Dans le premier article, j’énumérais les points contestables et les points intéressants observés dans l’émission "Le Jeu de la mort" diffusée sur France 2 le 17 mars 2010. Je poursuis l’analyse de l’émission en souhaitant l’ouvrir sur d’autres sujets que la télévision.
4. Quelques réflexions sur l’émission
4.1. Le plus inquiétant n’est pas ces 81% de questionneurs qui vont jusqu’au bout, c’est-à-dire, jusqu’à croire infliger une décharge de 460 V à leur victime. Le plus inquiétant, selon moi, c’est que 100% des questionneurs ont accepté le principe d’une punition par décharge électrique. Et en signant par écrit un contrat !
Ce principe est présenté dans le bureau du producteur, juste avant la séance de maquillage et la participation au jeu télévisé. Donc, au dernier moment et après le tirage au sort pour désigner l’élève et le professeur. Dans l’entretien, il est question d’une "punition" en cas de réponse fausse, et c’est la fausse victime (et vrai acteur) qui demande candidement la nature de la punition, et lorsque le producteur parle de décharge électrique, la réaction (unanime apparemment) est le rire avec ce genre de réaction "moi, j’ai le beau rôle", "ce n’est pas moi qui me fais électrifier" (en fait, non, ce sont eux qui auront le mauvais rôle, psychologiquement).
Ce rire unanime (qui engendre l’accord formel du principe de sa participation à l’émission) me fait penser aux picotements qu’on ressent lorsque l’on met sa langue sur les deux languettes d’une pile de 4,5 V. Un chatouillement rigolo. Pas du tout l’image du panneau de danger mortel visible sur les quais de la SNCF.
D’après ce que j’ai compris, de tous ceux sélectionnés en final (90 dont 10 en cas de remplacement), aucun n’a refusé de signer.
Quant au public, quand on le briefe, le chauffeur de salle parle de "gage" pour la victime, et demande à ce que soit scandé le mot "châtiment !".
Le fait même de toucher une manette pour envoyer la décharge électrique me paraît aberrant, même avec 20 V. C’est le même geste que d’appuyer sur la détente d’un revolver.
Est-ce que l’électricité est encore un phénomène considéré comme "magique" ? Un peu à l’instar de ces personnes qui, au début du XXe siècle, une fois les réseaux électriques installés, ne voulaient pas laisser nues les prises électriques de peur que les électrons …ne fuissent, comme dans un réseau d’eau courante. Pourtant, l’électricité est avant tout un phénomène énergétique, et comme toute énergie, c’est mortel. Exactement comme l’énergie mécanique d’une automobile, pas forcément prise en considération par les chauffards.
L’électricité est invisible. La raison sait mais les sens ne voient rien. Est-ce que, si, au lieu de décharges électriques, on leur aurait proposé de "punir" par des claques de plus en plus violentes, les questionneurs auraient accepté de mettre la première gifle ? Pas sûr car la violence serait plus visible.
4.2. Les explications psychologiques sur le comportement des questionneurs pouvaient être convaincantes. Ainsi, le rire serait un moyen d’évacuer le stress, ce qui rendrait plus obéissant car la situation deviendrait plus supportable ; l’autisme (le refus d’écouter les plaintes de la victime) également, pour finir le plus vite possible. On pourrait presque croire que, pour ne pas faire souffrir, il faudrait torturer vite.
L’une des causes qui peut venir à l’esprit, c’est l’incrédulité des questionneurs "obéissants". Après le jeu, 15% ont expliqué qu’ils n’avaient jamais cru qu’il y avait une réelle décharge électrique. Ils se disaient qu’un jeu télévisé ne pouvait pas aller jusqu’à la mort, que c’était "blindé" donc sous contrôle.
L’un des questionneurs a expliqué ainsi : « La télévision ne peut pas moralement amener les gens à mourir sur scène. Donc, je n’avais aucun risque à faire ça, aucun. ».
Pourtant, parmi ceux-là, certains avaient tenté de tricher, en accentuant par exemple le ton des réponses justes pour aider la victime. Or, la tricherie signifie à l’évidence que le questionneur croyait à la décharge électrique, et par empathie, cherchait à éviter tant que possible l’infortune de la victime.
Donc, cette posture a posteriori d’incrédulité peut être évidemment sincère, mais aussi un bon moyen de vivre avec sa conscience.
Milgram avait évalué à 6% ce taux d’incrédulité et les avait gardés dans le nombre des obéissants. Pourquoi ? Parce que cette incrédulité qui pousse à se dire que c’est un jeu inoffensif et on va voir jusqu’au bout ce qu’il se passe, c’est une excellente technique d’obéissance car dans ce cas, il élimine toute raison de stress. Or, cette incrédulité est parfaitement sans fondement. Elle n’est qu’intuition.
L’exemple qui me vient à l’esprit est l’obligation des Juifs de coudre une étoile jaune sur les vêtements. D’un point de vue matériel, coudre un motif sur un tissu ne présente rien d’insurmontable. Pourquoi l’avoir fait contre ses valeurs profondes ? Par légalisme et peur de la répression ? Sûrement. Mais aussi par incrédulité : "on n’aime pas les Juifs, c’est vrai, mais on ne va pas non plus tous les massacrer". La "Solution finale" était impensable. Il a fallu la libération des camps d’extermination pour le croire. Et même après guerre, certains déportés ont préféré se taire tellement l’horreur qu’ils ont vécue était incroyable.
4.3. Chez les soi-disant non obéissants (c’est-à-dire capables d’infliger quand même 320 V mais pas 460 V !), aucun point commun n’a été déterminé (ni catégorie socioprofessionnelle, ni âge ni etc.) mais un "expert" dit qu’il y a plus de chance d’être capable de dire non quand on a déjà eu l’expérience de dire non, de se rebeller. Rien n’est convaincant dans ce raisonnement. Car paradoxalement, la personne qui veut s’impliquer le plus socialement peut aussi chercher à faire le mieux possible sa prestation télévisée. Un des questionneurs, après avoir "injecté" 460 V, a demandé à la fin de l’émission : "Ai-je été bon ?".
4.4. En temps de guerre, la capacité d’obéissance militaire est essentielle. Les désertions réprimées pendant la Première guerre mondiale ont fait beaucoup de mal dans l’efficacité des troupes françaises.
Pourtant, dans un autre contexte, c’est la désobéissance qui a été salutaire. La désertion était un acte de résistance en juin 1940 lorsque les troupes allemandes occupaient la France.
Faut-il donc parler de soumission à l’autorité sans y associer les valeurs morales qui fondent ce "désir" de se rebeller ? Déconsidérer la soumission à l’autorité n’est pas forcément judicieux dans une société où l’autorité des institutions (école, police, justice, politique) a déjà du mal à se faire respecter.
4.5. Je n’ai pas non plus entendu un aspect important : l’actif et le passif.
Il est plus facile de faire le bien ou le mal par défaut que par action. Dans l’émission, rester passif, c’était continuer le déroulement du jeu et donc poursuivre la torture.
Mais sous l’Occupation, on pouvait aussi refuser simplement par passivité de collaborer. On n’en était pas pour autant un héros par rapport à soi, même si, finalement, quelques valeurs essentielles auront été sauvées grâce à cette passivité. A contrario, être passif, c’était aussi refuser de cacher un Juif recherché par la police. Les valeurs s’inversaient alors que la personne, en fait, ne souhaitait pas être impliquée, ne souhaitait pas être mêlée, était simplement, lâchement, "sans opinion".
4.6. La différence entre théorie et pratique est importante.
Dans le jeu télévisé, plus les plaintes de la victime sont audibles (son silence à la fin est lui aussi inquiétant : est-elle morte ?), plus l’acte de torture se concrétise dans l’esprit du questionneur et plus la conscience devient confuse.
Cet aperçu de la réalité est un élément crucial de prise de conscience : Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin, était maurassien et antisémite, mais refusant l’effondrement de la France, il alla à Londres et devint à 19 ans résistant. En voyant par la suite des Juifs arborer sur leurs vêtements l’étoile jaune, il a soudain compris toute l’horreur de l’antisémitisme : le passage au concret est toujours un acte douloureux (lire son livre "Alias Caracalla : mémoires 1940-1943", éd. Gallimard 2009, Prix Renaudot).
La confrontation pratique de son accord théorique à une thèse, un procédé (ici envoyer des décharges, à l’origine rigolotes, cf §4.1) devient en effet douloureux. Mais le déclic n’arrive pas à tous, ni avec la même rapidité.
Application concrète à certaines idéologies. L’antisémitisme et le nazisme ont abouti à Auschwitz. Le communisme a abouti au goulag.
4.7. Les pressions sur le questionneur sont nombreuses. Il y a d’abord le premier degré. C’est-à-dire, la réflexion limitée, peu approfondie : "c’est moi qui ai le bon rôle, merci tirage au sort !". Le questionneur n’a pas eu le temps de réfléchir : la précipitation envoie la personne dans l’action et elle ne se rend pas compte de tout ce que cela va signifier. C’est d’ailleurs connu qu’en imposant l’urgence, on obtient plus facilement l’adhésion d’une personne.
L’isolement est considéré aussi comme un facteur aggravant de non contestation de l’autorité. En milieu professionnel, les collègues permettent de prendre du recul.
Les autres pressions sont externes : l’animatrice a dû faire parfois cinq injonctions glaciales pour poursuivre le jeu.
4.8. Régulièrement, pour "rassurer" le questionneur, l’animatrice dit : "Nous assumons toutes les conséquences". Or, cette déresponsabilisation est bien naïve : en effet, si le questionneur tuait réellement la victime avec ses décharges électriques, la justice pénale le rendrait coresponsable de cette mort. Un producteur de télévision n’a pas la compétence requise pour refaire le Code pénal !
4.9. L’arroseur arrosé : l’animateur du débat qui a suivi la diffusion du documentaire, Christophe Hondelatte, se voit remettre en cause par Alexandre Lacroix lorsqu’il cherche à faire parler un des questionneurs sur sa vie privée. Ce dernier avait accepté au départ d’en parler, puis s’est rétracté. Hondelatte insiste alors lourdement dans le but d’aller dans le sens de la démonstration du documentaire. La version d’Alexandre Lacroix est différente de celle de David Abiker et de Jean-Marc Morandini, également invités au débat.
C’est l’arroseur arrosé. L’autorité télévisuelle de Hondelatte qui impose au questionneur de parler de sa vie intime. L’incident aura causé la colère de l’animateur et la coupure de cette partie du débat. Bilan : il vaut mieux ne débattre qu’en direct pour éviter ce genre de désagrément.
4.10. J’aurais aussi tendance à faire un parallèle avec l’obéissance due à leur hiérarchie par les fonctionnaires chargés, par exemple, de délivrer les pièces d’identité infalsifiables. Les nombreux bugs administratifs (réclamation assez scandaleuse de preuves de la nationalité française sur quatre ou cinq générations) sont le fait d’abord d’une loi et d’un décret d’application et certaines personnes chargées de l’appliquer au quotidien ont voulu les appliquer très strictement et sans avoir à penser réellement à leur interlocuteur en face. Paradoxalement, cela fait plusieurs années que le Ministre de l’Intérieur s’est aperçu de ce bug et ne parvient cependant pas à se faire obéir pour assouplir la procédure (il a dû signer déjà trois ou quatre circulaires pour cela).
4.11. L’émission "Le Jeu de la mort" s’est servi de l’expérience de Milgram non pas pour pointer du doigt la soumission à l’autorité (chose déjà connue) mais pour dénoncer les émissions de téléréalité des chaînes concurrentes et finalement accuser la "télévision" dans sa globalité, alors que l’expérience montre aussi qu’en l’absence de l’animatrice, bien qu’en situation télévisuelle, les questionneurs renoncent aux décharges (cf §3.3 dans l’article précédent).
La télévision n’a donc aucun rôle particulier d’autorité sinon qu’un moyen technique et c’est uniquement l’animatrice (sur qui sont portés crédit, admiration pour certains et autorité) qui est la cause de la soumission.
Or, comme critique des jeux de plus en plus pervers concoctés à la télévision (avec un pot-pourri international en début de documentaire), j’aurais plutôt vu ce thème dans un débat sur le livre "Les Jeux de l’esprit" de Pierre Boulle qui imaginait, dès 1971, un monde tellement ennuyeux qu’on en serait venu à un véritable jeu de la mort. Ou encore sur les films "Le Prix du danger" d’Yves Boisset (1983) et "Running man" de Paul Michael Glaser (1987) adaptés des livres au même titre respectivement de Robert Sheckley (1958) et de Richard Bachman alias Stéphane King (1982), le second film ayant d’ailleurs été reconnu comme un plagiat du premier.
5. Ce qui a manqué
5.1. Ce qui a manqué, c’est une réflexion qui quitte le chat qui se mord la queue d’une télévision parlant de la télévision, et qui prend un peu plus de recul, ou de hauteur.
Car ce qui serait intéressant à approfondir, c’est d’abord la nature de l’autorité en qui on a confiance. Et il est clair que cette autorité est très différente en fonction des domaines. Pourquoi reconnaît-on telle autorité ?
Ainsi, il me paraît naturel de plus faire confiance aux médecins qu’à un humoriste provocateur pour avoir une opinion sur le vaccin contre la grippe A par exemple. Dans le premier cas, je sais que les compétences scientifiques sont corrélées par toute une communauté qui est sans complaisance (la compétition y est dure). Dans le second cas, un chroniqueur saltimbanque qui s’amuse sur la crédulité de gens qui s’imaginent incrédules et qui n’a qu’un double but de divertissement et d’autopromotion.
5.2. Comme je l’évoquais à propos de la nature de la "punition" infligée, la nature de la consigne est un élément clef d’obéissance. Infliger un acte de torture aurait pu engendrer plus de rébellion, c’est vrai. Mais il aurait été plus intéressant d’imaginer des consignes plus douces pour la conscience. Et dans ce cas, y aurait-il eu encore moins de résistance ?
J’ai à l’esprit la répartition des tâches dans la "Solution finale". Après tout, le cheminot qui a véhiculé les déportés pourrait se dire qu’il n’a fait que son métier. Il est en situation normale. C’est plus facile pour sa conscience. Au même titre qu’un préfet de police qui ne fait qu’écrire des noms sur une feuille. Rien à voir avec l’ouverture d’une boîte de zyklon dans la chambre à gaz. Et pourtant, ces premiers maillons étaient aussi essentiels et aussi meurtriers que le gaz.
5.3. Le langage "psy" parle d’un "état agentique" pour qualifier l’état dans lequel les "obéissants" font leur sale boulot pourtant contraire à leurs valeurs. C’est en quelque sorte l’individu qui se trouve dans un état second rejoignant un stade de football dans une ambiance collective. C’est aussi cette absence de recul, d’esprit critique, lorsque l’on reçoit des hoax et qu’on les retransfère en y apportant sa caution personnelle sans prendre la peine de vérifier la véracité du message (voir à ce sujet un hoax très politique).
5.4. La réflexion d’une expérience proche de celle de Milgram n’aurait donc pas dû porter sur le pouvoir de la télévision. Elle n’en a que peu finalement. Si une animatrice a tant d’autorité, c’est aussi qu’elle peut être impressionnante (celle qui a joué ce rôle, Tanya Young, 31 ans à l’époque de l’enregistrement, est une animatrice célèbre et très belle, cette beauté aussi fait partie de ces éléments qui placent le questionneur dans une situation émotionnelle particulière).
Il aurait été drôlement plus intéressant d’embrayer plutôt sur de vraies soumissions à autorité dans le domaine des sectes par exemple. Comment a-t-il été possible le massacre de 16 membres de l’Ordre du Temple solaire dans le Vercors le 23 décembre 1995 ? La thèse du suicide a certes été abandonnée.
Secte, mais aussi inceste : quelle est la motivation de l’épouse silencieuse d’un homme qui viole leurs enfants ? L’épouse est-elle, elle aussi, soumise à une autorité conjugale qu’elle reconnaît au-dessus de ses propres valeurs ? Souvent, la mère d’un tel homme est, elle aussi, prête à le défendre. Pourquoi ?
5.5. Autre perspective de voir le niveau d’insoumission à l’autorité, c’est d’analyser les résultats électoraux. Le 14 mars 2010, il n’y a eu que 25,9% des inscrits qui se sont déplacés pour voter pour l’une des deux listes représentant un parti gouvernemental : le PS ou l’UMP. Ce qui signifie que 74% (trois quarts !) des Français sont en défiance vis-à-vis du pouvoir politique en général, qu’il soit dans la majorité ou dans l’opposition.
Conclusion provisoire…
Le passage le plus importante du documentaire est sans aucun doute celui-ci :
« Ce qui explique le niveau de soumission des questionneurs, c’est le respect d’une autorité en qui ils avaient confiance et qui a sciemment décidé d’abuser de son pouvoir. La plupart n’étaient pas armés pour résister à cet abus. Notre expérience pose donc clairement la question du pouvoir de la télévision. »
Si effectivement, les deux premières phrases sont exactes, la dernière est fausse, la logique inexistante ("donc") et n’a pour but que de ramener le téléspectateur dans un débat stérile sur la télévision alors que l’expérience était bien plus intéressante à propos d’autres formes d’autorités.
Au fond, la question essentielle aujourd’hui, avec les méthodes génétiques et informatiques (voir les films "Bienvenue à Gattaca"et "Minority report"), est celle-ci : un gouvernement élu démocratiquement pourrait-il aujourd’hui abuser de son autorité pour se mettre au service d’une idéologie nauséabonde ?
Je n’ai pas la réponse, mais c’est clair que le documentaire "Le Jeu de la mort" n’en apporte aucune non plus, et pourtant, c’est bien l’enjeu d’une étude de la soumission à l’autorité.
Pour aller plus loin :