si ce n’était pas urgent ni important. Son esprit était pourtant encore alerte, la mémoire toujours aussi vaillante (plus parfois que de bien valides), mais il s’arrêtait parfois en cours de route, contre le mur de l’effort, qui pouvait jusqu’à l’emmurer. Il ne consentait à consacrer un tel effort que pour des choses essentielles, donc basiques et élémentaires.

La maladie était affreuse car c’étaient les nerfs moteurs qui se déconnectaient les uns après les autres. Mais la pensée était toujours là, en parfait état de marche. La lucidité aussi. Celle d’évaluer les dégâts dans son corps. Les irréversibilités probables. Les médecins renoncèrent à le faire passer de nouveau dans des scanners, dans des IRM. À quoi bon montrer que le mal progressait dans le cerveau, sinon à faire peur, sinon à frémir jour et nuit ? Il est des cartes cérébrales peut-être inutiles à établir si aucune piste de thérapie n’est encore connue.

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Une canne n’aurait servi à rien car il n’aurait pas pu se retenir avec les bras. Petit à petit, il lui a fallu un fauteuil roulant chez lui, et un lit d’hôpital (qui pouvait se redresser), et il gardait le sourire. Mourir parce qu’il avait besoin d’un fauteuil roulant ? Mais c’était bien loin. C’était une pensée quand on était bien portant, quand on n’imaginait que le tout ou rien, qu’on imaginait que la maladie nierait l’humain. Quand on n’imaginait pas qu’on pouvait faire des concessions avec son état.

Au contraire, il savait goûter le moindre rayon de soleil à sa juste valeur. Il savait sourire. Il n’a peut-être jamais autant souri que ses dernières années. Un sourire pourtant musculairement difficile à commander, mais les yeux brillants le confirmaient. Il s’est aussi détaché. Le détachement. Une mutation de l’esprit très révolutionnaire. Dernier sens qu’il avait pu préserver, le goût : il savourait les fraises (hachées) de son jardin comme si c’était une potion magique, celle qui le maintiendrait en vie.

C’est peut-être pour cette raison que rédiger des directives anticipées quand on est bien portant n’a pas beaucoup de sens. Lorsque ce n’est qu’une hypothèse d’école très théorique, on est incapable de savoir comment on réagirait concrètement. Les rédiger au début d’une maladie dont on connaît les conséquences à long terme serait déjà un peu plus pertinent.

Ce ne fut que très tardivement que son épouse a compris qu’elle s’occupait d’une "personne dépendante", qu’elle avait "droit" à des aides, peu mais déjà bien utiles pour rappeler que l’État est justement présent pour la solidarité nationale, pour aider les plus faibles. Les aides ont pu la soulager un peu : une infirmière pour la toilette, une aide ménagère pour les repas… Il n’y a jamais autant de dignité que dans la toilette.

Se raser, se laver, c’est un signe d’humanité et de dignité essentiel quand on est malade et dépendant des autres. Gauthier, lorsqu’il a commencé à résider dans sa maison médicalisée, il n’était pas rasé et cela l’avait beaucoup choqué. Pourtant, les employées ne faisaient aucune difficulté pour le raser le matin, mais elles croyaient qu’il voulait garder un début de barbe : il ne leur avait pas dit qu’il voulait se faire raser.

Le problème, quand la dégénérescence était connnue irréversible, c’était de trouver une place dans une maison médicalisée qui était prête à l’accueillir jour et nuit. Une place lui était réservée dans une résidence privée mais seulement à titre temporaire. Cela permettait à son épouse de souffler un peu pendant quelques jours mais cela n’enlevait pas la "charge" autant psychologique que physique.

Quand une place permanente se libéra, avant ses 74 ans, dans un établissement pour personnes dépendantes, il n’en profita que quelques semaines. Et il laissa le 6 juin à tout le personnel et aux autres résidents un souvenir ineffaçable de sourires et de bienveillance qui démentaient son état de grande fragilité et de dépendances (forcément au pluriel !). Il était toujours digne, digne de vivre. « Il n’y a pas de bouche inutile. » ! Dans le dénuement, l’important se dégage plus facilement que lorsqu’il est pollué par du superflu bien futile.

« Qu’avons-nous ici et maintenant qui soit impérissable ? Agapé, la divine tendresse et rien d’autre, car tout passera sauf elle… » (Maurice Bellet, 1987).


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (06 juin 2016)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Directives anticipées.
Tutelle.
Euthanasie ?
Dépendances.
Comme dans un mouchoir de poche.
Vivons heureux en attendant la mort !
Une sacrée centenaire.
Résistante du cœur.
Une existence parmi d’autres.
Soins palliatifs.
Sans autonomie.
La dignité et le handicap.
Alain Minc et le coût des soins des "très vieux".

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http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20160606-dependances.html

http://www.agoravox.fr/actualites/societe/article/dependances-181196

http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2016/06/06/33842012.html


 

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