Un Deus ex machina ! Le monde serait gouverné par quelques "oligarques", en somme, par des horlogers qui auraient pourtant bien des difficultés à réguler l’horloge. Tout serait sur le billet d’un dollar : "Novus Ordo Sectorum". L’affaire DSK apporte une démonstration par l’absurde que ces théories sont fumeuses.
L’idée du complot a toujours existé, aussi lointaine que les rumeurs en elles-mêmes. L’affaire DSK montre un nouvel exemple d’une mécanique pourtant très banale. Il s’agit d’imaginer que tous les événements qu’on vit, ou qu’on découvre, sont la conséquence d’une manipulation implacable d’êtres que je dirais suprêmes qui contrôleraient tout. Certains n’hésiteraient pas à dire que ces êtres seraient venus de loin !
Or, pour une fois, l’idée de complot tombe sur ceux qui s’en défendaient jusqu’à maintenant. Disons qu’elle a pu être un peu rapidement exprimée pour de simples raisons d’émotion, d’amitié, et c’est assez classique que les impressions prennent le dessus sur la raison lorsqu’il y a un coup dur. C’est aussi un bon moyen de tester la moralité de certaines personnes. Épreuve pas forcément très valorisante…
Mettre du sens à toutes ces infos ?
Mais je voudrais plutôt revenir à ces complotistes du dimanche, ces conspirationnistes d’addiction qui ne cessent de mêler les événements qui nous arrivent en pleine figure… et 2011 en aura déjà eu beaucoup, je cite pêle-mêle : chute de Ben Ali, chute de Moubarak, Fukushima, intervention en Libye, chute de Gbagbo, répression en Syrie, mariage princier, mort de Ben Laden, affaire DSK… on constate d’ailleurs que l’affaire DSK est celle qui a le moins d’importance, même si elle peut avoir une incidence sur le résultat de l’élection présidentielle de 2012, car c’est la seule qui n’a pas de mort d’homme, comme dirait de manière hasardeuse Jack Lang.
Car que nous disent les conspirationnistes de pacotille à longueur d’interventions depuis plusieurs années ? Que Dominique Strauss-Kahn aurait été choisi par une sorte de Grand Capital pour mondialiser la France. Et pour dépecer la peuple français. Et transférer sa richesse aux grands financiers le couteau entre les dents.
Les mots clefs
Dans ce monde de psychose, les mots "oligarques", "mainstream", "Bilderberg", "Trilatérale", "Davos", "Le Siècle", "CIA", "loi 1973", "NOM" (nouvel ordre mondial) ou encore son équivalent anglais "NWO" sont allègrement distribués à droite et à gauche pour faire savant et connaisseur. Le lecteur pourra même y voir un joli organigramme issu du blog du journaliste Samuel Laurent.
L’idée fait également tangente avec un certain antisémitisme redécliné en antisionisme puisqu’il est souvent rappelé la "judéité" de Dominique Strauss-Kahn (qu’il considérait avec les femmes et l’argent comme son triple talon d’Achille dans le cas d’une éventuelle campagne présidentielle) alors que ça n’a rien à voir ni avec sa politique économique ni avec son comportement sexuel.
Le Grand Marionnettiste
Alors, évidemment, ces complotistes du dimanche ont beau rappeler qu’au début, le grand capital mondialiste avait choisi Nicolas Sarkozy, dont les probables origines judéo-hongroises sont sans cesse rappelées (on se demande pourquoi), et pour aider son élection, "il" (c’est-à-dire ce grand capital, c’est le seul nom que je reprends car finalement, je n’en sais rien de qui manierait les marionnettes) a lancé dans les sondages la candidature de Ségolène Royal qui aurait été la candidate la plus facile à battre…
Mais comme Nicolas Sarkozy ne satisferait plus ce grand capital, alors il lui préférerait Dominique Strauss-Kahn (allez savoir pourquoi ? comme ça, un matin, le grand capital se dirait : ah non, pas Sarkozy, mais DSK !).
Pour cette nouvelle religion qui réussirait à trouver une explication à tous les événements, l’affaire est simple : pour "mondialiser" la France, les forces des ténèbres auraient coopté Nicolas Sarkozy et maintenant, elles auraient placé Dominique Strauss-Kahn.
Ben oui, c’est très beau tout cela, mais ce nouveau catéchisme ne tient pas une minute à l’analyse. Et l’affaire DSK est justement là pour le démontrer.
Contradiction intrinsèque
Le grand ordre nouveau mondial du capital aurait ainsi décidé de remplacer Nicolas Sarkozy par Dominique Strauss-Kahn, en faisant l’impasse d’ailleurs sur l’incertitude des urnes en France qui reste assez élevée depuis 1974, il suffit de voir les faibles écarts au premier tour (1995 entre Balladur et Chirac ; 2002 entre Jospin et Le Pen) ou au second tour (1974 et 1981 entre Giscard d’Estaing et Mitterrand).
Seulement, le problème, c’est que cette belle mécanique, cette belle machine du monde qui dirigerait tout, les banques, les gouvernements, les citoyens, a déraillé avec un simple fait divers hélas très fréquent au ras de la ceinture… (Dernier exemple en date, rappel d’une dépêche du 24 mai 2011 : « Essonne : le violeur présumé d’une fillette de 10 ans s’est rendu » ; ici, ce n’est assurément pas un présumé innocent…).
En trois ans de plan mondial savamment orchestré par tous les médias, tous les instituts de sondages, etc., l’opération capoterait en un week-end. Une modeste employée d’hôtel réussirait à mettre à terre la grande planification mondiale. Diable !
Comment nos complotistes du dimanche pourraient-ils donc expliquer ce soudain effondrement ? Comment autant de puissances occultes qui dirigeraient tant de consciences pourraient-elles laisser faire ce bug complètement dérisoire face au grand dessein promis ?
Évidemment, on pourrait toujours dire : comme pour Nicolas Sarkozy (dont on ne dit plus d’ailleurs depuis deux ans qu’il aurait les médias à sa botte), le grand manitou aurait abandonné Dominique Strauss-Kahn parce qu’il ne serait pas fiable. Mais pour quelle raison ? Nommé à la tête du FMI avec l’appui de l’Union Européenne et des États-Unis, il symbolisait bien au contraire cette puissance monétaire mondiale. Pourquoi aurait-il eu disgrâce si près du but ?
Un conspirationnisme de seconde zone pourrait même échafauder l’hypothèse très tirée par les cheveux selon laquelle DSK serait l’auteur de sa propre machination afin d’être ensuite relaxé et blanchi et afin de bénéficier d’un nouvelle sympathie populaire due à l’émotion, un peu à l’instar de l’attentat de l’Observatoire le 15 octobre 1959 pour François Mitterrand. Ce serait évidemment sans compter qu’il y a dans cette affaire un autre protagoniste, une victime présumée dont la vie risque d’être analysée sans complaisance par les avocats de la défense.
Un monde chaotique
L’explication est malheureusement beaucoup plus simple. Contrairement à ce qu’on voudrait imaginer, il y a peu de liens de cause à effet entre les différents événements d’actualité qui passent sous le nez des observateurs.
La marche du monde serait plus proche du mouvement brownien ou de l’indétermination d’Heisenberg que d’un mécanisme déterministe séquentiel.
Cette réalité est évidemment peu satisfaisante intellectuellement. Le cerveau humain préfère tirer un sens là où il n’y en a pas. La meilleure leçon avait été donnée par le peintre génial Salvador Dali qui adorait apporter des explications oiseuses et loufoques à ses tableaux, histoire de se moquer des exégètes professionnels.
Sans savoir la culpabilité ou l’innocence de Dominique Strauss-Kahn (il y a une justice pour le déterminer), il paraît pourtant simple que son arrestation et son inculpation ont été des événements totalement incontrôlables et imprévisibles.
Et malheureusement, il en est de même pour de nombreux événements : le monde est plus proche du chaos que du complot.
Un nouveau Dieu ?
Évoquer sans cesse la théorie du complot, c’est en quelque sorte refuser le chaos, refuser le libre arbitre individuel, côtoyer la complexité néguentropique, affirmer qu’il existe un Être suprême capable de tout contrôler et de faire tourner la planète. En d’autres termes, c’est croire en l’existence d’un Dieu dirigiste qui s’emparerait exclusivement du destin du monde.
Pour sourire de ce qui sévit sur Internet, je vous recommande la lecture des trois billets de Samuel Laurent sur le sujet.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 mai 2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
11 septembre 2001, un complot, avez-vous dit ?
Les théories du complot décortiquées sur Internet.
Ben Laden, DSK, même complot ?
Complèment et précisions au 28 mais 2011 :
"Deus ex machina" ; la définition du Petit Larousse dit : "Personne ou événement venant opportunément dénouer une situation dramatique sans issue".
L'affaire DSK (pour éventuellement éliminer un concurrent), les attentats du 11 septembre 2001 (supposés être un prétexte à la guerre en Afghanistan et en Irak), l'intervention de l'OTAN en Libye pour aider les révolutionnaires etc. sont autant de discontinuités historiques multiples. On peut donc y voir la main d'un grand metteur en scène qui contrôlerait tout. Pour autant, ces événements n'ont pas un sens unique, un dessein global. Ni conséquence unique ni cause unique.
Explication "non-complotiste" : ces événements sont plus le reflet du chaos de ce monde qui est "trop libre" et trop multiple pour permettre un grand complot mondial (Internet permettrait aujourd'hui au moindre complice de le "trahir", volontairement ou pas). Les révélations de Wikileaks vont justement à l'encontre des théories du complot. Les hommes sont faillibles, plus il y en a impliqués dans un éventuel complot, plus il y aurait d'aveux, de trahisons, de regrets, de coming out etc.
Le principe du complot est un moyen simple d'expliquer le monde. En amalgamant tous les événements, en les mélangeant, on cherche à proposer des liens de corrélation. Pourtant, rien, aucun fait, ne peut prouver l'existence d'un complot mondial (je ne parle pas des petits "complots" qui peuvent se faire jour parfois, je parle bien de la traduction intellectuelle d'une analyse approfondie de l'évolution du monde). C'est le principe du complotisme : ni prouvable ni réfutable. Donc, hors du domaine du raisonnement, hors du champ de la raison.
Ne pas croire au complot à chaque événement, ce n'est pas croire à un monde de bisounours ; bien au contraire, c'est croire à un monde beaucoup plus complexe que celui où un simple groupuscule (une "oligarchie") serait capable de tout manipuler. C'est au contraire croire à un monde imprévisible, difficile à appréhender, inquiétant (parfois exaltant), alors que le conspirationnisme apporte une solution intellectuelle de facilité pour se rassurer de la difficulté des situations.
(Illustrations : 1° affiche du film "L’île au Complot" de 1949 ; 2° tableau de Salvador Dali "Enfant géopolitique observant la naissance").
http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/complot-vs-chaos-vers-une-nouvelle-94733
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