« [Les] principes de laïcité (…) sont actuels car notre pays est confronté à la montée des communautarismes et au danger que représente la politisation abusive du phénomène religieux par des ambitieux sans scrupule qui cherchent à exploiter des croyances populaires. Notre pacte républicain ne pouvait pas être exposé plus longtemps à des tentatives sournoises de déstabilisation et de remise en cause. Sous l’effet, parfois, d’un relativisme de bon aloi ou d’une bienveillance bien trop grande, nous risquions insidieusement de laisser ébranler les principes mêmes sur lesquels notre République est fondée. » (Christian Poncelet, le 4 février 2005).
Il y a maintenant exactement cent dix ans, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État fut promulguée par le Président de la République française Émile Loubet. Cette loi est l’un des socles "suprêmes" de notre vivre ensemble et n’a pour l’instant jamais été remis en cause même si certains ont voulu la modifier.
Économie de mots
Son article 1er indique très sobrement : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. ».
À l’époque Président de l’Assemblée Nationale lors du centenaire de la séparation des Églises et de l’État, Jean-Louis Debré avait ainsi admiré la rédaction très synthétique de ce très court premier article : « Avec une remarquable économie de mots, le législateur de 1905 définit ainsi la laïcité à la française, sans même avoir besoin de la nommer, le terme de "laïcité" n’est presque jamais employé dans les débats de l’époque et ne figue pas dans la loi elle-même. (…) [Cette loi] constitue la clef de voûte de notre modèle de laïcité. À ce titre, elle constitue un élément fondamental d’un modèle social français à la fois singulier et exemplaire (…). Elle représente aujourd’hui un point d’équilibre et vouloir la remettre en cause serait irresponsable. » (2005).
Ce point d’équilibre, c’est de faire la distinction entre le temporel et le spirituel, comme l’avait rappelé Jésus-Christ lui-même aux pharisiens lorsqu’ils lui parlaient d’impôts, cité par les trois évangélistes saint Marc, saint Matthieu et saint Luc : « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu ! ».
Le conflit entre les républicains anticléricaux et l’Église catholique
À l’origine, cette fameuse loi était censée conclure une "guerre scolaire" entre le gouvernement d’Émile Combes, ancien séminariste devenu parmi les militants les plus anticléricaux, et l’Église catholique française voire le pape Pie X lui-même qui s’est soldée par une rupture des relations entre la France et le Vatican le 30 juillet 1904.
Émile Combes avait décidé d’appliquer de la manière la plus brutale la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association mise en place par le gouvernement de Pierre Waldeck-Rousseau en interdisant systématiquement l’enseignement scolaire des congrégations religieuses (Waldeck-Rousseau dénonça cette application qui dénaturait sa loi, initialement de contrôle et transformée en loi d’exclusion). Émile Combes lui-même refusait toutefois une séparation claire de l’Église et de l’État car il voulait que le gouvernement français conservât le contrôle des nominations des prêtres et des évêques que lui avait accordé le Concordat signé le 15 juillet 1801 par le Premier Consul Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII.
Un texte d’apaisement selon Aristide Briand
L’initiative de ce texte provient d’un "jeune" député, Aristide Briand. "Jeune" ou plutôt récent, car il avait déjà plus de 40 ans mais c’était au début de son premier mandat, élu pour la première fois le 27 avril 1902 avec la victoire des radicaux. Anticlérical, Aristide Briand avait deux atouts pour jouer un rôle majeur dans la définition de relations durables entre l’Église et l’État : son pragmatisme et ses qualités de négociateur. Loin de vouloir creuser le fossé entre les deux parties (au contraire d’Émile Combes), il voulait trouver un modus vivendi qui puisse satisfaire tout le monde. En juin 1903, Aristide Briand s’est fait élire rapporteur d’une commission spéciale sur le sujet (présidée par Ferdinand Buisson) et a déposé le 4 mars 1905 son rapport qui a servi de base au texte de la loi (on peut télécharger ce rapport ici).
Heureusement pour lui, Émile Combes fut renversé pour une affaire secondaire liée à cette bataille religieuse, et son successeur Maurice Rouvier s’était montré beaucoup plus ouvert aux idées d’Aristide Briand tandis que Georges Clemenceau était déjà l’un de ses contradicteurs les plus redoutables puisque ce dernier voulait, comme Combes, la victoire des "républicains" sur les "catholiques". Jean Jaurès aussi a pris une part active dans la discussion générale de la loi à la Chambre des députés.
Au cours de la discussion, Aristide Briand expliqua aux députés catholiques, pour les rassurer sur la propriété des biens cultuels : « Nous n’avons jamais eu la pensée d’arracher à l’Église catholique son patrimoine pour l’offrir en prime au schisme ; ce serait là un acte de déloyauté qui reste très loin de notre pensée. » (20 avril 1905).
Dans les faits, la querelle des inventaires (consécutive au décret du 29 décembre 1905 et à la circulaire du 2 février 1906 détaillant ceci : « Les agents chargés de l’inventaire demanderont l’ouverture des tabernacles. ») a été rude et traumatisante, engendrant des manifestations et des violences en février et mars 1906, entraînant la mort d’un homme le 24 mars 1906 et la chute du gouvernement de Maurice Rouvier le 7 mars 1906. Cela a incité le nouveau Ministre de l’Intérieur (depuis le 14 mars 1906), pourtant anticlérical réputé, Georges Clemenceau, à jouer l’apaisement et à abandonner l’idée de finir les inventaires si ceux-ci devaient se faire avec violence (circulaire du 16 mars 1906) : « Nous trouvons que la question de savoir si l’on comptera ou pas des chandeliers dans une église ne vaut pas une vie humaine. » (20 mars 1906).
Un excellent téléfilm a été réalisé par François Hanss et diffusé le 2 décembre 2005 sur France 3 qui rend compte des débats parlementaires sur ce sujet (avec notamment les acteurs Claude Rich, Michael Lonsdale, Jean-Claude Drouot et Pierre Arditi).
Finalement, la loi fut adoptée par 341 députés contre 233 le 3 juillet 1905 et par 181 sénateurs contre 102 le 6 décembre 1905. Promulguée le 9 décembre 1905, elle était applicable à partir du 1er janvier 1906 avec une période transitoire de quatre années. Concrètement, ce fut Aristide Briand qui fut chargé de son application, comme Ministre des Cultes sans discontinuer du 14 mars 1906 au 27 février 1911 dans les gouvernements de Ferdinand Sarrien, de Georges Clemenceau et les siens.
Les relations entre l’Église catholique (les papes Benoît XV et Pie XI furent plus conciliants) et l’État français ont été renouées en 1923 lorsque le Conseil d’État conclut dans son avis du 13 décembre 1923 la conformité aux dispositions de la loi du 9 décembre 1905 de la création d’associations diocésaines pour gérer le culte catholique, au lieu d’associations communales qui ne permettaient pas d’organiser la hiérarchie catholique. Le principe de ces associations diocésaines fut ensuite approuvé par l’encyclique "Maximam Gravissimamque" de Pie XI le 18 janvier 1924.
L’exception de l’Alsace-Moselle
Parmi les ultras de l’anticléricalisme, et régulièrement depuis la victoire du Cartel des gauches le 11 mai 1924 (la proposition de loi n°1751 déposée le 29 janvier 2014 par le député communiste Jean-Jacques Candelier le proposait encore l’année dernière), il est souvent question de revenir sur la particularité de l’Alsace-Moselle, territoire qui était alors allemand lors de l’adoption de la loi du 9 décembre 1905. Pourtant, cette question ne devrait plus être à l’ordre du jour.
Lorsque ce territoire est redevenu français, reprenant la promesse du général Joseph Joffre le 7 août 1914 et du Président Raymond Poincaré en février 1915, les élus de l’Alsace-Moselle voulurent conserver le droit français qu’il y avait eu au moment de l’annexion à l’Empire allemand, le 10 mai 1871 (Traité de Francfort), à savoir la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) traduisant dans le droit français le Concordat du 15 juillet 1801, sans quoi, ces élus auraient voulu imposer un référendum sur leur appartenance à la République française (loi du 17 octobre 1919 relative au régime transitoire de l’Alsace et de la Lorraine et lois du 1er juin 1924 mettant en vigueur la législation civile française dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle).
L’avis du Conseil d’État du 24 janvier 1925 a confirmé la validité du Concordat en Alsace-Moselle et le Conseil Constitutionnel, saisi le 19 décembre 2012 par le Conseil d’État d’une question prioritaire de constitutionnalité posée par une association, a confirmé le 21 février 2013 la conformité à la Constitution de cette spécificité territoriale (décision n°2012-297 QPC).
Le législateur contemporain face à la laïcité
Depuis une vingtaine d’années, le sujet de la laïcité revient régulièrement dans l’actualité. La commission présidée par Bernard Stasi avait remis le 11 décembre 2003 au Président Jacques Chirac un rapport qui a fait date (on peut le lire ici) et depuis douze ans, deux lois ont été adoptées par le Parlement, la loi n°2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics et la loi n°2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public.
Certains pensent qu’il faudrait une nouvelle loi ou modifier la loi du 9 décembre 1905, notamment pour redéfinir les relations entre la République et l’islam. L’argument majeur est qu’il est nécessaire d’organiser l’islam de France (après la première tentative de Nicolas Sarkozy) pour éviter la radicalisation venant de l’extérieur. Ce qui était valable pour les catholiques le reste pourtant pour les musulmans, comme pour toutes les autres religions. Le risque de rouvrir le débat surla laïcité, c’est d’ouvrir la boîte de Pandore et de provoquer des polémiques qui iraient enliser encore plus la société française, à la cohésion sociale déjà très fragilisée par la crise économique.
La fermeture des mosquées
Parce que cette loi est bien faite, elle permet déjà à l’État de réagir en cas de perversion manifeste du culte par sa transformation en lutte politique. Depuis les attentats du 13 novembre 2015, le gouvernement a déjà fermé trois mosquées où étaient prêchées la haine et l’incitation à la violence : celle de Gennevilliers le 25 novembre 2015, celle d’Arbresle le 26 novembre 2015 et celle de Lagny-sur-Marne le 2 décembre 2015. Quatre salles de prières clandestines ont été par ailleurs fermées à Nice.
À Gennevilliers, le président du Conseil des démocrates musulmans de France a expliqué : « Il y a des imams qui ne sont pas clairs et qui n’ont pas le niveau dans cette mosquée. ». À Arbresle, près de Lyon, de nombreux salafistes fréquentaient la mosquée et étaient « en relation avec des individus pouvant se trouver en Syrie » selon la préfecture du Rhône. À Lagny-sur-Marne, une arme a été saisie et le président fondateur de la mosquée est un islamiste radicalisé « connu pour ses prêches antisémites et pro-djihad » et vit maintenant en Égypte.
Devenue la cheville ouvrière de l’état d’urgence, Bernard Cazeneuve paradait le 2 décembre 2015 : « La décision de fermeture d’une mosquée pour motif de radicalisation n’avait jamais été prise par un gouvernement. (…) L’état d’urgence s’impose toujours. C’est le terrorisme qui menace les libertés , pas l’état d’urgence. ».
L’article 35 de la loi du 9 décembre 1905 explique effectivement : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. ».
La laïcité, vecteur du creuset républicain
La loi du 9 décembre 1905 est l’une des spécificités françaises. Même si elle fut combattue par le Vatican lors de son adoption, elle est maintenant défendue par l’ensemble de l’Église catholique. Elle a mis un point final à une guerre des religions qui s’était rallumée avec la révocation de l’Édit de Nantes le 17 octobre 1685.
Alors Président du Sénat lors du centenaire de la loi, Christian Poncelet avait énuméré les trois conditions pour la laïcité, dans un message pour introduire un colloque sur la question le 4 février 2005 au Sénat : « On est frappé de la belle simplicité des principes qui fondent cette laïcité et qui se résument (…) dans cette trinité : la liberté de conscience, puisque l’État ne persécute aucune culte ; l’égalité en droit de ces cultes, qui oblige à les traiter tous de manière identique ; la neutralité enfin, du pouvoir politique, qui s’abstient de toute ingérence dans les affaires spirituelles, comme il entend que les Églises s’abstiennent de revendiquer le pouvoir temporel, notamment dans les choses de l’éducation. ».
L’État assure ainsi à chaque citoyen la possibilité de pratiquer sa religion ou de n’en pratiquer aucune. Elle n’a donc pas à imposer l’interdiction d’événements qui sont a priori plus culturels et traditionnels que cultuels (comme l’installation d’une crèche dans les mairies ou le maintien dans le code du travail de jours fériés qui sont calqués sur le calendrier catholique). En faisant référence à la loi du 9 décembre 1905 dans sa décision n°2012-297 QPC du 21 février 2013, le Conseil Constitutionnel l’a intégrée dans le "bloc de constitutionnalité" amorcé le 16 juillet 1971 grâce à Alain Poher.
Rappelant qu’en voulant donner des droits aux Juifs en tant qu’individus, Louis XVI manifestait déjà « la permanence d’une conception proprement française qui affirme le primat de l’individu sur la communauté, de l’appartenance à la communauté de la Nation sur l’appartenance à une communauté particulière », Christian Poncelet a expliqué aussi pourquoi la laïcité est meilleure que le communautarisme : « Et si j’ai dit que je pouvais concevoir, avec le plus grand respect pour les autres nations, que d’autres modèles étaient possibles, vous me pardonnerez d’avoir la faiblesse et la fierté d’exprimer la conviction qu’il y a quelque chose de plus beau, de plus grand, de plus humain dans l’idée de considérer chaque citoyen comme une singularité irremplaçable, sans regarder son appartenance éventuelle à une religion, un groupe ou une ethnie. » (4 février 2005).
C’est cette conception de la République qui, aujourd’hui, mérite absolument d’être sauvegardée.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (9 décembre 2015)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Le rapport d’Aristide Briand du 4 mars 1905 (à télécharger).
Les 110 ans de la loi du 9 décembre 1905.
La révocation de l’Édit de Nantes.
Le voile est-il soluble dans la République française ?
Les valeurs chrétiennes de la République française.
Bernard Stasi et la laïcité.
République et burqa.
Nicolas Sarkozy et la laïcité.
François Hollande et la laïcité.
Texte intégral de la loi du 9 décembre 1905.
L’apéro saucisson.
Mariage annulé pour non virginité (1er avril 2008).
Nationalité française refusée pour pratique religieuse radicale (27 juin 2008).
Communautarismes et nouvelle citoyenneté.
http://rakotoarison.over-blog.com/article-sr-20151209-laicite.html
http://www.agoravox.fr/actualites/religions/article/les-110-ans-de-la-laicite-a-la-175205
http://rakotoarison.canalblog.com/archives/2015/12/09/33039914.html
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